On l’a souvent constaté : le théâtre de Jean-Luc Lagarce est un théâtre de la parole, un théâtre où la parole « qui bute, qui trébuche sur elle-même1 », fait office d’action. Cette parole se fonde sur le mal de dire qui se reflète dans des tirades longues et hésitantes, gravitant autour d’une même idée sans que celle-ci ne soit jamais définitivement formulée. Sur ce plan, on a pu également remarquer que les personnages de Lagarce semblaient, d’une part, être incapables de formuler « une parole authentique, qui révélerait l’être dans sa singularité2 », d’autre part, être « condamnés au monologue3 ». À la source du mal de dire se trouve donc un autre, plus profond : le mal de ne pas dire, le mal de ne pas pouvoir se dire à l’autre qui sert, paradoxalement, de moteur dramaturgique. Je me propose d’interroger les raisons sous-jacentes de cette incapacité du personnage à exprimer son intimité et à dialoguer avec l’autre en examinant de plus près les enjeux du non-dit dans cinq des dernières pièces de l’auteur : Derniers remords avant l’oubli, Music-hall, Histoire d’amour (derniers chapitres), Juste la fin du monde et J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne4. Dans ces pièces, se dire soi-même, laisser transparaître, discursivement, sa vérité intime qui rime avec la souffrance, revient à s’exposer à la violence de l’autre, tout en entrant dans le cercle vicieux du conflit. On ne peut en échapper que par la création d’un espace métafictionnel où le non-dit semble enfin pouvoir pénétrer le champ du dicible ; le problème est que l’espace créé s’avère au mieux illusoire, au pire inexistant. Seule l’apparition de l’indicible de la mort dans le tissu dramatique peut permettre au non-dit de la souffrance d’affluer véritablement dans le champ du dicible en supprimant la frontière qui les sépare : on observera ensuite les conséquences qu’entraîne cette suppression.
Le non-dit de la souffrance
L’ensemble des pièces en question, excepté Music-Hall, reposent sur le même schéma en trois mouvements. Avant le début de l’action, les protagonistes, membres d’une famille ou d’un ménage à trois, partagent le même toit et s’aiment ou croient s’aimer : dans leur souvenir, cette période se révèle heureuse, voire idyllique. Néanmoins, l’idylle ne dure pas et les personnages se séparent pour des raisons peu claires. Une dizaine d’années plus tard, ils se retrouvent, et leurs retrouvailles sont le point de départ de l’action. Dans Music-Hall, ce schéma de base se voit transformé puisque l’action est doublement mise en abyme : la Fille et les deux Boys qui dansent à ses côtés entrent en scène pour raconter le spectacle qu’ils performent chaque soir dans un music-hall, or ce spectacle consiste précisément à raconter le spectacle qu’ils jouent... En cours de route, on apprend néanmoins qu’autrefois, la Fille était mariée et son mari « s’occupait de tout5 », entre autres de l’organisation des tournées, mais il est parti sans que l’on en sache la raison. Elle doit se débrouiller toute seule : les Boys ne comptent pas, un jour ou l’autre, ils quittent la Fille qui prend alors « le premier venu6 » pour les remplacer. L’être-ensemble du passé existe donc, mais les retrouvailles sont impossibles, et les séparations ne font que se multiplier. Par conséquent, l’action ne se noue ni se dénoue : elle reste empêtrée dans l’éternel retour du même spectacle ; la parole des personnages n’a de vecteur ni de point d’attraction autre que ce spectacle même, et l’histoire ne raconte que le fait qu’il n’y a jamais eu d’histoire.
Dans les quatre autres pièces, où l’on repère, en revanche, une certaine progression dramatique, les dialogues et les monologues tournent, implicitement ou explicitement, autour de l’être-ensemble du passé, mais surtout autour de la séparation que les personnages ne cessent d’interroger dans l’espoir d’en comprendre la raison. Jean-Pierre Sarrazac situe ce « drame de l’origine » à la source des souffrances des personnages, en le reliant à un passage de L’aveu d’Arthur Adamov : « Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation7. » Autrement dit, l’intention des personnages de Lagarce est de revenir sur quelque chose qui les fait souffrir depuis longtemps afin de trouver une explication, une justification, voire d’obtenir une réparation de leur mal, que seule la présence et/ou la parole de l’autre semblent pouvoir offrir. Or, dans les espaces fictionnels, où les personnages communiquent directement, sans passer par l’intermédiaire d’une fiction, toute parole qui dévie des formules « toutes faites » déroge aux conventions, laisse transparaître l’espace intime du personnage et fait le plus souvent surgir en retour la violence discursive. En l’occurrence, la réparation s’avère impossible.
Cela se voit d’une manière particulièrement claire dans Derniers remords avant l’oubli. L’action se déroule dans la maison que Pierre, Hélène et Paul, les protagonistes de la pièce, habitaient autrefois ensemble. Hélène et Paul ont quitté Pierre et se sont séparés par la suite ; une dizaine d’années plus tard, ils reviennent, un dimanche matin, pour discuter avec Pierre de la vente de la maison, mais la question n’est qu’à peine effleurée. Dès que les trois protagonistes se retrouvent tête-à-tête, le dialogue s’écarte inévitablement du sujet et la violence verbale se déclenche. Ainsi, au tout début de la pièce, Pierre, au lieu d’exprimer son avis sur l’affaire, se lance dans une longue tirade pour dire uniquement qu’il ne veut pas parler8, tout comme s’il avait peur à la fois de prendre la parole et de la laisser aux autres. En effet, sa tirade provoque un échange violent, un duel verbal :
Pierre. – […] Je suis d’accord sur tout.
Hélène. – C’est idiot. Tu vas poser des problèmes. J’étais sûre qu’il poserait des problèmes‚ qu’il ferait des histoires. […] Tu n’as pas changé, taciturne et compliqué. […]
Pierre. – Qu’est-ce que c’est que ça ? Le mot qu’elle vient d’employer‚ ce que tu viens de dire‚ l’expression‚ là ? […] Je n’ai jamais été taciturne‚ pourquoi dire ça ? Et de moi‚ et avec cette moue spéciale. […] De nous trois‚ prenons « nous trois »‚ de nous trois‚ si vous voulez bien l’admettre et vous souvenir‚ de nous trois‚ je suis le moins compliqué‚ je suis le plus conciliant‚ vous ne vous en êtes peut-être jamais rendu compte […] mais je suis et ai toujours été le plus conciliant […]. « Taciturne », tout l’inverse9 !
Cet exemple illustre parfaitement la nature de la violence discursive chez Lagarce, qui est tout à fait sartrienne : le regard ou la parole de l’autre sont violents, car ils cherchent à nous transformer et nous transforment inévitablement. Dès qu’Hélène prend la parole, elle impose à Pierre une image de lui-même ; Pierre, vexé, essaie de se défendre, mais vainement – Hélène restera sur ses positions. « Tu as toujours été un homme taciturne […] C’est dans ta nature profonde10 », conclura-t-elle plus loin. Le même principe est en œuvre dans Juste la fin du monde, où, de surcroît, même un « vous voulez encore du café ? » conventionnel peut s’ouvrir sur un dialogue extrêmement violent11, ainsi que dans J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, où la situation est plus complexe. La violence verbale se dirige notamment contre un personnage qui est privé de parole et donc de toute défense possible, le Jeune Frère qui revient chez sa famille et s’effondre sur le pas de la porte juste avant le début de l’action. Tout au long de la pièce, les personnages dans l’espace scénique ne cessent de transformer l’image de leur fils et de leur frère à leur gré, alors que celui-ci se trouve hors-scène, dans sa chambre, muet et immobile, peut-être déjà mort. On se convaincra d’ailleurs par la suite que seul le silence de l’autre permet aux personnages d’échapper au cercle vicieux de la violence verbale et même d’obtenir la réparation de leurs souffrances, puisque dans un dialogue effectif, ils n’arrivent ni à voir, ni à entendre, ni à accepter l’autre tel qu’il est (ou tel qu’il se dit être). Ils disposent d’une image toute faite de lui, ils ne la remettent jamais en question et ils cherchent à la garder intacte à tout prix, surtout quand l’autre dévoile sa vérité intime depuis laquelle transparaît sa propre souffrance.
Ainsi, toujours dans Derniers remords avant l’oubli, Hélène finit par revenir longuement sur l’être-ensemble du passé afin de dévoiler la raison véritable de la séparation : si elle est partie avec Paul en abandonnant Pierre, ce n’est pas qu’elle aurait préféré l’un à l’autre, c’est qu’elle ne les aimait plus et leur mentait « peut-être depuis toujours » en disant qu’elle les aimait juste « pour avoir la paix », même si mentir lui faisait mal. L’aveu d’Hélène n’obtient d’autre réponse qu’un « tu te débarrassais d’au moins un » ironique de la part de Pierre12 ; restés seuls, les hommes concluent que tout ce qu’Hélène vient de dire n’était qu’une plaisanterie confuse :
Pierre. – Ce qu’elle a dit‚ cette histoire de mensonges‚ tout ça : je n’ai rien compris. Tu as compris quelque chose ? Ce qu’elle a dit‚ elle ne le pensait pas vraiment ? Ce n’était pas vrai. Elle disait cela pour abîmer.
Paul. – Elle plaisantait.
Pierre. – Je suis content. Cela me rassure13.
On voit que si les personnages n’entendent pas l’autre, s’ils cherchent à nier sa vérité intime ou à en amoindrir l’importance, c’est aussi de peur que cette vérité ne vienne transformer les images rassurantes qu’ils se forgent de ce qu’ils croient être la réalité. Le dispositif théâtral permet d’ailleurs de le montrer d’une manière particulièrement efficace. Selon Jacques Scherer, « le théâtre […] est un affrontement des personnages dont chacun, contredisant l’autre, semble avoir raison dans l’instant14 » : chaque personnage devient, à tour de rôle, le moi et l’autre ; chaque personnage de Lagarce, « moi en souffrance, égaré par son propre désir contradictoire d’éloignement et d’appartenance15 », se révèle à la fois souffrant et violent. La violence n’est pour lui qu’une manière de protéger sa propre intimité, qu’elle se manifeste au travers des ripostes verbales ou de l’indifférence teinte d’ironie. Dans un tel contexte, entamer un dialogue qui sort du cadre des formules de politesse ou du small talk mondain veut dire entrer, de son propre gré, dans le cercle vicieux de la violence. La souffrance relève alors du non-dit qui se fait ressentir aussi dans la prolixité du personnage, dans le caractère hésitant et la densité des répliques, car dire ouvertement son mal, en présence de l’autre et à l’autre, est inutile ou dangereux. En même temps, le désir de l’exprimer pour obtenir ne serait-ce qu’une sorte de réparation se révèle le moteur même du dialogue et le moteur de l’action sur un plan plus global. Vers la fin de la pièce, Hélène avoue que la vente de la maison aurait pu n’être qu’un prétexte pour « [l]es [Pierre et Paul] revoir, faire un peu le point16 ». On peut croire que si elle est revenue dans son ancienne demeure, c’est, d’une part, pour s’assurer que rien n’a changé, que les deux autres personnages sont toujours conformes à leur image17, d’autre part, pour tenter de se dire véritablement à deux hommes – autant qu’il est possible pour un personnage lagarcien dont la parole abondante et souvent contradictoire traduit le caractère fluctuant de son identité18. Or cette incertitude ne viendrait-elle pas de la nécessité de se protéger face à l’autre en se forgeant un masque discursif ? « Je mentais. […] Cela peut faire un tout petit peu mal, […] ne croyez-vous pas19 ? » lance Hélène à Pierre et Paul avant de leur jeter à la figure sa vérité à elle sur leur passé commun, en confirmant que dans un monde lagarcien, la souffrance des personnages dépend, outre la séparation fondatrice du drame, de l’impossibilité d’être ou d’avoir été soi-même face à l’autre, mais aussi face à soi-même, l’impossibilité qui se trouve à l’origine même de cette séparation.
Dire sa souffrance… dans le vide
Ce principe ne s’applique pleinement qu’aux dialogues qui ont lieu dans les espaces fictionnels, où les personnages se trouvent « derrière le quatrième mur », sans se rendre compte de leur statut de personnage. Or, dans deux pièces du corpus, l’action se déroule dans un espace métafictionnel, quasiment dans un non-lieu depuis lequel les personnages se racontent (et nous racontent) leur propre histoire. Dans Histoire d’amour (derniers chapitres), il s’agit d’une maison dans laquelle deux hommes et une femme se retrouvent pour se lire une fiction écrite par Le Premier Homme, qui reprend l’histoire de leur séparation. Dans Music-Hall, la première didascalie précise : « Il y a toujours un lieu comme ça, dans ce genre de ville, qui croit pouvoir servir de music-hall : c’est dans ce lieu que cela se passe ». Depuis ce lieu presqu’anonyme, la Fille et les deux Boys rejouent, en la racontant, la performance qu’ils donnent chaque soir et qui reprend des éléments de leurs vies. Dans les deux cas, il s’agit d’un espace plutôt « épique » que « dramatique », car il est fondé par la distanciation temporelle. Les personnages s’éloignent de la réalité fictionnelle – l’histoire « d’origine » a déjà eu lieu, on ne fait que la répéter – et communiquent par le biais de la métafiction. À la fois spectateurs, acteurs et personnages, ils rejouent leur propre passé au présent, et le présent devient une forme du passé. Cela atténue, voire supprime la violence verbale, puisque dans cet espace, l’autre devient un personnage, en se réduisant ainsi à un fantôme innocent, incapable de nuire à l’intégrité du moi. Ce cadre non-violent est visiblement plus propice à l’expression de son intimité, et donc de la souffrance. Toutefois, même dans un espace métafictionnel, le dit de la souffrance se rapproche paradoxalement du non-dit. Dans Histoire d’amour, le Premier Homme lit un épisode de son histoire, qui suit de près la séparation des protagonistes. Son personnage vient d’apprendre la trahison de la Femme qui est partie en l’abandonnant lui et le Deuxième Homme ; il est en train de descendre vers la rivière pour se noyer :
Le Premier Homme. - [Il] est malheureux, c’est à cela qu’il songe. […] Cette complaisance que j’avais parfois pour le malheur ! Que j’ai ! Cette complaisance que j’ai pour le malheur ! Cela aurait été très beau, très élégant, de le crier dans la Ville éteinte (répétant : « dans la Ville éteinte ») Cela aurait été très beau de le crier dans la Ville éteinte, extrêmement littéraire. […]
Le Deuxième Homme. – Elle rit.
La Femme. Lisant – elle riait doucement, ou encore, elle pleurait, à peine, je ne me souviens plus20.
Outre la distanciation métafictionnelle, conditionnée par le dispositif de la pièce, dire la souffrance impose une triple distanciation supplémentaire. D’abord la distanciation par l’usage de la troisième personne du singulier : ce n’est pas moi qui suis malheureux, mais lui, le personnage de mon histoire ; cette distanciation est encore renforcée par la rupture de l’identification : il est malheureux, et moi, j’ai de la complaisance pour le malheur. La distanciation ironique se manifeste dans le ton et les tournures de phrase et se complète par la transformation de la souffrance en une belle image, en une image « extrêmement littéraire » qui n’a pas de fondement réel : le cri de malheur aurait pu retentir dans la Ville éteinte, mais n’a jamais retenti. On notera en même temps que la correction du temps verbal (cette complaisance que j’avais parfois/que j’ai pour le malheur) est ici significative en ce qu’elle fait émerger, ne serait-ce que pour un instant, la douleur du passé dans le présent de l’action : on pourrait alors imaginer Le Premier Homme regarder cet autre lui-même avec une sorte d’ironie apitoyée, sur « le bord des larmes21 ». De la même manière, la réception du malheur du Premier Homme par l’autre, si elle n’est pas violente, se révèle estompée et ambiguë du fait que le rire se mêle aux pleurs : on ne sait pas si la Femme « rit doucement » ou « pleure à peine22 ». On notera aussi que La Femme elle-même se distancie de ses larmes possibles : elle souligne qu’elle lit le texte, et le plus probablement, le « je » qui rend compte de ses pleurs ou de son rire est celui du narrateur qui la regarde d’à côté. Ainsi la souffrance dite ne pénètre qu’imparfaitement l’espace du dicible. Tout en la disant, on la transforme en une image, on l’esthétise pour la rendre moins menaçante et l’on s’en distancie ; mais au travers de cette distanciation semble toujours transparaître une souffrance inexprimée, qui reste voilée par le sourire.
De plus, l’espace du dicible que la souffrance verbalisée semble pénétrer est un leurre. Au fond, le statut ontologique des personnages d’Histoire d’amour est équivoque et incertain23. Au départ, on comprend assez clairement que l’espace scénique correspond à un espace effectif, la maison construite par le Deuxième Homme, et que les personnages s’y sont réunis pour se lire l’histoire dont le Premier Homme est l’auteur24. Au fil de l’action, ces éléments sont largement remis en question. Il devient clair qu’après la séparation, le Premier Homme s’est enfermé dans sa propre maison sans jamais répondre au Deuxième Homme, qui venait frapper à sa porte. Celui-ci constate alors que le Premier Homme est « celui qui écrit ou meurt, la même chose25 » et dans l’épilogue, l’existence même de l’histoire écrite par le Premier Homme est remise en cause :
La Femme. – […] Un jour, sans avoir terminé le livre
– peut-être même qu’il n’en avait pas écrit une ligne et qu’il se contenta de nous raconter l’histoire –
il meurt dessus,
emporté et noyé à la fois.
Ou encore il le laisse,
il s’en désintéresse,
il raconte autre chose […]
« Histoire d’amour », c’est une autre histoire à l’origine26.
Sur le plan ontologique et celui des événements, rien n’est certain, tout n’est que possible. Le Premier Homme est peut-être mort, l’histoire des trois personnages n’a peut-être jamais été écrite, ou bien il s’agit d’une autre histoire, impossible de savoir laquelle... Il se peut, bien sûr, que la Femme et le Deuxième Homme racontent, depuis l’espace scénique, leur propre histoire, où le Premier Homme n’est qu’un personnage, mais il est aussi probable que « Histoire d’amour » n’existe que dans l’imagination de son auteur : le Deuxième Homme affirme notamment que dans cette histoire, lui et la Femme jouent les rôles de l’Architecte et de la Chanteuse que le Premier Homme leur a attribués. Quoi qu’il en soit, force est de constater que l’espace du dicible d’Histoire d’amour se révèle extrêmement indéterminé, privé de fondements solides, et l’on peut postuler que l’histoire de la séparation, de même que la souffrance que celle-ci provoque, restent sans récepteur « tangible », du moins dans le cadre de la pièce.
De même, dans Music-Hall, qui imbrique d’une manière similaire les niveaux (méta)fictionnels, la dernière tirade de la Fille, venant clôturer et résumer la pièce, fait surgir l’image d’une souffrance sans destinataire :
La Fille. - […] et remplissons le temps,
faisons semblant d’exister,
et jouons quand même — j’en pleurerais, n’ai pas l’air comme ça mais en pleurerais et en pleure parfois, mais discrètement, avec lenteur et désinvolture, et pas plus tard qu’il y a cinq minutes, sans qu’on me voie,
pleure sous maquillage et déguisement,
et sans reniflements intempestifs,
suis habile —
et triche jusqu’aux limites de tricherie,
et sont fort lointaines, ces limites-là,
et jamais ne les épuise,
triche jusqu’aux limites de tricherie,
l’œil fixé sur ce trou noir où je sais qu’il n’y a personne27.
Une fois de plus, on voit le personnage se distancier soigneusement de son malheur. Les larmes sont cachées « sous maquillage et déguisement » et mises en scène ou transformées en un geste artistique. La Fille pleure « avec lenteur et désinvolture », même s’il n’y a pas de spectateur – les « limites de tricherie » sont lointaines et inépuisables. Sa souffrance, tout comme la souffrance qui transparaissait au sein des espaces fictionnels, est une souffrance purement existentielle. Si dans les espaces fictionnels, les personnages souffraient de l’impossibilité de ne pas être soi-même en présence de l’autre, dans l’espace métafictionnel de Music-Hall, l’autre n’est même pas un personnage fantomatique comme dans Histoire d’amour, l’autre n’existe simplement plus. On fait semblant d’exister, on triche en cachant ses larmes comme on triche en pleurant, mais le pire est que dans les deux cas, de l’autre côté de la rampe, il n’y a personne, et en absence de l’autre, le spectacle se voit privé de sens28. Ce n’est plus la souffrance, c’est l’existence même qui reste sans destinataire. En corollaire, bien que dans un espace métafictionnel, la vérité intime et la souffrance puissent se dire, ce dit relève du non-dit puisqu’il n’atteint personne29. Le locuteur lui-même essaie de s’en distancier et d’en amoindrir l’importance ou le sérieux ; la salle est vide ou n’existe que dans son imagination.
L’indicible de la mort
Toutefois, dans les mondes lagarciens, tout change dès que la mort, indicible, vient imprégner le tissu dramatique et fait disparaître l’écran protecteur séparant le dicible et le non-dit30. Dans Juste la fin du monde, l’espace fictionnel et l’espace métafictionnel, l’épique et le dramatique, se confondent. Louis, protagoniste, peut-être déjà mort, relate l’histoire de son retour chez sa famille – sa mère, sa sœur Suzanne et son frère Antoine, à qui il veut porter la nouvelle de sa mort « prochaine et irrémédiable ». Les monologues de Louis sont dits depuis un non-lieu (depuis un espace non-identifiable qui ne coïncide pas avec l’espace de la maison de famille) et ouvrent directement sur son intimité qui, cette fois-ci, n’est quasiment pas « censurée » par la distanciation. Les dialogues se déroulent presque sans exception dans un espace fictionnel, la maison de famille, et même s’ils deviennent souvent violents, cette violence n’empêche plus l’expression verbale de la souffrance.
La proximité de la mort transforme le personnage, ce qui n’est pas étonnant. La nature de cette transformation est, elle, plus intéressante : la mort fait naître la compassion. Dans un instant de lucidité particulier, Louis, qui croyait toujours qu’on ne l’aimait pas assez, prend pleinement conscience de sa mort prochaine et se rend compte non seulement que c’est lui qui a toujours demandé aux autres de le laisser en paix, mais aussi que les autres peuvent en souffrir en silence :
Louis. — […] Je compris que cette absence d’amour dont je me plains et qui toujours fut pour moi l’unique raison de mes lâchetés, sans que jamais jusqu’alors je ne la voie,
que cette absence d’amour fit toujours plus souffrir les autres que moi.
Je me réveillai avec l’idée étrange et désespérée et indestructible encore
qu’on m’aimait déjà vivant comme on voudrait m’aimer mort
sans pouvoir et savoir jamais rien me dire31.
La prise de conscience de sa mort et de la souffrance muette de l’autre provoquent alors deux mouvements-vers compassionnels : au fond, ce n’est plus l’empêtrement dans le cercle vicieux de la violence, mais la compassion engendrée par la mort qui devient le ressort de l’action. D’abord, Louis se rend chez sa famille et même si au départ, il s’imagine leur annoncer sa mort « lentement, avec soin et précision […] d’une manière posée32 » – tout comme la Fille de Music-Hall pleure « avec lenteur et désinvolture » –, cette image théâtralisée ne s’incarne pas. Il est vrai que les autres personnages forcent Louis à rester silencieux33, mais en même temps, son silence s’avère être le deuxième mouvement-vers compassionnel, cette fois-ci par anticipation : Louis quitte la maison de la famille « sans avoir rien dit de ce qui [lui] tenait à cœur » puisqu’il n’a « jamais osé faire tout ce mal34 ». Par la suite, il ne délaisse plus ses proches : il téléphone, donne des nouvelles, écoute ce qu’on lui raconte – comme il le dit lui-même, il a « l’amour plein de bonne volonté35 ». Au lieu de désunir, la mort, par l’intermédiaire de la compassion qu’elle fait surgir, annule la séparation36, de même que le non-dit de la mort qui est motivé, en partie, par la compassion. Louis reste silencieux, mais c’est justement son silence qui permet aux autres de parler de l’amour qu’ils éprouvent pour lui et de la souffrance que son absence leur cause. Or l’amour, qui entre dans l’espace du dicible aussi brusquement et brutalement que la souffrance, s’exprime d’une manière tout à fait particulière. La séparation de l’être aimé provoque de l’inquiétude (pourquoi est-il parti ?), mais surtout de la culpabilité (est-ce qu’il est parti parce que nous ne l’aimions pas assez ?), deux sentiments dont on veut se libérer. Une fois l’être aimé de retour, l’occasion se présente enfin et le voile de silence se déchire : l’amour, l’inquiétude, le besoin d’être disculpé s’amalgament… et se muent en des accusations violentes. La mère de Louis s’en rend d’ailleurs compte :
La Mère. – […] ils [Suzanne et Antoine] ont su que tu revenais et ils ont pensé qu’ils pourraient te parler,
un certain nombre de choses à te dire depuis longtemps et la possibilité enfin. […]
et cela sera mal dit ou dit trop vite,
d’une manière trop abrupte, ce qui revient au même,
et brutalement encore,
car ils sont brutaux, l’ont toujours été et ne cessent de le devenir37…
La brutalité évoquée se manifeste d’une manière très nette dans la tirade finale d’Antoine qui précède le départ de Louis (sans toutefois en être la cause). Ayant parlé longuement, en détail, de ses propres souffrances, Antoine aboutit aux reproches et aux accusations :
Antoine. – […] tout ton soi-disant malheur n’est qu’une façon que tu as,
que tu as toujours eue et que tu auras toujours,
— car tu le voudrais, tu ne saurais plus t’en défaire, tu es pris à ce rôle —
que tu as et que tu as toujours eue de tricher,
de te protéger et de fuir.
Rien en toi n’est jamais atteint, […]
tu n’as pas mal
— si tu avais mal, tu ne le dirais pas, j’ai appris cela à mon tour —
et tout ton malheur n’est qu’une façon de répondre,
une façon que tu as de répondre,
d’être là devant les autres et de ne pas les laisser entrer38.
Ces reproches ne relèvent pas du fantasme. Plus loin dans le texte, Antoine ajoute qu’avant de quitter la maison, Louis se plaignait souvent qu’on « ne [l]’aimait pas, / que personne, jamais, ne [l]’aima » sans voir que les autres ne savaient simplement pas lui dire leur amour39 : il ne fait que mettre le doigt sur ce que son frère avait lui-même compris. Mais aussi sa tirade montre, une fois de plus et d’une manière extrêmement limpide, l’impossibilité du dialogue dans un espace fictionnel lagarcien. La souffrance de l’autre est inadmissible : Antoine reproche à Louis que son malheur n’est qu’un masque que celui-ci a toujours porté, porte et portera toujours, en lui refusant absolument et la possibilité de souffrir véritablement, et la possibilité d’ôter le masque. Le personnage profite de la présence de l’autre pour anéantir la souffrance de ce dernier et lui faire porter la responsabilité de la sienne : autrement dit, pour faire de l’autre un bouc émissaire. Il n’est dès lors pas étonnant qu’Antoine ne veuille pas dialoguer avec son frère : il conclut sa tirade par un « je ne dirai plus rien », ce sur quoi la scène – et l’action de la pièce – se clôt, en ouvrant sur le dernier monologue de Louis. L’autre doit rester cantonné dans l’image que l’on se fait ou plutôt que l’on s’est fait de lui – on ne lui accorde pas le droit de répondre ni de changer (car répondre, c’est toujours provoquer un changement) : chez Lagarce, « [l]es personnages sont prisonniers des catégories dans lesquelles les autres (ceux qui croient les connaître […]) cherchent à les enfermer40 ». Et même si la mort semble effectivement mettre à bas l’écran qui sépare le dicible du non-dit ou qui sépare le champ de la violence du champ de la souffrance et de l’amour, tout en faisant surgir un mouvement-vers compassionnel, cela change peu, car le mouvement s’avère unilatéral. On peut croire que c’est une autre raison pour laquelle Louis préfère rester silencieux et ne pas annoncer sa mort prochaine à la famille – dire sa souffrance ou dire sa mort est simplement inutile.
Il faut toutefois souligner que dans Juste la fin du monde, l’autre – par son silence même – accepte le cadre qu’on lui impose. Lydie Parisse remarque sur ce point, en faisant référence à Jean-Pierre Sarrazac, que les derniers drames de Lagarce sont assimilables aux « drames du martyr », dont le motif central est le renoncement41 : chez Lagarce, il s’agit surtout du renoncement à la parole. Dans la dernière pièce du corpus, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, le renoncement est aussi présent à côté de la mort, et sa forme particulière rend possible l’apaisement, voire la réparation des souffrances des personnages. Le dialogue est centré autour du départ et du retour du Jeune Frère que sa grand-mère, sa mère et ses trois sœurs ont attendu depuis des années ; et même si l’espace scénique figure un espace fictionnel ou dramatique, la parole des personnages est dénuée de violence, car le Jeune Frère, objet du dialogue, reste hors scène, évanoui dans sa chambre. Il est à la fois présent et absent, ce qui permet aux cinq femmes, soudées par la longue attente, de se dire leur souffrance commune sans que l’autre vienne s’interposer. Tout se passe exclusivement sur le plan inoffensif de l’imaginaire des personnages (en ce sens, le spectateur se trouve face à un espace métafictionnel qui surgit depuis l’espace fictionnel) : les protagonistes ne cessent de multiplier les images de la séparation avec le Jeune Frère et de son retour. Elles craignent toutefois que le silence du Jeune Frère ne soit définitif ou mortel, car elles auraient besoin qu’il leur fasse « le récit de son voyage, tout ce temps perdu » pour qu’elles puissent « commencer à [se] plaindre et lui faire [leurs] beaux et longs reproches42 ». La parole et la présence de l’autre devraient donc servir à justifier l’attente et la souffrance qui sinon s’avèrent inutiles ; et tout comme Antoine termine par faire de Louis, silencieux, un bouc émissaire, les protagonistes de J’étais dans ma maison terminent par rendre le Jeune Frère pleinement responsable de leur malheur sans lui accorder la moindre possibilité de la rédemption :
La Seconde. — […] et ne jamais donner de nouvelles, pas un message, jamais, c’est un crime de sa part, je dis cela, une sorte de crime, n’avoir que faire de la vie de ceux qui vous aiment, c’est une sorte de crime, je ne sais pas, je crois cela, […]
- revenir et se laisser tomber au sol et mourir encore sans avoir rien à justifier de sa vie, et me laisser dans l’ignorance, et ne rien me donner ! - […]
Et mourir, s’il meurt, et mourir ne lui donne pas le pardon43.
Dans les scènes qui suivent cette accusation ultime, la Seconde et l’Aînée des sœurs arrivent toutefois à se ré-imaginer la scène de la séparation tout en se donnant des raisons de croire que le Jeune Frère se souciait d’elles. Il semblerait ainsi que pouvoir donner libre cours à l’expression verbale de la souffrance et en trouver le responsable, fut-il demi-mort, permet aux personnages sinon de se libérer de la douleur, du moins de l’apaiser, et de se dire qu’on pourra continuer à « vivre sa vie », quoique celle-ci risque bien de se résumer à une nouvelle attente – celle de la mort (de la mort du Jeune Frère ou de sa propre mort) : « toutes les trois, encore, sur le seuil de la maison, attendant encore […] Ou toutes les cinq, possible, pourquoi non ? toutes les cinq aussi, c’est bien44… »
La libération ou l’apaisement ainsi obtenus sont toutefois pleinement conditionnés par l’état d’incertitude, entre la vie et la mort, dans lequel se trouve le Jeune Frère, à la fois présent et absent. Il semble que dans le théâtre de Lagarce, la seule possibilité non-violente de dialoguer avec l’autre et de l’aimer est de dialoguer avec l’image que l’on s’est forgée de lui, donc d’aimer l’autre « vivant comme on voudrait l’aimer mort, sans pouvoir et savoir jamais rien lui dire ». La présence effective de l’autre, la présence d’une souffrance individuelle, vivante, dans un espace fictionnel fait nécessairement surgir la violence protectrice, la vérité de l’autre menaçant le moi et sa réalité. Dans les espaces métafictionnels, en revanche, la violence est quasiment absente grâce à la distanciation, mais le dit de la souffrance y reste sans récepteur. Et même si dans le cas où la mort fait son apparition dans le tissu fictionnel et les deux types d’espace se confondent, les personnages peuvent enfin parler de leur souffrance, cela ne peut se faire qu’au prix du sacrifice de l’autre. Celui-ci renonce à soi-même en renonçant à la parole, parfaitement, jusqu’à s’empêcher de pousser « un grand et beau cri45 » dans la solitude nocturne : dans le silence, il partage alors sa vérité intime avec la mort ; et peut-être que dans les mondes lagarciens, où la parole n’atteint jamais à l’authenticité, le silence et la mort (et le silence de la mort) sont les seules vérités possibles.