Une sorte de révélation me vint à l’hôpital. J’étais malade à New York. Je me demandais où j’avais déjà vu des demoiselles marchant comme mes infirmières. J’avais le temps d’y réfléchir.
Le bénéficiaire de cette épiphanie, celui qui médite ainsi sur son lit d’hôpital au sujet de la démarche des infirmières, n’est autre que Marcel Mauss, l’un des pères de la sociologie et de l’anthropologie françaises. Il poursuit :
Je trouvai enfin que c’était au cinéma. Revenu en France, je remarquai, surtout à Paris, la fréquence de cette démarche ; les jeunes filles étaient françaises et elles marchaient aussi de cette façon. En fait, les modes de marche américaine, grâce au cinéma, commençaient à arriver chez nous.1
Ce témoignage de la diffusion d’une façon de se tenir et de se déplacer, favorisée par la massification de la culture à l’échelle transatlantique, démontre que les gestes ont une histoire et qu’ils sont révélateurs de changements profonds.
Pourtant, si « le bon historien ressemble à l’ogre de la légende », comme l’écrit Marc Bloch et que « là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier2 », force est de constater qu’il a longtemps manqué de nez. « Le geste est resté un objet vaguement énigmatique, à la fois connu et ignoré des historiens3 » et laissé à d’autres disciplines, comme la sociologie. Aujourd’hui encore, abordé par tous, mais peu étudié en soi, cet objet « conserve une large part de mystère pour le monde savant en général et les historiens en particulier4 ». C’est cette part de mystère dont nous souhaitons rendre compte ici, à défaut de la dissiper entièrement.
Énigmatique, le geste l’est sans doute en raison du fait qu’il constitue, pour l’historiographie française, un objet relativement récent. S’il suscite un intérêt croissant de la part des chercheurs, le chantier est encore largement en cours. À cela s’ajoutent les différentes acceptions du mot geste ; cette richesse sémantique ne facilite pas l’élaboration d’une définition commune. Éphémère par définition, il peut en outre poser de redoutables problèmes aux historiens qui s’attachent à le saisir et à en proposer une interprétation, ce qui les conduit, plus encore qu’avec d’autres objets, à croiser les sources. Ceci posé, nous entreprendrons de dégager quatre aspects du travail des historiens français qui s’intéressent au geste.
1. Un objet récent
Si l’on doit retenir une date pour marquer l’émergence du geste, en tant que tel, dans l’historiographie française, c’est sans doute 1990. C’est en effet de cette année-là que date la publication de La raison des gestes dans l’Occident médiéval, l’étude pionnière du médiéviste Jean-Claude Schmitt5. Il s’agit de l’aboutissement d’un travail issu d’une enquête du Centre de recherche historique et d’un séminaire collectif de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), animé notamment par Jacques Le Goff et Michel Pastoureau, au milieu des années 1970, et centré sur la pratique religieuse et sa représentation6. Ce travail avait donné lieu à la publication d’un numéro spécial de la revue History and Anthropology, dirigé par Jean-Claude Schmitt en 19847.
Jean-Claude Schmitt identifie trois influences principales, en sus de son propre questionnement sur les images médiévales8. Tout d’abord l’anthropologie historique, qui doit tant à Jacques Le Goff. Celui-ci voyait d’ailleurs dans le Moyen Âge une « civilisation du geste » déjà en 19649 et a étudié en particulier les gestes de vassalité (l’hommage). Ce courant historiographique doit beaucoup à la fois à un autre médiéviste, Marc Bloch10, mais aussi à Marcel Mauss. Dans une conférence séminale prononcée dans le cadre du séminaire de la Société de psychologie en mai 1934, publiée en 1936, le neveu d’Émile Durkheim posait en effet les fondements d’une réflexion sur les « techniques du corps », c’est-à-dire « les façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps11 ». Il y étudiait l’emprise du social sur la gestualité. Ce texte programmatique a connu une fécondité exceptionnelle dans le domaine des sciences sociales12.
Une deuxième influence est celle de l’ouvrage de Norbert Elias (1897-1990), La Civilisation des mœurs13, qui parut en Suisse en 1939, dans l’indifférence, et ne fut redécouvert qu’à la fin des années 1960. Rappelons qu’Elias insiste sur le fait que l’intériorisation progressive de règles sociales toujours plus contraignantes caractérise le passage de la contrainte à l’auto-contrainte, qui conduit les individus à évacuer la violence physique des relations sociales et à rechercher un certain raffinement. Un comportement jugé normal à une époque (déféquer en public, se moucher avec les doigts) devient plus tard inconvenant. Cette évolution qui touche les individus sur le plan de leur intimité et leurs émotions (psychogenèse) est liée aux changements qui affectent la configuration des groupes sociaux (sociogenèse). En effet, les couches sociales dominantes à partir de la Renaissance, puis à l’époque de la société de cour ont contribué à des mutations importantes. Le passage de la noblesse guerrière à la noblesse de cour aurait modifié l’économie pulsionnelle en amenant les nobles à maîtriser voire travestir leurs sentiments et émotions afin de maintenir la faveur royale.
Une troisième source d’inspiration est liée à la traduction en français et la réception d’ouvrages de chercheurs nord-américains ayant travaillé sur la communication non verbale, comme l’anthropologue Edward T. Hall et le sociologue Erving Goffman14. Il n’est donc pas fortuit que l’étude qui a la première placé le geste au cœur de son propos soit l’œuvre d’un médiéviste de l’EHESS, ouvert sur l’anthropologie.
Le questionnement historien à propos du geste a ensuite gagné les spécialistes de l’époque moderne. C’est ainsi que Robert Muchembled publiait en 1987 dans la Revue d’Histoire moderne et contemporaine un article intitulé « Pour une histoire des gestes15 », inspiré par ses recherches sur la violence dans l’Artois moderne16. Il n’y cite guère les travaux des médiévistes mais s’appuie sur des travaux d’autres disciplines qui avaient inspiré Jean-Claude Schmitt : le Michel Foucault de Surveiller et punir17, Norbert Elias, Edward T. Hall et Erving Goffman, mais aussi Pierre Bourdieu18. Notons que ces textes novateurs parurent en français dans les années 1973-75, au moment où se mettait en place le séminaire de l’EHESS. C’est donc avec ces historiens nés au milieu des années quarante19 que le geste acquiert une légitimité en tant qu’objet d’histoire. On peut noter par contraste qu’Alain Corbin, né en 1936, avait été dissuadé d’entreprendre une thèse sur cette question20.
Pour les contemporanéistes, l’étude du geste s’inscrit dans une filiation plus indirecte, qui a vu se développer les études portant sur deux grands objets connexes. Le corps tout d’abord, comme enjeu de pouvoir, chantier ouvert par Michel Foucault, en particulier en 1974-1979, autour de la notion de biopouvoir, et en particulier de sa composante « anatomo-politique ». Les travaux d’Alain Corbin et de Georges Vigarello, notamment, ont largement exploré cette question. D’autre part, on trouve la notion de comportement telle qu’elle est étudiée par la science politique et la sociologie. Cependant, cette notion a connu une forte extension, si bien qu’elle « finit par recouvrir de son ombre confuse aussi bien des postures existentielles que des attitudes de masse21 ». Les responsables des séminaires de Paris X voient dans le geste le « concept médian » qui manquait entre corporéité et comportements.
Pour les historiens spécialistes de l’Antiquité, « le volume collectif de Jean-Claude Schmitt22 présente une étape importante dans l’histoire » des recherches sur le geste23. Ils se sont intéressés aux gestes, à la suite des archéologues, car ceux-ci constituent une clef d’interprétation essentielle à l’utilisation de sources iconographiques ou encore des rituels24. Il s’agit alors « de décrypter […] la codification des expressions, opération qui évidemment ne peut se contenter de l’étude de la seule œuvre figurée puisque l’époque, le lieu, le contexte socio-politique et le secteur de production, la destination, la formation culturelle de l’artiste et du destinataire sont à prendre en compte25 ».
Ailleurs qu’en France, l’historiographie a suivi un chemin assez similaire par l’influence exercée par d’autres sciences sociales. D’après Adam Kendon26, le premier colloque consacré au geste est celui de la Semiotic Society of America en octobre 1981 à Nashville, dans le Tennessee. Et son analyse de l’histoire du geste est celle d’un anthropologue, qui insiste sur l’importance des travaux sur la communication non verbale dans l’intérêt porté à cette question, et non celle d’un historien. À l’automne 1989 s’est tenu à Utrecht un colloque consacré à l’histoire des gestes et dont les actes parurent en 1991, rassemblant les contributions d’historiens européens majeurs – comme le Britannique Peter Burke ou le Néerlandais Jan Bremmer, et les pionniers français Jean-Claude Schmitt et Robert Muchembled27. Dans son introduction, Keith Thomas insiste sur le fait que cet objet était jusque-là délaissé par les historiens et il insiste sur l’importance des travaux de Marcel Mauss et Norbert Elias.
On le voit, les historiens français se saisissent de l’objet gestuel à compter des années 1970 en prenant appui sur les travaux d’autres sciences sociales. Cependant, les initiatives apparaissent relativement disjointes les unes par rapport aux autres et il faut attendre les années 2000 pour qu’apparaisse une nouvelle vague de travaux autour de cette notion.
2. La labilité de l’usage historien du mot « geste »
Une difficulté majeure à laquelle on se heurte, quand on veut rendre compte de la façon dont les historiens français envisagent le geste, c’est la grande labilité de l’usage qu’ils font de ce mot. Pour illustrer ce point, prenons deux exemples, d’une part l’ouvrage séminal de Jean-Claude Schmitt, et d’autre part celui, plus récent, du livre intitulé Des gestes en histoire.
Jean-Claude Schmitt se fixe un objectif ambitieux : « La question que je me pose est plus globale : qu’est-ce que faire un geste au Moyen Âge ?28 » À cette fin, il étend au maximum le périmètre de son enquête, puisqu’il convoque toute une série de mots. La signification du mot gestus est variable29 : « le mot gestus peut désigner un geste particulier, mais aussi toute espèce de mouvements et d’attitudes qui concernent le corps tout entier.30 » Ce terme possède une valeur connotative, par rapport à une norme : quand il est évoqué, le geste est objet de pensée et donne lieu à un jugement, en général négatif. Jean-Claude Schmitt évoque d’autres termes connexes. Motus, qui « peut n’être qu’un synonyme de gestus. Il peut aussi désigner la catégorie plus générale du mouvement, dont le geste n’est qu’une espèce particulière parmi d’autres31 ». Il évoque aussi la mobilité, qui a une signification péjorative car « le Moyen Âge a valorisé tout ce qui dans les gestes relève de la posture plus que du mouvement32 ». Il faut y ajouter la notion voisine de gesticulatio qui désigne les gestes perçus comme des débordements, des désordres. Le couple gestus/gesticulatio renvoie au couple ordre/désordre. Il y ajoute un quatrième mot, gesta, qui désigne les « faits et gestes », « moins pensés qu’agis […], moins individuels que collectifs ». Enfin, il évoque signum : qui renvoie aux signes plus ou moins codifiés, de la tête ou de la main, c’est-à-dire les gestes servant à une communication interpersonnelle ou jouant le rôle de symbole d’un rang social, d’un pouvoir. Signe efficace, le signum est censé transformer réellement les hommes et les choses.
Jean-Claude Schmitt aborde donc les gestes dans leur pluralité, plutôt que « le » geste, et les inclut dans un ensemble plus vaste, du fait de l’ampleur de l’acception retenue, si bien que l’étude porte plutôt sur la culture médiévale du corps. Dans Des gestes en histoire, la plupart des auteurs négligent de définir le mot « geste ». Le plan de l’ouvrage est construit en fonction des séminaires qui lui ont donné naissance. Sont abordés successivement le geste médical, « les gestes et la brutalité » et enfin « le geste politique ».
Christelle Rabier donne quant à elle une définition étroitement liée au périmètre de son travail de thèse, du seul « geste médical » :
Le sens que je donne à « geste médical » est restreint de quatre manières : d’abord il s’agit d’un geste caractérisé par une action opératoire, avec incision des chairs ou au moins, invasion d’instruments ; deuxièmement, il est restreint à deux pays, la France et la Grande-Bretagne, au cours d’un XVIIIe siècle qui court de 1720 à 1820 ; de plus, il s’agit d’un geste pratiqué par des chirurgiens, qui forment un groupe professionnel bien identifié dans les deux pays, même si leurs institutions, différentes, évoluent considérablement pendant la période ; enfin les gestes étudiés ici sont ceux qui sont perçus par les acteurs eux-mêmes.33
Le geste médical est ici réduit au geste chirurgical et l’on est ici aux antipodes d’une acception large du terme.
Ces exemples témoignent du fait que si les historiens se sont saisis du geste et l’ont constitué en objet désormais légitime, ils sont loin de s’accorder sur une définition commune. L’acception du mot « geste » varie donc selon les historiens et le champ dans lequel ils inscrivent leurs travaux.
3. Le problème des sources : le texte et l’image
Outre la question de la définition du geste, l’historien est confronté à la question des sources. Le caractère dynamique et fugitif des gestes, et leur faible visibilité quand il s’agit de gestes du quotidien, impose plus que jamais à l’historien de croiser les sources.
Les sources textuelles
Les sources textuelles sont au cœur du métier d’historien et elles sont diverses, tant par leur nature que par le type d’information qu’elles contiennent. Jean-Claude Schmitt donne un aperçu de cette diversité pour son enquête qui porte sur la période médiévale : « textes théologiques, juridiques, littéraires, pédagogiques, médicaux, règles et coutumiers monastiques, ordines liturgiques, récits de visions, traités sur la prière, recueils de drames liturgiques, sermons, Miroirs des princes34 », etc. Elles peuvent se contenter d’évoquer un geste, sans en donner la description ou peuvent, au contraire, le décrire avec précision.
L’historien peut utiliser des sources témoignant d’une réflexion théorique sur le geste, avec des visées normatives, qui permettent d’accéder le plus directement aux représentations élitaires qui se rapportent aux gestes. Ainsi d’un texte majeur du XIIe siècle, le De Institutione novitiorum de Hugues de Saint-Victor, écrit à Paris un peu avant 1140, et qui connut une audience importante, comme en témoignent les 172 manuscrits conservés à ce jour. L’ouvrage de ce maître des écoles de l’abbaye de Saint-Victor se donne pour objectif d’enseigner aux novices « la voie de la béatitude ». Il définit le geste, puis en donne une typologie, en indiquant les comportements fautifs35. Pour donner un exemple de ces textes normatifs, on peut revenir à un texte célèbre utilisé par Norbert Elias qui cherche à identifier les signes du processus de civilisation. Il étudie les « traités de savoir-vivre » et cite un ouvrage d’Érasme publié en 1530, De civilitate morum puerilium. Dans le quatrième chapitre, Érasme y prescrit les manières de table que doit adopter un enfant :
Si on distribue des serviettes, pose la tienne sur ton épaule gauche ou sur ton bras. Si tu t’attables avec des gens de qualité, ôte ton chapeau mais veille à être bien peigné. À droite le gobelet et le couteau, à gauche le pain. Beaucoup étendent, aussitôt assis, les mains vers les plats. C’est ainsi que font les loups. Ne plonge le premier tes mains dans le plat que l’on vient de servir : on te prendra pour un goinfre […]. Il est bon d’attendre un peu pour que le garçon apprenne à maîtriser ses instincts. C’est d’un paysan que de plonger les doigts dans la sauce. On prend ce qu’on désire avec le couteau et la fourchette sans fouiller le plat tout entier comme font les gourmets, en s’emparant du morceau le plus près de soi. […] Si on t’offre quelque chose de liquide, goûtes-y et rends la cuiller non sans l’avoir essuyée d’abord avec la serviette. Il est discourtois de lécher ses doigts graisseux ou de les nettoyer à l’aide de sa veste. Il faut se servir de la nappe ou de la serviette.36
Le caractère normatif du propos est explicite, tout comme l’évolution alors en cours des manières de table, ainsi que l’historicité de ces gestes, bien perceptible au travers des deux dernières phrases.
Autre type de source majeur, les sources judiciaires, qui permettent de saisir des gestes perçus comme offensants, par exemple, ou les manifestations de la menace et de la violence. Robert Muchembled évoque ainsi les renseignements tirés de l’étude de 3 468 lettres de rémission portant sur la période 1400-1660, c’est-à-dire de grâces délivrées par le souverain à des criminels37.
L’historien peut prendre appui sur d’autres sources encore, notamment quand il prend pour objet un geste technique. Ainsi, pour étudier le toucher vaginal aux XVIIIe et XIXe siècles, Anne Carol utilise une centaine de documents : manuels, thèses de médecine, articles de revues médicales, notamment38.
Ces trois types de source : écrits normatifs, sources judiciaires, textes de nature technique n’épuisent bien entendu pas le champ des possibles de l’historien.
L’image fixe
Les sources iconographiques constituent une autre source privilégiée – et complémentaire – quelle que soit la période considérée. Elles ont également leurs limites. Jean-Claude Schmitt rappelle qu’un « geste qui par définition n’est que mouvement, tel le geste de bénédiction accompli par le prêtre, donne lieu à ce que les cinéastes nomment aujourd’hui un « arrêt sur image39 ». L’image, qu’elle soit peinture, dessin, gravure, enluminure ne fixe donc qu’une fraction du geste. Cependant, la peinture est « remarquablement utile, car elle offre une succession de scènes que l’on peut considérer comme des instantanés photographiques40 ». Ces images peuvent donc être mobilisées en quelque sorte à rebours du procédé chronophotographique qui décompose le mouvement, afin de tenter de le recomposer.
Mais l’utilisation des images pose toute une série de problèmes. Tout d’abord se pose la question du corpus que l’historien peut mobiliser. Celui-ci dépend avant tout de l’acception retenue. Ainsi, Jean-Claude Schmitt, qui en retient une extrêmement large, signale l’ampleur du corpus iconographique : cela représente potentiellement « la quasi-totalité de l’art chrétien »41.
En outre, ces sources – c’est particulièrement évident avant la photographie – sont des représentations, des interprétations données par la culture qui les a produites qui font médiation entre le geste et nous. Comme l’écrit Robert Muchembled, « des considérations moralisatrices, des façons ironiques de décrire la réalité peuvent compliquer la description picturale, voire même la fausser42 ».
De ce fait, pour l’historien qui entreprend de les utiliser, « il ne suffit donc pas de voir pour savoir43 ». C’est pourquoi, pour interpréter un geste et le mettre en contexte, il est nécessaire de croiser les sources iconographiques avec des sources textuelles.
Le film
À compter de l’extrême fin du XIXe siècle, d’autres sources peuvent être mises à profit. Selon les auteurs de Des gestes en histoire, « cinéma et télévision ont toute leur place44 » afin de donner à voir le geste dans sa totalité. Le cinéma, et particulièrement le cinéma muet, permettent de documenter des gestes disparus. Par définition, le film permet, à la différence de l’image fixe, de restituer – en deux dimensions – le geste dans sa durée, sa complexité et son amplitude. Il faut souligner que dès les années 1860 l’engouement pour la chronophotographie permit de restituer les gestes dans leur dynamique et leur durée, avec une visée documentaire. On peut penser à l’étude qu’Eadweard Muybridge consacra à une femme descendant un escalier45 ou, en France, aux travaux du médecin et physiologiste de formation Étienne-Jules Marey.
Encore faut-il bien sûr que l’on ait songé à fixer sur la pellicule tel ou tel geste. Guy Thuillier souligne à propos de l’administration qu’il existe un manque cruel de descriptions, de photographies, de films sur certains aspects du travail administratif, tels que le travail en commission. La documentation produite par l’ethnographie, en particulier l’ethnographie de sauvetage, constitue une source potentielle pour les historiens, en particulier dans le domaine des gestes techniques ou encore de pratiques telles que la danse.
L’enquête orale
Autre piste, qui ne peut valoir bien sûr que pour un contemporain assez proche : l’enquête orale. Selon Guy Thuillier, « les gestes des bureaux sont un monde encore mal exploré, et il faudrait multiplier les témoignages oraux pour essayer de retrouver ces gestes d’autrefois et dater les changements46 ». C’est ce qu’il a fait afin d’éclairer certains aspects qui seraient sinon demeurés dans l’ombre. Mais, là encore, on ne peut se fier aveuglément à l’enquête orale, qui souvent ne permet pas de dater certains changements, tels que ceux provoqués par l’apparition du stylo à bille ou de la photocopie et il faut alors croiser les sources et utiliser par exemple des mémoires d’achat.
Pour un geste routinier, ancré dans le quotidien, on peut se demander comment, concrètement, il était mis en œuvre. Le sociologue allemand Tilman Allert, qui a étudié le « salut allemand », ce que les Français connaissent sous le nom de salut hitlérien ou nazi47, est amené à se poser les questions suivantes, qui illustrent la difficulté de l’entreprise, après seulement quelques décennies :
Toutes les questions du « comment » n’ont pas trouvé de réponse, loin de là – concrètement : quand en prenant congé, on demandait à quelqu’un de transmettre à un ami un salut cordial, disait-on : « Tu lui diras Heil Hitler de ma part ? » Comment cela se passait-il chez le médecin […] ? Comment s’adressait-on à autrui pour lui demander son chemin ? Et les discussions par-dessus la haie du jardin, lors des plantations des bulbes au printemps ou à l’époque des moissons ? Et comment prenait-on congé, le « au revoir » s’était-il réellement éteint ainsi que le prévoyait la réglementation du salut ?48
Et pourtant, il a eu recours à une enquête orale49 mais souligne que « beaucoup d’histoires sont conservées dans la mémoire collective de la nation et dans les souvenirs qui s’évanouissent peu à peu des parents et des grands-parents, et au cours de mes recherches, j’en ai recueilli des fragments50 ».
4. Le geste des historiens
Dans cette dernière partie, nous souhaitons dégager quatre points transversaux qui nous ont paru intéressants parmi ces travaux qui, dans l’ensemble, ne se recoupent que très imparfaitement. Il s’agit bien entendu d’un choix qui n’épuise pas la foisonnante richesse des travaux sur le geste.
Naissance, diffusion et mort des gestes
Marcel Mauss insiste sur l’historicité des gestes avant même que d’évoquer les différences qui peuvent exister entre sociétés ou entre genres, en ayant recours à un exemple tiré de sa propre existence, « un exemple va nous mettre immédiatement au milieu des choses », écrit-il, celui de la nage :
Autrefois on nous apprenait à plonger après avoir nagé. Et quand on nous apprenait à plonger, on nous apprenait à fermer les yeux, puis à les ouvrir dans l’eau. Aujourd’hui la technique est inverse […]. Il y a donc une technique de la plongée et une technique de l’éducation de la plongée qui ont été trouvées de mon temps. […] D’autre part, notre génération, ici, a assisté à un changement complet de technique : nous avons vu remplacer par les différentes sortes de crawl la nage à brasse et à tête hors de l’eau. De plus, on a perdu l’usage d’avaler de l’eau et de la cracher. Car les nageurs se considéraient, de mon temps, comme des espèces de bateaux à vapeur. C’était stupide, mais enfin je fais encore ce geste : je ne peux pas me débarrasser de ma technique.51
Les historiens sont naturellement intéressés par l’historicité et les processus de diffusion et les gestes se prêtent bien à ce type d’enquête. Guy Thuillier souligne ainsi que « nécessairement l’historien s’intéresse à la vie et à la mort des gestes : on a oublié aujourd’hui tout ce qui concernait les gestes de l’expéditionnaire.52 » Il attire l’attention sur le fait que « l’obsolescence des gestes est très rapide53 ». Il multiplie les exemples de ces gestes disparus au sein des ministères français, en particulier ceux de l’écrivain, menacés à compter des années 1910-1920 par l’avènement de la machine à écrire, comme le saupoudrage de l’encre avec de la poudre, le geste consistant à poinçonner les pièces – à l’aide d’un maillet et d’un poinçon, pour les attacher avec de la ficelle –, le maniement de la presse à autographier, le fait de cacheter, de timbrer – vers 1830 un employé du Ministère de l’Intérieur doit timbrer 30 000 pièces par an, etc. Si certains gestes disparaissent, d’autres apparaissent et « l’histoire sociale et culturelle de la médecine et de la santé s’est donné implicitement pour objet l’étude de la mise au point et de l’intégration de nouvelles normes et pratiques dans les façons de gérer son corps en santé tant qu’en maladie54 ». Désormais, la diffusion de gestes médicaux nouveaux est donc un objet d’étude à part entière.
Geste et objet
Comme le souligne Guy Thuillier, « les gestes de l’employé sont liés aux lieux, aux objets55 ». Si l’on songe aux employés de bureau ministériel évoqués plus haut, l’on voit bien comment la technologie conditionne les gestes : ainsi la poudre recule face au buvard qui apparaît à partir des années 1860 ; l’épinglage disparaît quand apparaissent, vers 1900, agrafes et trombones. Dans ce domaine, « il est clair qu’une rupture s’instaure au cours des années 1920, quant au régime d’usage de ces objets56 » que sont le téléphone, les machines à écrire, à dupliquer, à calculer, qui contribuent à une mécanisation et à une taylorisation du travail de bureau. C’est « une autre façon de concevoir l’organisation d’une série de gestes qui constituent les actes ordinaires du travail administratif57 » qui apparaît.
Cette articulation du geste sur l’objet est un sujet d’étude important, en particulier pour la période contemporaine marquée par une évolution technologique accélérée. La distance qui nous sépare de l’article de Guy Thuillier, publié à la fin des années 1970, l’illustre d’ailleurs fort bien. L’auteur précise ainsi : « de même, dans la vie pratique, les gestes ont changé avec les objets : la dactylo règle son fauteuil, elle efface aujourd’hui ses fautes non en gommant, mais en laquant.58 » Et il indique en note : « c’est là un usage tout récent ». Non seulement l’utilisation généralisée du traitement de texte a changé la donne, mais on emploierait plutôt « tipexer » que « laquer ». Le geste est devenu plus rare et le mot, lui-même, a changé.
Prenons un autre exemple, celui du toucher vaginal étudié par Anne Carol. Celle-ci souligne que le geste évolue : « alors qu’on se bornait en effet au XVIIe ou au début du XVIIIe siècle à parler d’introduction d’un ou deux doigts dans le vagin, le toucher bimanuel (la deuxième main posée sur le ventre) devient la règle à la fin du XVIIIe siècle59 ». En outre, elle souligne combien ce nouveau geste médical est, à partir du XVIIIe siècle, l’objet d’une intense entreprise de valorisation médicale qui en fait le point central du savoir de l’accoucheur. Au XIXe siècle, cette valorisation d’un geste passe par la promotion d’un instrument, le spéculum, objet d’un investissement scientifique et symbolique digne de celui dont fut chargé, un siècle plus tôt, le forceps60. Comme le toucher, le spéculum est l’objet de nombreux discours qui débouchent sur une codification de son emploi, ritualisé à l’extrême, afin de le rendre plus acceptable : on peut parler d’une véritable mise en scène du speculum uteri.
On le voit, le lien entre geste et objet ne se limite pas à un aspect opératoire mais peut revêtir une dimension symbolique. Ainsi, le serment met en général en jeu un objet – les clercs se contentent de leur corps. L’on songe à Harold sur la tapisserie de Bayeux – il prête serment à Guillaume le Bâtard sur deux reliquaires, mais aussi aux tribunaux américains contemporains qui font prêter serment sur la Bible. Bien d’autres gestes ritualisés mettent en œuvre des objets : adoubement, couronnement, etc.
Geste spontané/geste délibéré/geste ritualisé
Jean-Claude Schmitt fait partir sa réflexion d’une anecdote, rapportée par Richer, un moine de l’abbaye de Saint-Remi de Reims, qui, à la toute fin du Xe siècle poursuit la rédaction des Annales rémoises61. Il raconte les circonstances d’une rencontre à Rome de l’empereur Otton II et de Hugues Capet, alors Duc des Francs. L’empereur dépose son épée sur une chaise pliante et donne un baiser à Hugues, signe de réconciliation. À la fin de l’entrevue, il fait mine de partir en oubliant à dessein son épée. Hugues la ramasse et suit l’empereur. Un évêque qui assiste à la scène arrache l’épée des mains de Hugues et suit l’empereur. Même en dehors d’une cérémonie, un tel geste aurait fait d’Hugues Capet l’« homme » de l’empereur. Notons seulement qu’au geste mûrement réfléchi, très chargé symboliquement, ritualisé, qu’est le baiser, on peut opposer un mouvement qui tient du réflexe – ce que Max Weber qualifierait d’action « traditionnelle » : le fait de ramasser un objet oublié par autrui. Entre les deux, le geste de l’évêque est réfléchi, sa portée symbolique est claire, mais il n’est pas ritualisé, il est même dérogatoire à la norme.
Les gestes intentionnels et à charge symbolique – à vocation performative, si l’on veut – seraient les gestes par excellence. La codification symbolique leur conférerait en quelque sorte un supplément d’âme et les distinguerait. À l’inverse, les gestes s’ils sont spontanés, et même s’ils sont conditionnés par la culture dans laquelle s’inscrit celui qui les accomplit, se rapprochent d’un simple mouvement.
L’on retrouve ces différences par-delà les époques. Pour reprendre le travail de Guy Thuillier, l’on peut souligner que les gestes de la vie quotidienne au bureau – « les gestes au niveau le plus quotidien, le plus banal : tout ce qui relève du corps » – sont « plus difficiles à saisir62 », comme mettre ses chaussons, poser ses pieds sur un petit tabouret, ouvrir son tiroir, couper son papier, etc. Certains gestes sont ritualisés : salut à son supérieur au XIXe siècle, présentation au ministre, présentation d’un texte à la signature du ministre, par exemple. À l’autre extrémité du spectre « peuvent apparaître certains gestes exceptionnels, gestes à part, qui sont des gestes de refus, de révolte, de rupture63 ».
Geste pratique/geste symbolique
Le geste anodin, dans la civilisation médiévale comme dans la nôtre, peut être aussi lourd de sens sur le plan symbolique qu’un geste délibéré. Si une charge symbolique peut s’attacher à un geste a priori spontané, à l’inverse le symbole peut s’autonomiser par rapport à l’acte. Prenons un exemple. Nicolas Offenstadt, qui a étudié les gestes de paix au Moyen Âge64, montre qu’à côté d’une « riche grammaire de la main de paix », une place importante est réservée aux « baisers et embrassades »65. Le baiser – sur la bouche66 – est en effet signe de paix : il efface, il est signe de pardon. Échange de souffle et de salive – ce qui évoque un échange de sang, c’est le geste de réconciliation par excellence. On retrouve bien ici la notion d’intentionnalité et de théâtralité propre aux gestes qui visent à établir une communication et qui sont revêtus d’une force symbolique. Cependant, Nicolas Offenstadt souligne que « le symbole acquiert une autonomie par rapport à l’acte, et sa simple évocation nominale désigne la conciliation67 ». Il cite un extrait d’une sentence et ordonnance de paix de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne : « aussi bonne paix comme s’elle estoit baisiée ». De même, l’expression « faire un geste » évoque un geste réduit à sa dimension essentiellement symbolique.
À l’inverse, des gestes qui renvoient au faire, qui sont voulus comme ayant une efficacité matérielle, comme les gestes techniques, ne sont souvent pas dépourvus d’une dimension symbolique forte. Ainsi, dans le cas du toucher vaginal, l’enjeu symbolique est tel que se développent des « stratégies de la pudeur » :
Rien ne doit être laissé au hasard : la position des autres doigts de l’examinateur, les gestes à effectuer (ou à ne pas effectuer) à l’intérieur du vagin, le devenir du doigt toucheur après l’examen, la situation respective des protagonistes, la façon de couvrir ou non la femme, l’opportunité d’avoir des témoins, lesquels...68
Les débats en la matière ne sont d’ailleurs pas clos, comme en témoigne la polémique du début de l’année 2015 sur le toucher vaginal ou rectal des patients endormis69.
Longtemps négligé par les historiens, le geste a été redécouvert à compter des années 1970 en tirant profit des travaux d’autres sciences sociales par des pionniers comme Jean-Claude Schmitt. Il s’agit aujourd’hui d’un objet légitime, au cœur de nombreux travaux qui tous doivent s’affronter à la question de savoir comment saisir ce qui par définition est fugace, évanescent. Il y a un quart de siècle, Keith Thomas donnait deux raisons majeures qui justifient que les historiens s’intéressent au geste70. Il s’agit, d’une part, d’un élément indispensable à l’interaction sociale dans le passé, un complément de la communication verbale que l’on ne saurait négliger. D’autre part, les gestes constituent une clef de compréhension des valeurs fondamentales et des représentations qui sous-tendent toute société, et un facteur de différenciation, ou si l’on préfère de distinction, au sein de celle-ci. Cela est évidemment aussi le cas de nos sociétés, et les travaux des historiens, qui interrogent le passé en fonction de leurs présents, peuvent avec un effet de retour contribuer à l’étude de nos sociétés. Des exemples actuels témoignent de la rapidité et de l’échelle à laquelle se diffusent de nouveaux gestes. Le creuset de ces nouveaux gestes, ou plus exactement le lieu de leur diffusion est constitué principalement par la télévision et Internet, médias auxquels il faut sans doute ajouter le cinéma et la presse féminine, à la portée normative réelle, qui diffuse une nouvelle hexis corporelle féminine. C’est aussi le cas des Internet memes71 : ces gestes « viraux » appartiennent à divers registres, de la prise de selfies au geste des sportifs qui depuis quelques années font mine de croquer leur médaille, ou encore la « quenelle », ce geste, considéré en général comme antisémite, diffusé par Dieudonné M’bala M’bala72.