À lire les récits de la Chronographie de Michel Psellos et l’Historia Syntomos de Jean Skylitzès1, la période du règne de Basile II, à la fin du Xe et au début du XIe siècle, il est clair que les aspects militaires l’emportent sur tout le reste. La figure de Basile II, puissant et triomphant des adversaires, parvenant à défendre et étendre la frontière asiatique, et récupérant la Bulgarie, attire tous les regards et fait disparaître du devant de la scène les modifications de la bureaucratie byzantine. Cependant derrière ce paravent militaire, très présent chez Michel Psellos et Jean Skylitzès, il semble bien que des transformations structurelles importantes dans la bureaucratie byzantines soient en cours2.
Depuis 1977 et la parution des « Cinq études sur le XIe siècle » de Paul Lemerle, notre compréhension des structures scolaires a été affinée : la question de l’Université impériale a été résolue, les études prosopographiques ont bien montré la permanence de la formation des élites aristocratiques3.
Ainsi on peut affirmer avec Lemerle que les écoles dites de la paidéia se sont au moins maintenues voire développées à Constantinople au cours du Xe siècle4. Tout cela pour permettre au tournant des Xe siècle et XIe siècle, l’éclosion d’une génération de bureaucrates dont certains sont déjà bien connus, comme Nicéphore Ouranos, Jean Mauropous et ses oncles, Syméon le Nouveau Théologien ou le juriste Eustathe Rhomaios5.
Cette génération est également celle que l’on retrouve dans les entourages impériaux étudiés par ailleurs6. On a donc tous les éléments favorables au développement d’un système qui doit assurer aux jeunes aristocrates issus des écoles de la paidéia une place dans la hiérarchie administrative de l’empire ou dans celle de l’Eglise et ainsi conforter la place de leur famille dans la société byzantine. Dorénavant, nous avons le système de formation, nous avons le public, reste la fonction à occuper…
Dans le cadre de la réorganisation du pouvoir et de la justice, depuis le règne de Basile Ier, les empereurs ont développé un corps de fonctionnaires bien particulier, les juges de l’Hippodrome et du Velum (kritès épi tou hippodromou kai tou Bèlou) qui forment l’ossature des personnels de justice7. Ils suppléent les insuffisances de formation juridique des autres fonctionnaires byzantins, ainsi, le protospathaire de la phiale Podarôn, fidèle à la nouvelle dynastie macédonienne a été nommé à la tête du tribunal, mais étant illettré, il est bien incapable de rendre un jugement qui puisse s’appuyer sur le corpus juridique byzantin. Pour le seconder, Basile Ier, décrit par Jean Skylitzès comme un réformateur de la justice, a institué un corps de professionnels du droit8. Le Livre de l’éparque, rédigé dans la période suivante en 911 ou 912, donne un bon aperçu de ces écoles de droit lorsqu’il décrit la corporation des notaires9. On en déduit que ces juges de l’Hippodrome sont nécessairement formés au droit et à la procédure.
C’est donc cette conjonction, un public, une école, un débouché que nous allons essayer de décrire et d’expliquer aujourd’hui.
L’essor des structures scolaires
Histoires et chroniques sont assez peu bavardes sur la question des écoles à Constantinople du IXe au Xe siècle. En effet, nous devons nous contenter de quelques mentions « en passant » de Jean Skylitzès, passages inspirés ici par le texte de la Vita Basilii.
« De plus dans chaque rue et chaque établissement pieux, l’empereur nomma des hommes capables d’agir en tant que juges, hommes dont les compétences étaient la marque de leurs études et dont l’âme et le comportement attestaient de leurs manières pieuses et incorruptibles. Il les fit sortir du rang et les éleva en leurs conférant des dignités et en les honorant par des libéralités annuelles qui leur fournissaient avec d’autres pensions et largesses. En particulier, il fit nettoyer et restaurer la Chalkè à grand frais à cause des ravages du temps et de l’indolence des gouvernants passés et peut-être aussi à cause des incendies. De nombreux endroits de ce splendide et impressionnant bâtiment étaient tombés en ruine, et le palais lui-même avait le toit éventré. Il fit de ce bâtiment un tribunal général, plus prestigieux que l’Aréopage ou l’Héliée. Non seulement par la sélection et la promotion des juges mais également parce qu’il permettait que la justice soit accordée à ceux qui se plaignaient d’avoir été lésés ; il offrait également une subsistance à ceux qui étaient obligés de séjourner dans la ville reine autant qu’ils pensaient nécessaires pour réparer la violence faite à eux par les puissants ». |
« Puis après cela, il s’occupa de la justice et réussit à faire régner parmi ses sujets l’égalité devant la loi, de sorte que les riches n’opprimaient plus les pauvres. Partout il faisait publier des décrets ordonnant que l’injustice fût complètement extirpée. Il établit des juges dont il rehaussa la position par des revenus en nature et toute sorte de libéralités, et auxquels il ordonna de passer leurs journées à régler les différends entre parties adverses. Il leur assigna des endroits convenables : la Magnaure, ce que l’on appelle l’Hippodrome et la Chalké, comme on dit, qui avait souffert du temps et menaçait ruine alors plus que jamais, mais qu’il restaura et rénova. Il attribua aussi des ressources aux plus indigents des plaideurs, afin que la nécessité ne les contraignît pas à renoncer à leur procès ». |
Si ces deux textes mentionnent donc le soin que Basile Ier met à recruter les juges, Constantin VII Porphyrogénète, dans la Vita Basilii, insiste sur leurs capacités et compétences, alors que Jean Skylitzès lui insiste sur leur intégrité.
Léon le Diacre, dont l’histoire est remplie des campagnes militaires de Nicéphore II Phokas, ne manque jamais de remarquer, à l’occasion de portraits que certains acteurs ont fait des études10. Polyeucte, patriarche de Constantinople « a poussé au plus haut l’étude de la sagesse tant divine qu’humaine11 ». De même, il décrit sa propre formation acquise lorsqu’il « vivait tout jeune homme, dans la cité de Byzas pour faire [ses] études et [son] éducation12 ». Il mentionne également Syméon le Métaphraste, logothète et magistre ainsi qu’Etienne, évêque de Nicomédie et syncelle, « homme particulièrement renommé parmi les savants de son temps13 ». Enfin, dans son éloge de Basile II, Léon le Diacre mentionne la présence de gens habiles en paroles et rompus à l’usage du beau langage ainsi que ceux qui ont du goût pour ce type de talent sans toutefois décrire d’une manière ou d’une autre la formation intellectuelle de Basile II14.
De ces témoignages, auxquels on peut ajouter ceux plus connus de Michel Psellos et Michel Attaleiatès rédigés un demi-siècle plus tard, on en conclura que les écrits du premier sont un peu exagérés lorsqu’il déclare avoir trouvé les sources de la philosophie et de la rhétorique bouchées15. En effet, comme Anne Comnène en son temps, il reprend le thème de la crise de l’enseignement pour grandir son rôle. Le témoignage de Michel Attaleiatès est plus intéressant, car il insiste sur la politique de Constantin IX Monomaque. En effet, il reprend la thématique développée par Jean Skylitzès à propos de Basile Ier :
Vainqueur encore dans cette bataille, l’empereur jouit de la tranquillité et s’adonna avec plaisir aux affaires civiles : il établit une école de droit et installa à sa tête un nomophylax. De plus, il fit monter au firmament de la science philosophique en nommant hypatos des philosophes, un homme qui l’emportait sur nous par la connaissance. Il pressa les jeunes gens de se former à la discipline des discours et sciences de la sagesse avec ce maître qui rendait tout facile et en accordant d’impériales récompenses à ceux qui se distinguaient dans le discours public. Il fonda un bureau des procès civils, donna à son président le titre d’épi tôn kriséôn. Dans ce bureau, les juges de province mettent par écrit les affaires à traiter et déposent le double de toutes les pièces, pour écarter tout soupçon de fraude16.
Nous disposons donc d’un faisceau de témoignages qui attestent bien d’une volonté impériale de développer un groupe de jeunes aristocrates à qui des promesses de carrière sont offertes. Même si les deux épisodes décrits par Constantin VII et Attaleiatès ont deux siècles d’écart, il faut admettre une certaine continuité dans la politique impériale.
Pour en finir sur les écoles, on mettra l’accent sur une source assez originale, il s’agit de la correspondance du Professeur Anonyme. Comme l’indique la liste des correspondants, les parents d’élèves se recrutent principalement dans la bureaucratie impériale de second niveau, celle des protospathaires, des fonctionnaires secondaires capables de financer les études de leurs rejetons pour leur assurer une carrière17.
On retrouve donc parmi ses clients des familles habituées des palais et bureaux impériaux : longtemps décrites par l’historiographie comme des familles de tradition civile, jamais ou rarement au premier plan, elles œuvrent dans l’entourage des familles aristocratiques principales18. Elles sont identifiables facilement car certaines sont liées à un quartier de Constantinople, comme les Akropolitai, Blachernitai19, d’autres à un métier de Constantinople, comme les Spanopouloi ou les Keroullarioi, d’autres sont d’anciens provinciaux insérés récemment dans l’aristocratie constantinopolitaine (Attaleiatès, Nikaeus, etc.).
L’identification d’un corps social
La profession de juge de l’Hippodrome semble donc être la fonction idéale pour identifier ce groupe. En effet, si l’on suppose que les fonctions juridiques nécessitent une connaissance voire une maîtrise du droit byzantin, il s’agit de fonctionnaires qui sont nécessairement passés dans les écoles de la paidéia et les écoles de droit.
Trois fonctions provinciales permettent de préciser le recrutement et les carrières des juges de l’Hippodrome et du Velum : il s’agit des juges des thèmes des Thracésiens, de Thrace et Macédoine et enfin ceux de l’Opsikion. Ces trois fonctions provinciales sont importantes dans les taktika et ce sont les plus importantes de cette catégorie20. Autre élément en commun, ce sont les provinces les plus proches de Constantinople et classées parmi les plus prestigieuses certes mais également parmi les plus lucratives. L’étude de la liste des juges de thèmes indique les éléments suivants pour la période 950-1200 :
Juge des Thracésiens |
Juge de l’Opsikion |
Juge de Thrace et Macédoine |
|
Nombre |
29 |
29 |
40 |
Juge de l’Hippodrome |
4 |
8 |
9 |
Juge du Velum |
7 |
2 |
8 |
Autres fonctions judiciaires |
1 |
3 |
1 |
Total |
12 |
13 |
18 |
41 % |
45 % |
45 % |
Cette enquête partielle est toutefois significative. Au fur et à mesure que l’administration civile se développe dans les provinces, il est clair que l’exigence d’une formation juridique est de plus en plus forte. Devenus au cours du XIe siècle les véritables chefs de l’administration civile et fiscale provinciale, les juges de thèmes sont également des praticiens du droit, ce que montre la place de plus en plus importante des mentions de juge de l’hippodrome, juge du velum, voire la combinaison des deux21.
Les sources utilisées pour cette enquête sont essentiellement sigillographiques et ne permettent pas une identification complète22. En effet, la mention de noms de familles sur les sceaux ne se développe qu’à partir de la seconde moitié du XIe siècle. Toutefois, parmi ceux que l’on connaît, on retrouve le tableau suivant23 :
Juge des Thracésiens |
2nde moitié du XIe siècle Constantin Promoundinos magistre vestès, juge du Velum et des Thracésiens24 |
Juge de l’Opsikion |
XIe siècle Pierre Serblias hypatos, Magistre, vestès, |
Juge de Thrace et Macédoine |
Xe-XIe siècles Michel Monokaritès spathaire impérial, juge de l’Hippodrome de Thrace et Macédoine30 |
En croisant ce tableau avec les listes des familles aristocratiques dressées par A. P. Kazhdan, il apparaît donc que les familles de tradition civile investissent en nombre ces fonctions judiciaires. Les marqueurs que sont les postes de juge de l’Hippodrome, juge du Velum, voire le cumul des deux, montrent bien cette spécialisation. Les familles présentes dans le tableau correspondent bien au modèle évoqué : Anzai, Alôpoi, Makrembolitzai ne sont jamais au plus haut de la bureaucratie byzantine, mais sont toujours présentes dans les listes de fonctionnaires impériaux. Avec les Serbliai, Hexamilitai, Zônarai, ils forment les principales familles appartenant à cette catégorie encore méconnue qu’est l’aristocratie de second niveau37.
Un mode de vie et des pratiques sociales
Il est clair que la sigillographie ne nous apprend rien sur le mode de vie et les comportements sociaux de ces anciens étudiants38. Lettres et exercices rhétoriques sont plus utiles à la compréhension de ces phénomènes mais elles sont également un peu plus complexes à analyser. L’étude montre plusieurs éléments dans le fonctionnement de ce groupe :
-
une référence permanente à l’éducation : ainsi le vocabulaire de l’érudition, décrivant la formation des élèves de la paidéia est particulièrement présent dans la correspondance de Michel Psellos comme le montre les nombreuses occurrences des termes : logiôtatos kai politikos39.
-
la présence de l’humour pour définir l’astéiôtès, l’urbanitas, étudiés par Floris Bernard40.
Mais un champ lexical n’a pas encore été étudié dans la correspondance, celui de la justice. Michel Psellos, dans sa correspondance avec les juges de thèmes, fait fréquemment référence à la justice41. On dénombre une petite vingtaine de lettres mentionnant la notion de justice. Le plus souvent il a tendance à confronter deux notions : la justice et l’amitié avec des formules du type de celle employée dans une lettre adressée à un juge des Bucellaires : « Donc dès lors, le meilleur aura été exécuté deux fois ; la justice et la pure amitié envers moi42. » Ou encore, dans celle à destination d’un probable juge des Thracésiens : « Mais si tu prenais quelque risque par amitié pour moi, cela n’est pas moins conforme à la justice qu’à l’humanité. Je ne te demande pas une sentence injuste sur l’affaire : mais si tu mêles mon amitié à ta sentence, tu prendrais peut-être une décision différente de celle que tu as prise43. » Dans la hiérarchie des valeurs de Michel Psellos, la justice, comprise comme l’exercice technique du pouvoir, est subordonnée aux liens qui se sont formés à l’intérieur de l’aristocratie byzantine.
Enfin une lettre de Michel Psellos, une seule sur les 577, mentionne un juge de l’Hippodrome.
Τῷ αὐτῷ
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Au même, [un juge de l’Opsikion] |
Ensuite, si on analyse ce texte, il s’apparente à une lettre de recommandation comme il a été démontré par ailleurs48. Cette lettre de recommandation concerne un juge de l’hippodrome compétent dans le domaine juridique mais qui vient de connaître des échecs. Le juge de l’Opsikion doit de le traiter avec gentillesse car il semble avoir été déçu par une décision du tribunal. Comme souvent la perspective d’une vie en province est vue comme une catastrophe mais Michel Psellos assure qu’il va découvrir les vertus du juge de l’Opsikion et s’apercevoir que la vie en province n’est pas si terrible. Il fait référence aux généraux d’Alexandre et à l’hétairie que ce dernier aurait instituée. Les membres se mettaient en danger pour être parmi les compagnons (ἑταῖροι) d’Alexandre. Ainsi le juge est le nouvel Alexandre, mais l’enseignant reste Psellos et non Aristote.
On peut retenir de cette lettre plusieurs éléments : tout d’abord, l’école est un lieu de sociabilité important pour ces familles. Le juge de l’Opsikion a été un ancien élève de Michel Psellos : c’est ce que montre la dernière phrase : « Tu es (je le dis sans flatterie, Dieu m’en est témoin) supérieur à Alexandre le Grand en intelligence et en prudence. Mais tu lui es inférieur sur un point seulement : il avait Aristote comme professeur, et toi Psellos ». Ensuite, ce juge de l’Hippodrome fait clairement partie de ces élites de Constantinople, toujours inquiètes de devoir traverser les murailles de la Ville : « Ainsi en effet il semble qu’il soit sur le point de s’approcher d’une nature ardente et dès qu’il sort de la ville, il tremble et prend peur ». Enfin, il a été bien formé dans les écoles puisqu’il est décrit comme « bon dans sa partie et c’est un homme humble et simple et qui sait exactement ce qu’il faut faire pour les jugements et comment il faut être au service de ton gouvernement ».
Par conséquent, connaissant des difficultés de carrière, probablement un jugement qui lui est défavorable, ce juge est envoyé en province, pas trop loin quand même, pour assister le chef de l’administration du thème et il part de Constantinople avec des appuis importants. Ici, comme dans de nombreux autres cas de la correspondance de Michel Psellos, nous voyons bien que ces hommes se connaissent et surtout, il s’agit de faire en sorte que les carrières se déroulent pour le mieux. En effet, Michel Psellos est à cette époque à la fois leur ancien professeur mais également un des hommes qui dominent la cour des empereurs de Constantin IX Monomaque à Constantin X Doukas.
Comme souvent, avec les sources byzantines, nous devons nous contenter de peu : quelques mentions dans des sources parfois sibyllines, des indications parcellaires. Toutefois, de ce dossier des juges de l’hippodrome, on peut retenir quelques éléments :
-
l’aristocratie de Constantinople a tout le temps fait le pari de la formation de ses enfants.
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Elle compte sur l’école pour leur assurer une place dans la bureaucratie mais elle doit faire face à la concurrence des autres familles, ainsi dans le groupe des juges de l’hippodrome, on retrouve des familles qui n’appartiennent pas à ce groupe des familles de Constantinople comme les Sklèroi, les Argyroi ou les Abalantai qui au tournant des années 1050 destinent certains de leurs enfants à ces carrières.
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Ce groupe développe des comportements sociaux qui visent justement à défendre un pré carré dans l’organigramme de la bureaucratie byzantine, elle y parvient assez bien puisque manifestement, ces familles sont moins souvent victimes des purges liées aux changements politiques du XIe siècle : ainsi, présents du début du Xe siècle au XIIe siècle, les Hexamilitai occupent des postes importants mais jamais de premier plan.