As the painter looked at the gracious and comely form he had so skilfully mirrored in his art, a smile of pleasure passed across his face, and seemed about to linger there. But he suddenly started up, and, closing his eyes, placed his fingers upon the lids, as though he sought to imprison within his brain some curious dream from which he feared he might awake1.
Jugée étrange et marginale, voire illégale, par la société occidentale de la fin du XIXe siècle, la rêverie du peintre décadent Basil Hallward observant d’un air satisfait son chef-d’œuvre tout juste achevé renfermerait le désir inavouable qu’il éprouve pour son modèle, un désir qu’il chercherait à dissimuler sans pour autant le réprimer. En fermant les yeux, Hallward tenterait alors de graver dans son esprit l’image rémanente du portrait dont il est le créateur. Déjà artificiel puisque construction artistique, le portrait devenu silhouette onirique bascule entièrement vers le domaine de l’imaginaire aussitôt que le peintre se couvre les yeux pour se l’approprier, lui devenant dès lors invisible voire inaccessible : une mise « hors-champ » qui reflète par ailleurs les efforts assidus du personnage éponyme pour protéger le tableau des regards indiscrets, préférant le garder en sécurité dans son grenier dont la porte reste fermée à double tour.
L’expression typiquement cinématographique du hors-champ prend de fait tout son sens à travers la réécriture que fait l’auteur britannique Will Self de l’œuvre de Wilde dans Dorian, an Imitation (2002), dont l’intrigue se déroule cette fois au tournant du XXIe siècle. Une installation artistique baptisée Cathode Narcissus, composée de neuf écrans de télévision et d’autant de magnétoscopes, est alors substituée au tableau2. L’intrigue de House of Leaves (2000), de l’auteur américain Mark Z. Danielewski, s’articule elle aussi autour du paradigme écranique, à travers l’exégèse du film documentaire fictif intitulé The Navidson Record, réalisé par le photojournaliste Will Navidson. Bien qu’occupant une place centrale d’un point de vue narratologique, le film en question reste paradoxalement « invisible », et surtout inaccessible à ses deux exégètes, Zampanò et Johnny Truant. Le premier est un vieil homme aveugle et donc incapable d’analyser par lui-même les images projetées à l’écran3. Quant au second, un apprenti tatoueur dont le travail de recherche se fonde sur les manuscrits du vieillard, il dément dès l’introduction l’existence même du documentaire qui ne serait finalement que le fruit de l’imagination débordante de Zampanò4, lui-même présenté dès la page de titre comme l’auteur de House of Leaves.
La présente étude se propose d’interroger cette idée de prolifération textuelle qui, dans les deux œuvres en question, prend sa source dans le paradigme écranique de la représentation. Ce dernier se voit néanmoins placé « hors-champ », c’est-à-dire en marge, pour ne pas dire en dehors du cadre diégétique propre à chacun des deux romans, tout en y jouant un rôle crucial. Apparaissant comme un « miroir de la réalité » constitué cette fois de pixels, l’écran semblerait en outre annoncer un renouveau au sein même de l’écriture métafictionnelle, qui n’a eu de cesse d’évoluer durant les quatre dernières décennies du XXe siècle, dans le courant du mouvement postmoderniste.
L’analyse sera structurée suivant les trois parties délimitant le récit de Self : Recordings, Transmission et Network, qui reflètent également l’évolution du phénomène proliférant à l’œuvre dans le roman de Danielewski. Il s’agira en premier lieu d’examiner l’idée de création artistique comme à la fois immontrable et représentation de l’imprésentable5, avant de s’intéresser au processus d’adaptation, c’est-à-dire au passage d’un écran invisible au texte. La dernière partie interrogera quant à elle l’idée même de prolifération textuelle, pour enfin mettre en lumière les enjeux d’une tentative de retour narcissique et régénérateur au miroir écranique.
Recordings : création artistique immontrable et représentation de l’imprésentable
La prolifération de l’écran en Occident, au tournant du XXIe siècle, n’est pas sans rapport avec la place centrale qu’il occupe dans ces deux romans, publiés en 2000 et 2002. C’est notamment ce bouleversement culturel et technologique de plus en plus marqué que Danielewski et Self cherchent à représenter à travers leurs fictions respectives, selon M. Hunter Hayes :
By replacing the original canvas and oil with video monitors and cassettes for Hallward’s contemporary portrait of Dorian Gray, Self constructs a metaphor rich in symbolic connotations : Gray inhabits a pixilated society, one in which the illusion of youth can be preserved onscreen through television and film media6.
House of Leaves se veut ouvertement visuel7, non seulement en raison d’un jeu typographique qui va jusqu’à saturer l’espace paginal d’un trop-plein8 ou, au contraire, d’une absence de signes tout aussi écrasante9. Le roman fait également intervenir photographies, dessins, ou autres coupures de journal en guise de preuves de la véracité des faits narrés par les protagonistes10, comme autant de simulacres, de copies sans origine, qui font de l’univers diégétique de House of Leaves un parfait exemple d’hyperréalité baudrillardienne11.
L’ekphrasis est la description, bien souvent littéraire, d’une œuvre d’art. Plus précisément, c’est une figure de style qui consiste à représenter aux yeux du lecteur un art autre que la littérature, comme la peinture dans le cas de The Picture, ou encore la sculpture écranique concernant la réécriture de Self. Reste à savoir si The Navidson Record, dans House of Leaves, peut lui aussi prétendre au statut d’œuvre d’art, et ainsi faire l’objet du même procédé descriptif. Qu’il se révèle authentique ou non, « réel » ou non, des questions auxquelles House of Leaves n’apporte aucune réponse, c’est de fait la réception fictive du film, et la prolifération exégétique qui s’en suit, qui le qualifieraient d’œuvre d’art cinématographique à part entière, bien que cette classification reste sujette à controverse tout au long du récit12.
L’ekphrasis de Cathode Narcissus et de The Navidson Record permet dès lors de représenter aux yeux du lecteur deux projets artistiques dont le fond, mais aussi la forme, s’avèrent paradoxalement immontrables : autrement dit, que l’on ne peut ni montrer, ni représenter. Tous deux se voient relégués aux marges de leurs espaces diégétiques respectifs, condamnés à n’agir que depuis un hors-champ physique ou symbolique, de derrière une porte de grenier fermée à clef ou à partir de l’imagination sans borne d’un vieillard excentrique décédé dans des circonstances mystérieuses jamais élucidées.
Tout comme la représentation picturale de Dorian Gray dans The Picture, le corps des neuf images virtuelles du protagoniste de Dorian reflète progressivement les vices de plus en plus cruels auxquels il s’adonne tout au long du récit. Le passage d’un tableau unique à neuf écrans n’est toutefois pas anodin et semble de fait dissimuler une autre forme d’imprésentabilité, plus contemporaine. L’épilogue révèle entre autres le rôle de Henry Wotton comme auteur fictionnel de la majeure partie du récit. C’est notamment cette anagnorisis13 qui, selon Liliane Louvel, confère aux écrans de Cathode Narcissus les particularités d’une galerie des miroirs, démultipliant le reflet du vice et de l’inconcevable à l’infini et annulant par la même occasion l’idée de finitude, qui se retrouve elle aussi repoussée hors-champ :
The reader’s mind swims like Dorian’s in the Epilogue ; everything seems to be “spinning” around as another hall of mirrors effects, similar to that produced by the nine screens of Cathode Narcissus, is created. […] The Epilogue shows the impossibility for the contemporay novel to achieve a comfortable definite closure. The text has hiccups, as its closure is rewritten, the end pushed back, off limits, differed. We could still imagine another end, then another one14.
Les neuf images virtuelles de Dorian représenteraient dès lors autant de « renvois miroiriques15 » reflétant la relation entre l’hypotexte (The Picture) et la multitude de ses possibles hypertextes (dont Dorian fait partie), qui agissent telles des traces derridiennes16 retardant constamment l’idée de clôture diégétique. L’interprétation de Liliane Louvel souligne de fait la dimension postmoderne de l’entreprise de Self, dont l’objectif n’est plus de contourner une omerta sociétale par l’écrit, mais plutôt de mettre en lumière, par le biais de la métafiction, le simulacre de la représentation caractéristique du tournant du nouveau millénaire. En effet, ce qui était imprésentable pour Wilde et seulement donné à lire entre les lignes dans The Picture – l’on pense bien évidemment au désir charnel évoqué plus haut qu’un homme peut ressentir pour un autre homme –, Self le fait passer au premier plan de sa réécriture, décrivant avec force détails les ébats sexuels et autres parties de débauche nocturne dans le milieu gay londonien auxquels se livrent les protagonistes de Dorian.
Ce qui représente l’imprésentable dans House of Leaves, c’est-à-dire le fond, ou encore The Navidson Record, c’est notamment le dédale de couloirs vides et dépourvus de toute luminosité que Navidson découvre sous sa maison et qu’il tente en vain de représenter à travers son documentaire. Aucune copie des enregistrements qui le constituent ne peut être localisée par Truant tout au long du récit, ni même par les éditeurs fictifs du roman, ce qui, de toute évidence, devrait rendre le film – la forme – lui aussi irreprésentable au lecteur.
Néanmoins, à l’instar de Self qui s’amuse à constamment voiler et dévoiler ce qu’il cherche à déconstruire de l’intérieur, Danielewski va jusqu’à faire l’exégèse d’une œuvre cinématographique qui n’existe pas, par le biais du personnage de Zampanò qui est lui-même « inexistant » puisque trouvé mort avant même l’ouverture du récit. Le ou les auteurs – réel ou fictifs – et le lecteur entreprennent alors un jeu de piste herméneutique dont le balisage rend la quête d’autant plus complexe qu’il suit une « topographie typographique 17 » ostensiblement labyrinthique, faisant résonner entre eux les concepts de fond et de forme. Ainsi, lorsque Karen Navidson, la femme de Will, décide de s’isoler dans la maison et d’analyser les enregistrements vidéo de son mari alors perdu dans les profondeurs de la demeure, dans l’espoir de le localiser, la notion d’indicible se joint à celle du hors-champ pour esquisser l’irreprésentabilité – du fond comme de la forme – de The Navidson Record :
The angle from the room mounted camcorder does not provide a view of her Hi 8 screen. Only Karen’s face is visible. […] In less than a blink, the white wall along with the drawings secured with yellowing scotch tape vanishes into an inky black. Since Karen faces the opposite direction, she fails to notice the change. […] But even as she pushes play, the yawn of dark does not waver. In fact it almost seems to be waiting for her, for the moment when she will finally divert her attention from the tiny screen and catch sight of the horror looming up behind her, which of course is exactly what she does do when she finds out that the video tape shows18 […]
Mark Z. Danielewski joue ici clairement avec les codes de l’horreur. En décrivant et en interprétant la séquence enregistrée par l’une des caméras de surveillance de la maison Zampanò met également en lumière une mise en abyme doublée d’un brouillage temporel. En effet, comment l’un des enregistrements déjà réalisés par Navidson pourrait-il figurer l’instant présent alors vécu par Karen ? L’écran qu’elle observe et qui devrait lui révéler le mystère entourant la nature de la maison n’est visible ni pour Zampanò, qui est aveugle, ni pour le lecteur. Poussant le suspense à son comble, l’aposiopèse19 – doublée d’une absence de ponctuation finale signalant la fin du chapitre XVIII – suggère quant à elle l’impossibilité même du langage à représenter l’imprésentable. L’interruption est néanmoins reprise 105 pages plus loin, au début du chapitre XXII :
[N]othing more than mere dark. The tape is blank. Finally when Karen does turn around to discover the real emptiness waiting behind her, she does not scream. Instead her chest heaves, powerless for a moment to take anything in or expel anything out20.
En s’attachant à repousser toujours plus loin les limites de l’objet-livre, Danielewski parvient paradoxalement à « montrer » cette irreprésentabilité qui prend alors la forme d’une absence, d’un vide aussi bien symbolique que textuel. Il s’agit ici d’un « vide » de 105 pages qui décrivent de manière aussi textuelle que visuelle, par leur typographie, la lente descente aux enfers de Navidson vers les entrailles de la maison. La dimension virtuelle, fictionnelle, du vide représenté par la cassette vierge (blank) est mise en évidence par la mention du vide réel (« real emptiness ») qui se tapit derrière le personnage de Karen. Là encore, Danielewski ne manque pas de renforcer l’ambivalence quant à l’authenticité de ces deux formes de vide : d’une part, l’écran du Hi-8 est supposé hors-champ durant la séquence en question, d’autre part, c’est bien l’existence même du film documentaire dans lequel elle est censée apparaître qui est remise en question dès l’introduction.
Il s’agirait là d’un simulacre à deux, voire trois niveaux, venant engloutir la réalité de Karen, mais également celle de Zampanò, fomenteur omniscient et omnipotent et victime symbolique de sa propre imagination. Zampanò crée de toutes pièces une réalité censément donnée à voir, qu’il ne peut cependant transmettre que par l’écrit malgré une typographie reproduisant aussi fidèlement que possible ce qui est voué à rester hors-champ, invisible et uniquement suggéré, telle une présence insidieuse tapie dans le blanc de la page.
Transmission : adaptation et passage de l’écran invisible au texte
Outre l’origine et la nature du vide béant qui se trouve dans les entrailles de la maison des Navidson, l’une des questions centrales de House of Leaves concerne la raison pour laquelle Zampanò décide de coucher son récit sur le papier, de manière aussi hétéroclite et décousue – dans son rapport au discours autant qu’à l’espace diégétique qu’il occupe – soit-elle. Truant interroge de fait la finalité de cette forme de transmission dès l’introduction, dont il est l’auteur fictionnel :
As I discovered, there were reams and reams of it. Endless snarls of words, sometimes twisting into meaning, sometimes into nothing at all, frequently breaking apart, always branching off into other pieces I’d come across later […] some bits crisp and clean, others faded, burnt or folded and refolded so many times the creases have obliterated whole passages of god knows what—sense ? truth ? deceit ? a legacy of prophecy or lunacy or nothing of the kind ?, and in the end achieving, designating, describing, recreating—find your own words ; I have no more ; or plenty more but why ? and all to tell—what21 ?
Un élément de réponse, quoique volontairement peu satisfaisant, voudrait que le vieil homme eût simplement été victime de graphorrhée, c’est-à-dire d’un besoin pathologique, incessant et inadapté, d’écrire22. Mais, comme le suggère Truant, c’est en réalité ce qui se cache derrière les plis et les replis du récit de Zampanò, comme autant d’espaces vides témoignant de la présence d’une absence, qui détiendrait la clef du mystère, qu’il s’agisse d’un sens originel, d’une vérité ou, au contraire, d’une énième supercherie du graphomane excentrique (« sense ? truth ? deceit ? »).
Passé maître dans le maniement de l’ironie, Zampanò l’est d’ailleurs aussi lorsqu’il s’agit de saboter son propre travail, à l’aide de citations et de références à des sources factices. Toutefois, une lecture attentive ne tarde pas à déceler ce travail de faussaire qui n’échappe pas non plus à Truant dont les conclusions ne font, néanmoins, qu’ajouter au mystère :
See, the irony is it makes no difference that the documentary at the heart of this book is fiction. Zampanò knew from the get go that what’s real or isn’t real doesn’t matter here. The consequences are the same23.
Les conséquences auxquelles Truant fait référence sembleraient renvoyer à l’inéluctabilité de la mort de l’auteur des manuscrits, une condition à comprendre au sens littéral puisque seul le décès de Zampanò permet la transmission de son ouvrage à Truant, qui en devient de fait le récipiendaire symbolique, mais également le messager24. La mort de l’auteur renvoie également au sens barthésien25, figuré, car Truant s’assigne alors la tâche de rassembler, réorganiser et retranscrire les écrits de Zampanò tout en prenant la liberté d’y insérer en notes de bas de page ses propres annotations, interprétations et digressions. Cependant, bien que Truant s’octroie une autorité auctoriale sur l’œuvre, allant parfois jusqu’à discréditer celle de Zampanò, l’auteur fictionnel originel, ce sont de fait les mystérieux éditeurs qui semblent avoir la mainmise sur House of Leaves, dont ils publient une première édition à l’insu du protagoniste. Tout porte à croire que les éditeurs seraient en réalité, tout comme le personnage de Zampanò, un avatar de plus de Danielewski lui-même26 : l’auteur réel reste bien au contrôle de l’intégralité de son entreprise diégétique, depuis sa position privilégiée de hors-champ et de toute-puissance.
Dans l’œuvre de Self, alors que seul le meurtre de Basil Hallward, le créateur de Cathode Narcissus, assure à Dorian la pérennité de l’installation et ainsi sa propre immortalité, c’est de fait la mort de Henry Wotton, l’auteur fictionnel du roman, qui, dans l’épilogue, permet au personnage éponyme d’en découvrir le tapuscrit. Le lecteur découvre alors que le roman à clef de Wotton présente une version de Dorian bien plus sombre que la « réalité », tel un dixième reflet du miroir perçu à travers le prisme anamorphique du regard auctorial27. De la même manière, Wotton attribue une toute autre nature à la réalité virtuelle reflétée par l’installation écranique. Cathode Narcissus semble de fait y posséder un pouvoir qui lui est propre puisqu’elle influence directement les méfaits commis par Dorian, en lui conférant un sentiment d’invincibilité. Les neuf écrans y sont ainsi re-présentés, c’est-à-dire recontextualisés dans le présent métadiégétique28 de l’œuvre de Self, tels des ombres chinoises projetées sur un écran supplémentaire, un écran de fumée qui n’est autre que le simulacre de la réalité diégétique inventé par Wotton, dont l’objectif reste néanmoins ambigu : « Henry Wotton hated being Henry Wotton – that was the key to his book ; and he, Dorian Gray, had been made the proxy for this monumental self-hatred29. »
Wotton ne produit que deux copies de son tapuscrit avant de mourir et de « sortir » du cadre diégétique : l’une pour sa femme, l’autre pour Dorian. Victoria ayant l’intention de détruire la sienne, Dorian en deviendrait de fait l’unique messager, à l’image de Johnny Truant dans House of Leaves. Le rôle assigné à cette « nouvelle version » de Dorian dans l’épilogue reflète ainsi celui qu’il assume de son plein gré et avec une perversité diabolique dans le récit de Wotton : un rôle de transmission, du récit de fiction et simulacre de la réalité d’un côté, du virus du sida de l’autre, tels les deux côtés d’un miroir déformant, à la fois identiques et différents, voire contraires. Self joue par ailleurs avec la polysémie du substantif anglais transmission, qui réfère à la fois à l’action de transmettre – en l’occurrence un virus –, mais également à celle de retransmettre, comprise dans l’acception de diffuser une émission télévisée, ou encore une œuvre d’art écranique. Dès lors, Self dresse un parallèle évident entre Cathode Narcissus et la part d’ombre du personnage éponyme, tous deux propagateurs d’un poison mortel et destructeur.
Le roman de Wotton, à travers celui de Self qui le qualifie volontiers d’imitation, représenterait de fait l’une des incarnations du poison qui se propage insidieusement au sein de la société occidentale de la fin du XXe siècle, et qui sévit encore à l’aube du XXIe, qu’il s’agisse de la prolifération du virus du sida ou de celle du simulacre de la représentation. Le parallèle entre l’installation écranique du récit de Wotton et le tapuscrit lui-même est clairement renforcé par le fait que tous deux sont gardés secrets dans le grenier de Dorian. Une fois encore, le fond et la forme ne font plus qu’un :
Dorian felt an urge to look at the typescript. It was locked in a cupboard in the attic room. He went straight up the stairs and reached for the door handle. The door was locked. Absurd, Dorian thought. I never lock this door, never30.
Que le récit de Wotton représente un simulacre de la réalité – ce que Dorian aimerait à croire dans l’épilogue – ou, au contraire, la réalité d’un passé criminel dont il n’aurait étrangement aucun souvenir, le protagoniste, victime de son propre simulacre, semble désormais incapable de distinguer la réalité de la fiction.
L’épilogue brouille peu à peu les frontières séparant la réalité diégétique des protagonistes de celle, métadiégétique, décrite dans le roman de Wotton, à tel point que le lecteur devient lui-même incapable de décider à quelle version de la réalité fictionnelle se fier, entre le Dorian machiavélique et le Dorian humanitaire31, si tant est que ces deux réalités ne soient pas autant d’écrans de fumée en dissimulant une toute autre, ce que suggère notamment l’auteur fictionnel : « You’ve been living under an assumed identity, but your real name. And you’re finding it unheimlich, if I’m not much mistaken32. »
Dans House of Leaves, le court-métrage fictionnel réalisé par Karen et intitulé What Some Have Thought est une compilation d’entretiens filmés ayant tous pour objet The Navidson Record, qu’elle a effectués avec des personnalités de professions variées, bien souvent fictives, mais parfois réelles. Le film contient notamment une entrevue fictive avec le critique littéraire américain Harold Bloom, qui était lui bien réel33. Bloom cite alors un passage de son Anxiety of Influence34, dans lequel il s’appuie sur les travaux de Freud et son concept d’inquiétante étrangeté, que ce dernier met en parallèle avec le processus de refoulement et la notion de répétition. Bloom déclare ensuite :
You see emptiness here is the purported familiar and your house is endlessly familiar, endlessly repetitive. Hallways, corridors, rooms, over and over again. […] It is so pointedly against symbol, the house requires a symbol destroyer. [...] My dear girl, is it that you are so lonely that you had to create this35 ?
En dépit du fait qu’elle soulève la question de l’authenticité du documentaire de Navidson, soupçonné une fois de plus de n’être qu’un vaste simulacre cinématographique, la réflexion fictive de Bloom met paradoxalement en lumière la nature de ce qui se cacherait derrière l’écran, c’est-à-dire dans les profondeurs de la maison et, a fortiori, au cœur de l’entreprise métafictionnelle de Danielewski. Bien que cette interprétation aille à l’encontre des propos que Bloom défendait, concernant notamment la pensée lacanienne, ceux que lui prête – de façon ironique – l’auteur réel sembleraient inscrire le labyrinthe « acentré » dans le registre du réel. Inaccessible, voire impossible à appréhender selon Jacques Lacan36, le réel est également exempt des notions d’absence et de manque (lonely) car résistant au symbole et à toute forme de représentation, notamment photographique et cinématographique. Nick Lord s’appuie notamment sur les travaux du psychanalyste pour mettre en évidence le concept de topos au sein du dispositif métafictionnel de Danielewski :
[T]he connections House of Leaves makes between metalepsis and the Real suggest that a function of metafiction’s concern with its own narrative techniques is to explore the limits of signification and bring the reader into closer proximity with the Real37.
La présente étude souscrit à l’analyse de Lord, en se concentrant toutefois sur le simulacre de la représentation écranique de la réalité qui, tout en étant relégué aux marges du cadre diégétique des œuvres de Danielewski et de Self, permet à ces derniers « d’explorer les limites de la signification », c’est-à-dire du registre symbolique. À l’image des cinq explorations des méandres souterrains constituant The Navidson Record, cette nouvelle exploration symbolique s’effectue à travers un processus de prolifération textuelle.
Network : prolifération textuelle et retour narcissique au miroir écranique
L’ekphrasis de Cathode Narcissus réalisée par Henry Wotton, plus particulièrement la description de la dégradation des neuf images virtuelles de Dorian au cours du récit, se révèle n’être qu’un écran de fumée (textuel) dissimulant un autre simulacre (écranique). De la même manière, le film documentaire réalisé par Will Navidson dans House of Leaves, et donc l’existence même des Navidson, seraient inventés de toute pièce par Zampanò. Mais plus certaine encore est la fabulation de la majeure partie des sources critiques qui, assemblées en réseau textuel (network), servent de base à la réflexion du vieil homme.
C’est la mise par écrit des interprétations subjectives que font Henry Wotton et Zampanò de Cathode Narcissus et The Navidson Record, respectivement, qui engendre la réalité métadiégétique des deux romans. Ce procédé scriptural rejoint par conséquent l’idée défendue par Oscar Wilde, et illustrée dans The Picture, selon laquelle « la
Vie imite l’Art bien plus que l’Art n’imite la Vie38 ». Ces interprétations étant basées sur des formes artistiques apparemment inexistantes, ou à tout le moins fictives, elles génèrent des réalités métadiégétiques elles-mêmes dépourvues de véritable origine. Le simulacre n’en devient que plus prégnant. Ce jeu de reflets entre l’art et la réalité, une réflexion au centre de l’esthétique de Wilde, implique par ailleurs la construction de la notion de cadre – diégétique, métadiégétique, narratologique – et, par extension, celle de hors-champ, que Self et Danielewski s’amusent à continuellement déconstruire par le biais de la métafiction39.
Wilde verrait dans un tel élan fabulatoire de la part de ces derniers le désir profond, ancestral et intrinsèquement artistique de raconter des histoires, au sens propre comme au figuré : « Lying, the telling of beautiful untrue things, is the proper aim of Art40. » Comme le démontre Lord, la fièvre scripturale qui emporte Zampanò jusque dans la tombe reflète une volonté auctoriale ouvertement excessive et proliférante d’atteindre les limites de la signification par l’écrit, en repoussant toujours plus loin les frontières de l’objet-livre, telle une maison de feuilles qui serait plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur. En découle un effet de saturation, un trop-plein sémiologique qui irait jusqu’à annuler l’idée même de signe et, par extension, de symbole, afin de laisser planer l’espoir d’entrevoir le réel. C’est notamment cet espoir, non seulement vain mais également mortel, qui manque de faire sombrer Navidson, alors condamné à errer sans contrôle dans le néant41. La disparition progressive du langage et de la parole dont est victime Navidson entraîne celle de la temporalité et, par conséquent, de ses propres souvenirs, soulignant notamment la concomitance nécessaire de l’imaginaire et du symbolique dans la construction identitaire de l’être humain42.
Coup de théâtre digne des superproductions hollywoodiennes, que Danielewski parodie de bonne grâce, Navidson est sauvé in extremis par Karen, qui le ramène vers la lumière et le domaine du symbolique, incarnés par un astérisque – un signe typographique – dans le coin supérieur droit d’un cadre formé de crochets, qui n’est autre que la représentation typographique du champ de vision du protagoniste, ou de la strophe élégiaque de sa vie :
Very soon he will vanish completely in the wings of his own wordless stanza : [ ] […] Except this stanza does not remain entirely empty : [ *] […] “Light,” Navidson croaks. “Can’t. Be. I see light. Care43—”
Fidèle au style kitsch44 dont Danielewski s’inspire ouvertement dans House of Leaves, le retour de Navidson vers le domaine du symbolique est motivé par une autre forme de retour : celui de valeurs humanistes, à l’image de l’acte d’amour dont fait preuve Karen lorsqu’elle prend le risque d’aller chercher son mari perdu dans les ténèbres de la maison. L’affection qu’elle lui porte se voit par ailleurs soulignée par la transcription incomplète de son prénom pour le substantif care, c’est-à-dire l’attention, la considération ou encore l’importance que l’on peut attacher à quelqu’un ou à quelque chose.
L’absence notable de sérieux dans House of Leaves, à travers l’ironie quasi omniprésente et le caractère kitsch de l’intrigue, dissimule néanmoins une volonté auctoriale tout à fait réfléchie. Dans l’introduction, la référence de Truant au passé mystérieux de Zampanò laisserait en effet à penser que le geste d’écriture de ce dernier serait motivé par le même sentiment d’amour qui pousse Karen à aller secourir son mari :
As I eventually found out, Zampanò had seven names he would occasionally mention : Béatrice, Gabrielle, Anne-Marie, Dominique, Eliane, Isabelle and Claudine. He apparently only brought them up when he was disconsolate and for whatever reason dragged back into some dark tangled time. At least there’s something more realistic about seven lovers than one mythological Helen45.
Les sept prénoms féminins font néanmoins tous référence à certains des centres de résistance de l’Union française qui entouraient la cuvette de Diên Biên Phu, le site d’une bataille clé de la guerre d’Indochine, qui vit notamment la défaite des forces françaises, les poussant à quitter le Nord Viêt-Nam. La référence indirecte au probable passé militaire de Zampanò est rappelée par la suite à travers une lettre rédigée en 1978, incluse dans les appendices, dans laquelle il décrit avec précision un modèle d’arme à feu qui ne fut en circulation que lors de la Seconde Guerre mondiale.
Dans ces moments de mélancolie qui le replongent dans une période sombre de l’Histoire, ou de son histoire, la référence à la guerre et aux atrocités qu’elle engendre supposerait que Zampanò, à travers ce processus d’écriture, cherche en réalité à atteindre une forme d’expiation au nom de l’humanité tout entière. Son geste scriptural apparaîtrait dès lors comme une tentative de re-présenter la réalité historique, notamment à travers la représentation des couloirs obscurs et labyrinthiques (some dark tangled time) se trouvant sous la maison des Navidson, qui mettrait paradoxalement en lumière ce retour nécessaire vers des valeurs humanistes.
L’erreur de Truant concernant la nature des sept amantes de Zampanò, dont il oppose la prétendue réalité à la figure mythologique d’Hélène, participe de la confusion entre réalité et fiction à l’œuvre tout au long du récit, à l’origine elle aussi de la production scripturale proliférante de Zampanò. Thierry Robin dresse un parallèle entre cette prolifération de l’écrit dans le roman de Danielewski et le simulacre de mythologie baudrillardien :
Il y a dans House of Leaves, une prolifération de l’écrit—notamment illustrée par le personnage de Zampanó, qui renvoie jusqu’à la caricature à l’idée de palimpseste postmoderne, de juxtaposition chaotique mais ironique d’éléments baroques. [...] House of Leaves correspond donc aussi de façon littérale au simulacre de mythologie décrit par Baudrillard, pour qui le postmoderne apparaît en même temps qu’une « surenchère des mythes d’origine et des signes de réalité »46 […].
Parmi les divers aspects parodiques de House of Leaves, la figure du Minotaure occupe une place centrale dans le dédale symbolique que représente le roman lui-même. Il s’agit là d’un mythe d’origine que Danielewski s’amuse à mettre en lumière pour simultanément le détruire, toute référence à la légende de la bête monstrueuse apparaissant de fait biffée et en caractères rouges, tel un lien hypertexte ayant été supprimé, ou une nouvelle impasse du labyrinthe. Le mythe étant avant tout une construction allégorique, symbolique, il n’aurait donc pas sa place dans le labyrinthe des Navidson, qui semble hermétique à toute forme de symbole. Derrière la retranscription aussi fidèle que possible des notes de Zampanò par Truant, qu’elles aient été rayées d’un trait ou non, Danielewski suggère une fois de plus que la clef du mystère de House of Leaves reposerait derrière ces signes dont l’espace réel qu’ils occupent sur la page marque paradoxalement la présence d’une absence. Dans ces situations de prétérition, le hors-champ se voit volontairement placé au centre de la scène, le non-dit devenant alors d’autant plus « visible » sur la page. Cette mise en lumière est ainsi poussée jusqu’à la caricature lorsque la typographie de l’une de ces références biffées prend la forme d’une clef s’étalant sur deux pages47.
La dimension caricaturale de House of Leaves corrobore par ailleurs la thèse avancée par Josh Toth, qui s’attache à démontrer que le roman de Danielewski ne peut être qualifié d’œuvre uniquement postmoderne. Toth offre un premier élément de réponse à cette interrogation en se concentrant sur la notion de fin, et plus particulièrement de clôture, telle qu’elle est traitée au sein du mouvement postmoderniste :
The novel [House of Leaves], in this sense, returns to postmodernism via its rejection of closure ; however, it leaves postmodernism because it leaves behind postmodernism’s impulse to deny the possibility, or promise, of closure48.
Bien qu’il ne fasse jamais directement référence à l’idée de post-postmodernisme, ou plutôt de post-postmodernité concernant la littérature, Toth considère toutefois House of Leaves comme l’expression d’un « renouvellement » du mouvement postmoderniste :
House of Leaves, in short, always returns (just as its characters are able to return to and find redemption with themselves) to that which is undeconstructable, the Real that (however ungraspable) defines the limits of any possible remediation. House of Leaves signals a period of, what I have called elsewhere, “renewalism,” a period after postmodernism that renews the possibility of a time (if only a momentary time, if only a passing time) when “the wounds of the spirit heal and leave no scars49.”
L’idée centrale de l’œuvre de Danielewski résiderait finalement dans ce retour humaniste, ce repli sur soi que parviennent à réaliser les protagonistes en quête de rédemption pour se retrouver eux-mêmes. Régénératrice pour certains d’entre eux, paradoxalement mais nécessairement fatale pour d’autres, cette forme d’expiation, de « renouvellement » psychique, semblerait ne pouvoir découler que d’un phénomène proliférant reflété dans le texte lui-même.
Insérée dans la section des appendices intitulée « Bribes » (« Bits »), la dernière entrée du journal de Zampanò, rédigée peu de temps avant son décès, révèle la présence d’un être perdu qui lui fut cher et qu’il aurait finalement souhaité aller rejoindre par-delà la mort, à l’image des plus grands drames romantiques shakespeariens50. Quant à Truant, traumatisé depuis son plus jeune âge par une mère psychotique ayant tenté de l’étrangler par amour, il parvient finalement à se réconcilier avec lui-même et son passé lors d’une quête identitaire qui prend la forme d’un voyage au cœur des États-Unis, dans le but de vérifier l’existence de la maison des Navidson. Will et Karen Navidson se retrouvent finalement après avoir confronté leurs plus grandes peurs dans les tréfonds de leur maison – ou de leurs êtres, pour reprendre la métaphore de la maison-psyché désormais galvaudée mais revendiquée, ironiquement, par Danielewski lui-même51.
Comme le suppose Victoria Wotton dans l’épilogue de Dorian, il s’agirait de ce même sentiment amoureux – envers Dorian – qui aurait motivé le geste d’écriture autobiographique de son mari, tel une tentative similaire à celle des protagonistes de House of Leaves de se réconcilier avec lui-même : « Love, Dorian. Henry loved you. He always loved you. I think the book is a lengthy love letter52… » Cette ambivalence à l’origine de la prolifération textuelle n’est d’ailleurs pas sans rappeler le vœu d’immortalité de Dorian.
Fidèle à l’œuvre de Wilde, le suicide de Dorian se déroule également « hors-champ » dans le récit de Wotton, la dernière image présentée au lecteur étant celle du protagoniste s’élançant brusquement vers l’écran de Cathode Narcissus, un couteau à cran d’arrêt au poing53. Dans l’épilogue, la psychose hallucinatoire qui s’empare peu à peu de Dorian atteint son point culminant lors de l’ultime paragraphe, qui présente un Dorian désorienté dans une réalité qui a tout d’une fiction télévisée, autorisant métamorphoses et autres retournements de situation. Tout porterait à croire que Dorian, en se suicidant dans la réalité métadiégétique inventée par Wotton, serait finalement passé de l’autre côté de l’écran, devenant ainsi paradoxalement immortel, sa propre fin constamment repoussée, voire contestée :
Standing in the piss-filled runnel of the urinal, his cheek rammed hard against wall, Dorian realised that Henry had metamorphosed back into being Ginger, and that the walk over from Kensington Palace, far from being an amiable stroll, had been more in the manner of a forcible abduction. But by now he was also coming to terms with the fact that the beautiful new tie Ginger had just given him with his knife was a warm, sticky, fluid thing, and hardly likely to remain fashionable for very long at all54.
Tout aussi indicible que l’immortalité tant convoitée par Dorian, la mort échappe également au domaine du symbolique nécessaire pour représenter et se représenter au sein d’une réalité. À l’image de Navidson qui est progressivement dépossédé de sa faculté langagière alors qu’il se trouve sur le seuil de la mort, Dorian se voit désormais forcé de recourir à une périphrase bien imprécise (warm, sticky, fluid thing) pour faire référence au sang qui s’échappe de son corps, le fluide vital ayant pourtant occupé une place centrale tout au long du récit55. Selon Georges Letissier, ce n’est de fait que dans le domaine du réel, au-delà du symbolique, c’est-à-dire dans la mort, que les deux Dorian hypotextuel et hypertextuel peuvent se rejoindre :
The script of Oscar Wilde’s tale recalls itself through the infringement of the real, in the Lacanian acceptation, in Self’s novel, i.e. as what persists or comes back from beyond or outside both the imaginary and the symbolic orders, and imposes itself as the ultimate, ineradicable limit point at which all words cease. It is precisely at this ultimate moment that two Dorians fuse together thus abolishing whatever infinitesimal rift might have persisted between the imitation and the imitated56.
L’épilogue de Dorian ne fait pourtant que suggérer la mort du protagoniste, refusant de fait toute forme de clôture diégétique définitive57. À l’image de l’œuvre de Wilde, désormais élevée, immortalisée, au statut de canon littéraire, la lame de la nemesis de Dorian semblerait finalement lui sanctionner le lien – charnel, narcissique – tant désiré (« beautiful new tie ») avec le simulacre de sa propre représentation écranique.
Tel un ultime contre-pied à l’ensemble du récit, la toute dernière section des appendices de House of Leaves, intitulée « pieces contradictoires » (« Contrary evidence »), présente cinq documents iconographiques rassemblés par les éditeurs, dont quatre sont étroitement liés à The Navidson Record. Il s’agit de trois photographies de productions artistiques variées – une planche de bande dessinée, un tableau et une sculpture – et d’une image fixe tirée de la séquence du documentaire intitulée « Exploration #458 ». The Navidson Record ayant censément été tourné en avril 1990, d’après les dires de Zampanò59, les dates de production de ces quatre « preuves », comprises entre 1991 et 1994, suggèrent que le film serait finalement bien sorti en salle et aurait notamment suscité l’engouement du public.
Ce retournement final de situation vers la production non plus textuelle mais écranique est achevé par le dernier document iconographique composant l’appendice. Intitulé « Man Looking In/Outward », l’arrêt sur image présente une silhouette masculine se détachant d’un arrière-plan légèrement moins obscur grâce à un halo provenant d’une source lumineuse que l’homme semblerait tenir à la main. Comme l’indique le titre, il est impossible de savoir si le sujet fait face à l’objectif de la caméra (« inward ») ou, au contraire, s’il lui tourne le dos (« outward »), en raison de la très faible luminosité du plan. Les adverbes anglais, signifiant successivement « vers l’intérieur » et « vers l’extérieur » (du labyrinthe), possèdent en outre une acception davantage psychologique, renvoyant au processus d’introspection (« looking inward ») que réalisent les protagonistes tout au long du récit. Telle une représentation des temps modernes du dieu Janus, et ultime écran de fumée brouillant une nouvelle fois les pistes – tous ces documents iconographiques étant avant tout des constructions, artificielles, auctoriales, placées en appendices et donc « hors-champ » du récit –, l’image redéfinit de fait les notions de commencement et de fin, mais également celles de passage et de seuil – entre fiction et réalité, réalité fictionnelle et simulacre – dont regorge la maison de feuilles de Danielewski.
Malgré des approches scripturales sensiblement différentes, House of Leaves et Dorian, an Imitation n’en possèdent pas moins des finalités communes. Publiés au tournant du XXIe siècle, à deux ans d’intervalle, ces deux récits métafictionnels s’articulent autour d’une tension constante entre réalité et fiction, incarnée par le paradigme écranique de la représentation. L’écran, dont la profusion eut dès la première moitié du XXe siècle une influence considérable sur l’évolution de la société occidentale, s’y voit de fait accorder une importance toute particulière. Leurs existences cachées voire démenties, Cathode Narcissus et The Navidson Record sont reléguées aux marges de leurs espaces diégétiques respectifs, d’où elles continuent toutefois de jouer un rôle fondamental, illustrant ainsi parfaitement le concept du hors-champ. Encouragés par une quête commune de rédemption, les protagonistes des deux romans entreprennent dès lors de réintégrer ces représentations artistiques de l’imprésentable, du simulacre de la réalité, dans le cadre diégétique, engendrant une prolifération de l’écrit qui se révèle n’être qu’un écran de fumée supplémentaire. Ce passage du visuel au textuel incarne par conséquent une transition vouée dès le départ à se replier sur elle-même, en un ultime retour vers le suggéré du miroir écranique.
House of Leaves et Dorian sembleraient être une manière pour Danielewski et Self respectivement de célébrer le texte en ce début de millénaire alors que l’imaginaire collectif est progressivement pris en otage par une déferlante sans fin de représentations artificielles et construites, bien souvent biaisées, de la réalité sociale. Différents et similaires à la fois, ces deux romans apparaissent comme autant d’interrogations, par l’autoréférentialité, du caractère toujours plus narcissique de la société contemporaine occidentale. La relation entre l’écran et le texte reflète en outre la genèse des deux romans, House of Leaves ayant tout d’abord été publié sur internet, au format digital, alors que Dorian était à l’origine un scénario destiné à être adapté à l’écran. Il s’agirait donc moins pour Danielewski et pour Self de jeter l’opprobre sur l’évolution technologique à l’aube du XXIe siècle que d’en présenter les limites et les dangers, ou encore de tenter d’appréhender les conséquences du bouleversement culturel de ces dernières décennies et notamment de l’avènement de l’intermédialité comme discipline académique60.
Les entreprises narratologiques des deux auteurs soulèvent également la question du devenir de la parole auctoriale et du rôle du lecteur comme narrataire et récepteur du texte. Quelle est en effet l’identité de ce « you » à qui s’adresse par intermittence la voix narrative de Wotton dans l’épilogue de Dorian61 ? À force de brouiller les frontières entre les niveaux intra- et métadiégétique, le récit ne cesse en effet de s’épaissir pour devenir un nouvel écran de fumée séparant l’auteur de son lecteur, dissimulant ainsi le simulacre d’une relation textuelle qu’il s’agirait désormais de déconstruire. Renforçant le statut déjà très ambigu du paratexte62 de House of Leaves, ce processus de déconstruction y est de fait amorcé dès les premières pages : la mention de Truant, « This is not for you63 », qui précède son introduction, placerait d’emblée hors-champ l’intégralité du texte lui-même.