L’ouverture de l’antenne de Canal+ en 1984 marqua un tournant majeur pour la télévision française. En tant que première chaîne payante en France, elle mettait de facto un terme au monopole d’État et manifesta très tôt sa liberté vis-à-vis de la tutelle étatique, comme en témoigna Olivier de Kersauson qui y anima, dès 1984, « Le radeau d’Olivier » :
Dans les autres chaînes, « faire de la télé », c’était rentrer dans une organisation tentaculaire, piégée, l’imagination cotisant à la Sécurité sociale. Pour la moindre idée nouvelle, il fallait signer vingt-cinq papelards. À « Canal Plus », il n’y avait aucun papier, quelques rencontres suivies d’échanges d’idées, et hop, ça tournait ! […] J’ai cherché l’expérience de la communication directe, sans « chichis » ni alibis1.
Canal+ s’était donc dotée d’une organisation souple afin de débrider la créativité de son équipe, assurant ainsi une liberté de ton alors impensable sur les chaînes contrôlées par l’État. Ce fonctionnement a été comparé par Alain Chabat à celui du journal Pilote :
J’aime la façon dont [René Goscinny] a dirigé Pilote et tous les talents qu’il a lancés. C’est assez proche de Canal+ dans le fonctionnement : d’un seul coup, Lescure et De Greef ont fait confiance à une quarantaine de crétins dans mon genre en nous disant : « Voilà, vous avez l’outil, essayez de pas merder avec mais on vous fera pas chier sur le contenu et maintenant surprenez-nous et amusez-vous2 ! »
L’un des effets les plus visibles de cette souplesse organisationnelle fut donc la liberté accordée aux humoristes : dès 1985, Canal+ donna carte blanche à Coluche pour une émission quotidienne intitulée Coluche 1 faux qui déblaya, avant la création des Guignols de l’info, le terrain de la satire « éditorialisante », alors un territoire inexploré pour la télévision française, et consolida ainsi la réputation de Canal+ en tant que chaîne délivrée de la tutelle étatique, où les humoristes pouvaient donner libre cours à leur créativité. Aussi, lorsqu’en 1986, Coluche annonce qu’il ne poursuivra pas Coluche 1 faux, Alain De Greef, directeur de la production, cherche une idée pour combler la place vacante. Il se tourne vers un comique de la maison, Alain Chabat, alors déjà connu des abonnés de la chaîne, notamment en tant qu’animateur de 4C+, et lui demande de développer un projet d’émission comique. L’animateur ne suit pas l’exemple de Coluche et délaisse la piste de la satire « éditorialisante » au profit d’un humour absurde inspiré des humoristes anglo-saxons qui l’ont influencé :
J’ai pété les plombs avec Groove Tube, qui a vraiment été un choc. C’était un film parodique sur la télé ; après, il y a eu Kentucky Fried Movie et puis les films des Monty Python, Sacré Graal et tout ça. Sans oublier le National Lampoon Animal House3.
Il tourne donc, avec trois complices (Laurent Berthollier, Franck Rozenblum et Nanou Garcia), trois pilotes d’une émission intitulée Objectif Nul4. Contrairement à ce que pourrait laisser entendre ce titre, et en dépit de la passion de Chabat pour la bande dessinée, ce projet ne cherchait pas à parodier les Aventures de Tintin, dont il reprenait pourtant un titre sous forme de contrepèterie et ne traitait même pas d’aventure spatiale : il s’agissait d’un magazine parodique proposant des informations farfelues et des divertissements maladroits, présenté par une équipe incompétente qui concluait le programme en disant « bonjour » au public. Le titre devait donc être compris comme la revendication d’une nullité proclamée et recherchée.
Tandis qu’Alain Chabat et son équipe tournent leurs pilotes, De Greef descend à Monaco à l’occasion d’un salon de la télévision et y rencontre un duo comique déjà populaire sur la Côte d’Azur, Chantal Lauby et Bruno Carette, qui animent une émission de sketches intitulée BZZZ sur l’antenne régionale de FR3. Leur programme est très apprécié du public méridional, mais la direction de la chaîne publique refuse de leur accorder des moyens supplémentaires pour le développer, aussi Alain De Greef leur propose-t-il de « monter » à Paris pour se joindre à Chabat et participer à la création d’un programme humoristique.
Après quelques pas hésitants, le premier épisode de la série Objectif Nul est diffusé sur Canal+ le 2 février 1987 : la référence aux aventures spatiales contenue dans le titre trouve alors une justification nouvelle dans cette parodie potache et absurde des séries et films de science-fiction, avec une forte influence du film Alien, notamment pour les décors et les costumes. L’équipe d’auteurs, qui travaille alors de manière très artisanale, est composée notamment, mais pas exclusivement, de Bruno Carette, de Chantal Lauby, d’Alain Chabat et d’une quatrième plume recrutée par ce dernier. Musicien de formation, Dominique Farrugia travaille à Canal+ depuis sa fondation mais n’envisage pas alors d’apparaître à l’écran et ne jouera donc que dans un seul épisode pour remplacer au dernier moment un invité, mais il contribue bien à l’écriture de toute la série. Ainsi fut formé un quatuor qui ne s’est pas tout de suite appelé officiellement « Les Nuls » : seuls les employés de Canal+ les surnommaient ainsi par raccourci. Quand le groupe co-animera Nulle Part Ailleurs avec Philippe Gildas, ce dernier les appellera à l’antenne comme dans les couloirs de l’entreprise, ce qui, au début, ne plaisait guère à Chabat, comme en témoignait Alain De Greef, non sans romancer l’anecdote :
Un jour Alain Chabat monte dans mon bureau me saluer […], on se dit trois ou quatre banalités, puis il fait mine de sortir. Je lui demande s’il avait quelque chose à me dire, bien évidemment oui, il avait un truc important à me dire : « Tu pourrais dire à Gildas de ne plus nous appeler les Nuls, si ça continue ça va nous coller à la peau ! » Évidemment je n’en ai rien fait, bien au contraire. J’avais le sentiment que cette appellation contre-nature était exactement celle qu’il leur fallait5…
De fait, ce nom recoupait la revendication de nullité affichée dès les premiers pilotes d’Alain Chabat et situait le groupe dans une lignée d’associations d’humoristes revendiquant leur incompétence dans leur nom, tels les Incohérents ou les Branquignols. L’apport majeur du groupe, sans doute le plus déterminant à une époque où l’humour à la télévision française était dominé par les figures de Philippe Bouvard et Stéphane Collaro, fut un niveau d’exigence technique et esthétique accru, porté notamment par Bruno Carette et Chantal Lauby, comme l’expliquait cette dernière commentant ses premiers essais avec l’équipe de Canal+ :
Quand on est arrivé, le seul truc qu’on a demandé à De Greef, c’était : est-ce qu’on pourrait avoir un réalisateur qui filme bien ? Parce qu’on aimait bien les émissions de Collaro, tout ça, mais le dommage, c’était que c’était filmé souvent devant une incruste et on aimait bien avoir de jolies images6.
Le procédé des images incrustées, presque systématique chez Collaro, ne sera donc employé que de façon ponctuelle pour les effets spéciaux d’Objectif Nul, l’intérieur du vaisseau spatial étant figuré par un décor fabriqué avec des matériaux de récupération, suffisamment élaboré pour être crédible. Il n’était plus davantage question de jouer la comédie en amateur, comme le souligna Alain Chabat en évoquant l’exigence de Bruno Carette :
Bruno nous a apporté plus de rigueur. Je n’avais pas une passion particulière pour la comédie : il y a un gag, tu le joues, il est efficace et ce n’est pas la peine de se prendre la tête. Bruno, lui, réfléchissait, recherchait la bonne manière de l’interpréter. […] Est-ce que ce sont des trouvailles de comédie ou d’écriture ? Avec Bruno c’était toujours mêlé7…
Cette volonté de surclasser sur le plan artistique les « modèles » préexistants s’explique aisément : quand Objectif Nul commence à être diffusé sur Canal+, les auteurs ont tous trente ans ou moins, à part Chantal Lauby qui a « déjà » 38 ans. Stéphane Collaro en a alors 44, et Philippe Bouvard en a 58 : les Nuls représentent donc déjà une nouvelle génération.
Cinquante épisodes d’Objectif Nul furent écrits et réalisés : les sept premiers furent considérés comme des bouts d’essai, l’un d’eux ne fut même pas diffusé. La série « officielle » compte donc exactement quarante-trois épisodes dont un, intitulé « Les Sirènes », s’inspire du chant XII de l’Odyssée, où Ulysse et ses compagnons croisent ces créatures qui charment les marins par leurs chants et les mènent à leur perte – elles sont souvent décrites comme des femmes-oiseaux anthropophages, mais le texte homérique ne mentionne pas explicitement ces caractéristiques. L’Odyssée, telle qu’elle nous est parvenue, compte vingt-quatre chants : le chant XII occupe donc une place centrale, d’autant qu’Ulysse y termine son récit chez Alcinoos avant d’enfin rentrer à Ithaque et raconte les dernières péripéties qu’il a vécues avant d’arriver chez la nymphe Calypso. Le chant XII joue ainsi un rôle crucial au sens fort du terme (du latin crux, la croix), celui de boucler la boucle narrative, ce qui explique en grande partie pourquoi il a marqué les esprits : l’épisode de Charybde et Scylla a donné lieu à une expression française bien connue et celui des Sirènes a énormément inspiré la postérité bien qu’il n’occupe en fait qu’une petite place. En effet, le chant XII compte 453 vers : ne sont consacrés aux Sirènes que les vers 39 à 54, où Circé met en garde Ulysse contre le danger qu’elles représentent, et les vers 154 à 200, où Ulysse donne les consignes à ses compagnons puis croise les Sirènes, soit 63 vers sur 453, un peu moins de 14 % du chant. Si l’on ne tient compte que des vers où la nef passe à côté de l’île des Sirènes, on tombe à 21 vers, soit à peine plus de 4,6 % du chant. Ce n’est donc pas son étendue mais son pouvoir d’évocation et sa position centrale qui ont rendu l’épisode des Sirènes marquant au point d’être repris dans une série comique n’affichant pas de haute prétention intellectuelle. Chantal Lauby disait que Bruno Carette venait « d’une école d’attachés de presse8 » sans donner plus de précisions. À la question « As-tu fait des études ? » elle répondait : « Absolument pas9 ». Alain Chabat affirmait pour sa part, non sans ironie : « J’ai été jusqu’au bac, le bac lettres, je dirais plutôt le bac escroc10. » Dominique Farrugia avouait enfin : « J’ai redoublé très petit, j’ai redoublé la onzième et la neuvième année, arrivé en seconde je me suis dit que c’était pas la peine de persévérer11 ». Les Nuls ont donc peu étudié : sont-ils néanmoins restés fidèles à l’esprit du texte homérique, et dans ce cas, quel statut peut-on reconnaître à leur réécriture de l’épisode des Sirènes ?
Le premier pas de l’intertextualité
L’épisode débute évidemment par le générique de la série avec, tout d’abord, le jingle de Canal+, conçu par Mathias Ledoux et Étienne Robial, lequel échangeait en ces termes avec Gilles Verlant sur l’habillage de la chaîne – le Futura est une police de caractères :
- Le logo de Canal+ et tout ce qui en découle est en Futura, un Futura que j’ai retravaillé, évidemment, mais en respectant l’esprit de son auteur. […] Pour que le signe + ait l’air parfaitement symétrique, il a fallu le dessiner avec des corrections optiques. C’est l’irrégularité des branches qui lui donne son assise et sa stabilité. […] Je propose une typo en blanc sur fond noir, du jamais vu en télé où le « noir à l’écran » est la hantise des chefs d’antenne !
- On dit aussi que vous aviez choisi le noir pour signifier discrètement que Canal+ était réservé à des privilégiés…
- Quant à l’ellipse, ce que peu de gens savent, elle était supposée suggérer l’idée que Canal+ diffusait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un des principaux arguments de vente au lancement de la chaîne cryptée, en 1984, par rapport aux trois chaînes du service public pour qui l’extinction des feux se situait vers 23 heures12.
D’autre part, le mouvement circulaire de l’ellipse représente le cycle des multidiffusions, une autre innovation de Canal+ qui proposait au public plusieurs horaires pour un même film.
Apparait ensuite, sur fond de vide intersidéral, la vaisseau Libérator (ainsi nommé en hommage au dessinateur italien Gaetano Liberatore, qui en avait dessiné les plans), à bord duquel sont censés se dérouler les événements rapportés dans la série. On entend alors la voix d’Alain Chabat résumant le ressort dramatique (au sens large) de la série :
À des millions d’années-Burosse de la Terre, un équipage, Zeitoun, Panty, Syntaxeror, le mercenaire et le capitaine Lamar dérivent toujours dans le cosmos à bord du Libérator. Leur objectif : nul13.
L’expression « années-Burosse » est un hommage à Alain Burosse, responsable des « programmes courts » de Canal+. Le titre, au vu du contexte narratif ainsi posé, signifie désormais que l’équipage du vaisseau dérive dans le cosmos sans poursuivre de but précis, même si les autorités, désignées par l’expression « Le grand conseil » sans donner plus de précisions quant à leur nature et leur organisation, peuvent lui confier ponctuellement des missions – un épisode présente le « maître du monde », joué par Tom Novembre, qui s’avère être un ami d’enfance du capitaine Lamar et dont le pouvoir semble plus limité que son titre ne le suggère puisqu’il se fait arrêter pour trafic de champignons hallucinogènes. Dans les bonus du DVD, un texte de présentation des personnages précise que le capitaine « ment depuis des années à son équipage, leur faisant croire qu’il sait parfaitement où il va ». De ce point de vue, la situation du vaisseau Libérator peut donc déjà rappeler celle de la nef d’Ulysse, mais caricaturée jusqu’à en devenir absurde (Ulysse errait lui aussi mais n’en avait pas moins un but bien déterminé, le retour à Ithaque) et dérisoire. D’autre part, le choix des directions que pouvait prendre le héros grec était limité par le fait qu’il errait sur mer, où l’on ne peut se déplacer que latéralement ou horizontalement, tandis que le voyage dans l’espace ajoute à ces deux dimensions une troisième, verticale. Enfin, alors que la mer reste, malgré son immensité, un espace limité, l’univers, lui, est probablement infini. L’espace intersidéral est donc la zone de tous les possibles au même titre que la mer pouvait l’être jadis, mais ces possibles sont démultipliés par la nature même de cet espace, donnant ainsi le champ libre à l’imagination pour y situer toutes ses chimères, y compris les plus absurdes : il constitue ainsi un terrain de jeu du plus haut intérêt pour les fantaisistes. La situation du Libérator est donc similaire mais non égale à celle de la nef d’Ulysse, l’égalité étant censurée par le miroir déformant de l’absurde. Il n’y a probablement rien de délibéré dans cette similitude situationnelle car la situation du Libérator ne varie pas d’un épisode à l’autre et celui-ci est déjà le trente-deuxième de la série « officielle » sur quarante-trois : les auteurs semblent donc n’avoir pris conscience qu’après coup de cette similitude. On peut parler d’une simple coïncidence qui rend toutefois pertinente l’insertion de la référence homérique.
Après le générique, l’épisode proprement dit s’ouvre sur un long plan-séquence monté à l’envers qui passe en revue les cinq membres de l’équipage du Libérator avec une voix off qui n’est autre que celle de Bruno Carette ; cette précaution peut surprendre car, pour les raisons qui viennent d’être invoquées, le téléspectateur est déjà censé connaître ces protagonistes, on peut donc s’interroger sur la nécessité de les présenter une nouvelle fois, fût-ce de manière fugace : peut-être leurs caractéristiques respectives vont-elles avoir une importance décisive qui légitime leur individualisation, ce qui n’était pas le cas dans l’Odyssée où, face aux Sirènes, les compagnons d’Ulysse, dont les oreilles sont bouchées à la cire, sont tous logés à la même enseigne, seul Ulysse se distinguant en étant attaché au mât, sans bouchons de cire. Quant au montage à l’envers, il permet de donner l’illusion que les personnages tirent profit, à leur façon, de l’apesanteur censée régner dans l’espace. Ainsi, Bruno Carette, dans le rôle du cuisinier pied-noir Zeitoun, laisse croire que sa boule de pâte lui revient dans la main. Carette adopte un air assez indifférent qui trahit le caractère blasé de son personnage : Zeitoun, dont le nom signifie « olive » en arabe, est en effet passionné par la cuisine, qu’il pratique suivant des conceptions très personnelles, rien d’autre ou presque ne semblant compter pour lui. Cela dit, cette impression est ici renforcée par le fait qu’au moment du tournage, Carette était grippé et fiévreux : dans leurs commentaires audio de l’épisode, disponibles sur le DVD, les Nuls ont surtout insisté sur cet aspect qui les a marqués, l’envisageant sans doute comme une preuve du zèle de leur défunt camarade, et ont très peu parlé de leur réécriture de l’Odyssée – leur évocation de cet hypotexte se limite à cette seule précision d’Alain Chabat : « Variation libre sur le thème d’Ulysse ».
Alain Chabat, justement, joue le capitaine Lamar, dont le nom permet des jeux de mots tels que « Lamar, ti niques ? » ou « Lamar, Michel de son prénom ». Ce personnage semble user ici de l’apesanteur pour rattraper sa cigarette au vol après l’avoir jetée, ce qui trahit la trivialité de ses préoccupations malgré la position élevée qu’il est censé occuper : c’est d’ailleurs une constante chez Chabat qui joue volontiers de hauts personnages indignes de leur rang, qu’il s’agisse de Jules César dans Mission Cléopâtre ou du « guérissologue » assassin de RRRrrrr ! ! !. Il ne faut pas s’en étonner : selon Gilles Verlant, Chabat avait « changé neuf fois de lycée entre la sixième et la terminale pour des raisons diverses, dont une allergie carabinée à l’autorité14 ». Il était logique qu’un comédien détestant l’autorité la tourne en dérision en jouant des chefs incompétents : le capitaine Lamar occupe donc au sein de l’équipage le même rôle qu’Ulysse à bord de son navire, mais il en est indigne, même son nom qui attire les pires calembours peut être envisagé comme une marque d’infamie, comme pour constituer un oxymore avec son grade qui y est juxtaposé.
Le mercenaire est interprété par Jean-Guy Ruff, qui avait aussi tenté une carrière dans la chanson et est crédité au générique de la série sous le pseudonyme de Blats – les Nuls ne l’appellent d’ailleurs pas autrement dans leurs commentaires audio : son parcours après Objectif Nul est mal connu, sa carrière fut des plus discrètes. Ce personnage occupe une place à part dans l’équipage : il est le seul à ne pas porter de badge « ON » sur le visage et, surtout, son nom est inconnu, il est appelé tout simplement « le mercenaire ». Il n’est donc désigné que par sa fonction, celle d’un combattant qui n’est pas un soldat régulier mais est rémunéré à titre privé pour assurer la sécurité à bord du vaisseau. Son comportement dans cette scène trahit un caractère fanfaron, qui se veut viril et combatif mais parait plutôt enfantin – le commentaire de Bruno Carette, qui dit qu’il « parade », se trouve teinté d’une ironie dénonçant la vanité de ses gesticulations : à travers ce protagoniste, les Nuls tournent en dérision l’attitude militaire dans une tradition française qui remonte au moins au Sapeur Camember de Christophe – il n’est cependant pas inutile de préciser qu’Alain Chabat n’est resté que « deux mois15 » à l’armée et que son allergie à l’autorité s’est donc manifestée aussi sous les drapeaux, même s’il est excessif de parler d’antimilitarisme militant.
L’androïde est interprété par Alexandre Pottier, qui allait poursuivre sa carrière de comédien après la fin de la série – les téléspectateurs de Canal+ l’ont notamment retrouvé dans d’autres sketches des Nuls et dans l’émission pour enfants Canaille Peluche. Ce robot s’appelle Syntaxeror, ce qui le place sous le signe de la défaillance technique, et il est qualifié de « banal » : il n’est donc pas présenté comme un cyborg ultra-perfectionné. Pourtant, il ressemble parfaitement à un véritable être humain et il se révèle doté de pouvoirs surhumains : le montage à l’envers permet de donner l’illusion que sa cigarette se roule toute seule dans ses mains mécaniques. Il peut donc rendre des services malgré ses limites, on peut parler d’une efficacité modérée mais réelle : de fait, il est le co-pilote du vaisseau, le bras droit du capitaine, et il s’est déjà plusieurs fois manifesté comme le plus cérébral des personnages, même s’il ne fait pas montre d’une grande curiosité culturelle dans cet épisode.
L’infirmière de bord Panty, enfin, est la seule femme au sein de cet équipage très masculin : cette singularité est clairement soulignée dans son nom, qui plus est avec une allusion sexuelle potache très claire, par le renvoi au terme anglais panties désignant la culotte féminine. De fait, Chantal Lauby, dans ce rôle, est très féminine et n’a pas encore adopté l’apparence plus androgyne qui allait la caractériser ultérieurement dans le JTN. Avec les festons roses de sa combinaison et sa main manucurée, son apparence contraste violemment avec celle de ses camarades masculins. De surcroît, on la surprend en train de feuilleter un livre assez épais, trahissant une soif de culture qu’elle est la seule à manifester. C’est en effet par elle que la référence homérique va être introduite et c’est ce qu’annonce la voix off de façon caricaturale en parlant de « fantasmes » et de « perturbations », après quoi commencent les dialogues proprement dits :
ZEITOUN : Alors j’fais tout, moi, ici ! J’fais à manger et… Et qui c’est qui va mettre la table, pendant qu’mademoiselle, style, bouquine ? Oh, oh, oh, oh !
LAMAR (soupirant) : Laissez-moi faire, Zeitoun… Panty, mettez la table, c’est un ordre !
Panty ne réagit pas. Le mercenaire arrive, lui arrache le livre des mains et le jette par terre.
PANTY : Mon L’Iliade et l’Odyssée ! Mais ça va pas, sale brute !
LE MERCENAIRE : Quand on reçoit un ordre, on s’exécute ! Yes, sir !
PANTY : Ta gueule, c’est un ordre !
Ce passage met en valeur l’indignité du capitaine : la trivialité de l’ordre donné ne justifie certainement pas la brutalité avec laquelle il l’exprime, qui parait donc disproportionnée, d’autant qu’elle reste sans effet. Inversement, Panty, malgré ses dehors trompeusement fragiles, fait montre d’une force de caractère inattendue : même si ce paradoxe relève davantage de l’esthétique burlesque du « monde à l’envers » que de la critique féministe structurée, il est patent qu’en reprenant à son compte l’expression « c’est un ordre », qu’elle juxtapose à une autre injonction nettement plus grossière, Panty expose l’inanité de la locution militaire, présentée ainsi comme un « cache-misère » destiné à donner de la force à une exhortation qui en est intrinsèquement dépourvue. La disproportion entre « ta gueule » et « c’est un ordre » est clairement une répétition, volontairement outrée, de celle qui existait entre « mettez la table » et « c’est un ordre ». Panty rend ainsi vaine non seulement la prétention du capitaine à incarner l’autorité mais aussi la discipline aveugle du mercenaire prêt à exécuter n’importe quelle tâche, même la plus triviale, pourvu qu’elle fasse l’objet d’un « ordre » présenté comme tel, s’attaquant ainsi au principe même de toute relation hiérarchique dont elle propose une vision inversée et caricaturale.
Néanmoins, la discipline aveugle du mercenaire aura eu l’utilité de donner à Panty un prétexte pour révéler ce qu’elle lisait : à partir du moment où l’œuvre littéraire a été nommée, il devient envisageable d’instaurer, entre les poèmes homériques et l’épisode d’Objectif Nul, une relation d’intertextualité. L’intertextualité est la première des relations transtextuelles énumérées par Gérard Genette à l’ouverture de Palimpsestes : Genette la définit comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire éidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre16 ».
Cette relation peut prendre la forme de la citation ou de l’emprunt et, de fait, on est bien dans le cas d’une citation, sous sa forme minimale, quand Panty dit qu’elle en était « au Cyclope », c’est-à-dire au chant IX où Ulysse rencontre Polyphème.
Cette évocation du monstre à l’œil unique est prétexte à un jeu de mots potache17 : Zeitoun, personnage manifestement peu cultivé, décompose le mot « cyclope » en deux mots (six clopes) : « Le Six-clopes ? C’est un type qui fumait beaucoup ! J’vous l’fais quand vous voulez ! » Zeitoun s’affuble donc de six cigarettes pour imiter ce que, d’après lui, doit être ce « Six-clopes » qui n’existe que dans son imaginaire. Bruno Carette reprenait alors une pitrerie de son cru dont se souvenait Dominique Farrugia : « Le Six-clopes, il nous l’avait fait à table, tu te rappelles ? Il nous emmerdait, le Six-clopes, je suis le Six-clopes ». La pitrerie de Zeitoun trahit bien entendu sa méconnaissance de l’œuvre antique : on ne sort donc pas encore de la relation intertextuelle, la relation avec le texte homérique n’est pas d’un autre ordre, on ne peut même pas parler de métatextualité comprise comme « la relation, on dit plus couramment de « commentaire », qui unit un texte à un autre texte dont il parle, sans nécessairement le citer (le convoquer), voire, à la limite, sans le nommer18 ».
Cette clownerie de Zeitoun, qui dérange Panty dans sa lecture, donne néanmoins à cette dernière l’occasion de dire une nouvelle fois où elle en est, c’est-à-dire « aux Sirènes » : elle est donc passée en peu de temps du chant IX au chant XII, ce qui indique qu’elle lit vite ou que son édition est abrégée, mais l’humour absurde de la série ne s’embarrasse pas de vraisemblances. Panty affirme ensuite que « dans le livre, ils disent que ceux qui entendent le chant des Sirènes sautent du vaisseau et se noient » : voilà qui ne correspond pas exactement, de prime abord, à ce que l’on croit savoir de la légende. En fait, le texte homérique ne dit pas exactement ce que les Sirènes font aux marins charmés par leurs chants : que ce soit dans les avertissements de Circé ou dans les consignes d’Ulysse, il n’est pas fait explicitement mention d’une anthropophagie des Sirènes. On sait seulement, grâce à Circé, que leur terre est recouverte de restes humains en putréfaction :
ἀλλά τε Σειρῆνες λιγυρῇ θέλγουσιν ἀοιδῇ
ἥμεναι ἐν λειμῶνι, πολὺς δ᾽ ἀμφ᾽ ὀστεόφιν θὶς
ἀνδρῶν πυθομένων19.
Aussi, quand Panty affirme que les victimes des Sirènes meurent par noyade, cela n’entre pas en contradiction avec le texte homérique ; si l’on considère les Sirènes comme une représentation mythique, parmi d’autres, des risques auxquels s’exposent les marins qui relâchent leur attention en pleine navigation, la lecture de Panty n’en est que d’autant plus pertinente, peut-être ne fait-elle qu’interpréter les propos attribués à Circé, qui peuvent laisser penser que les marins charmés par les chants des Sirènes meurent noyés et que leurs corps sont rejetés sur le rivage. Cette lecture ne contredit même pas radicalement la thèse des créatures anthropophages car rien n’interdit de penser que les corps des marins noyés seraient dévorés par des animaux nécrophages. Cependant, on ne sort toujours pas de l’intertextualité car Panty ne revendique pas la maternité de cette interprétation qu’elle prétend tirer de son livre : peut-être a-t-elle lu une note de bas de page, en tout cas il ne s’agit pas d’un commentaire, auquel cas nous serions dans une relation de métatextualité, mais bien d’une lecture littérale d’un texte suffisamment vague pour laisser entendre ce que la lectrice affirme comprendre. Quant aux commentaires désinvoltes du capitaine Lamar et, surtout, de Syntaxeror, ils trahissent leur méconnaissance de l’œuvre évoquée et leur désintérêt :
PANTY : Elles chantent une chanson merveilleuse qui envoûte les voyageurs.
SYNTAXEROR : Ah, tu les entends ?
LAMAR : Boh, évidemment, elle est pas sourde !
PANTY : Dans le livre, ils disent que ceux qui entendent le chant des Sirènes sautent du vaisseau et se noient. C’est triste, hein ?
SYNTAXEROR : Boh ben c’est con, surtout…
Ultérieurement, Lamar enfoncera le clou en qualifiant de « balivernes » les mythes rapportés dans le texte homérique. On ne peut évidemment pas envisager de tels commentaires comme des marqueurs d’une relation métatextuelle mais bien au contraire comme autant de refus affichés de nouer une telle relation. À ce stade, la situation du Libérator est donc assez proche de celle de la nef d’Ulysse pour laisser envisager une relation transtextuelle qui va au-delà de la seule intertextualité mais, étant donné que Panty, en tant que lectrice, ne propose qu’une interprétation littérale du texte homérique et que les autres membres de l’équipage ne manifestent qu’indifférence pour cette référence, on ne sort pas encore de l’intertextualité.
Le passage à l’hypertextualité
Les choses changent dès que l’équipage s’est mis à table : Panty raconte l’histoire à ses commensaux, mais cette fois, elle revisite le mythe à sa façon. En effet, quand elle dit que « tout l’équipage d’Ulysse était envoûté par le chant des Sirènes » et se jette à la mer, ça ne correspond déjà plus à la lettre du texte homérique tel qu’il nous est parvenu. Ainsi, elle entre déjà dans un autre type de relation transtextuelle, celle-là même qui mobilise toute l’attention de Genette dans Palimpsestes, l’hypertextualité. Sans entrer dans le détail de la taxinomie, il y a hypertextualité quand une œuvre s’inspire, sans s’en cacher, d’une œuvre antérieure tout en restant autonome. Pour prendre un exemple bien connu, beaucoup de fables de La Fontaine sont des hypertextes de fables d’Ésope et, inversement, bon nombre de fables d’Ésope sont des hypotextes de fables de La Fontaine. Dans le même ordre d’idée, on peut donc envisager le texte interprété par Chantal Lauby comme un hypertexte du poème homérique. Cependant, Panty, pour reprendre une expression d’exégèse biblique, s’éloigne de la lettre mais pas de l’esprit. Il est envisageable qu’elle propose ici une version personnelle du mythe, dans laquelle Ulysse et son équipage n’auraient pas bénéficié de l’avertissement de Circé, et qui ne contredit pas le sens du texte homérique : l’essentiel de la signification du mythe est sauvegardé, à savoir le fait que le chant des Sirènes charme irrésistiblement les mortels au point de les mener à leur perte, ce qui peut constituer une mise en garde contre les fortunes de mer. On sort donc de l’intertextualité pour rentrer de plain-pied dans l’hypertextualité, mais il en ressort une version du mythe qui ne contredit pas fondamentalement, d’un point de vue sémantique, celle qui nous est parvenue. De surcroît, avant d’être interrompue par le mercenaire qui lui lance crânement « Moi, j’me serais pas laissé prendre, tu rigoles », Panty avait commencé une phrase (« Alors Ulysse... ») dans laquelle elle aurait dû présenter ce qu’Ulysse, après avoir vu ses compagnons sauter à la mer, aurait fait pour mettre un terme à leur fuite, ce qui laisse à penser que les bouchons de cire et les liens auraient toujours leur place dans cette version, à ceci près qu’ils seraient désormais les fruits d’une action improvisée dans l’urgence et non plus le résultat des avertissements de Circé.
Cela étant, la relation d’hypertextualité ne devient vraiment évidente que quand la réalité de la vie à bord du Libérator se met à rejoindre la fiction homérique, c’est-à-dire quand le scénario actualise les possibles créés par la similitude situationnelle : ce qui n’était encore qu’un récit rapporté par Panty devient alors véritable péripétie pour l’équipage. La chanson qui se met à résonner n’est autre que « Chaud Cacao », un succès de la fantaisiste belge Annie Cordy, ce qui produit un décalage humoristique certain : les Nuls ont volontairement pris une chanson à danser, peu élaborée sur le plan musical, et la présentent comme « une chanson merveilleuse qui envoûte les voyageurs », créant ainsi un décalage entre la nature de la chanson et le discours tenu à son sujet. Il semblerait donc que les Sirènes adaptent le contenu de leur chant en fonction de la personnalité des mortels qu’elles tentent d’attirer, et l’équipage du Libérator ne faisant pas montre d’une culture très étendue, elles interprètent une chanson pouvant satisfaire un auditoire peu exigeant – cette explication semble validée par les propos que le texte homérique attribue aux Sirènes, lesquelles s’adressent à Ulysse en l’appelant par son nom et en lui faisant des promesses susceptibles d’intéresser ce héros avide de savoir :
δεῦρ᾽ ἄγ᾽ ἰών, πολύαιν᾽ Ὀδυσεῦ, μέγα κῦδος Ἀχαιῶν,
νῆα κατάστησον, ἵνα νωιτέρην ὄπ ἀκούσῃς.
οὐ γάρ πώ τις τῇδε παρήλασε νηὶ μελαίνῃ,
πρίν γ᾽ ἡμέων μελίγηρυν ἀπὸ στομάτων ὄπ᾽ ἀκοῦσαι,
ἀλλ᾽ ὅ γε τερψάμενος νεῖται καὶ πλείονα εἰδώς.
ἴδμεν γάρ τοι πάνθ᾽ ὅσ᾽ ἐνὶ Τροίῃ εὐρείῃ
Ἀργεῖοι Τρῶές τε θεῶν ἰότητι μόγησαν,
ἴδμεν δ᾽, ὅσσα γένηται ἐπὶ χθονὶ πουλυβοτείρῃ20.
Mais surtout, les Nuls tiennent compte du fait que l’attrait irrésistible suscité par le chant des Sirènes le rend proprement inaudible : ce charme interdit toute audition raisonnée qui rendrait ce chant analysable comme toute autre musique. « Chaud Cacao » est donc mobilisé comme un chant de remplacement, utilisé faute de mieux, par lequel l’impossibilité de faire entendre l’inaudible est assumée. Pourtant, ce choix par défaut reste un choix conscient car « Chaud Cacao » a un double avantage : premièrement, elle est connue du grand public, ce qui rend la référence immédiatement reconnaissable pour le téléspectateur et, deuxièmement, elle semble dépourvue de toute prétention artistique et se présente comme une chanson de pur divertissement, pour ainsi dire proche d’un « degré zéro » de la musique. Car la musique n’est pas prise à la légère par les Nuls : outre la formation musicale de Dominique Farrugia, Alain Chabat avait été chanteur de rock dans son adolescence et Chantal Lauby a enregistré en 1978 un disque parodiant l’opéra Carmen de Bizet sous le titre Bizet Come Back. Ils ont donc choisi ce qui leur semblait le plus éloigné de la beauté musicale parfaite pour figurer un chant censé ensorceler les voyageurs : le décalage se situe donc non seulement entre la nature de la chanson et le discours dont elle est l’objet mais aussi entre la représentation spontanée du chant des sirènes et la nature de ce qui en tient lieu, de sorte que la plaisanterie s’opère aux dépens de l’attente du public. Le chant des Sirènes est surhumain, la chanson d’Annie Cordy est humaine, trop humaine.
Les Nuls se sont bien gardés de faire apparaître les Sirènes à l’écran, sans doute pour des raisons budgétaires car la production de la série avait été assez économique : la proximité géographique des créatures mythiques n’est donc que suggérée par leur chant. Il est néanmoins impossible de ne pas penser à la polémique qui s’éveille dès qu’il est question de la représentation des Sirènes : quand Arte a diffusé la version animée de 50 nuances de Grecs où le dessinateur Jul revisite la mythologie grecque et latine, certains internautes n’ont pas manqué de fustiger la représentation des Sirènes sous la forme de femmes-poissons, qui relève plutôt de la tradition nordique. La chaîne franco-allemande a même pris la peine, peu après la diffusion de la série, de publier sur YouTube une vidéo expliquant les références mythologiques exploitées dans le générique et dans laquelle la voix off exprimait le mea culpa de l’équipe à ce sujet21. Mais les rares vers de l’Odyssée consacrés aux Sirènes ne contiennent aucune indication précise sur l’apparence de ces créatures et tout se passe comme si Ulysse les entendait sans les voir : en prenant le parti de ne pas représenter les Sirènes, les Nuls ne cherchent donc pas à contourner un débat houleux et se bornent à respecter la lettre du texte homérique en évitant d’en proposer une interprétation tirée de nulle part.
Quand le chant des Sirènes se fait entendre, chacun des personnages réagit à sa façon, ce qui justifie a posteriori la présentation individuée dont ils ont fait l’objet à l’ouverture de l’épisode : Zeitoun ayant gardé des cigarettes dans les oreilles, il n’entend rien et n’est donc pas charmé. Syntaxeror, qui n’avait qu’indifférence pour le récit de Panty, a pourtant le réflexe de se boucher les oreilles et de ligoter le capitaine : il fait donc exactement ce que font Ulysse et ses compagnons alors même qu’il n’a pas lu cette histoire qui ne l’intéresse pas et Panty n’a pas eu le loisir d’expliquer ce qu’Ulysse faisait pour ne pas succomber. L’attitude de Syntaxeror est pourtant logique : il a senti que le chant l’attirait et, comme il avait du pain à portée de main, il n’avait qu’à se servir de la mie pour confectionner des bouchons d’oreille improvisés. En ce qui concerne son attitude envers le capitaine, l’explication est simple : si Ulysse se fait attacher par son équipage pour ne pas succomber au chant des Sirènes tout en l’écoutant, ce n’est pas seulement par curiosité comme le suggère Charles Pépin :
Ulysse se connait : il se sait profondément curieux, explorateur dans l’âme, cherchant toujours à élargir son horizon. […] Cette curiosité n’est toutefois pas sans risque. […] C’est pourquoi il demande à ses marins de l’attacher au pied du mât et de ne l’en détacher sous aucun prétexte22.
Ulysse sait surtout qu’en tant que commandant du vaisseau, il doit garder les sens éveillés en toutes circonstances. D’ailleurs, Ulysse a beau être πολυμήτις, doté de nombreuses ruses, ce n’est pas lui qui a eu l’idée de se faire attacher au mât, et quand il donne l’ordre à ses compagnons de le faire, il se borne à appliquer un conseil qui lui avait été donné par Circé :
περὶ δὲ ῥινοὶ μινύθουσι.
ἀλλὰ παρεξελάαν, ἐπὶ δ᾽ οὔατ᾽ ἀλεῖψαι ἑταίρων
κηρὸν δεψήσας μελιηδέα, μή τις ἀκούσῃ
τῶν ἄλλων : ἀτὰρ αὐτὸς ἀκουέμεν αἴ κ᾽ ἐθέλῃσθα,
δησάντων σ᾽ ἐν νηὶ θοῇ χεῖράς τε πόδας τε
ὀρθὸν ἐν ἱστοπέδῃ, ἐκ δ᾽ αὐτοῦ πείρατ᾽ ἀνήφθω,
ὄφρα κε τερπόμενος ὄπ᾽ ἀκούσῃς Σειρήνοιιν.
εἰ δέ κε λίσσηαι ἑτάρους λῦσαί τε κελεύῃς,
οἱ δέ σ᾽ ἔτι πλεόνεσσι τότ᾽ ἐν δεσμοῖσι διδέντων23.
Donc, si Syntaxeror attache son capitaine malgré sa méconnaissance du texte homérique, c’est parce qu’il a le bon réflexe : il sait que le commandant doit garder ses sens éveillés et qu’il serait suicidaire pour le vaisseau que le capitaine ait les oreilles bouchées.
Panty n’est pas affectée, ce qui indique que les femmes sont immunisées contre ce charme mais, là encore, le texte homérique ne dit rien de précis à ce sujet. Quand Circé affirme que tous les hommes sont charmés par le chant des Sirènes, elle emploie le mot ἄνθρωπος qui peut désigner n’importe quel être humain sans distinction de genre :
Σειρῆνας μὲν πρῶτον ἀφίξεαι, αἵ ῥά τε πάντας
ἀνθρώπους θέλγουσιν, ὅτις σφεας εἰσαφίκηται24.
Dans la traduction de Victor Bérard, le terme a été restitué par « mortel », ce qui n’est pas tout à fait exact puisque c’est le mot βροτός qui se traduit ainsi d’ordinaire, par opposition à ἄμβροτος (immortel) qui qualifie notamment les dieux de l’Olympe, mais cette traduction a l’intérêt de mettre en avant le fait qu’il n’est pas présupposé que les Sirènes ne charment que les individus masculins. Toutefois, la seule idée qu’une femme puisse prendre part à une expédition maritime n’effleurait sans doute même pas l’esprit des poètes homériques, a fortiori à bord d’un navire rentrant de la guerre de Troie, et il devait leur sembler logique que seuls les hommes puissent être exposés à la menace que représentaient les Sirènes. En montrant une femme échapper au charme du chant des Sirènes, qu’elle entend pourtant, les Nuls se permettent cependant une interprétation du texte homérique qui n’est soutenue par aucun motif tangible, mais on ne peut pas dire que les femmes n’en sortent pas grandies puisqu’elles se révèlent capables de résister à ce à quoi les hommes ne peuvent échapper.
Le mercenaire, faisant mentir sa fanfaronnade, ne peut s’empêcher de vouloir rejoindre les Sirènes et les tentatives conjuguées de Syntaxeror et de Panty pour l’en dissuader restent sans effet : la cause première de cette situation n’est pas tant le chant des Sirènes en tant que tel que l’absence de préparation de l’équipage face à cette menace. En effet, Panty proposait une version de l’Odyssée où Ulysse n’aurait pas bénéficié des avertissements de Circé et aurait donc été obligé d’improviser dans l’urgence une solution pour échapper à l’envoûtement : il s’agissait d’une mise en abyme puisque c’est justement la situation dans laquelle se retrouve l’équipage du Libérator. Ils ont pourtant eu leur Circé, en la personne de Panty qui leur avait presque tout dit des Sirènes, mais ils ont refusé de l’écouter et en paient les conséquences. Ici se situe donc la principale différence avec l’hypotexte homérique ; dans l’Odyssée telle qu’elle nous est parvenue, la marche à suivre pour résister au chant des Sirènes est expliquée précisément à deux reprises, d’abord par Circé quand elle conseille Ulysse et ensuite par Ulysse lui-même quand il donne les consignes à ses compagnons – cette répétition ne doit pas étonner dans un texte de tradition orale. La stratégie consistant à boucher les oreilles des marins et à ligoter le capitaine au mât a donc été mûrement pensée et tout se fait de façon calme et méthodique. Dans la version des Nuls, au contraire, l’équipage n’a pas écouté Panty qui aurait pu expliquer comment échapper au charme des Sirènes et, en lieu et place d’une stratégie exécutée dans le calme et la méthode, deux garanties d’efficacité, nous avons une action précipitée, bâclée et, à ce double titre, impuissante à sauver tous les équipiers. Un signe qui ne trompe pas est l’attitude du capitaine Lamar, confirmant une fois encore son indignité : contrairement à Ulysse, s’il est attaché, ce n’est pas sous son propre ordre mais suite à l’action spontanée de son subalterne.
Les Nuls proposent donc une réécriture du poème homérique qui subvertit moins le texte original qu’il ne met en avant l’incapacité des personnages d’Objectif Nul à égaler un modèle mythique. Le décalage entre la nature de la chanson attribuée aux Sirènes et le discours tenu à son sujet n’était que la première manifestation d’un décalage, beaucoup plus fondamental, entre la gravité de la situation et l’incapacité des personnages à y faire face efficacement. À ce titre, pour nommer le statut de leur réécriture, on évitera volontiers le terme galvaudé et beaucoup trop général de « parodie » : le terme serait d’ailleurs inconvenant puisqu’on n’y reprend pas les personnages des poèmes homériques. Il sera plus judicieux de parler d’une anti-épopée, ce terme étant ici forgé sur le modèle du mot « antiroman » utilisé par Genette pour définir Don Quichotte et, de façon générale, les œuvres littéraires mettant en scène un ou plusieurs personnages qui essaient vainement d’égaler un modèle prestigieux :
Comme dans la parodie […], il arrive aux héros vulgaires de l’antiroman des aventures analogues à celles des héros de genres nobles. Mais dans les parodies il s’agit d’une analogie réelle, inconsciente et purement diégétique […]. Dans l’antiroman au contraire, l’analogie est métadiégétique, entièrement située dans l’esprit et le discours du héros, qui la perçoit non seulement comme une analogie mais comme une identité, et dénoncée (ou reçue) comme illusoire par l’auteur et par le public25.
Les Nuls ne sont assurément pas les inventeurs de l’anti-épopée en tant que genre : outre le film Sacré Graal des Monty Python que Chabat cite parmi ses références, le terme siérait au Don Quichotte de Cervantès et la subversion du style épique remonte au moins à la Batrachomyomachie qui relève cependant davantage du pastiche héroï-comique dans la mesure où un style « noble » y est appliqué à un sujet « vulgaire ». Dans un épisode antérieur, Panty, excédée par ses camarades masculins, les avait traités de « pâles copies de héros de l’espace », et c’est effectivement en tant que tels qu’ils se manifestent ici, avec leur imprudence qui leur fait sous-estimer les risques auxquels on s’expose en voyageant dans le cosmos et leur incapacité à prévoir une stratégie pour y faire face autrement que dans la précipitation. Il y a anti-épopée dans la mesure où des personnages se retrouvent plongés dans une situation similaire à celle de héros épiques sans avoir la capacité d’y faire face efficacement – de ce point de vue, l’appellation « anti-épopée » peut s’appliquer à la série Objectif Nul toute entière, l’antiroman n’étant pas nécessairement à hypotexte singulier :
L’antiroman est donc une pratique hypertextuelle complexe, qui s’apparente par certains de ses traits à la parodie, mais que sa référence textuelle toujours multiple et générique (…) empêche de définir comme une transformation de texte. Son hypotexte est en fait un hypogenre26.
Dans le cas précis de cet épisode, l’anti-épopée en tant que pratique permet de rendre hommage au poème homérique, présenté comme une référence indépassable à laquelle il reste judicieux de se référer quand on entreprend un lointain voyage.
Quand le mercenaire revient, ce soldat fanfaron a perdu beaucoup de sa superbe et avoue même avoir été émasculé. C’est là le seul point où les Nuls se permettent d’introduire une interprétation moderne du mythe qui explique et englobe l’immunité supposée des femmes contre leur chant : le texte homérique ne précise pas clairement si les Sirènes sont bien des créatures féminines, même si le genre du mot grec σειρήν est féminin. Rien ne permet donc de les présenter comme des puissances féminines castratrices menaçant la puissance sexuelle des hommes : cette lecture serait cohérente avec la thèse de l’anthropophagie des Sirènes, mais le texte homérique n’atteste pas davantage cet aspect. Il s’agit donc du point sur lequel les Nuls s’éloignent le plus de l’esprit du texte homérique : sans doute faut-il y voir une astuce potache de leur part pour permettre que le mercenaire se tire vivant de cette épreuve sans pour autant prétendre qu’il en soit sorti complètement indemne. Mis à part ce point anecdotique, les Nuls proposent une lecture cohérente, dans ses grandes lignes, du texte homérique qu’ils érigent au rang de référence indépassable dont leurs personnages sont les héritiers indignes. À la fin de l’épisode, le capitaine Lamar exige d’être détaché mais n’obtient pas satisfaction, ce qui achève de le situer aux antipodes d’Ulysse qui n’avait même pas besoin de donner un ordre pour que ses compagnons le libèrent :
αἶψ᾽ ἀπὸ κηρὸν ἕλοντο ἐμοὶ ἐρίηρες ἑταῖροι,
ὅν σφιν ἐπ᾽ ὠσὶν ἄλειψ᾽, ἐμέ τ᾽ ἐκ δεσμῶν ἀνέλυσαν27.
Zeitoun et Syntaxeror ne font guère mieux : contrairement aux ἑταῖροι d’Ulysse, ils ne se débouchent pas les oreilles dès que le chant des Sirènes ne se fait plus entendre ; l’androïde reste sourd aux ordres du capitaine, le cuisinier n’enlève ses cigarettes qu’après avoir enfin compris pourquoi il n’entendait rien et il sera resté inconscient du danger du début à la fin – la grippe dont souffrait Bruno Carette ne fait qu’accentuer l’air absent du personnage. Cette astuce est peut-être une réminiscence de Franquin qui, dans Le voyageur du Mésozoïque, avait montré le personnage de Fantasio passer totalement à côté de l’intrigue, dont il n’avait rien suivi à cause d’un mauvais rhume. :
PANTY : Elles ont fini de chanter.
ZEITON : Qui ?
PANTY : Ben les Sirènes !
ZEITOUN : Vous avez appelé la police ?
Le simple fait que les équipiers n’aient pas tous eu la même attitude face au danger et n’aient donc pas affiché l’unité de l’équipage d’Ulysse confirme leur incapacité à égaler ce modèle épique. D’ailleurs, la voix off, à la toute fin de l’épisode, est interrompue tout de suite après avoir qualifié les personnages de « héros », ce qui illustre une dernière fois leur illégitimité à porter un tel titre et confirme, a contrario, leur statut d’anti-héros. En somme, les Nuls jouaient déjà les Nuls avant de s’appeler officiellement « Les Nuls », ce qui légitime ce nom, mais comme le dira Chantal Lauby dans une parodie de La petite maison dans la prairie, « Je vous rappelle qu’il faut être drôlement intelligent pour jouer des rôles de cons28 » !
La présence du texte homérique dans cet épisode d’Objectif Nul se situe à deux niveaux : premièrement à un niveau intertextuel quand, malgré la similitude situationnelle entre la nef d’Ulysse et le vaisseau Libérator, elle se limite à une lecture littérale, par Panty, du texte homérique que ses camarades masculins accueillent avec indifférence et mépris, censurant ainsi la possibilité d’une hypertextualité ou même d’une métatextualité. Deuxièmement, à un niveau hypotextuel, d’abord quand Panty se met à imaginer ce qui se serait passé si Ulysse avait dû croiser les Sirènes sans bénéficier des conseils de Circé et ensuite quand l’équipage du Libérator se retrouve précisément dans cette situation, générant ainsi une anti-épopée fondée sur un décalage flagrant entre la gravité de la situation et l’incapacité des personnages à y faire face : cette incapacité pourrait être tragique, mais son traitement potache et absurde suffit à la rendre drolatique. À ces deux niveaux, il ressort que les Nuls avaient retenu l’essentiel de l’esprit du texte homérique, à savoir une mise en garde contre les dangers auxquels s’exposent les voyageurs et la nécessité de se donner les moyens d’y faire face. Les Nuls avaient-ils lu et étudié le texte homérique ? Certainement pas de façon pointue, mais il n’empêche que leur réécriture, bien qu’ayant pour finalité le divertissement, est cohérente vis-à-vis de l’esprit du texte homérique, ne serait-ce justement que parce que l’humour s’exerce aux dépens des personnages qu’ils incarnent et ne subvertit pas l’hypotexte en tant que tel, présenté au contraire comme une référence utile dont il est dangereux de se désintéresser. Ainsi, les Nuls, non contents d’avoir introduit à la télévision française un niveau d’exigence technique et esthétique accru par rapport à leurs prédécesseurs, auront sans doute été les derniers humoristes français à oser évoquer la référence homérique sur le petit écran sans forcément présupposer qu’elle serait inconnue de leur public.