Quand l’écriture danse : gestes métaphysiques et métafictionnels dans Is Just a Movie d’Earl Lovelace (2011)

DOI : 10.56078/motifs.334

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Lovelace, Earl, Is just a movie, Londres : Faber & Faber, 2011. Le titre de ce roman apparaît dans le reste de l’article sous sa forme abrégée IJM.

Introduction

Qu’il soit « objet de salut » pour reprendre les termes de Jean Baudrillard1 ou producteur d’un espace social, comme Henri Lefebvre le mentionne dans Production de l’espace2, le corps – et surtout le rapport au corps – est révélateur du rapport à soi et à l’autre. La perception du corps est en effet ancrée dans un substrat culturel et religieux. Par exemple, Michel Onfray souligne, dans son Traité d’athéologie, la dimension religieuse du corps : « la chair occidentale est chrétienne. […]. Le corps que nous habitons, le schéma corporel platonicochrétien dont nous héritons, la symbolique des organes, et leurs fonctions hiérarchisées – la noblesse du cœur et du cerveau, la trivialité des viscères et du sexe […] tout cela structure le corps depuis deux mille ans de discours chrétien […]3 ». Le corps, vecteur d’appartenance culturelle, participe, en tant que tel, à l’existence du corps politique, puisque, comme Rousseau l’écrit dans Du contrat social : « À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte, son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté4 ». Néanmoins, le corps individuel peut souffrir à la fois de son alliance au corps politique. Dans un contexte colonial ou post-colonial, le mimétisme semble faciliter l’intégration des peuples colonisés ou anciennement colonisés dans le corps politique. Au contraire, l’affirmation de spécificités culturelles, par exemple dans le rapport au corps et à la gestuelle, provoque fréquemment l’exclusion de la sphère décisionnelle. Ainsi, le corps antillais et sa gestuelle, expressions d’une Altérité dérangeante selon les colonisateurs occidentaux, ont longtemps été l’objet de censure et relégués au domaine de la corporéité animale.

La subordination du corps individuel au corps politique, de même que l’articulation du politique et de l’autonomie individuelle, sont au cœur des romans d’Earl Lovelace, auteur contemporain de la Trinité-et-Tobago. Essentiellement connu pour ses romans, Earl Lovelace accorde une importance au théâtre, comme en témoignent l’écriture de quelques pièces (de théâtre) réunies dans le recueil Jestina’s Calypso5, sa participation au sein du Theatre Workshop créé par Derek Walcott en 1959, son implication dans diverses manifestations théâtrales – notamment dans le Best Village Folk theatre competition – sa contribution à la sensibilisation aux arts vivants et l’hommage qu’il rend, dans ses romans, aux dramaturges caribéens par voie d’épigrammes ou de références intertextuelles :

So I go down The Carib where they picking people for the parts. Stanley, Errol, Claude, Wil-bert, Ralph, fellars who act with the Theatre Workshop, all of them there. Fellars from Strolling Players, Best Village People : the Talent. […]. They give us a little test, the audition. […]. Errol do something from Derek Walcott’s Dream on Monkey Mountain. (IJM, 21)

La qualité visuelle et sonore de son écriture a par ailleurs permis l’adaptation de l’une de ses nouvelles « Joebell and America6 « à l’écran et de deux de ses romans, The wine of astonishment7 et The dragon can’t dance8, à la scène.

Son dernier roman, intitulé Is just a movie, dont la trame se déroule dans les années 1970-80 – l’impact de la révolution Black Power à la Trinité-et-Tobago en est l’élément central – retrace l’américanisation progressive de la population trinidadienne. Après l’espoir et l’élan politique portés par l’indépendance de l’île obtenue en 1962, les protagonistes principaux du roman, Sonnyboy et Kangkala, traversent une période de désenchantement, où le statu quo politico-culturel demeure, où les promesses politiques s’étiolent, faute d’implication citoyenne. Dans ce roman, les protagonistes tentent d’affirmer leur identité par le corps en mouvement : le geste, signifiant social propre à chaque culture, participe de la construction identitaire et délimite par là-même ce qui est autre. Tout aussi éloquent que la parole, le geste en dit long sur les protagonistes et leur regard sur la société. Il devient, en d’autres termes, l’expression d’un contre-discours, d’une contre-culture, et permet l’adhésion ou non au corps politique.

Dans quelle mesure le geste œuvre-t-il à la représentation et à la réhabilitation culturelles ? Comment le geste antillais déconstruit-il les codes socio-culturels établis par les puissances coloniales ? Comment le geste devient-il contre-discours ? Je propose, dans cet article, de répondre à ces questionnements en trois temps. J’analyserai tout d’abord le lien entre gestes et représentation identitaire, avant de m’intéresser au geste comme écriture de résistance. Enfin, je m’interrogerai sur la gestuelle du texte.

I – Geste et représentation

Les gestes sont liés à la culture et à l’histoire : ce sont des usages sociaux du corps9. Pendant la période coloniale, la population colonisée est forcée de modifier ses usages sociaux et culturels : sa gestuelle est donc fortement affectée. Dans son roman IJM, Earl Lovelace souligne la corrélation entre gestes et culture. De fait, tantôt acteurs de pantomime ou comédiens de film américain, tantôt personnages de Carnaval ou danseurs folkloriques, les personnages de IJM s’essaient à différents rôles, endossent divers costumes et changent de masques au rythme des bouleversements sociétaux tels la révolte du Black Power et l’américanisation. Protagonistes caméléons, ils adaptent ainsi leurs gestes – et ainsi, leur identité et leur rapport à l’autre – pour mieux se fondre dans la société, au risque de négliger leur unicité. IJM sonde par conséquent la relation dialectique entre geste, identité et représentation et s’interroge sur le rapport entre geste et corps politique.

Roman doté d’une qualité visuelle et auditive et ponctué de multiples références intertextuelles par exemple à Hamlet, Dream on Monkey Mountain10 ou encore quelques saynètes typiques du carnaval trinidadien comme le discours du Midnight Robber11 – IJM semble réhabiliter la culture du geste, longtemps dénigrée au profit de la culture du mot. Dès l’incipit, le geste plonge le lecteur – non pas dans l’univers du 7e art comme le titre le suggère – mais dans un univers théâtral. Au seuil du roman, le lecteur a l’illusion d’assister à une pièce de théâtre :

[…] I am the Dame Lorraine presenting in caricature the grotesque of the wicked, the deformity of the stupid, the obzocky of gluttony. I show the oppressors themselves misshapen :

[…]. Yes, I portray the big-stones man : a bag of boulders bulging from my pants, I am the big foot, sore-foot man, the big-bottom, big-breasted, big-belly woman. I am the dispenser of afflictions. (IJM, 3)

Singulier dans l’œuvre lovelacienne puisque les romans While gods are falling12, The schoolmaster13, The dragon can’t dance et salt14 s’ouvrent sur un passage purement descriptif, cet incipit théâtral souligne la dynamique du geste burlesque, voire grotesque. En effet, bien que le narrateur se mette en scène en tant qu’orateur dans son monologue d’ouverture, le lecteur retiendra surtout son jeu d’acteur. La qualité visuelle des vocables utilisés – la double occurrence de « I show » et la présence de termes tels que « presenting » « I portray » et de caractéristiques physiques – permettent une représentation visuelle de ce spectacle de la monstration. La gestuelle outrancière de l’acteur, Kangkala, prête à sourire et retient l’attention du lecteur : les gestes de Kangkala sont autant de codes qui traduisent le délitement du mythe de la bienséance occidentale. La gestuelle exagérée de l’acteur possède un potentiel subversif : les gestes outranciers de Kangkala ne sont pas le reflet d’une corporéité animale – que l’Occident associait aux colonisés – mais assoient une prise de position politique qui va à l’encontre du corps politique colonialiste. Les gestes de Kangkala ont une portée satirique.

Si dans les années 1960-1970 – période dans laquelle s’inscrit l’incipit du roman – le geste reflète l’identité trinidadienne et antillaise, l’américanisation progressive des Trinidadiens dépouille en revanche le geste de toute profondeur psychologique. Sous l’influence du cinéma américain, la gestuelle – vaine imitation de la démarche du cow-boy – se couvre de ridicule, puisqu’elle est inadaptée à l’environnement caribéen :

[He would] listen to […] Gilda tell again the story of To Hell and Back and Shane, Gilda demonstrating the action and whistling the soundtrack to Shane, becoming Audie Murphy crawling on his belly through a hail of bullets, or Jack Palance, with the smooth stutter of a footballer taking a penalty kick, getting off his horse in Shane. (IJM, 53)

Cette imitation et cette appropriation du geste de l’acteur américain comblent de manière superficielle un vide existentiel, non seulement à l’échelle de l’individu mais aussi de la société, puisque selon Dominique Bourgain « […] un geste ou une mimique disent tout autant celui qui l’accomplit que la société ou le groupe social dans lesquels il peut être observé15 ». Nous pouvons lire dans cette appropriation grotesque du geste américain par le Trinidadien la représentation d’une Caraïbe devenue inauthentique face à la mondialisation et l’homogénéisation culturelles16. À plusieurs reprises, mais plus particulièrement dans l’épisode relatant le tournage d’un film américain à Trinidad, IJM offre une réflexion sur l’authenticité du geste. Effectuer à un geste contraire à ses convictions, par exemple ne pas opposer de résistance à la mort donnée par les acteurs américains, fait perdre au geste sa valeur thérapeutique. Ce dernier ne permet plus alors la repossession de soi.

Le roman soulève le problème de la liberté du geste. Le chapitre consacré au tournage du film américain, chapitre dans lequel la tyrannie du metteur en scène s’oppose à la soif de liberté de l’acteur, révèle la dimension idéologique du geste. La distribution des rôles – et de la gestuelle conséquemment attitrée à chacun – reflète le rapport de domination entre l’Occident et la Caraïbe :

Shots all around. Fellars falling, except fellars from the States. All around me fellars falling, left and right. […]. Like flies. Like how you see natives fall in a Tarzan picture. As the people shoot, they falling. They falling. They dropping dead just so. Then I get shot.

Even in a movie, I don’t want to die on a rope bridge with bwana pack on my back. But this is the script. They shoot you, you have to die. That is what they paying me to do. To die. (IJM, 24-25)

Tandis que les comédiens américains sont vifs et précis dans l’exécution de leurs gestes, les acteurs trinidadiens sont immobiles et doivent, selon le script, se laisser abattre et tomber au sol sans résistance aucune. L’expression orale et corporelle des acteurs locaux est restreinte, pour ne pas dire non-existante. Le script leur refuse en effet toute existence scénique. Le geste de l’acteur trinidadien, qui doit accepter son sort, est en rupture complète avec la dynamique ontologique et historiographique antillaise, qui souhaite restaurer le rôle et l’importance de l’antillais dans l’histoire des Antilles. De ce fait, le geste créateur américain – la réalisation du film – est, en fin de compte, un geste destructeur puisque générateur de stéréotypes. En cela, c’est un geste bien plus idéologique qu’esthétique. Le contrôle de la gestuelle des acteurs trinidadiens traduit bien plus que la négation d’un espace de liberté artistique : il s’agit à mon sens de la négation d’un espace identitaire. Lorsque le geste est opprimé, l’identité reste inexprimée. « Je bouge, donc je suis », au sens où agir, c’est exister, pourrait compléter le « Je pense, donc je suis » de Descartes.

Que ce soit dans les romans IJM, The wine of astonishment, The dragon can’t dance ou bien encore dans le recueil de nouvelles A brief Conversion and other stories, l’emprunt des gestes d’acteurs américains ou de l’élite coloniale est source de ridicule. Earl Lovelace dénonce le geste mimétique, geste inauthentique qui symbolise le déni de l’identité caribéenne. Ainsi, Ivan Morton et son épouse, personnages du roman The wine of astonishment, qui affichent, par leur posture figée, leur appartenance à l’élite coloniale, s’opposent à Kangkala et Sonny-boy, personnages de IJM pour qui les gestes – en lien étroit avec l’héritage culturel, intentionnels et dirigés vers l’autre – sont la clef de voûte de l’affirmation identitaire et culturelle.

II – Le geste, écriture de résistance

L’esthétique du geste – et notamment du geste dansé – révèle l’être-au-monde. Tandis que la gestuelle d’un danseur occidental est intrinsèquement liée à l’occupation de l’espace, la gestuelle des danseurs afro-caribéens semble se concentrer davantage sur le corps dansant, comme Earl Lovelace le remarque dans l’un de ses essais : « [I]f you look at African dances you will see that they show the body in control of itself. The dancer is not seeking to traverse space, like in the waltz and other European dances, but concentrates on mastering his/ her body within a limited space. The body becomes the universe.17 » Le geste, et notamment à travers la danse, peut donc se lire comme un acte de résistance à l’oppression, un acte d’affirmation et de ré-appropriation identitaires. En d’autres termes, le geste propose un discours différent : « [Les groupes opprimés] trouveront une expression efficace dans le corps plutôt que dans le langage verbal dans la mesure où ils choisiront d’affirmer leur libre-arbitre au lieu de se conformer aux normes dominantes.18 »

Lors de l’épisode du tournage du film américain, les deux protagonistes réfractaires Sonnyboy et Kangkala, inquiets de l’image stéréotypée que le script véhicule, soulèvent le paradoxe du jeu de l’acteur. Quand bien même la troupe de comédiens trinidadiens répète « Is just a movie » dans l’espoir de calmer les esprits rebelles, Kangkala et Sonnyboy s’interrogent sur la portée du geste de l’acteur : « if indeed it was just a movie, did he, did they not consider that I was ...we were just actor ? » En effet, si l’art est factice et sans répercussion aucune sur le monde environnant, pourquoi le metteur en scène ne laisse-t-il pas alors aux artistes locaux la liberté d’exploiter toute la palette « des possibilités expressives et créatrices du geste »19 ? Sous couvert d’un script à respecter, le metteur en scène protège l’idéologie du film – le héros, par définition celui qui agit, se doit d’être américain. Taraudé par des questions d’authenticité et de reconnaissance, Sonnyboy conquiert l’espace scénique qui lui était jusque lors refusé, grâce à une chorégraphie que Kangkala commente en ces termes :

I glimpse this man, one of the fellars, one of our fellars get shot. And this man flings up his arms as if he is lifted by the shot. And he holds them spread out there above his head like a stickfighter […] stretching them away from his body like he crucifying a cross or like is Carnival day and he playing a big mas, a big hooray of a Wild-Indian – The Rise of Montezuma or something – […]. (IJM, 26-27)

Les gestes exécutés par Sonnyboy disent son refus de se plier aux exigences du metteur en scène et traduisent, allégoriquement, son rejet de l’esthétique américaine idéologisante. Si le personnage shakespearien Volumnia atteste, dans la Tragédie de Coriolan20, l’éloquence du geste : « Action is eloquence « (Act III, scène 2), Sonnyboy, quant à lui, propose le geste non seulement comme alternative à la parole, mais aussi comme représentation de la parole opprimée. Le geste devient vecteur de la mémoire collective et est en cela libérateur.

En aidant le lecteur à déchiffrer les codes de la gestuelle de Sonnyboy, Kangkala, témoin visuel de la chorégraphie de Sonnyboy, restitue la dimension mémorielle de la gestuelle. Kangkala souhaite, par son geste, laisser une empreinte – « a memorable gesture » (IJM, 27) – une trace de son existence. Chaque geste de sa chorégraphie reflète un pan de l’histoire culturelle trinidadienne : la présence des Amérindiens, la christianisation, le carnaval et ses emblèmes : la mascarade et le traditionnel jeu de bâtons. Geste après geste, Sonnyboy retrace l’histoire de la Trinité-et-Tobago, de l’héritage ancestral africain au legs indo-européen. Ainsi, par la mise en jeu de son corps à travers la danse, Sonnyboy porte l’expression d’une mémoire collective.

Dans IJM, chaque geste est la trace d’un passé, collectif ou individuel, et contribue à la construction d’une identité créole. En ce sens, le geste est un palimpseste culturel : il est porteur à la fois des traces culturelles et sociales du passé et d’une revendication identitaire et politique. Ainsi, le geste sportif du joueur de cricket, Franklyn, devient un symbole d’identification collective puisque le coup de batte est comparé à la réponse cinglante de l’Empire :

When Franklyn batting we were the ones batting, and in the mirror that he had become we would see ourselves in contest with the world. He was holding the bat but the strokes was our strokes and the bowler was England or Australia or Pakistan : the world. Yes, the world. It was ourselves we were applauding. (IJM, 89)

De même, le geste artisanal de Lance, protagoniste entièrement dédié à la construction de son tambour, évoque l’importance des lewoz21 dans la construction d’une identité créole :

Afraid it would burst from his pounding, Lance build a fire and he heat the pan and when the metal hot and soft he push out the note, not the note yet, a little bump on the face of the pan, making the bump bigger little by little by little and then another bump, each bump a note, a sound, she and Sonnyboy watching the whole operation, Lance hammering again, […], Lance envisioning a whole new world of sound, taking the music of the drum to another pitch, another plane […]. (IJM, 41)

Ce n’est qu’après avoir assisté aux différentes étapes méticuleuses de la construction du tambour par Lance que le narrateur, Sonnyboy, ressent un fort sentiment d’appartenance à la culture antillaise.

Parallèlement, le poing levé que Sonnyboy brandit lors de l’arrestation des chefs de file du Black Power appelle au souvenir des heures de gloire du mouvement politique. Le geste, par sa réactualisation, permet de garantir la continuité d’une pensée, d’une révolte au-delà de l’éphémère du mouvement : « ‘They could kill me, but they can’t kill the revolution’. » (IJM, 8)

Par sa dimension à la fois esthétique, subversive et mnésique, le geste quitte la sphère de la corporéité et acquiert ainsi toute l’éloquence d’un discours, ou d’un contre-discours. Dans IJM, les gestes sont imités, appropriés puis transformés ou opacifiés. Le jeu de cricket du protagoniste Franklyn illustre la transformation d’une gestuelle purement sportive en une réponse de l’Empire :

People look at cricket for the runs, but with Franklyn it was the runs, yes, it was runs, but his batting wasn’t only runs, it was the spring in his step, it was the dance of his body, […] an announcement to the world that we here. (IJM, 87-88)

Après une description minutieuse et technique, le geste du batteur, opacifié par le recours à de multiples comparaisons, quitte le domaine purement sportif pour entrer dans celui de l’art. Malgré la dynamique instillée par les 24 verbes de mouvements utilisés pour décrire le jeu du batteur, le temps de la diégèse semble suspendu. Par la symbolique collective qu’il acquiert, le geste de Franklyn devient métaphysique, au sens où il redéfinit les notions de pouvoir, de représentation, de centre et de marge. En ce sens, le geste devient thérapeutique : il aide à la réhabilitation et à l’affirmation identitaire, individuelle ou collective.

Par ailleurs, dans ce roman, le geste résiste parfois à l’interprétation. Les gestes des protagonistes ne correspondent pas en effet toujours à la signification sociale que le lecteur leur attribuerait. Par exemple, lorsque Sonnyboy retrouve son père après plusieurs années d’absence, ce dernier lui propose une bière – geste qui connote généralement la cordialité ou la convivialité : « […] so when with no less sterness he said to Sonnyboy, ‘You want a beer ?’ it was not an offering of peace and conciliation ; it was a gesture to fill, until Sonnyboy left, the space that had arisen between them. » (IJM, 75-76) La portée du geste est détournée et le lecteur est, quant à lui, induit en erreur dans son interprétation des gestes. Le narrateur omniscient, qui rectifie ici la signification du geste, amène ainsi le lecteur à reconsidérer le pouvoir de représentation du geste. Dans IJM, le geste résiste donc parfois aux grilles de lecture occidentale.

III – Le geste de l’écriture

La gestuelle et l’écriture ont fréquemment été considérées comme antinomiques en Occident, la gestuelle appartenant à l’animalité et l’écriture au savoir. Selon Milan Kundera, dans L’art du roman, le roman se détourne en effet « du monde visible de l’action et se pench[e] sur l’invisible de la vie intérieure22 ». La littérature caribéenne, en revanche, déconstruit cette opposition par son « oralité ». Par sa structure polyphonique, polyrythmique et polymorphique, IJM est un texte relativement instable, qui oblige le lecteur à de nombreuses enjambées et de multiples retours en arrière, réconciliant le jeu du geste et de l’écriture, et dans lequel, le geste, signe d’une introspection extériorisée, quitte la corporéité pour devenir pensée.

Dans ses œuvres, Earl Lovelace réhabilite le geste, composante de la culture caribéenne. Bien au-delà du mouvement instinctif et primaire, le geste se déploie de manière poétique. En d’autres termes, le geste est pensé et façonné en fonction du sens que son auteur veut lui attribuer. Kangkala se souvient de ses jeux d’enfance, pendant lesquels le jeu physique de l’acteur avoisine le labeur et la sensibilité du poète : « I composed my dying like a poem. There was poetry in my dying. » (IJM, 25) Le geste est ici poétique au sens où il appelle à la subjectivité et à l’émotion. En tant qu’expression physique d’un cheminement métaphysique, la gestuelle des protagonistes du roman déconstruit le paradigme entre physicalité et animalité. Qu’il s’agisse du geste du sculpteur, du tisserand, du danseur ou du façonneur de tambours, le geste artisanal ou artistique est annonciateur d’une prise de conscience du « moi ». Ainsi, Franklyn et Sonnyboy, touchants par l’authenticité et la grâce de leurs gestes, semblent transformer leurs gestes en une poésie du moi. Le moi chanté – ou, en l’occurrence, dansé – par Franklyn et Sonnyboy revêt une dimension collective. Les gestes de ces deux protagonistes participent d’une poétique collective du décentrement et deviennent créateurs d’une genèse nouvelle : « Franklyn’s batting had imposed on his father and his family and indeed the whole community the need to do something, to exert on the world an equivalent force and style. » (IJM, 90) L’art encode le geste de manière subreptice et permet de ce fait son opacification. À l’instar de la poésie, le geste résiste à l’interprétation et encode une subjectivité. Si le geste des protagonistes évoque l’écriture poétique, l’écriture d’Earl Lovelace évoque le geste dansé.

Dans une certaine mesure, IJM illustre l’analogie entre le geste de l’artisan et celui de l’écrivain. L’agencement de ce roman rappelle en effet la cadence des gestes du protagoniste Lance, fabricant de tambours. Les coups d’enclume façonnant la surface du tambour en divers bosses et creux font écho aux stratégies narratives et discursives structurant la diégèse en digressions et en ellipses :

Lance coming home early from work to work on his pan. […] Lance, hammering again, pounding and pushing out the metal, shaping the notes to fit on the face of this pan, tightening the space or widening it, flattening it or deepening it to get the note to correspond to the sound in his head, in his heart, in his belly, in his stones, Lance envisionning a whole new world of sound, taking the music of the drum to another pitch, another plane, Lance going over the same process again and again to get this new and audacious music out of his drum. (IJM, 41)

À l’instar de Lance, qui façonne son œuvre au gré de sa subjectivité, Earl Lovelace dévoile, par la structure non-linéaire du roman, une vision subjective du monde bien plus qu’une logique romanesque. L’intérêt n’est pas de connaître la suite du récit, puisque les chapitres du roman pourraient presque être indépendants les uns des autres, mais d’en apprécier la mélodie, le rythme. Le mouvement de ressac, créé par les échos, les références inter-textuelles et intra-textuelles, les analepses et les prolepses, les digressions et les ellipses, participent de la dynamique du texte. Fernando Pessoa, dans Le livre de l’intranquillité évoque l’existence de « rythmes verbaux qui sont de véritables danses, […] »23. Parallèlement, dans IJM, le style devient métaphore du geste dansé. Les chassés-croisés et entrelacs, et les changements inopinés de narrateurs qui forment l’esthétique de ce roman, sont comparables à la structure du quadrille, une danse antillaise. Ainsi, les références intra-textuelles et l’impression de circularité qui en découle pourraient correspondre au mouvement de ronde et les changements de narrateurs équivaudraient aux changements de partenaires. Le roman, que j’ai précédemment qualifié d’instable, de mouvant, de spontané dans la mesure où la linéarité du récit et l’attente du lecteur sont brisées, exige un échange intense avec le lecteur, un corps-à-corps entre lecteur et texte. Le texte lovelacien existe donc dans et par sa relation à l’autre et c’est en ce sens qu’il est comparable au geste dansé.

Conclusion

Le roman IJM révèle le potentiel du geste dans le processus de décolonisation de l’esprit. Dans le sillage de Frantz Fanon, pour qui le geste dansé est un acte de libération, et d’Alain Badiou, pour qui « [l]a danse métaphorise la pensée [...]24 », Earl Lovelace réhabilite le geste dans sa dynamique ontologique, esthétique et discursive. Dans l’œuvre lovelacienne, le geste est en effet un véritable plaidoyer. Ainsi, dans le prologue de The dragon can’t dance, roman publié en 1979, la danse est à la fois oraison funèbre, discours de lamentation et contre-discours :

Dance ! If the words mourn the death of a neighbour, the music insists that you dance ; if it tells the troubles of a brother, the music says dance. Dance to the hurt ! Dance ! If you catching hell, dance, and the government don’t care, dance ! Your woman take your money and run away with another man, dance. Dance ! Dance ! Dance ! It is in dancing that you ward off evil. Dancing is a chant that cuts off the power from the devil. Dance ! Dance ! Dance ! (TDCD, 5-6)

Dans cet extrait, la danse panse tous les maux ; dans IJM, la danse conjure le vent du malheur qui souffle sur Port of Spain et rétablit l’ordre social. Enfin, Claude, personnage du roman IJM, s’émerveille non seulement de la beauté des gestes mais aussi de la beauté humaine qui transite par les gestes :

He drink rum. He dance, he jump up. He wine, he beat iron, he hug-up woman, woman hug him. It was the greatest time. And when the sun come up he see in the eyes of the people on the roadside looking on at him the magnificence of this ordinary raggedy bunch daubed with mud, knitted by this love and community and peace, the feeling inside him so holy it raised in him again the sense of people, their beauty. (IJM, 245)

C’est en observant la gestuelle de la foule que Claude, dans un moment que nous pourrions qualifier d’épiphanie, constate le potentiel unificateur du geste. La communauté est unie dans le geste. Le parallèle entre danse et bacchanale, topos du discours colonial, est ainsi déconstruit. Par son esthétique du geste, Earl Lovelace intime le besoin d’un humanisme nouveau fondé sur une poétique de la relation.

Bibliografia

Corpus

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Notas

1 Baudrillard, Jean, La société de consommation, 1970, Paris : Gallimard, 1974, 212. Voltar ao texto

2 Lefebvre, Henri, Production de l’espace, Paris : Éditions Anthropos, 1974, 427. Voltar ao texto

3 Onfray, Michel, Traité d’athéologie : physique de la métaphysique, Paris : Le Livre de Poche, Éditions Grasset, 2005, 80-81. Voltar ao texto

4 Rousseau, Jean-Jacques, Du contrat social, Paris : Flammarion, 2014 [1797], I, 6. Voltar ao texto

5 Lovelace, Earl, Jestina’s Calypso and other plays, Londres : Heinemann, 1984. Voltar ao texto

6 La nouvelle est publiée dans le recueil A Brief Conversion and Other Stories, [1988] New York : Persea Books, 2003. Voltar ao texto

7 Lovelace, Earl, The wine of astonishment, Oxford : Heinemann, 1986 [1982]. Voltar ao texto

8 Lovelace, Earl, The dragon can’t dance, Londres : Faber & Faber, 199 [1979], 8. Voltar ao texto

9 Schmitt, Jean-Claude, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, 14. Voltar ao texto

10 Dream on Monkey Mountain est une pièce de théâtre écrite par Derek Walcott en 1970. Voltar ao texto

11 Le Midnight Robber, ou « Voleur de minuit » est un personnage du carnaval trinidadien qui emprunte, pour le récit oral de ses aventures, le style grandiloquent et la gestuelle du planteur. Voltar ao texto

12 Lovelace, Earl, While gods are falling, Port d’Espagne : Longman, 1984 [1965]. Voltar ao texto

13 Lovelace, Earl, The schoolmaster, Londres : Faber & Faber, 1999 [1968]. Voltar ao texto

14 Lovelace, Earl, Salt, Londres : Faber & Faber, 1996. Voltar ao texto

15 Bourgain, Dominique, « Problèmes épistémologiques et variations socio-culturelles dans l’étude de la mimogestualité communicante », in Le geste et sa représentation, Saint-Étienne : Université de Saint-Étienne, 1998, 15. Voltar ao texto

16 On retrouve par ailleurs cette américanisation et homogénéisation du comportement et de la gestuelle dans la nouvelle intitulée « Bogart » issue du recueil Miguel Street de V.S. Naipaul. Voltar ao texto

17 Lovelace, Earl, Growing in the dark : selected essays, San Juan : Lexicon Trinidad LTD, 2003, 32. Voltar ao texto

18 Benthall, Jonathan, « The body as a medium of expression : a manifesto », Studio International, juillet-août 1971, 6-8. Cité par Lachaud, Jean-Marc, et Claire Lahuerta dans « De la dimension critique du corps en actes dans l’art contemporain », Actuel Marx, 41 : 1 (2007), Presses Universitaires de France, 84-98. Voltar ao texto

19 Bolens, Guillemette, Le style des gestes : corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne : Éditions BHMS, 2008. Voltar ao texto

20 Shakespeare, William, The Tragedy of Coriolanus, Oxford : Oxford University Press, 2008. Voltar ao texto

21 Les lewoz sont des cérémonies au cours desquelles la population se réunit pour discuter, au son des tambours. Voltar ao texto

22 Kundera, Milan, L’art du roman, Paris : Gallimard, 1995, 36. Voltar ao texto

23 Pessoa, Fernando, Le livre de l’intranquillité, Paris : Christian Bourgois, 2011. Voltar ao texto

24 « La danse n’est nullement l’impulsion corporelle libérée, l’énergie sauvage du corps. C’est au contraire la monstration corporelle de la désobéissance à une impulsion. […] La danse est la pensée comme raffinement. […] La danse métaphorise la pensée légère et subtile, précisément parce qu’elle montre la retenue immanente au mouvement, et s’oppose ainsi à la vulgarité spontanée du corps. » (Badiou, Alain, Petit manuel d’inesthétique, Paris : Seuil, 1998.) Voltar ao texto

Para citar este artigo

Referência Eletrônica

Noémie Le Vourch, « Quand l’écriture danse : gestes métaphysiques et métafictionnels dans Is Just a Movie d’Earl Lovelace (2011) », Motifs [Online], 1 | 2016, Online desde 01 décembre 2016, Acessado em 27 novembre 2024. URL : https://lodelpreprod.univ-rennes2.fr/blank/index.php?id=334

Autor

Noémie Le Vourch

Doctorante HCTI – CEIMA- EA 4749

Direito autoral

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