Comment sous-titrer le sémantisme suggéré d’une œuvre audiovisuelle ?

DOI : 10.56078/motifs.542

Résumé

Dans une œuvre audiovisuelle, les grammaires linguistique et filmique s’allient pour construire la fiction et lui donner son sens. Traduire le texte d’un métrage d’une langue vers une autre signifie adapter linguistiquement et contextuellement la fiction source à son nouveau public. Pour ce faire, les personnes en charge de la traduction-adaptation d’une œuvre audiovisuelle doivent tenir compte de cette alliance entre langage verbal et langage cinématographique.
D’autre part, traduire le contenu sémantique d’une fiction ne consiste pas seulement en la traduction des dialogues sur le plan linguistique. Tout ce qui construit la fiction, toutes les composantes visuelles, sonores et verbales, créent la diégèse d’une œuvre, c’est-à-dire, tout ce qui est possible à l’intérieur de la fiction. Ces potentialités existent à l’écran, dans le champ visuel et auditif des spectateurs, mais également hors-champ. Il n’en reste pas moins que ce qui existe dans la diégèse participe à l’élaboration du contenu sémantique du métrage.
C’est pourquoi les traducteurs-adaptateurs auteurs de sous-titres ont besoin de considérer les éléments hors-champ et non-dits qui composent la fiction, afin de tendre vers une traduction du contenu sémantique de l’œuvre la plus cohérente et la plus complète possible.

Plan

Texte

En traduction, tous domaines confondus, on parle de texte source pour le contenu à traduire et de texte cible pour le contenu traduit. Au fil de son étude du rôle du lecteur, Umberto Eco ne parle pas tout à fait de lecteur cible, mais il montre bien que des auteurs définissent des cibles au sein de leur lectorat afin que « chaque terme, chaque tournure, chaque référence encyclopédique soient ce que leur lecteur est, selon toute probabilité, capable de comprendre1 ».

Les prémices de la réflexion développée dans le présent article consistent à considérer le public cible d’une œuvre filmique sous-titrée comme étant à la fois spectateur d’une production audiovisuelle et lecteur d’une grammaire visuelle (par l’image) et linguistique (par les sous-titres). Afin d’aborder notre réflexion sous le bon angle, il faut dès à présent penser les métrages2 comme des textes et les spectateurs de métrages sous-titrés comme des lecteurs.

La traduction d’une œuvre audiovisuelle

Afin d’offrir aux métrages un rayonnement international, il a fallu mettre au point des techniques permettant aux productions audiovisuelles de s’exporter dans des pays où la langue parlée différait de la langue d’écriture du métrage. Et cela, afin de rendre la fiction accessible au nouveau public.

De 1927 à 1935 environ, le cinéma mondial connut en effet un bouleversement considérable avec la généralisation du cinéma sonore et parlant. Cette deuxième naissance du cinéma souleva presque aussitôt une question cruciale : comment diffuser désormais les films étrangers et surmonter l’obstacle nouveau posé par l’audition de langues étrangères3 ?

C’est alors qu’interviennent le sous-titrage et doublage, les deux modes traductifs de diffusion des métrages les plus courants. En termes de sous-titrage et de doublage, on parle d’adaptation linguistique autant que de traduction. Les traducteurs-adaptateurs professionnels devraient idéalement maîtriser non seulement les langues qu’ils ont à manier, mais aussi le langage du cinéma. La notion de « langage » filmique introduit l’idée d’un vocabulaire filmique et permet d’opérer un parallèle entre le système de signes visuels et techniques (images, son, montage) qui sont propres à la création audiovisuelle, et le système de signes linguistique qu’il s’agit d’adapter depuis une langue source vers une langue cible. Dans une œuvre audiovisuelle, les grammaires linguistique et filmique s’allient pour construire la fiction et lui donner son sens. L’alliance entre la grammaire linguistique et la grammaire cinématographique donne corps à la fiction et produit le sens d’une œuvre. Puisque la traduction d’une œuvre audiovisuelle doit tenir compte de cette alliance, on peut finalement parler de la traduction du sémantisme diégétique.

La marge de la fiction

Les traducteurs–adaptateurs ont à traduire un peu plus que les lignes de dialogues jouées dans un métrage. Ces dialogues ont été écrits et sont prononcés par des personnages dont le vécu existe dans la fiction. Ce vécu est manifeste dans le cadre, entre le début et la fin du métrage, dans un espace-temps concomitant aux autres actions montrées ou racontées. Mais il existe également hors-champ, avant le début du métrage, et continue d’exister une fois le métrage terminé. Ce que disent les personnages est propre à leur vécu passé et implique leur comportement futur. Lorsqu’à la fin de Casablanca, Rick Blaine dit au Capitaine Louis Renault : « Louis, I think this is the beginning of a beautiful friendship4, » il est clair que la relation entre ces deux personnages a évolué et durera en dehors du cadre. Les deux personnages marchent côte à côte sur le tarmac, s’éloignent de la caméra et des spectateurs. Mais on a l’impression que l’on pourrait rallumer la caméra à tout moment pour entendre la suite de leur discussion. La structure d’un métrage doit pouvoir donner une idée de ce qui est dit et de comment les auteurs ont choisi de le dire. Le montage, la mise en scène, le ton et le choix du vocabulaire pour les dialogues laissent entrevoir le sous-texte.

Il est très important d’étudier comment un texte est produit et comment toute lecture de ce texte ne doit pas être autre chose que la mise au clair du processus de génération de sa structure. J’en suis persuadé. Mais je pense qu’il est tout aussi important d’étudier comment le texte (une fois produit) est lu et comment toute description de la structure du texte doit être, en même temps, la description des mouvements de lecture qu’il impose5.

Ce « processus de génération de la structure » est également un processus de production de sous-texte puisque toute création de fiction implique un avant et un après le métrage. Il faut alors traduire ce sous-texte, soit ce qui est hors-champ ou non-dit, ce qui est en marge du cadre et des dialogues. Il faut traduire tout ce qui, sans le mot juste, laisserait les spectateurs en marge des intentions du métrage.

Dire autrement

Sidney Lumet, réalisateur américain majeur, a raconté comment la grammaire cinématographique peut produire du sens autrement que par le verbal :

Sur Long voyage vers la nuit, j’ai utilisé le texte de la pièce. La seule façon de l’adapter pour le cinéma était de couper sept pages d’un texte qui en comptait cent soixante-dix-sept pendant les répétitions. Et nous avons opéré ces coupes parce que je savais que j’allais traduire ces passages par des gros plans. L’utilisation des gros plans permettait de dire la même chose plus clairement et plus tôt dans le film6.

Long voyage vers la nuit est l’adaptation cinématographique d’une pièce de Eugene O’Neill. Le choix de découpage fait par Lumet s’est avéré parfaitement justifié et en totale cohérence avec les intentions de l’auteur de la pièce. L’interprétation de Lumet, en tant que lecteur de la pièce, est tombée juste et lorsqu’il explique comment il choisit de couper sept pages de texte parce qu’il sait comment les illustrer visuellement, il nous permet d’approcher la question de ce qui n’est pas dit.

Dans le premier volet de la trilogie de films Le seigneur des anneaux7, une séquence pose la question du hors-champ. Aux trois-quarts du film, Gandalf est sur le point d’être précipité dans les profondeurs des Mines de la Moria et dit à ses compagnons : « Fly, you fools ! ». Cette réplique célèbre a été traduite en français par « Fuyez, pauvres fous ! » Il se trouve que, plus tôt dans le film, les spectateurs voient le même Gandalf faire appel aux aigles pour s’échapper de la tour où il est retenu prisonnier. Par conséquent, lorsque ce personnage, figure de la sagesse, choisit de prononcer la phrase « Fly, you fools ! », le mot « fly » n’est plus un simple verbe à traduire. Alors que l’on voit Gandalf, agrippé à la roche, prêt à tomber dans un gouffre d’une obscurité et d’une profondeur infinies, « fly » exprime d’un coup l’opposition manifeste dans la scène : la chute ou la voie des airs. D’ailleurs, les personnages prennent la fuite par le haut, pour sortir des Mines. Alors, nous revient à l’esprit la possibilité de faire appel aux aigles, qui constituent un élément non-dit de l’intrigue mais bien présent hors-champ et maintenant suggéré par l’emploi de « fly ».

Mais un autre composant filmique suggère cette référence aux aigles dans la séquence. La bande sonore entretient elle aussi l’idée d’une possible allusion aux aigles. Le morceau « Khazad-dûm » rappelle « The Caverns Of Isengard », le thème musical entendu lorsque Gandalf fait appel aux aigles pour l’aider à s’enfuir de la tour où Saruman l’a fait prisonnier. Les voix célestes semblent s’éloigner de nous, spectateurs, de la caméra, et donc s’envoler loin du décor que nous avons sous les yeux. Cette thématique des aigles illustre très bien la possibilité d’un hors-champ. Par les dialogues et la musique, nous pensons aux aigles, éléments de l’intrigue qui nous ont été montrés avant cette séquence des Mines et qui, s’ils ne sont plus dans le cadre, existent toujours dans la fiction. Mais aussi, cela nous suggère un dénouement qui aurait été possible si les personnages avaient compris le sous-texte du « fly » prononcé par Gandalf. Pour une partie des adeptes de la saga, les aigles sont bien un élément d’intrigue potentiel exprimé dans cette séquence par un élément verbal (« fly »), un élément musical et la mise en scène (plongée – contre-plongée). Il n’en reste pas moins hors-champ puisque nous ne voyons pas les personnages s’enfuir par la voie des airs.

Dans le cas où cette hypothèse serait vérifiée, les aigles auraient donc bien une présence diégétique malgré leur position en hors-champ visuel. Alors, ce que le public a vu plus tôt et qui se trouve hors du champ dans cette séquence est justement ce qui donne son sens au non-dit. Gandalf ne dit pas à ses compagnons de faire appel aux aigles pour atteindre leur but, il choisit de prononcer un mot qui se révèle lourd d’un sens supposé à la lumière d’éléments qui n’apparaissent plus à l’image. On voit donc bien comment il est possible de dire une même composante de la fiction par différents moyens. Et le doublage ou le sous-titrage sont encore un autre moyen de dire autrement cette même composante.

La spécificité du métrage animé

L’appel à communication de ce colloque « Hors-champ et non-dit dans le texte et l’image » postulait que « [t]oute image, fixe ou mobile, par son cadrage, suppose l’existence d’un hors-champ ». Cette affirmation se vérifie particulièrement dans le cas des métrages animés puisque chaque élément qui compose le cadre est spécialement créé pour signifier quelque chose. Une série animée à tendances fantastiques comme South Park implique donc un hors-champ aux possibilités quasiment infinies, en cela que le genre fantastique peut aisément permettre aux éléments fictionnels de se soustraire aux lois de la réalité des spectateurs. La fiction animée permet aussi d’utiliser tous les artifices désirés afin d’orienter l’interprétation qui sera faite du métrage. Selon Eco, « un texte est un produit dont le sort interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif ; générer un texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre8 ».

Le support de la série animée rend effectivement la réalisation des intentions des auteurs bien plus facile. En visionnant l’épisode, les spectateurs n’ont pas de mal à croire à ce qu’ils voient. Le public active plus aisément sa suspension d’incrédulité face à un métrage d’animation qui se dédouane de toutes les règles de la réalité, même s’il s’en inspire. Le cas du métrage animé permet d’aborder rapidement la question de la traversée du hors-champ vers l’intérieur du cadre. Cette réflexion s’appuie sur l’exemple de l’épisode de South Park intitulé « Inception, m’voyez9 », dont l’intrigue est presque intégralement ancrée dans le film Inception10. Ici, toutes les potentialités de la fiction d’Inception existent hors-champ mais s’invitent aussi directement dans le cadre de l’épisode. Le film de Nolan se manifeste verbalement et visuellement en quelques points de porosité au fil de l’épisode, mais toujours à travers les personnages et les cadres propres à South Park. Cet épisode présente en fait un exemple relativement rare dans l’ensemble de la série. On y assiste à la traversée du seuil entre le hors-champ et le plan cadré. On voit entrer en scène les personnages de Dom Cobb dans Inception et de Freddy Krueger dans Les griffes de la nuit.

Fig. 1: Trey Parker et Matt Stone, « Insheeption », S14e08, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012

Fig. 1: Trey Parker et Matt Stone, « Insheeption », S14e08, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012

Fig. 2: Trey Parker et Matt Stone, « Insheeption », S14e08, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012

Fig. 2: Trey Parker et Matt Stone, « Insheeption », S14e08, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012

Alors, le hors-champ s’invite directement dans le cadre de l’épisode, passant de ce que les spectateurs doivent imaginer à ce qu’ils peuvent voir. Ici, la diégèse d’Inception est mise en mouvement par Trey Parker et Matt Stone, qui ouvrent un tunnel entre le hors-champ et le cadre afin de faire voyager les personnages. Ce dépaysement se manifeste d’ailleurs dans les dialogues. Des personnages livrent des explications confuses en des termes alambiqués et des réponses volontairement énigmatiques, faisant honneur à la complexité de l’intrigue d’Inception. Finalement, l’animation ouvre la voie à une production de sens augmentée, qu’il s’agira toujours d’adapter linguistiquement et contextuellement pour le nouveau public si le métrage est exporté.

Le hors-champ transtextuel

Le hors-champ peut se définir négativement comme tout ce qui n’apparaît pas dans le cadre d’un plan ou d’une séquence, ou se définir positivement comme tout ce qui existe en dehors du cadre, tout ce qui découle de ce que l’image et les dialogues montrent. Au sein d’une œuvre audiovisuelle, les éléments hors-champ sont donc autant de possibilités de connotation, de polyphonie et de suggestion qui viennent teinter ou enrichir les composantes verbales que les traducteurs-adaptateurs auront à adapter linguistiquement pour un nouveau public. Eco écrit que « le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc » et, selon lui, le texte n’est alors « pas autre chose qu’une machine présuppositionnelle11 ». Un film cité dans un autre est à la fois absent et présent. L’intégralité du film cité est hors-champ, mais sa diégèse transparaît dans l’épisode citant et quelque chose est « dit » à travers la citation. La série animée américaine South Park12 est réputée pour la multitude de citations qu’elle inclut dans ses épisodes. Dans l’épisode « Noël au Canada13 », Trey Parker et Matt Stone mettent en place un parallèle avec le long-métrage Le Magicien d’Oz14.

Fig. 3: Victor Fleming, The Wizard of Oz, Metro-Goldwyn-Meyer et Loew’s Incorporated, 1939.

Fig. 3: Victor Fleming, The Wizard of Oz, Metro-Goldwyn-Meyer et Loew’s Incorporated, 1939.

Fig. 4: Trey Parker et Matt Stone, “It’s Christmas in Canada”, s08e15, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012

Fig. 4: Trey Parker et Matt Stone, “It’s Christmas in Canada”, s08e15, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012

À partir de ce moment dans l’épisode, la fiction est enrichie par l’ajout d’éléments diégétiques propres au Magicien d’Oz. L’intégralité de la diégèse du Magicien d’Oz devient donc un hors-champ qu’il est indispensable d’inclure dans la traduction afin de permettre la compréhension complète de ce qui n’est pas forcément « dit » dans cet épisode de South Park. Lorsque la citation donne accès à un hors-champ constitué de l’intégralité d’un film, omettre de traduire la citation, c’est omettre de véhiculer ce qui est hors-champ. Paradoxalement, dans ce cas précis, le hors-champ est plus montré que dit. La citation du Magicien d’Oz transpire par tous les cadres, mais les dialogues ne reprennent que peu fidèlement le texte du film de Fleming.

Si l’on prend à présent l’exemple de l’épisode de South Park « City Sushi15 » et en particulier de sa séquence de fin il devient évident qu’ici, Trey Parker et Matt Stone ont convoqué la totalité de la diégèse du film Psychose16.

Fig. 5: Alfred Hitchcock, Psycho, Universal Studios, 2006

Fig. 5: Alfred Hitchcock, Psycho, Universal Studios, 2006

Fig. 6: Trey Parker, Matt Stone, « City Sushi », S15e06, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2013

Fig. 6: Trey Parker, Matt Stone, « City Sushi », S15e06, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2013

Bien que hors-champ, l’intégralité de la séquence de fin dans cet épisode de South Park est un calque presque plan par plan de la séquence de fin du film d’Hitchcock, à tel point que même le monologue final est calqué sur celui prononcé par Norman Bates à la toute fin de Psychose. La structure du monologue est presque identique à celle du monologue chez Hitchcock, mais le texte entendu correspond évidemment à l’intrigue de l’épisode de South Park. Ici, donc, le hors-champ est autant dit que montré. La citation du film d’Hitchcock est évidente tant dans l’image que dans les dialogues. Les traducteurs-adaptateurs ont donc deux fictions imbriquées à transposer de l’anglais vers le français. Une traduction qui ne prendrait pas en compte le hors-champ reviendrait à sous-traduire le propos original. Pour les traducteurs-adaptateurs de cet épisode, la version originale de la séquence de Psychose aurait dû être utilisée comme modèle pour traduire le monologue de South Park. De plus, étant donné que le film Psychose avait déjà été traduit en français au moment où l’épisode de South Park est arrivé entre les mains des traducteurs-adaptateurs, les sous-titres et le doublage francophones de Psychose auraient dû, eux aussi, servir de modèle à la traduction de l’épisode de South Park.

La traduction française de Psychose constitue également un autre aspect du hors-champ qui doit être pris en compte dans l’adaptation linguistique de l’épisode. Il faut envisager qu’une partie du public francophone peut connaître Psychose dans sa version française et ainsi reconnaître la présence du film d’Hitchcock en tant qu’hors-champ à condition que la traduction transmette la fidélité des répliques de l’épisode au film d’Hitchcock. Les connaissances du public constituent donc elles aussi un hors-champ que les traducteurs doivent prendre en compte. Si les traducteurs de l’épisode de South Park ne perçoivent pas que les répliques de la séquence finale se réfèrent à un texte déjà existant hors-champ, le risque, alors, serait que l’accès à ce hors-champ soit réduit pour les spectateurs francophones. Dans un tel cas, le retrait du hors-champ de la version traduite conduit inévitablement le public francophone à vivre une expérience amoindrie par rapport à l’expérience vécue par le public de la version originale. C’est pourquoi les personnes en charge de l’adaptation linguistique ont besoin de prendre en considération le hors-champ et ses mouvements vers la fiction à adapter, afin d’au moins tenter de véhiculer en peu de mots le sémantisme diégétique le plus complet possible.

Au sein d’une œuvre audiovisuelle, de bons dialogues ne sont pas des simples échanges conversationnels entre les personnages. De bons dialogues disent quelque chose de la fiction dans laquelle ils s’inscrivent. Ils donnent à imaginer ce que le public ne voit ou ne sait pas. À l’inverse, il arrive que, dans un métrage, certaines choses ne soient pas dites, mais soient montrées :

« Non-dit » signifie non manifesté en surface, au niveau de l’expression : mais c’est précisément ce non-dit qui doit être actualisé au niveau de l’actualisation du contenu. Ainsi un texte, d’une façon plus manifeste que tout autre message, requiert des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur17.

Reste que ce qui est montré constitue la fiction dans laquelle les dialogues sont verbalisés. Ces dialogues, les traducteurs doivent les adapter sous forme de sous-titres. Et on perçoit déjà la richesse sémantique qu’il faudra traduire dans un espace réduit.

Traduire le hors-champ

Le cas de « Fly, you fools ! », réplique du film de Jackson, permet d’illustrer l’impact que peut avoir, d’une part, le hors-champ sur la compréhension d’un texte par les traducteurs et, d’autre part, l’impact que peut avoir une traduction sur la compréhension du hors-champ par le public. En termes de traduction, l’alliage du verbal et du visuel crée un hors-champ riche. Les traducteurs doivent donc tenter de véhiculer au mieux ce qui n’est pas dit de la diégèse. Le sous-titrage et le doublage doivent se focaliser sur le verbal mais doublage et sous-titrage doivent aussi tenir compte du contexte défini par les éléments constitutifs de la fiction. Ce qui a été montré auparavant dans le métrage a peu de chances d’apparaître dans chacun des plans à venir et sera donc factuellement hors-champ à un moment ou à un autre. Il n’en demeure pas moins qu’un élément qui a été montré fera à jamais partie du champ possible de la fiction, qu’il soit hors-cadre ou qu’il apparaisse à l’image. Tout ce qui fait partie du champ de la fiction constitue une indication pour la personne en charge de l’adaptation linguistique.

Les traducteurs-adaptateurs doivent prendre en compte ce hors-champ diégétique afin de s’assurer que le ton de leur texte correspond au ton du métrage qu’ils adaptent linguistiquement. Au-delà de la simple compréhension linguistique des éléments verbaux, le doublage et le sous-titrage ont pour vocation de restituer au mieux dans une autre langue le contenu sémantique de la fiction originale ou, en tous cas, de le trahir le moins possible.

Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons. D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire ; […]. Ensuite parce que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité. Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner18.

Pour les traducteurs auteurs de sous-titres, il sera question, justement, d’ajouter cette « plus-value de sens » aussi bien en termes de langue qu’en termes de reconstruction de la fiction. Reste ensuite la question de la traduction d’un terme au sémantisme diégétique aussi fort. Les versions françaises ont opté pour « fuyez » en lieu et place de « fly ». On peut supposer que les traducteurs ont ici traduit le sens tel qu’il apparaît simplement et directement dans la séquence : Gandalf ordonne à ses compagnons de prendre la fuite tant qu’il en est encore temps. Mais si « fly » est en effet une allusion à la possibilité de fuir grâce aux aigles, « fuyez » devient une sous-traduction qui ne parvient pas à véhiculer tout le sens induit par le hors-champ. On peut aussi parfaitement envisager que les traducteurs n’ont pas réussi à trouver une traduction qui transmette la subtilité de la suggestion tout en faisant sens en français. Mais si l’on est obligé d’admettre l’éventualité de traductions incomplètes, il faut automatiquement envisager qu’une partie du hors-champ n’est peut-être pas accessible au public d’un métrage traduit-adapté.

Spectateurs-lecteurs modèles

Eco, en réfléchissant au rôle que doit jouer le lecteur, écrit : « Un texte, tel qu’il apparaît dans sa surface (ou manifestation) linguistique, représente une chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire19. »

Tout d’abord, rappelons que les spectateurs de métrages sous-titrés sont des lecteurs puisqu’ils visionnent les images autant qu’ils lisent les sous-titres. Mais il faut comprendre que les premiers destinataires d’un métrage à sous-titrer sont les traducteurs-adaptateurs. Ce sont donc eux qui, dans le cadre de leur profession, feront ce premier travail d’actualisation du contenu sémantique des dialogues au sein de la fiction. Nous pouvons ensuite pousser plus loin le parallèle entre la citation d’Eco et la manière d’aborder un métrage à sous-titrer. Les « artifices expressifs » sont également présents et déterminants dans une œuvre filmique. Ils expriment, illustrent, véhiculent, disent quelque chose de ce qui est montré ou dialogué dans la fiction à l’écran. Ces artifices expressifs seront traduits par les auteurs de sous-titres pour, dans un second temps, être actualisés par les spectateurs cibles. Pour les traducteurs-adaptateurs, il s’agit donc de travailler le texte dans une optique similaire à celle des auteurs de l’œuvre originale. On retrouve ici un peu de ce qu’explique Lumet lorsqu’il réfléchit à la manière de traduire en langage cinématographique les intentions des scénaristes.

Cette scène enrichit-elle le thème ? De quelle façon ? Est-ce qu’elle renforce la narration ? La caractérisation des personnages ? Fait-elle se resserrer l’intrigue, augmente-t-elle la tension dramatique ? S’il s’agit d’une comédie, est-ce que le film en devient plus drôle ? Est-ce qu’elle fait avancer le film en approfondissant les personnages20 ?

Lumet se demande d’abord ce que dit le scénario avant d’aborder la question de la conception du métrage. En somme, le cinéaste écrit qu’il est impensable de « commencer le travail tant que l’on n’a pas défini les limites du sujet, c’est la première étape21 ».

Pour dérouler la réflexion d’Eco, l’idée pour les traducteurs-adaptateurs est de construire un spectateur-lecteur modèle en phase avec les spectateurs-lecteurs concrets. Mais le public du métrage sous-titré ne sera bien sûr pas homogène. Parmi les spectateurs de la version sous-titrée, certains seront proches du spectateur-lecteur modèle envisagé tandis que d’autres en seront bien éloignés. Il est parfaitement envisageable de travailler à destination de deux types de spectateurs-lecteurs modèles. Les films des sociétés de production Pixar Animation Studios et Walt Disney Pictures le montrent très bien. De l’adaptation de contes comme Cendrillon22 aux scénarios originaux comme Vice-versa23, les studios Disney et Pixar s’essaient depuis des décennies à la conception de récits à double lecture. Que l’on trouve ces productions de bonne ou de piètre qualité n’est pas vraiment la question ici. Les « les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc » y sont actualisés différemment par les spectateurs enfants et par les spectateurs adultes.

Il est envisageable de considérer les sous-titres comme des notes de bas d’image, en marge des dialogues oralisés et de l’image cadrée, dont le rôle est, en passant du champ d’audition au champ de vision, de ramener les informations importantes dans le champ linguistique du nouveau public. Les sous-titres, bien qu’adaptant linguistiquement les dialogues originaux, disent quelque chose en plus de ce qui est déjà dit et montré puisqu’ils s’inscrivent dans un nouveau contexte linguistique et culturel. Les sous-titres disent autrement (dans une autre langue) ce qui est dit dans les dialogues. En fait, les traducteurs ne peuvent pas ignorer totalement ce qui est en marge de l’image s’ils souhaitent au moins essayer de transmettre, dans le petit espace qui leur est imparti, un sens de l’œuvre le plus complet possible. Puisque les traducteurs doivent prendre en compte les spécificités du médium filmique, il faut également faire un point rapide sur les spécificités des médiums traductifs que sont le doublage et le sous-titrage.

Pour comprendre en quoi le cadre du sous-titrage est particulièrement restrictif, il faut dire que le sous-titrage en France est soumis à des critères de lisibilité stricts. Ces critères sont établis selon plusieurs facteurs associés : le nombre de caractères par seconde, le temps minimum et maximum d’affichage du sous-titre à l’écran et le nombre d’images exigées sans sous-titre avant et après un changement de plan. À cela s’ajoutent des interdictions de recourir à certains éléments de vocabulaire. Ces normes strictes limitent les possibilités d’action des traducteurs-adaptateurs et leur imposent un cadre différent du cadre de création original. Les auteurs de sous-titres n’ont donc pas une large marge de manœuvre pour traduire le contenu sémantique d’une fiction. Il est toutefois toujours possible de faire des choix traductifs en cohérence avec les choix d’écriture source. Lumet écrit sa joie d’avoir su traduire visuellement les intentions du texte de O’Neill : « Voilà ce qui arrive quand vous laissez le script vous dire lui-même de quoi il retourne. Mais pour cela, mieux vaut qu’il soit sacrément bon24. » Autrement dit, si le texte-source fonctionne, les auteurs de sous-titres auront peut-être moins de difficultés à produire un texte au contenu sémantique cohérent en lui-même et en cohérent avec le texte original.

Le hors-champ et le non-dit contextuels

Dans le cas du sous-titrage, le hors-champ est à considérer également sur le plan linguistique et culturel, car un métrage traduit se trouve hors du contexte linguistique et culturel dans lequel et pour lequel il a été conçu, son contexte source. Lorsqu’il est question de l’adaptation linguistique d’un métrage, le hors-champ s’étend donc au contexte culturel dans lequel est exporté le métrage. La compréhension de bon nombre d’éléments dépendra de leur insertion dans la culture ciblée par la traduction. Les sous-titres doivent rendre compte de ce qui est verbalisé, mais aussi parfois de ce qui est implicite. À cela s’ajoutent toutes les possibilités injectées dans la fiction par les allusions constantes faites au hors-champ. Pour Geneviève Roux-Foucard, « le contenu même de l’allusion reste non-dit : l’allusion est une citation en blanc ». Elle « tire son efficacité toute particulière d’être un signifiant présent et absent25 ».

Le choix des mots est extrêmement important pour exprimer ce qui n’est pas dit et ce qui n’apparaît pas dans le cadre. Dans le cas des séries ou des sagas de films, des répliques peuvent être représentatives et caractéristiques d’un personnage ou d’éléments narratifs. Par exemple, les tics de langage d’un personnage de série ne peuvent être identifiés comme tics de langage que si l’on a connaissance de l’intégralité de l’arc narratif de ce personnage. Les spectateurs habitués à une série savent identifier la manière de parler d’un personnage comme une caractéristique verbale précisément parce qu’ils ont à l’esprit le hors-champ constitué de tous les épisodes dans lesquels le tic de langage est présent. Les spectateurs qui visionnent un épisode isolé sans le replacer dans le contexte de la série à laquelle il appartient ne seront pas en mesure de détecter ce qui relève des habitudes d’un personnage et ce qui relève de l’anecdotique. Il en va de même pour les traducteurs-adaptateurs.

Florence Gravas parle de la trace qui est laissée à l’interprétation du public dans le texte et l’image d’une œuvre audiovisuelle. Elle écrit que cette trace est « une empreinte, mais qui n’est identifiable comme telle que si un travail d’interprétation nous livre au moins à titre d’hypothèse l’objet dont elle serait l’empreinte26 ». Il se trouve que c’est d’abord aux auteurs de sous-titres d’interpréter cette « empreinte » avant que le public puisse avoir accès au métrage traduit. On voit ainsi comme le sous-titrage et le doublage peuvent facilement être de piètres vecteurs d’éléments diégétiques. Cette forme de traduction se résume parfois à une transposition linguistique sommaire véhiculant les composantes du dialogue de manière linéaire et transmettant les informations scénaristiques de façon parfois rudimentaire sans tenir compte de ce qui est suggéré ou implicite. Il est intéressant d’envisager que les mots qui composent une réplique ne se suffisent pas à eux-mêmes pour exprimer tout ce qui n’est pas dit ou montré. Leur sens s’inscrit dans le contexte global du métrage et entre en écho avec les autres composantes filmiques (dialogues, décors, époque, intrigue, mise en scène, montage, bande sonore). Répétons-le : traduire une œuvre audiovisuelle ne consiste pas en la simple (voire simpliste) transposition linguistique des lignes de dialogues les unes après les autres.

Tout au long de Lector in fabula, Umberto Eco prend comme illustration de sa démonstration une nouvelle d’Alphonse Allais intitulée Un drame bien parisien, placée en appendice, si bien qu’en introduction du livre, Eco demande au lecteur de « lire tout de suite cette histoire, une seule fois et si possible à une vitesse de lecture normale, puis de l’abandonner et de lire [son] livre27. » Il explique avoir « besoin d’un lecteur qui soit passé par les mêmes expériences de lecture28 » que lui, afin d’assurer la présence de ce que Frédérique Brisset appelle le common ground, cette « co-construction du sens impliquant un terrain commun29 ».

La prise en compte de cette dimension sera primordiale pour assurer en VD [version doublée] un succès comparable à celui de la VO [version originale], en apportant au spectateur français un dialogue dont le rythme, les références et la cohérence lui permettront de pénétrer l’univers du cinéaste et d’entrer dans le common ground indispensable au partage de l’expérience filmique30.

Cette expression d’Eco fait écho au chapitre consacré ici au hors-champ transtextuel. Contrairement au sous-titrage et au doublage, le texte publié dispose d’un paratexte directement accessible au sein du même objet, le livre. Ce paratexte prend la forme de notes de bas de page, de préfaces ou de postfaces et permet d’expliciter les intentions du texte et de la traduction. L’objet filmique, lui, se présente seul face au public. Tout ce qui n’est pas inclus dans les sous-titres est, de fait, en marge. Les spectateurs qui comprennent au moins partiellement la langue des dialogues originaux ont accès à une partie de ce qui est en marge, de ce qui sort des sous-titres mais les spectateurs qui n’ont accès au métrage que par les sous-titres s’y trouveront limités, du moins le temps du visionnage.

Le doublage remplace les voix originales et le sous-titrage propose un texte qui se lit en plus des voix originales entendues. Dans l’un des cas, nous assistons à un phénomène de hors-champ linguistique. En effet, lorsqu’un film ou un épisode est sous-titré, la langue source (la langue originale) et la langue cible (la version traduite) font toutes deux parties du cadre. La langue source est présente par le son et la langue cible est présente sous forme de sous-titres. Mais une fois le film ou l’épisode doublé, la langue source, la langue originale, se trouve elle-même être hors-champ. Le son ne relaie plus que la version traduite. Cela dit, dans le cas d’un métrage en prises de vue réelles, subsistent tout de même les mouvements des lèvres des personnages, comme un reliquat de la version originale qui suggère le hors-champ linguistique. La langue originale n’est plus « dite », mais elle existe toujours visuellement dans le cadre. Alors, le mouvement des lèvres est une allusion à la langue parlée par les personnages dans la version originale. Elle suggère une étrangeté malgré tous les efforts de synchronisation labiale mis en œuvre par les auteurs du doublage.

Il est parfaitement compréhensible que l’auteur ou le traducteur d’un texte publié prenne le soin de faire appel au common ground pour assurer au moins partiellement l’interprétation qui sera faite de son contenu. Mais peut-on imaginer un métrage au sein duquel les traducteurs-adaptateurs feraient une demande similaire aux spectateurs ? Imaginons des sous-titres qui, profitant d’un moment de silence par exemple, sortiraient de leur fonction traductive et demanderaient au public de mettre la lecture du métrage en pause afin d’aller lire, écouter ou visionner une autre œuvre pour assurer ce common ground pourquoi pas, dans l’espoir d’empêcher les spectateurs de s’interroger quant aux choix de traduction. Dans les œuvres audiovisuelles, on peut considérer que le contexte est explicitement donné par l’image, la bande sonore, la mise en scène, à l’exception toutefois d’œuvres expérimentales comme L’homme atlantique31, moyen-métrage composé en grande partie d’une bande sonore sur écrans noirs, ou encore In girum imus nocte et consumimur igni32, film de quatre-vingt-quinze minutes composé principalement d’images fixes et d’écrans blancs. Même si une séquence fait appel à une œuvre extérieure, la citation s’inscrit dans le contexte du métrage que traducteurs et public ont sous les yeux. Toutefois, lorsque l’on adapte linguistiquement un objet filmique, le nouveau public disposera toujours du contexte de l’intrigue, qui, aura été arrachée à son contexte linguistique original.

Voici tout de même un exemple où ce que la traduction aurait automatiquement déplacé en marge a su être gardé dans le cadre. Dans l’épisode de South Park « With apologies to Jesse Jackson33 », un personnage participe au jeu télévisé The Wheel of Fortune.

Il voit un mot de sept lettres apparaître à l’écran.

Fig. 9: Trey Parker et Matt Stone, « With apologies to Jesse Jackson » s11e01, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012

Fig. 9: Trey Parker et Matt Stone, « With apologies to Jesse Jackson » s11e01, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012

Six lettres sur sept apparaissent et notre personnage doit déduire la lettre manquante.

Le nom de la catégorie à laquelle appartient le mot est censé mettre le participant sur la piste. La catégorie s’intitule « People who annoy you » (« Des gens qui vous ennuient »). Puisque le contexte de l’émission rendait obligatoire l’apparition du mot en anglais à l’écran, les traducteurs ont dû trouver une parade :

Fig. 10 et 11: Trey Parker et Matt Stone, « With apologies to Jesse Jackson », s11e01, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012.

Fig. 10 et 11: Trey Parker et Matt Stone, « With apologies to Jesse Jackson », s11e01, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012.

Fig. 10 et 11: Trey Parker et Matt Stone, « With apologies to Jesse Jackson », s11e01, Comedy Partners et TF1 Vidéo, 2012.

On voit que les traducteurs-adaptateurs de cet épisode ont profité du fait que les paroles prononcées par le personnage à l’écran soient hors du champ des sous-titres pour s’autoriser l’équivalent d’une annotation. On profite ici du hors-champ pour faire entrer une référence dans le cadre culturel de la version traduite. La version doublée en français fait la même chose que le sous-titrage dans cette séquence. Les traducteurs profitent du court moment où le personnage qui parle est hors-cadre, pour lui faire dire, à travers la voix du comédien de doublage, que naggers signifie « casse-pieds » en anglais. C’est peut-être là que se situe l’enjeu de la traduction–adaptation : les auteurs de sous-titres recréent du contexte linguistico-culturel afin de maintenir le public de l’œuvre traduite dans un champ de compréhension similaire à celui du public de l’œuvre originale.

Bien que prononcés au sein du métrage, les dialogues en version originale demeurent hors du champ de compréhension des spectateurs. On peut se demander si le sous-titrage n’est pas par essence fait de la matière du non-dit. Chaque sous-titre est une expression partielle de la psyché des personnages et de ce qu’elle exprime de la fiction. On voit parfois des sous-titres traduisant la potentialité d’un avant et d’un après le métrage. Les sous-titres accompagnent le métrage qui, si on les retirait, resterait inchangé. Il faut ajouter que les spectateurs qui visionnent une œuvre sous-titrée n’ont pas automatiquement les connaissances ou la volonté nécessaires pour lire et interpréter les informations visuelles. Notons également que la lecture des sous-titres entre en contradiction avec l’image du métrage. D’autres éléments peuvent alors se retrouver hors du champ de vision du public, bien qu’ils soient présents à l’écran. Puisque les sous-titres sont un condensé de ce qui est exprimé dans le métrage, qu’ils visent plutôt l’efficacité narrative – ainsi que le rendement de l’activité professionnelle du traducteur – et ne suffisent peut-être pas à la reconstitution complète des potentialités de la fiction, il est probable que certains éléments présents dans les dialogues originaux deviennent non-dits. Le rôle des traducteurs est en fait celui de toute personne s’affairant à l’étude de texte, ils doivent « situer générativement et désambiguïser interprétativement le lexème en question34 ».

Notes

1 Umberto Eco, Lector in fabula : le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs [trad. Myriem Bouzaher], Paris, Le Livre de Poche, 2018 [1979], p. 70. Retour au texte

2 Ici, le mot « métrage » sera employé pour désigner génériquement toute œuvre audiovisuelle, qu’il s’agisse de longs-métrages, de courts-métrages ou d’épisodes de série. Retour au texte

3 Jean-François Cornu, Le doublage et le sous-titrage : histoire et esthétique, Rennes, PUR, 2014, p. 9. Retour au texte

4 Michael Curtiz, Casablanca, Warner Bros. et First National Pictures, 1947. Retour au texte

5 Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 8. Retour au texte

6 Sidney Lumet, Making Movies [trad. Charles Villalon], Capricci, 2016 [1995], p. 47. Retour au texte

7 Peter Jackson, The Lord of the Rings: The Fellowship of the Ring, New Line Cinema et WingNut Film, 2001. Retour au texte

8 Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 65. Retour au texte

9 Trey Parker et Matt Stone, « Insheeption », South Park, S14e08, première diffusion 20/10/2010. Retour au texte

10 Christopher Nolan, Inception, Warner Bros. Pictures, Legendary Pictures et Syncopy Films, 2010. Retour au texte

11 Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 27 Retour au texte

12 Trey Parker, Matt Stone, Anne Garefino, South Park, 1997-2020. Retour au texte

13 Trey Parker, Matt Stone, « It’s Christmas in Canada », South Park, S07e15, première diffusion 17/12/2003. Retour au texte

14 Victor Fleming, The Wizard of Oz, Metro-Goldwyn-Meyer et Loew’s Incorporated, 1939. Retour au texte

15 Trey Parker, Matt Stone, « City Sushi », South Park, S15e06, première diffusion 01/06/2001. Retour au texte

16 Alfred Hitchcock, Psycho, Shamley Productions, 1960. Retour au texte

17 Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit, p. 62. Retour au texte

18 Ibid., p. 64. Retour au texte

19 Ibid., p. 61. Retour au texte

20 Sidney Lumet, Making Movies, op. cit., p. 67. Retour au texte

21 Ibid., p. 25. Retour au texte

22 Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, Hamilton Luske, Cinderella, Walt Disney Pictures, 1950. Retour au texte

23 Pete Docter, Inside Out, Pixar Animation Studios et Walt Disney Pictures, 2015. Retour au texte

24 Sidney Lumet, Making Movies, op. cit., p. 27. Retour au texte

25 Geneviève Roux-Foucard, « Intertextualité et traduction », Meta, vol. 51, n° 1, mars 2006, pp. 98-118, p. 103. Retour au texte

26 Florence Gravas, La part du spectateur : essai de philosophie à propos du cinéma, Lille, PU du Septentrion, 2016, p. 49. Retour au texte

27 Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 8. Retour au texte

28 Ibid., p. 9. Retour au texte

29 F. Brisset, « Traduire la cohérence dialogique au cinéma : les charnières de discours dans le doublage des films de Woody Allen », Palimpsestes, vol. 23, 2012, pp. 63-86, p. 9. Retour au texte

30 Frédérique Brisset, « Traduire la cohérence dialogique », op. cit, p. 14. Retour au texte

31 Marguerite Duras, L’homme atlantique, Des femmes filment, Ina et Productions Berthemont, 1981. Retour au texte

32 Guy Debord, In girum imus nocte et consumimur igni, 1978. Retour au texte

33 T. Parker, M. Stone, « With Apologies to Jesse Jackson », South Park, S11e01, première diffusion 07/03/2017. Retour au texte

34 Umberto Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 24. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Carole Roudot, « Comment sous-titrer le sémantisme suggéré d’une œuvre audiovisuelle ? », Motifs [En ligne], 4 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2021, consulté le 10 novembre 2024. URL : https://lodelpreprod.univ-rennes2.fr/blank/index.php?id=542

Auteur

Carole Roudot

Université de Bretagne Occidentale

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