Dans le sillage des récents et importants travaux de Jacques Verger1 sur la mobilité étudiante au Moyen Âge, nous proposons une réflexion au croisement des disciplines sur la figure de l’étudiant.e du Moyen Âge au XXIe siècle. Population née de migrations inter et intra nationales, de brassages et de recompositions, les étudiants constituent au fil des siècles des communautés spécifiques, parfois en marge de la société, parfois au cœur des changements sociologiques ou de l’action politique comme en atteste par exemple la fondation, en 1935, de la revue L’étudiant noir par Aimé Césaire, permettant l’émergence du mouvement littéraire et politique de la Négritude.
Si l’étudiant est devenu un personnage littéraire incontournable, que l’on pense aux romans de formation ou aux auteurs qui ont modelé cette figure dans leurs œuvres, tantôt sous l’angle de l’exclusion, tantôt sous celui de l’intégration2, de Villon à Jules Vallès, en passant par Hugo ou Flaubert, nous avons souhaité, dans ce volume, ouvrir les perspectives et croiser avec profit des approches variées : littéraires, certes, mais aussi historiques, sociologiques et rhétoriques. De ce dialogue ressort une figure de l’étudiant.e plurielle et diffractée, tant révélatrice du changement que de la reproduction sociale, à la fois mise à la marge et représentante d’une communauté. En somme, l’étudiant est tel que l’a saisi Picasso dans ses deux toiles L’étudiant à la pipe3 et L’étudiant au journal4 : il est un type aux attributs tout de suite identifiables – comme le rappelle la faluche sur les deux tableaux – mais il est aussi une figure aux contours flous, déformés par le cubisme, aux frontières mouvantes.
Ce travail, fruit des actes du colloque qui a eu lieu à l’Université Bretagne Sud, avec le soutien de l’équipe HCTI et dans le cadre du projet Identité et Société de l’UBS, les 1er et 2 décembre 2016, s’articule en deux tableaux. Le premier pan est consacré aux questions de formation, de cadre institutionnel et aux mobilités spatio-temporelles des étudiants. Le second pan s’intéresse aux représentations de la figure de l’étudiant.e entre mythes et réalités.
Dans sa contribution liminaire intitulée « La constitution d’une communauté étudiante au sein de la bureaucratie byzantine : les juges de l’Hippodrome (Xe-XIIe siècle) », Eric Limousin étudie la constitution d’une communauté étudiante dans le cadre de la formation des élites de la bureaucratie byzantine aux Xe-XIIe siècles. Même si, « [c]omme souvent, avec les sources byzantines, nous devons nous contenter de peu : quelques mentions dans des sources parfois sibyllines, des indications parcellaires », Eric Limousin parvient, en analysant le groupe social des juges de l’Hippodrome, à montrer quelle importance l’aristocratie de Constantinople accorde à la formation de ses enfants, qui sont amenés à devenir des professionnels du droit. L’école, lieu de socialisation important pour ces familles aristocratiques, constitue en effet la garantie d’une place dans la bureaucratie et un moyen de défense et de cohésion d’un groupe social. La contribution de Naïs Virenque, « Figures de l’étudiant dans les traités d’art de la mémoire au Moyen Âge et à La Renaissance », nous fait découvrir les traités d’art de la mémoire qui constituent de solides bases propédeutiques et heuristiques, posant les fondements mnémotechniques nécessaires à la poursuite d’un parcours universitaire. L’auteure analyse le profil de l’étudiant que les traités d’art de la mémoire laissent apparaître en creux. Pour ce faire, après avoir rappelé les fondements antiques de l’art de la mémoire et réfléchi à l’image de l’étudiant qu’ils laissent transparaître, elle prend appui sur un corpus de traités d’art de la mémoire du Moyen Âge et de la Renaissance pour la plupart inédits. Naïs Virenque s’interroge sur le destinataire réel ou fantasmé des traités d’art de la mémoire et sur la manière dont ces derniers se donnent in fine à lire comme des ouvrages initiatiques.
Après ces préambules sur la formation et les institutions, on s’intéresse à la question de la mobilité autour de l’exemple des étudiants de la campagne lilloise au début du XXe siècle et de la figure de l’étudiant étranger au Moyen Âge. Chantal Dhennin-Lalart nous propose ainsi une approche de l’étudiant dans la campagne lilloise des années 1900 jusqu’à la sortie de la Grande Guerre. Ces étudiants apparaissent alors comme les révélateurs de la société de leur époque. En particulier, ils viennent incarner tant la réussite de la méritocratie républicaine que le maintien des inégalités entre hommes et femmes, familles aisées et pauvres. L’article de Chantal Dhennin-Lalart s’attache également à montrer la marginalisation des étudiants au sein de la jeunesse de la campagne lilloise. Jacques Verger, spécialiste de ces questions de mobilité étudiante au Moyen Âge, qui a déjà montré combien « le thème de la mobilité des étudiants au Moyen Âge est un lieu commun, déjà présent dans certains textes médiévaux, complaisamment repris, de manière souvent anecdotique, par de nombreux auteurs modernes, volontiers utilisé, avec les meilleures intentions du monde, dans bien des discours politiques contemporains5 », nous invite à réfléchir sur la question de savoir si la notion, aujourd’hui familière, d’« étudiant étranger » peut être utilisée de manière pertinente pour la période médiévale et, si oui, ce qu’elle peut nous apprendre sur la nature des écoles et universités du Moyen Âge, plus précisément entre le XIIe et le XVe siècle.
Ces exemples très concrets font déjà surgir un certain nombre de représentations et de tensions – notamment entre marginalité et communauté – et nous permettent d’aborder ce qui constitue la seconde partie, à savoir les représentations de la figure de l’étudiant.e dans le lien tissé avec la marginalité, entre mythe et réalité.
Sébastien Pautet ouvre ainsi cette seconde partie avec un article puissamment sous le signe du mythe et de la marginalité : « Le mythe de la marginalité : emprise institutionnelle et résistance des élèves à l’École du Génie de Mézières ». Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’École du génie de Mézières a été la première école d’ingénieurs militaires française. C’est elle qui donnera naissance à l’Ecole polytechnique en 1794. Sébastien Pautet choisit de se placer à l’interface d’une institution scolaire (l’École du génie) et des individus sur lesquels elle travaille (les élèves) afin d’étudier les mécanismes de socialisation institutionnelle qui ont forgé l’identité durable et la figure de l’élève ingénieur au XVIIIe siècle. En s’appuyant sur des sources variées (sources institutionnelles et égo-documents d’élèves) et en croisant les méthodologies de plusieurs sciences sociales (sociologie, histoire), cette contribution se place du côté de la vie en marge des élèves de l’École du génie, à travers leurs pratiques communautaires. L’exploration de ces pratiques, hors et dans l’école, dévoile un mythe de la marginalité qui cache les mécanismes à l’œuvre de l’emprise institutionnelle de l’établissement. Barbara Servant, pour sa part, nous entraîne dans les œuvres d’Iris Murdoch et d’Italo Calvino, avec « L’étudiante dans les romans de Murdoch et Calvino : regard de la marge sur la création », et donne ainsi son sens à l’orthographe inclusive choisie pour le titre de ce volume. Les étudiantes présentes chez les deux auteurs sont des personnages secondaires, des personnages de la marge. Contrepoints ou faire-valoir, ces étudiantes apparaissent dans un premier temps doublement en marge : en marge de l’intrigue et en marge des sphères du pouvoir littéraire, espace de la création et espace de la connaissance. Mais l’article montre qu’elles sont aussi à l’origine d’un renversement : décrire une étudiante à travers un regard masculin permet par exemple à la romancière Iris Murdoch de dénoncer avec ironie certains préjugés. Barbara Servant dévoile donc que les deux romanciers invitent à réfléchir à la figure de l’étudiante dans son rapport ambigu au monde du savoir et de la création. Pour clore cet axe consacré à la question de la marginalité, Blandine Puel, dans « étudiants hors l’école dans La désobéissance d’Alberto Moravia et L’attrape-cœurs de J. D. Salinger : la marginalisation adolescente au miroir de la fiction littéraire », se demande comment les deux fictions choisies lient la représentation de l’adolescence et la figure de l’étudiant d’une manière nouvelle autour de la question de l’impossible appartenance et du rejet. L’arrachement initial à la communauté des lycéens, à laquelle Holden et Luca ne se sentent appartenir que facticement, engendre une évocation de l’adolescence comme errance douloureuse déconstruisant le modèle générique du Bildungsroman. Témoignant des évolutions sociologiques de cette classe d’âge au XXe siècle, l’adolescent littéraire se définit davantage comme un être sans attache, en partance, campant une posture de rejet, que comme un étudiant. Blandine Puel montre ainsi que les années 50 constituent le tournant majeur de cette mutation.
Enfin, pour conclure cette réflexion, il s’agissait de réfléchir aux « recréations » qu’impliquent les représentations de l’étudiant.e entre mythe et réalité. À ce titre, le travail de Romain Courapied consacré au « Disciple (1889) de Paul Bourget : chronique d’une jeunesse en perdition », montre que le péritexte met l’accent sur l’ambition éducative du texte, faisant le pont entre la réalité d’une communauté étudiante qu’on considère en perdition, et le contre-exemple fictif d’un autodidacte marginal trop imbibé d’abstractions socialement inutiles, voire dangereuses. La dernière contribution de Pierre-Alexis Delhaye nous introduit dans l’univers des super-héros de Marvel : créés en 1963 par Stan Lee et Jack Kirby, les X-Men sont une des principales équipes de super-héros de l’univers Marvel, tout en présentant des caractéristiques qui dépassent le schéma conventionnel de la figure du super-héros. La construction de l’identité des personnages à la fois étudiants et mutants est nécessairement en transit, dans un entre-deux faisant coexister rejet et intégration, marginalité et communauté. Le mutant comme l’étudiant orientent vers l’avenir, les X-Men deviennent alors, pour leurs auteurs, des biais privilégiés pour interroger la société telle qu’elle est ou pourrait devenir.
Ainsi se clôt ce voyage dans le temps et l’espace autour de la figure de l’étudiant.e dont les approches ne visent pas l’exhaustivité mais se répondent de loin en loin, et croisent sociologie, histoire et littérature afin de souligner, s’il en est besoin, la complexité et la mouvance de la figure de l’étudiant.e.