« Sed si despicias aut spernas scienciam in qua studes, vel doctorem a quo audis, non bene percipies – nec retinebis », « mais si tu méprises ou si tu rejettes la science dans laquelle tu es étudiant ou l’enseignant que tu écoutes, tu ne comprendras pas bien – et tu ne retiendras pas1 ». Ainsi Matheolus de Pérouse, philosophe, médecin et professeur à l’université de Padoue dans le dernier tiers du xve siècle, s’adresse-t-il à son lectorat étudiant dans son Tractatus […] de memoria. Ce faisant, il s’inscrit dans la vaste tradition de l’art de la mémoire lointainement issu de l’Antiquité, qui cherche dans l’élaboration mentale d’un édifice pourvu de lieux distincts et d’images caractéristiques un artefact efficace pour optimiser les capacités de la mémoire naturelle2.
Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’art de la mémoire connaît une diffusion de grande ampleur, notamment à travers la relecture d’écrits de la philosophie aristotélicienne3, de la rhétorique cicéronienne4 et de la médecine galénique5. À la fin du xiiie siècle, mais surtout au xive et au xve, le traité d’art de la mémoire se codifie6 en fonction de son lectorat privilégié : l’étudiant du premier cycle universitaire, qui apprend les arts libéraux du trivium (rhétorique, grammaire et logique) et du quadrivium (arithmétique, géométrie, musique et astronomie) dans des facultés dédiées, les facultés des arts7. Le traité d’art de la mémoire prend les caractéristiques génériques d’un ouvrage court, organisé en chapitres, règles, alinéas, qui expose les grandes lignes de l’histoire de l’art de la mémoire. Aux considérations philosophiques héritées de la psychologie aristotélicienne et aux prescriptions rhétoriques issues de la rhétorique latine classique, il ajoute généralement des recommandations médicales, la plupart du temps sous la forme d’un régime de santé de type hippocratique8. Ainsi les traités d’art de la mémoire constituent-ils de solides bases propédeutiques, qui posent les fondements mnémotechniques nécessaires à la poursuite d’un parcours universitaire9.
Bien qu’elle ne soit pas le seul centre d’écriture de traités d’art de la mémoire, l’université reflète, depuis sa naissance au xiie siècle10, un intérêt général pour un apprentissage normé et ordonné que l’art de la mémoire soutient activement. Si des recherches sont de plus en plus élaborées sur les savoirs, les programmes, l’enseignement, les penseurs, l’étude des traités d’art de la mémoire, souvent faute d’édition voire de transcription des textes, n’est, quant à elle, pas systématique. Cet article n’a pas pour objectif de caractériser les relations entre professeurs et étudiants à l’université au Moyen Âge, pas plus qu’il ne souhaite dresser un tableau de l’étudiant type de l’université médiévale ; des champs que, du reste, les travaux fondateurs de Jacques Verger et de Pierre Riché11, suivis de ceux, tout aussi fondamentaux, d’Olga Weijers12, couvrent déjà largement. Cet article s’attache à l’étude du profil de l’étudiant que les écrits d’art de la mémoire laissent apparaître en creux. Pour ce faire, après avoir brièvement rappelé les fondements antiques de l’art de la mémoire et réfléchi à l’image de l’étudiant qu’ils laissent transparaître, il prendra appui sur un corpus de textes du Moyen Âge et de la Renaissance qui sont soit des traités d’art de la mémoire au sens strict, soit des notes adjointes à des ouvrages de rhétorique. De l’étudiant idéal à l’apprenti revêche, du disciple appliqué au lecteur peu scrupuleux, cet article propose une réflexion sur le destinataire réel ou fantasmé des traités d’art de la mémoire ainsi que sur les raisons pour lesquelles il est parfois mis en scène et caricaturé. Loin de dépeindre l’interaction entre un simple « magister » et son élève, les écrits d’art de la mémoire se donnent souvent à lire comme des textes initiatiques qui, parce qu’ils garantissent l’accès à une technique universelle de conservation du savoir, aiment à se présenter comme l’expression utile d’un secret révélé.
Le fondement antique de l’image de l’étudiant dans l’art de la mémoire
C’est dans la rhétorique latine classique13, autrement dit dans la Rhetorica ad Herennium14 et dans le De inventione15, le De oratore16 et le Brutus17 de Cicéron, que l’art de la mémoire médiéval puise, outre la majeure partie de ses prescriptions et de son fonctionnement, sa figure type de l’étudiant18. De fait, les quatre écrits ont en commun de formuler des conseils à destination d’un apprenti orateur que les modalités énonciatives ne désignent pas explicitement : sur le modèle générique du dialogue platonicien, Cicéron et l’auteur de la Rhetorica ad Herennium font dialoguer entre eux des maîtres de rhétorique qui s’expliquent mutuellement leur savoir. C’est donc seul que l’apprenti orateur est censé s’identifier à la figure de celui qui apprend du maître, devenant lui-même, par projection, l’élève de rhétoriciens des générations précédentes.
En quoi consistent ces conseils ? L’art de la mémoire antique enjoint l’apprenti orateur à s’exercer longuement à élaborer des ensembles de lieux pourvus d’images particulièrement « saillantes, caractéristiques et frappantes19 ». Pour ce faire, il doit s’isoler dans un lieu ni trop sombre ni trop éclairé et effectuer un travail approfondi d’imagination et de concentration. Les textes abondent en recommandations précises : les ensembles de lieux à élaborer mentalement ne doivent être ni trop grands ni trop petits, ne pas trop se ressembler mais ne pas trop différer les uns des autres, des couloirs clairs et sobres doivent garantir le passage, des repères doivent les jalonner régulièrement afin d’éviter toute confusion, les images qu’il faut y placer doivent être attentivement proportionnées, sans être ni trop détaillées ni pas assez. Elles doivent être assez bizarres et surprenantes pour rester dans la mémoire mais tout de même assez explicites pour favoriser une restitution rapide de l’idée. Bref, comme le dit Hugues de Saint-Victor, théologien et auteur mystique né en 1096 et mort en 1141 dans la préface des Chronica20 qu’il adresse aux jeunes élèves entamant des études à l’école parisienne de Saint-Victor, « tout cela est certes enfantin, mais les enfants peuvent en tirer profit21 ».
La permanence de telles prescriptions, avec de légères variantes, caractérise la diffusion de l’art de la mémoire dans le temps et dans l’espace, malgré l’existence de nombreux détracteurs qui, comme Quintilien dans ses Institutions oratoires22, demeurent sceptiques quant à l’efficacité d’un tel procédé. À partir du XIe siècle, elles peuplent la grande majorité des ouvrages de pédagogie, tel le bien connu Didascalicon23 d’Hugues de Saint-Victor. Les prescriptions de l’art de la mémoire apparaissent également en creux dans bon nombre d’écrits de mystique24, en grande partie à travers leur diffusion dans les contextes monastiques où elles constituent le fondement de la formation du noviciat. Au cœur des interrogations sur les modalités de l’apprentissage et de l’assimilation durable du savoir, elles font l’objet de reconsidérations à partir du xiie siècle avec l’arrivée de nouveaux manuscrits et de nouvelles traductions du corpus aristotélicien25. Au xiiie siècle, elles traversent les questionnements scolastiques sur la nature de l’âme et de l’apprentissage et, bien que des ouvrages philosophiques tels les commentaires d’Albert le Grand et de Thomas d’Aquin au traité De la mémoire et de la réminiscence d’Aristote ne soient pas des manuels d’art de la mémoire, l’art de la mémoire était notoirement connu et mis en pratique par les publics étudiants, auxquels les facultés des arts l’enseignent en tant que base propédeutique à l’assimilation de tous les savoirs26.
Tous les écrits d’art de la mémoire ne proviennent pas du contexte universitaire. En revanche, ils se prêtent particulièrement à un usage scolaire et universitaire, et alimentent abondamment la culture pédagogique et didactique de la spatialisation mentale du savoir, fondamentale au Moyen Âge27. Or, bien qu’ils ne se confondent pas avec des écrits de pédagogie (leur objectif est d’optimiser la mémoire, pas de prendre en considération d’autres éléments qui entrent en compte dans l’apprentissage), les écrits d’art de la mémoire laissent-ils transparaître la figure d’un étudiant ? Le cas échéant, laquelle ?
D’une part, il apparaît que l’art de la mémoire implique catégoriquement que l’étudiant se délimite lui-même un milieu de vie sain, rigoureux, propice à l’étude et à la concentration. En d’autres termes, l’art de la mémoire requiert que celui qui l’apprend et veut s’en servir pour apprendre d’autres choses, mette en place une éthique, précise et codifiée. L’efficacité d’une telle éthique relève de la seule application de l’étudiant lui-même. De fait, qu’il s’agisse d’un contexte monastique, notamment avec Hugues de Saint-Victor ou du prédicateur anglais Thomas Bradwardine28, scolastique, avec Albert le Grand29 ou Thomas d’Aquin30, ou encore plus largement universitaire, avec les professeurs Pierre de Ravenne31, Matheolus de Pérouse32 ou Johannes Host von Romberch33, l’étudiant (qu’il soit élève, novice, disciple monastique ou étudiant à la faculté des arts) doit toujours se retirer loin de l’agitation des villes, dans un lieu ni trop grand ni trop petit. Selon la tradition augustinienne34, reprise notamment par Anselme de Cantorbéry35, il doit être capable de fragmenter lui-même le contenu de ce qu’il veut apprendre pour ne pas surcharger sa mémoire, et s’exercer fréquemment à la répétition, à la rumination, surtout s’il aspire à être moine36. Jacobus Publicius de Florence37, qui écrit le premier traité d’art de la mémoire imprimé38, considère en 1475 ou 1476 que la pratique et l’habitude, deux termes par ailleurs très cicéroniens39, sont appelés eux-mêmes « les guides de toute chose40 ». En somme, afin d’inciter le lecteur à mettre en place une éthique spécifique, les auteurs d’art de la mémoire idéalisent la figure type de l’étudiant sérieux à des fins exemplaires.
D’autre part, au Moyen Âge et au début de la Renaissance, l’étudiant demeure seul face à la rigueur de la tâche mentale considérable dont il a la charge. En revanche, il fait l’objet d’une attention très bienveillante de la part des mnémotechniciens qui écrivent les textes. De fait, ces auteurs compatissent avec la difficulté de l’effort, et procurent force conseils au lecteur étudiant pour favoriser son équilibre aussi bien intellectuel que physique. Dans son Tractatus, par exemple, Matheolus de Pérouse propose à son lecteur de conjoindre la tradition rhétorique à la tradition médicale pour que l’équilibre de son esprit soit en harmonie avec l’équilibre de son corps, soulignant ainsi que l’opération de mémorisation et de remémoration est une opération totale, qui engage tout le corps dans son processus. Soucieux de la réussite de son étudiant, Matheolus sait bien que « conserver ou augmenter la mémoire par des médicaments est une tâche très laborieuse, car ce trésor requiert une bonne disposition du corps ainsi qu’un très bon mode de vie41 ». Sur le modèle des ouvrages médicaux qui traitent de la mémoire et qui se diffusent surtout à partir du xive siècle42, notamment à partir des réflexions des médecins Arnaud de Villeneuve43 ou Bernard de Gordon44, lecteurs de Galien et d’Avicenne45, et sous la forme de « regula », Matheolus conseille à son étudiant de protéger son cerveau de toute source de chaleur, de s’interdire l’ivresse, de ne faire aucun débordement gastronomique ou sexuel, de s’alimenter avec modération, d’éviter les viandes grasses, les vins forts, les vinaigres, les substances acides, les haricots, l’ail, l’oignon, les poireaux, de se purger régulièrement, de remplacer ponctuellement et durant une semaine le vin par de l’eau sucrée, de consommer du gingembre ou de la coriandre, de se laver la tête tous les dix jours avec une lotion de feuilles de laurier, de camomille et d’un dérivé du miel, bref de prendre soin de son corps pour prendre soin de sa mémoire46.
Le Tractatus de Matheolus constitue le modèle de l’enseignement d’un maître à son disciple. Il s’attache à la délimitation, très hippocratique et cicéronienne, d’un mode de vie sain et équilibré au sein duquel s’adonner librement à l’activité de la pensée devient une tâche plaisante et vivifiante. Ce faisant, Matheolus appelle son étudiant à s’approprier les techniques qu’il propose et à les évaluer lui-même, recherchant par là son bon jugement et l’intégration pleine et entière de son enseignement47. Avec Matheolus, la pédagogie ne se limite pas à une activité de transmission des savoirs : elle se transforme en médecine, car le bon pédagogue est aussi celui qui prend soin du corps de son élève et de son équilibre physiologique.
Par conséquent, les textes d’art de la mémoire du Moyen Âge et du début de la Renaissance dessinent la figure idéale d’un étudiant qui est l’exact contraire de celui que, vers 1343-1354, Richard de Bury donne à voir vers 1343-1345 dans son Philobiblion48, à savoir un « jeune écervelé, flânant nonchalamment à l’étude49 », dont « le nez humide dégoutte50 » sur les livres, pour qui « il n’est pas honteux de manger du fruit et du fromage sur son livre ouvert et de promener mollement son verre tantôt sur une page tantôt sur une autre51 », dont les ongles sales ruinent les manuscrits52 et dont, finalement, l’incorrection est un outrage à l’exigence de l’étude et à la rigueur de la pensée.
L’étudiant mis en scène, un outil pour légitimer la parole du maître
Pourtant, le profil de l’étudiant modèle53 n’est pas le seul que laissent transparaître les ouvrages d’art de la mémoire, et force est de constater que tout écart à ce profil, qu’il relève de l’exploit mnémotechnique ou au contraire de l’échec cuisant de l’étudiant, fait l’objet d’une mise en scène à des fins didactiques pour lesquelles le maître s’érige en tant qu’exemple.
En effet, quelle que soit la tradition, les auteurs des écrits d’art de la mémoire oscillent très souvent entre la présentation épidictique des exploits d’une de leurs connaissances, comme le faisait Cicéron avec Thémistocle54, et l’exposition dramatique des ravages de l’oubli. Dans les deux cas, l’origine n’est à chercher nulle part ailleurs que chez l’étudiant lui-même, un étudiant qui est soit doté naturellement d’une mémoire hors du commun, soit incapable de se concentrer et d’apprendre efficacement.
Le danger qui guette l’étudiant est simple, fréquent, et rôde autour de l’apprenti mnémotechnicien comme une menace permanente : il s’agit de l’oubli, sur lequel la tradition médicale de l’Antiquité à la Renaissance s’est longuement concentrée55, et qui a fait l’objet de vastes considérations de la part des rhétoriciens. Dans son Tractatus, Matheolus de Pérouse attribue l’échec de la mémorisation – dont l’oubli est la conséquence – à une mauvaise volonté de l’élève, qui échoue dans l’apprentissage parce qu’il s’éloigne du maître et refuse de recevoir pleinement son enseignement :
Mais si tu méprises ou si tu rejettes la science dans laquelle tu es étudiant ou l’enseignant que tu écoutes, tu ne comprendras pas bien – et tu ne retiendras pas. C’est pourquoi, parmi les clefs de la sagesse, on place l’honneur du maître, et pourquoi il n’y a pas à s’étonner si les auditeurs de ce siècle progressent peu : se fiant à eux-mêmes, ils méprisent le maître, et pour cette raison nous voyons qu’ils ne progressent pas56.
Outre le fait de critiquer ses contemporains de manière tout à fait topique, Matheolus utilise ici l’échec de l’étudiant pour légitimer la parole du maître. Celui-ci ne devient pas seulement un rempart contre l’incapacité à réussir : il est convoqué en tant que synonyme de la connaissance, en tant qu’image performative du savoir en acte. Or, dans la mesure où Matheolus s’adresse directement à son lecteur étudiant, il ne se place pas seulement en tant que figure auctoriale (et donc autoritaire) de son traité. De fait, il se donne à voir également en tant que maître, dont les conseils sont à suivre : s’il n’est pas possible de se souvenir à nouveau d’une chose qui a été oubliée, il est possible de se prémunir contre l’oubli. De ce fait, Matheolus se dédouane aussi de l’inefficacité potentielle de sa méthode.
Des exemples phares d’étudiants qui ont réussi, et dont les exploits fascinants sont autant dus à une impressionnante mémoire naturelle qu’à une excellente assimilation des principes de l’art, appuient parfois de telles considérations. À partir du xve siècle, la figure la plus récurrente du mnémotechnicien exemplaire (outre celle de Simonide de Céos qui passe pour être l’inventeur de l’art de la mémoire parce qu’il a réussi à se souvenir sans faute de deux cents noms dans un ordre précis57, mais dont la vie d’élève n’intervient pas), est celle de Pietro Tommai, dit Pierre de Ravenne – lui-même l’auteur d’un ouvrage d’art de la mémoire58. Son histoire est bien connue des historiens de la mnémotechnique : à tout juste vingt ans, alors qu’il était encore étudiant, il récite tout le droit civil – textes et commentaires – à son maître de jurisprudence, Alessandro Tartagni da Imola. Par la suite, il impressionne le chapitre des chanoines réguliers de Padoue en récitant par cœur des sermons qu’il n’avait pourtant entendus qu’une seule fois59. Même s’il connaît quelques mésaventures60, Pierre de Ravenne incarne par excellence la figure de l’étudiant qui a dépassé le maître, et qui est devenu maître à son tour.
L’échec de l’étudiant ou son exploit hors du commun, pour lequel le maître joue assurément un rôle (même mineur), permet en quelque sorte au « magister » de personnifier la maîtrise de la mnémotechnique. Pourtant, tous les écrits du Moyen Âge ne mentionnent pas le maître : certains le sous-entendent en faisant du texte lui-même une adresse directe à l’étudiant, sans caractériser de personnage scripteur61. Par contre, ces écrits effectuent le lien entre celui qui détient le savoir et celui qui le reçoit, un lien qui se matérialise fréquemment par l’alternance entre des récits d’exploits mnémotechniques exemplaires et des adresses au lecteur. Le maître (qui se superpose souvent à l’auteur du texte lui-même) devient ainsi l’intermédiaire entre celui qui apprend et ce qu’il doit apprendre.
Un tel procédé se remarque particulièrement dans la préface des Chronica de Hugues de Saint-Victor. En effet, la démarche bienveillante de Hugues de Saint-Victor ne repose pas seulement sur un rapport d’autorité intellectuelle, il est aussi d’ordre spirituel : c’est à « [s]on fils62 » qu’il s’adresse afin de le détacher de la confusion qui conduit à l’oubli, et pour cultiver en lui l’art de la distinction qui éclaire l’intelligence63. Hugues de Saint-Victor a soin de cultiver la différence entre son étudiant et lui-même en se plaçant d’emblée dans la posture du praticien confirmé, pour qui la mnémotechnique « est facile64 », pour qui « cela est aisé65 ». Il marque également cette différence en exposant les techniques de mémorisation que d’autres moines mnémotechniciens emploient afin de se souvenir des Psaumes. Averti de leur secret qu’il divulgue, Hugues de Saint-Victor les évoque longuement, non sans se moquer de son étudiant naïf qu’il apostrophe directement : « crois-tu par hasard que, chaque fois qu’ils voulaient désigner un psaume par son numéro, il leur fallait feuilleter les pages pour savoir […] quel était leur numéro respectif66 » ? Non, bien entendu, et l’étudiant est ainsi prévenu par son maître : il ne doit pas céder à la facilité.
Hugues de Saint-Victor termine sa préface en généralisant son propos : la mémoire n’est plus « ta mémoire67 », celle de l’étudiant, mais « notre mémoire68 ». Ses considérations se font de plus en plus universelles : ce qui distingue le maître de l’élève, ce n’est pas la nature de la mémoire, c’est leur niveau de connaissance de la mnémotechnique et surtout la maîtrise de l’art de la mémoire. C’est ainsi que Hugues de Saint-Victor légitime ses conseils : la suite de son enseignement requiert pour ses jeunes apprentis d’« enfantines méthodes69 », « pour éviter que le mépris de ces modestes rudiments de l’enseignement ne nous conduise lentement à nous égarer70 ». L’étudiant est enjoint à les « inscri[r]e dans [s]a mémoire71 », car « il n’y a aucun profit à écouter ce qu’on ne peut comprendre ». « À quoi bon », de ce fait, « comprendre ce qu’on ne veut ni ne peut retenir72 ? ».
À terme, Hugues de Saint-Victor lie étroitement la mémoire et l’enseignement : « toute l’utilité de l’enseignement consiste en effet dans la mémoire que l’on en garde73 ». Sa préface se termine sur un ultime conseil :
Maintenant efforce-toi d’imprimer dans ta mémoire les énoncés suivants, selon la méthode d’apprentissage qui t’a été montrée plus haut ; ainsi tu reconnaîtras d’expérience la vérité de mes dires, en voyant combien il est important de consacrer ton zèle et ton soin, non seulement à écouter et à commenter les Écritures, mais à les mémoriser74.
Parce qu’elle envisage l’art de la mémoire comme une propédeutique tout en constituant une propédeutique à l’art de la mémoire, la préface des Chronica ne recommande pas seulement des moyens cognitifs pour s’approprier une technique. Elle met également en acte un processus de métacognition, qui permet d’assimiler une technique en même temps que l’on assimile le moyen d’assimiler cette technique. Dès lors, et une fois encore, toutes les clefs sont entre les mains de l’étudiant.
L’étudiant initié aux secrets du monde
Et c’est bien de clefs qu’il est question. Depuis ses mystérieuses origines grecques75, dont même les rhétoriciens latins ne savent plus très bien s’ils doivent les trouver en Simonide de Céos, chez Pythagore dont il est contemporain76, chez Aristote qu’il précède de quelques décennies77 ou chez l’intrigant Métrodore de Scepsis78, un rhéteur à la cour de Mithridate du Pont, contemporain de Cicéron qui voyait dans le zodiaque de quoi constituer un système de mémoire évident et efficace, l’art de la mémoire se donne à lire comme l’expression utile d’un secret révélé. Au cœur des questionnements sur les grands secrets du monde, il soulève une question fondamentale quant au positionnement cosmique de celui qui apprend : est-il possible, réellement, d’augmenter les capacités de la mémoire naturelle – et donc de la nature, ou peut-on seulement espérer les optimiser ?
Dans les écrits d’art de la mémoire, un tel questionnement se remarque principalement à travers un recours abondant au champ lexical de la vue : il est question de voir, d’observer – notamment ce que le maître montre, au dehors comme au-dedans de soi. Cette prédominance de la vue sur les autres sens fait écho à la vision de textes et d’images matériels ainsi qu’à la nécessaire visualisation mentale du savoir spatialisé, que les maîtres de mnémotechnique enseignent. C’est d’ailleurs sur ce point que s’arrête l’enseignement de Hugues de Saint-Victor : la séparation des connaissances ôte le mystère, le secret est donc percé. Une fois le secret révélé, l’étudiant est enjoint à « retourner à son cœur79 » (autrement dit sa mémoire), à retrouver « sous les yeux de [s]on cœur80 » ce que l’apprentissage y a « thésaurisé81 ». Somme toute, l’écrit d’art de la mémoire est de nature heuristique, et nombreux sont les mnémotechniciens qui, tels le dominicain de Cologne Johannes Host von Romberch dans son Congestorium artificiose memoriae82 dont la première édition date de 1522, cherchent à atteindre un public plus large que les seuls étudiants, un public constitué de théologiens, de prêcheurs, de juristes, de médecins, de juges, de procureurs, de notaires, de philosophes, de professeurs d’arts libéraux, d’ambassadeurs et de marchands83. Le grammairien bolonais Boncompagno da Signa (1170-1250), dont la Rhetorica novissima84 s’adresse principalement à ses étudiants de l’école bolonaise de l’ars dictaminis (c’est-à-dire la technique d’écriture administrative), visait un siècle plus tôt un public encore plus large, puisqu’il pouvait même comprendre des barbiers et des taverniers85. L’objectif est simple : transmettre à tous, en tant que détenteur d’un savoir universel et incontestable, une technique transversale et efficace.
Selon ces auteurs, pour éviter de faire comme ces « gens86 » qu’a vus Boncompagno da Signa, qui ont « demandé aux autres des choses qu’ils avaient pourtant dans leurs mains87 », l’apprenti mnémotechnicien n’a, en réalité, qu’à lire un traité de mnémotechnique, car, le lire active en soi la technique qu’il recommande. En effet, le traité d’art de la mémoire initie l’étudiant à des procédures mentales spécifiques parce qu’il les met en acte en se proposant lui-même comme une structure de mémoire à parcourir et à assimiler. Comment un tel processus opère-t-il ?
Le traité d’art de la mémoire se donne presque toujours à lire comme une histoire de l’art de la mémoire, une histoire jalonnée de figures autoritaires et emblématiques qui rythment sa lecture. Ainsi, l’accumulation historiographique des représentants de l’art de la mémoire (qui ne respecte pas forcément un ordre chronologique) scande, dans le temps de la lecture, l’apprentissage de l’art en lui-même. Cette accumulation permet à l’étudiant de rattacher mentalement chaque conseil à une figure exemplaire, dont l’identification incarne le souvenir dans la durée. Un tel procédé est accentué par une lexicographie répétitive, qui repose parfois sur la reprise de mêmes structures syntaxiques, aussi régulière que doivent l’être les lieux de mémoire des structures mentales. C’est le cas chez Matheolus de Pérouse, qui recourt systématiquement à l’expression « unde dicit » et qui ne mentionne pas ses autorités en fonction de leurs ouvrages les plus connus, mais en fonction de la pertinence de leur propos pour un lectorat étudiant qui doit pouvoir s’identifier à elles. C’est ainsi qu’au lieu de citer Thomas d’Aquin pour, par exemple, son commentaire d’Aristote (dans lequel il est longuement question de la mémoire), il le cite seulement pour une « epistola sua », « une de ses lettres88 » qu’il adresse « ad fratrem studentem », « à son frère étudiant89 ».
Par conséquent, Matheolus exemplifie la manière de se servir de l’art de la mémoire, puisqu’il utilise l’efficacité mnémotechnique de l’accumulation et de la liste, qui individualisent les souvenirs tout en les inscrivant dans un tout cohérent. Écrire un tel traité à l’attention de ses étudiants n’est pas anodin : Matheolus exploite leur ignorance de la chose mnémotechnique pour élaborer, dans le terrain vierge de leur mémoire, un artifice qui pourra leur servir de modèle pour tous les apprentissages à venir. D’une certaine manière, c’est aussi ce que faisait Boncompagno da Signa quand, au vingt-et-unième paragraphe de sa Rhetorica, il expliquait quelle serait pour lui l’école idéale de la scolastique, en décrivant un édifice aux fenêtres nombreuses, propre, sans images ni peintures autres que celles qui pourraient stimuler la mémoire, avec une seule entrée, au sein de laquelle le maître se tiendrait sur une plateforme à partir de laquelle il pourrait regarder l’extérieur, et au sein de laquelle les étudiants devraient s’asseoir toujours à la même place… pour optimiser la mémorisation de leur nom par le maître90. On le comprend, Boncompagno propose là à son lecteur un modèle type d’édifice de mémoire fondé sur le parfait modèle simonidien tel qu’il se transmet depuis le ve siècle avant Jésus-Christ.
Conclusion
Empreints d’aristotélisme, d’averroïsme, de scolastique ou encore de néoplatonisme, les écrits d’art de la mémoire de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance se donnent à lire comme des structures de mémoire en acte. Ils font de leur lecteur le premier étudiant d’un maître-auteur qui est à la fois professeur, historien et historiographe, et qui les guide sur le chemin de la connaissance en appelant leur perspicacité. En outre, en adjoignant des considérations médicales à leurs propos rhétoriques, les maîtres de l’art de la mémoire deviennent aussi des médecins de l’âme et du corps, dont le patient estudiantin est perçu à travers ce que la médecine médiévale nomme « corpus sanabile », un corps qui peut être soigné. Leur principal objet de préoccupation demeure l’étudiant, le lecteur privilégié que leur écrit est avant tout censé aider et accompagner dans son apprentissage. Quel qu’il soit, élève modèle, prodige de mémoire, apprenti dissipé, disciple vertueux, l’étudiant qui transparaît dans les ouvrages d’art de la mémoire est toujours un étudiant idéal, à mi-chemin entre une personne réelle et une figure fantasmée. C’est l’étudiant qui donne au maître l’occasion d’exemplifier son propos en prévenant ses erreurs, en montrant comment il peut les corriger, mais surtout comment, du haut de sa connaissance et de sa sagesse, il espère aussi pouvoir le soigner.