On pourrait commencer cet article par une platitude : tout livre n’est qu’un empilement de surfaces planes qui prêtent un peu d’épaisseur au volume final. Comme l’écrit Carl Malmgren, on sait depuis Butor et Genette qu’un texte « occupe un espace matériel […] Un texte occupe tant de place physique, contient tant de pages, qui sont à leur tour emplies de phrases, elles-mêmes composées de mots qui occupent leur place grammaticalement correcte. Le livre existe en tant qu’objet total »1. L’objet est bien tridimensionnel, mais il est composé de pages en deux dimensions, ce qui n’empêche pas les auteurs, depuis Laurence Sterne dans Tristram Shandy, de montrer au lecteur un faux relief en s’aidant de diverses techniques de mise en page et d’impression. Sterne, qui dans Tristram Shandy, après la publication des cinq premiers volumes de son récit, invite le lecteur à s’en faire un tabouret en les empilant les uns sur les autres, transforme la page en fosse très tôt avec la fameuse page noire qui est, dans l’édition d’origine, imprimée en recto-verso et émule la tombe de Yorick. Dès lors, écrit Karen Schiff, « l’encre semble pénétrer les pages comme si on avait creusé le papier. C’est une interruption illusionniste du texte : cette noire béance perce la structure continue du livre imprimé, tout comme une tombe est une dépression imprévue sur la surface de la terre »2.Tristan Garcia parle à cet égard d’un effet de surface, créé par « l’objet lui-même qui, amputé le plus possible d’une dimension, contraint ma perception »3. Cependant, même sans cet effet, la page est déjà tridimensionnelle, puisqu’il s’agit « d’une couche d’encre noire » de quelques microns saillant sur la surface blanche. Sterne, qui par bien des égards, précède avec son œuvre le roman visuel qui se développera dans la deuxième moitié du XXe siècle, sait donc déjà que les tomes de Tristram Shandy ne sont pas des réceptacles virtuels et qu’on peut manipuler l’imprimé pour rappeler au lecteur son volume. Ce sont deux approches bien plus radicales sur lesquelles nous nous pencherons ici, deux livres qui ne se contentent pas d’émuler le relief mais l’intègrent à la fois à leur forme et à leur récit. Tree of Codes de Jonathan Safran Foer4 propose sous des apparences trompeusement conventionnelles une exploration topologique en creux d’un espace textuel complexe. À l’inverse, dans S. de Doug Dorst5 le territoire fictionnel déborde de l’espace livresque et de son paratexte, et par sa tridimensionnalité envahit le monde du lecteur. À une époque où le texte se rencontre doublement sur des surfaces plates, celles de la page et de l’écran tactile, ces deux ouvrages représentent les esquifs les plus saillants qui viennent troubler cette surface faussement calme, et rappeler les profondeurs qu’elle dissimule.
Tree of Codes : de la typographie à la topographie
Tree of Codes se présente comme la modification du recueil de nouvelles de Bruno Schulz Sklepy cynamonowe6. Safran Foer a créé une nouvelle œuvre à partir de la traduction anglophone (The Street of Crocodiles7) du recueil de Schulz, en évidant la plupart des mots et phrases imprimées. Il s’agit donc d’un livre transformé plutôt que d’un palimpseste, puisque Safran Foer ne laisse a priori que peu de traces du texte originel. Le texte que revisite Safran Foer contient déjà l’idée d’une transformation : le titre polonais du recueil de Schulz est plus proche, dans une traduction littérale, de la « boutique de cannelle » que de « la rue des Crocodiles ». Kiene Brillenburg Wurth remarque donc qu’avec ce déplacement du titre, « l’acte d’effacement avait déjà commencé dans la traduction avant même que [Safran] Foer ne commence à découper »8. Cependant il est plus juste de parler pour l’œuvre de Safran Foer de modification ou de variation du texte, tant Tree of Codes et Les boutiques de cannelle partagent des thématiques communes ; le récit de Safran Foer se contente souvent de condenser son texte source. Ainsi l’auteur revisite la narration de la découverte par un jeune garçon d’un jardin au cœur de la ville dans la nouvelle « Pan ». Lorsque le garçon pénètre dans le jardin, Schulz, dans la version anglaise du recueil, décrit son mouvement ainsi : « Putting a foot on the plank which we had thrown as a bridge across the puddle, the prisoner of the courtyard could squeeze through the crack and let himself into a new, wider world of fresh breezes »9. Comme l’observe Elise Takehana, Safran Foer garde l’image présente en fin de phrase tout en y ajoutant une contradiction10 : « I loosened one of its planks, opening a window to a new, wider world. There, spread out, was a profusion of geography, of atmosphere, of full empty air, wild with shamelessness »11. Là où Schulz évoque l’opposition entre l’espace saturé de la ville et celui, plus libre, du jardin, Safran Foer l’explicite en juxtaposant « full » et « empty », les adjectifs étant eux-mêmes entourés de l’espace vide de la page. Il s’agit donc ici de joindre dans une même métaphore l’espace géographique de la ville, l’espace mental du narrateur, et l’espace matériel de la page, autrefois saturé de mots mais à présent plus aéré. Cet effet se trouve répété à de nombreuses reprises au fil du récit de Tree of Codes. Par exemple, dans la nouvelle « The Street of Crocodiles », un passage décrit la façon dont la tante du narrateur s’exprime :
My aunt was complaining. It was the principal burden of her conversation, the voice of white and fertile flesh, floating as it were outside the boundaries of her person, held only loosely in the fetters of individual form, and, despite those fetters, ready to multiply, to scatter, branch out, and divide into a family. It was an almost self-propagating fertility, a femininity without rein, morbidly expansive.12
Là encore, Safran Foer condense le texte : « Her boundaries held only loosely, ready to scatter »13. Kiene Brillenburg Wurth évoque à propos de cet exemple la façon dont « Tree of Codes ne laisse que l’essentiel, les contours de la désintégration du corps de la tante […] La fragmentation de la tante est celle du texte de [Safran] Foer, et vice-versa »14. Les mots se retrouvent en effet fragmentés sur la page, disséminés dans de grands rectangles rappelant les paragraphes autrefois présents ; mais il faut également noter que la lecture du texte s’en trouve accélérée, que, en un sens, le texte de Schulz est ici à la fois fragmenté et resserré. L’évidage, paradoxalement, comprime le texte. On notera que pour pouvoir apprécier en plein les effets du texte de Safran Foer, il faut un lecteur familier de l’œuvre de Schulz, voire même de sa traduction anglophone, plusieurs fois critiquée pour avoir dénaturé le polonais d’origine de sa poésie. On pourrait donc considérer Tree of Codes comme un dialogue à trois interlocuteurs, entre Schulz, Safran Foer et le lecteur. Il est de ce point de vue significatif que l’ouvrage de Safran Foer débute par une page entièrement évidée, qui laisse apercevoir en creux les passages que le lecteur devra déchiffrer. Le terme n’est pas trop fort : pour pouvoir lire le texte il est nécessaire d’en garder les pages en suspens, ou d’y intercaler une feuille qui bloquerait les pages futures ; en d’autres termes, il est nécessaire de redonner à la page ses deux dimensions. Pour Hugo Ferraz Maio Gomes, la décision par l’auteur de laisser voir au lecteur une première page vide (elle est évidée mais ne laisse aucun mot apparent) démontre à la fois la faculté de Safran Foer de ne pas rester simple lecteur de Schulz et de devenir auteur, et l’arbitraire de cette relation, puisqu’il aurait pu choisir d’autres mots, d’autres possibilités narratives à partir du texte de Schulz15. C’est lorsque l’on considère à nouveau le livre comme espace de profondeur, lorsqu’on s’éloigne de la page seule pour considérer celles qu’elle dissimule partiellement, que l’acte d’interprétation et son autorité passe de Safran Foer au lecteur que nous sommes. « La réalité est fine comme du papier », est-il écrit à la fois dans le roman de Schulz16 et le livre de Safran Foer17 ; elle est fragile comme une page pleine de trous, matériellement et ontologiquement, et il est facile et tentant d’en déchirer la surface. Maio Gomez décrit admirablement l’effet de cette profondeur sur la lecture, et sur le lecteur :
Bien que sur la plupart des pages, le mélange du texte ne produise que des interprétations dénuées de sens (sur la première page, les trous créent un étrange poème : “bri hoar ss back rising and fall thei mother and I a wanting to.”), on constate souvent des passages où les trous rendent explicites d’autres possibilités narratives, des routes non empruntées par [Safran] Foer mais dont le lecteur peut se délecter. Des passages à la nature poétique de la page 67, “Something stirred in time yesterday”, ou “against the blind darkness”, ou aux qualités surréalistes de la page 87, “The cartographer the city rose toward the spared our city center of the map”, ou “passivity presence of mother secret”, évincent cette caractéristique du texte troué créé par [Safran] Foer. Le lecteur se prête au jeu des lectures multiples du texte, et contribue à son enrichissement en produisant des trous imaginaires dans son esprit, qui effacent ou recouvrent le texte de Foer et le remplacent par les liens secrets qui lient et emmêlent les mots de Schulz.18
En un sens, le texte devient bel et bien cet « arbre de codes » promis par son titre, un espace tridimensionnel aux potentialités infinies et dont une seule est proposée au lecteur. Les mots se recouvrant les uns les autres minimisent les interprétations possibles du texte, invitant à le parcourir comme on parcourrait un cimetière, ici de possibilités non explorées. Cette image n’est pas gratuite, puisqu’au-delà du sens propre à son récit, Tree of Codes est également explicitement présenté par son auteur comme une sorte de mausolée à la mémoire de Schulz.
En effet, le parallèle entre le texte de Safran Foer et celui de Schulz est également biographique, ce qu’indique la postface de Tree of Codes. Safran Foer y rappelle quelques éléments de la vie de Bruno Schulz : juif austro-hongrois né en 1892 à Drohobycz, Schulz aurait distribué ses manuscrits à ses voisins et amis lors de l’invasion de la ville par les nazis en 1941. Il fut d’abord pris en charge et protégé par Felix Landau, un officier de la Gestapo appréciant ses talents de peintre, mais fut ensuite assassiné en novembre 1942 par un autre officier qui souhaitait se venger d’une bassesse de Landau. Les œuvres qu’il avait confiées à ses amis ne furent jamais retrouvées, et seuls les recueils publiés de son vivant demeurent aujourd’hui. Safran Foer établit un parallèle direct entre la vie de Schulz et celle des autres juifs morts pendant la seconde guerre mondiale : « Les œuvres de Schulz qui lui ont survécu évoquent tout ce qui a été détruit pendant la guerre : les livres, dessins et peintures perdus de Schulz ; les œuvres qu’il aurait réalisées s’il avait survécu ; les millions d’autres victimes, et en eux l’expression infinie de pensées et de sentiments prenant des formes infinies »19. L’évidage du texte de Schulz acquiert dès lors une dimension politique : le texte manquant évoque à la fois les œuvres perdues de Schulz et les victimes de l’Holocauste. Par conséquent, comme l’écrit Kiene Brillenburg Wurth, une double dynamique de présence et d’absence est visible dans Tree of Codes :
[Safran] Foer a créé une ruine dans laquelle le passé, Les boutiques de cannelle, demeure présent de façon manifeste, comme un index […] Quand nous lisons Tree of Codes, nos yeux survolent ces espaces ouverts. Ils les négligent, les oublient, actions que [Safran] Foer nous force à faire avec ses oblitérations. Pourtant, dans le même temps, passer d’un mot à l’autre prend du temps, les blancs et les trous ralentissent notre lecture […] des espaces autrefois pleins et habités, à présent détruits, comme s’ils nous rappelaient une perte irréparable. Ce qui semblait être un acte (physique) d’oubli devient un mode périphérique ou détourné de se souvenir : un mode que [Safran] Foer invoque en comparant Tree of Codes à « une note de plus laissée dans les fissures du mur », ce qui, dans la tradition juive, symbolise le dernier mur qui demeure debout, trace indélébile du Second Temple en ruines.20
Tree of Codes utilise donc le texte de Schulz pour produire un cénotaphe tant à la mémoire de son auteur qu’à celle des victimes de l’Holocauste, à travers un récit évoquant une ville en stase, sur laquelle le massacre est sur le point de s’abattre. De fait, l’évidage qui laisse apercevoir les pages suivantes crée un effet qui n’est pas sans rappeler celui utilisé par B.S. Johnson dans Albert Angelo21. Mais dans Tree of Codes, il ne sert à rien de percevoir le futur, car il est immuable, perpétuel et uniforme : « Days came and went, everyday events melted, spreading uniformly over the city »22. Le livre, comme les stèles identiques du Mémorial de l’Holocauste à Berlin, peut donc être vu comme un monument aux morts, dont seuls quelques mots exhumés demeurent. Enfin, Tree of Codes se présente également comme une topographie. La comparaison est explicitée par l’artiste Olafur Eliasson sur la quatrième de couverture du livre, où il compare l’acte de lecture de Tree of Codes au mouvement d’un corps à travers un bâtiment ou une ville : « On peut survoler une ville ou la parcourir à pied : notre mouvement influence ce qu’on voit, et de quelle façon »23. La lecture de Tree of Codes, malgré la matérialité de la page, est donc au choix du lecteur diachronique ou synchronique, réceptacle d’un récit linéaire ou d’évocations thématiques plus diffuses. Pour le typographe Hermann Zapf, « la typographie est, fondamentalement, une architecture en deux dimensions »24 ; avec Tree of Codes, la page acquiert une dimension supplémentaire dès lors qu’elle se trouve évidée. N. Katherine Hayles rapproche également typographie et topographie dans son analyse du livre :
[Au début de la nouvelle « La rue des crocodiles »] le narrateur décrit une grande carte murale que son père gardait pliée dans un tiroir de son bureau. Comme s’il dépliait la carte, le narrateur imagine des maisons dans tous leurs détails architecturaux, mais une section demeure vague, presque vide : la Rue des Crocodiles. S’ensuit un effet de zoom, grâce auquel le narrateur décrit “ce district” avec de plus en plus de détails. […] Dans [le livre de Safran] Foer, des complexités différentes résultent des mots qu’on voit à travers les trous, une, deux ou même trois pages à l’avance, des mots qui sont lus à nouveau lorsque la page est tournée, jusqu’à finalement prendre place sur leur page attitrée. [Safran] Foer a déplacé l’effet de zoom du registre linguistique au mode matériel-sémiotique, qui dépend des positions des trous.25
La carte évoquée par Schulz est donc en un sens incarnée matériellement par l’ouvrage de Safran Foer, mais c’est une carte volontairement incomplète, trouée ; on pourrait y voir une carte des souterrains sur laquelle la ville imaginée par Schulz se superpose, des tunnels au tracé secret qui révèlent peu à peu leur profondeur.
S. : de la carte au territoire
S., deuxième roman de Doug Dorst, présente une dualité complexe à son lecteur : c’est à la fois un dialogue entre Eric et Jen, deux lecteurs assidus du roman fictionnel The Ship of Theseus qu’ils soupçonnent de renfermer des messages encryptés par son auteur, et le texte du roman de V. M. Straka, qui relate la quête de S., un amnésique à la recherche de ses souvenirs. Parmi les nombreux artefacts que renferme ce roman, on trouve justement une carte des souterrains de l’université dans laquelle Jen et Eric, les deux protagonistes, déambulent. Cette carte, dessinée sur une serviette de table et insérée entre les pages 306 et 307 du livre, permet à Eric de s’introduire dans la bibliothèque de l’université sans se faire voir et d’y annoter son livre préféré. En cela S. diffère radicalement de Tree of Codes : là où l’ouvrage de Safran Foer propose ce qu’en art on appellerait un multiple, c’est-à-dire la reproduction à l’identique de son livre-objet, S. prétend présenter au lecteur un artefact unique : non pas une copie de The Ship of Theseus, mais celle-là même dans laquelle Jen et Eric ont laissé leurs annotations. Toute l’ambition de S. est d’abolir ou presque la notion de paratexte et de créer un objet total : une fois détaché le sceau qui retenait le livre dans son écrin, on pénètre dans un univers fictionnel qui est littéralement contenu entre les couvertures du livre (quoique son apparence extérieure créée également un effet de projection fictionnelle). Le dos de l’écrin dans lequel est contenu S. décrit le livre, entre autres choses, comme la « déclaration d’amour [des auteurs] à la littérature » ; l’écriture et le livre y sont en effet présents en tant que motifs, nous invitant à voir ses aspects intertextuels sous l’angle spatial : les livres deviennent des lieux de transition, de circulation entre les lecteurs et le(s) texte(s). En feuilletant les pages de l’ouvrage, il est impossible d’ignorer les annotations laissées par Eric et Jen, les premiers lecteurs de l’œuvre que nous tenons entre les mains ; les deux personnages finiront par s’installer dans le même appartement après avoir communiqué dans les marges de la copie de The Ship of Theseus qu’ils partagent et y avoir fait connaissance (leur rencontre physique n’a lieu que tardivement dans le récit). Le livre est l’endroit où ils se rencontrent et dévoilent leurs sentiments profonds, leur refuge à l’abri des diverses menaces qui pèsent sur eux au fil du récit. Que le livre soit gardé sous scellé n’est dès lors pas anodin, tout comme la décision de Jen et Eric de continuer à correspondre via les pages du livre même après avoir emménagé ensemble sous le même toit.
Au-delà d’un formidable système inter- et intra-textuel, S. est également un livre qui explore la surface de la page et en révèle le possible relief ; là encore, que la couverture de Ship of Theseus soit imprimée en creux est significatif. S. est un livre à lire mais également à manipuler, et qui n’hésite pas à transcender la bidimensionnalité de ses pages. Nous l’avons rappelé plus haut, on peut considérer que l’encre du texte imprimé sur le papier est déjà un relief, si infime soit-il ; c’est d’autant plus le cas lorsque l’on considère les signes laissés par la pression d’un tampon, comme c’est le cas dans les 2e et 3e de couverture, les lettres du titre de l’ouvrage qui se présentent en relief, ou encore les annotations au crayon ou au stylo de Jen et Eric. Leur aspect (faussement) manuscrit éloigne le texte du mécanique et le rend plus vivant et capable de saillir sur la page, capable surtout de bousculer l’agencement régulier du texte du roman et son déroulement linéaire. Les commentaires d’Eric et Jen surgissent dès avant la page de titre, parasitant l’œuvre en son seuil, et laissant déjà apparaître les diverses façons qu’a S. d’émuler le relief. On peut mentionner sur ce seuil une flèche qui surcode la tourne de page, action qui remue résolument la surface de la page pour en faire un objet mouvant dans l’espace ; une rature, geste que l’on retrouve à plusieurs reprises et qui montre d’une part que le texte n’est pas figé sur la page, qu’il peut être modifié, et d’autre part qu’une trace peut en recouvrir une autre (c’est également l’occasion d’affirmer, s’il en était besoin, l’aspect palimpsestique du texte) ; enfin, si l’on tourne la page, les premiers indices d’une autre superposition, cette fois temporelle, apparaissent, via l’emploi par Jen et Eric de couleurs différentes pour leurs notes. Sur la même page ce ne sont dès lors pas seulement les couches de texte et les voix du discours qui s’accumulent ; au-delà de la simple dichotomie temporelle entre le texte et son appareil de notes, conventionnellement placé en bas de page, les notes d’Eric et de Jen n’obéissent à aucune hiérarchie et se commentent elles-mêmes à des mois de distance. Eric utilise cinq couleurs différentes pour ses notes laissées (crayon gris, puis stylo noir, vert, rouge et à nouveau noir) et Jen en utilise quatre (stylo bleu, puis orange, violet et noir également), ce qui permet au lecteur de s’y retrouver dans cette narration en sédiments. L’artifice est nécessaire pour un récit qui, comme le note Brendon Wocke, emprunte à Glas de Derrida sa structure duelle qui empêche le lecteur de se fixer sur une seule voix de la narration : « Ce n’est pas par accident que dans Glas, les paragraphes inter-columnaux qui dérangent la structure de l’œuvre (et problématisent sa mise en page en deux colonnes) sont appelé les “Judas” par Derrida, une référence biblique à la trahison (nécessaire) de l’intérieur. C’est le même genre de trahison qu’effectuent les notes et inserts de S. envers la structure de Ship of Theseus »26. Tree of Codes permettait une lecture en creux, partiellement synchronique ; c’est ici un autre système qui se fait voir sur la page, dans lequel le texte de Straka n’est jamais à l’abri d’un coup de stylo qui le met en relief en le soulignant ou en l’entourant, et surtout en le détournant de son sens romanesque. Le relief du texte, lorsqu’on en tourne les pages, est d’abord produit par l’abondance de ses ramifications ; ainsi que, parfois, par une erreur d’impression27 qui donne le sentiment de devoir se munir de lunettes anaglyphiques28 pour pouvoir lire une partie du récit. Si S. s’était arrêté à cette profusion de discours, il n’aurait sans doute pas tout à fait eu sa place dans une discussion sur la tridimensionnalité de la surface de la page, davantage dans une analyse du paratexte à l’ère post-moderne. Mais en guise de paratexte, Doug Dorst fournit également à son lecteur de véritables objets que l’on peut qualifier d’artefacts ou d’inserts, qui viennent se glisser entre deux pages du livre et en affirment le relief prononcé. Au nombre de vingt-deux, ces inserts reproduisent aussi bien des lettres échangées entre Eric et Jen ou d’autres personnages que des photographies, des extraits de journaux, des photocopies de télégrammes étrangers de plus ou moins bonne facture, des cartes postales, une carte dessinée sur une serviette, ou encore une roue de carton qui permet de décoder certains des messages cryptés disséminés dans le livre. On peut se poser la question de leur nature de complément ou de supplément au récit, bien que le soin qui est apporté à leur réalisation graphique contribue à l’esthétique globale de l’ouvrage ; surtout, leur nature tactile détache subtilement ces inserts du monde fictionnel pour les faire saillir vers le monde réel du lecteur. Comme les notes laissées par Eric et Jen, se pose également la question de l’effet de leur lecture : pour Brendon Wocke, « en feuilletant les objets, les inserts et les pages de ce roman hautement tactile, le lecteur peut faire l’expérience de sa propre version du récit, en se focalisant sur un point nodal ou un autre »29. On en revient alors à la question de l’exploration quasi-topographique du livre, une lecture faite de méandres aussi bien le long des confluents spatiaux de n’importe quelle double page qu’à travers les chapitres, tant est fréquente la tentation de revenir en arrière pour vérifier un passage précis dont la signification apparaît soudain changée. Il ne s’agit plus comme avec l’ouvrage de Jonathan Safran Foer de s’enfoncer dans les profondeurs thématiques et matérielles du texte, mais au contraire de se perdre dans l’amoncellement d’objets et d’interprétations sémantiques que nous propose le livre. S. se présente de prime abord comme un univers fictionnel clos, un livre qui réunit jusqu’à l’excès différents personnages sous un même toit de papier. Mais comme le montrent les inserts qui débordent de ses pages, il ne parvient pas tout à fait à contenir sa fiction, qui ne peut dès lors que se déverser hors de la diégèse, de façon matérielle mais aussi virtuelle puisque le livre fait également saillance vers la sphère du numérique.
En effet, s’il est courant aujourd’hui dans le milieu de l’édition d’accompagner la publication d’un livre de sites internet dédiés, dans le cas de S. cette stratégie médiatique s’accompagne d’un flou péritextuel. On trouve parmi les notes d’Eric et Jen de nombreuses références à des sites internet consultables par un lecteur curieux ; des comptes Twitter pour chacun des deux protagonistes ont été également créés, ainsi que des sites mis sur pied par des faux fans de Straka, déterminés eux aussi à percer le mystère de son identité. La fiction dépasse donc le cadre matériel du livre pour s’engouffrer dans un relief dématérialisé, au sein duquel des voix officieuses s’ajoutent aux discours officiels et renversent alors le mouvement : dès lors que des sites sont créés par de véritables lecteurs de l’œuvre qui déguisent parfois leur identité et assument l’apparence de personnages du livre sur les réseaux sociaux, il devient complexe de déterminer là où l’autorité auctoriale s’efface, et la topographie du récit épouse alors celle du réseau mondial en même temps que la réalité s’empare de la fiction.
Conclusion
Il semble opportun de revenir en conclusion à la sphère du virtuel en faisant nôtre cette réflexion de Tristan Garcia : « Risquons pour conclure ce diagnostic : ce qui aura marqué le tournant du XIXe et du XXe siècle, ça aura été la remise à plat du texte avec l’image – l’affiche, la feuille de journal, l’enseigne publicitaire, la poésie d’avant-garde… Ce qui marque le passage du XXe au XXIe siècle, c’est la projection de ces images dans le fantasme de la tridimensionnalité »30. Des œuvres comme Tree of Codes ou S. nous montrent qu’il n’est pas certain qu’il s’agisse là tout à fait d’un fantasme ; certaine est en revanche la dette que ces ouvrages doivent aux outils numériques dans leur création. Comme le notent avec justesse Matthew Kirschenbaum et Sara Werner, les livres de Jonathan Safran Foer et Doug Dorst revendiquent leur aspect « livresque » (« bookishness » en anglais) tout en représentant des créations littéraires qui auraient été techniquement impossibles encore une dizaine d’années auparavant. En ce sens, « tout universitaire attentif aux faits de l’histoire du livre doit considérer de telles œuvres non comme des protestations contre la numérisation mais comme preuve matérielle du jeu entre les formes numériques et analogues […] S. n’est donc pas une proposition nostalgique, mais une proposition proleptique »31.
Les ouvrages de Doug Dorst et de Jonathan Safran Foer, qui ont d’ailleurs connu tous deux des adaptations numériques plus ou moins réussies, sont peut-être au final à considérer comme deux des plus récentes propositions au sein d’un modèle dialectique déjà bien ancien et qui ne cesse de se réinventer, prouvant s’il était besoin qu’il ne faut jamais s’arrêter à la surface des choses, souvent bien trompeuse.