Le contenu du présent article a fait l’objet d’une communication donnée à un colloque « Libros+ » ayant pour thème Pourquoi et comment traduire au XXIe siècle les Tabulae Anatomicae Eustachii publiées par Lancisi en 1714 ? et organisé par M. Benoît Jeanjean à l’Université de Brest les 6-7 mai 2019. Nous tenons à remercier sincèrement M. Jeanjean lui-même d’avoir relu notre article.
À cause de son caractère fragmentaire et posthume, l’œuvre anatomique de Bartolomé Eustache n’a pas attiré la même attention que le célèbre De humani corporis fabrica d’André Vésale et a longtemps été cantonnée à l’histoire italienne de la médecine1, avant de faire l’objet d’études récentes privilégiant l’activité de l’anatomiste italien à Rome2 ainsi que ses Opuscula Anatomica parus de son vivant3 et dernièrement ses Tabulae Anatomicae publiées à titre posthume4. Or les raisons et les circonstances de la mise au jour tardive de cet instrument iconographique complet d’Eustache restent sommairement évoquées et laissent encore des zones d’ombre5.
En fait, l’histoire de la recherche et de la publication des Tabulae Anatomicae de Bartolomé Eustache est celle de la redécouverte romaine d’une œuvre romaine car l’auteur est un anatomiste réputé qui a enseigné au Studium Urbis de la capitale italienne et s’est chargé de la fonction de proto-médecin à la Curie pontificale ; l’instigateur de la publication des Tabulae, Giovanni Maria Lancisi, est un lointain successeur et émule de l’auteur à la faculté romaine, qui avait le statut équivalent d’archiatre papal. Pour Lancisi, mettre enfin au jour l’œuvre iconographique d’un éminent prédécesseur, œuvre qu’on croyait à jamais perdue, relève d’enjeux cruciaux qui l’ont incité à entreprendre et concrétiser par lui-même un projet éditorial qui allait rencontrer un succès rapide et continu auprès de la communauté scientifique du siècle des Lumières. Les étapes de l’avancée du projet de ce qui devait être l’édition princeps des Tabulae d’Eustache peuvent être connues à travers la correspondance publiée et manuscrite de Lancisi, jusqu’à présent non défrichée par les historiens qui ont traité des Tabulae. Cette quête et divulgation d’une œuvre vainement recherchée cent cinquante ans durant et à l’origine d’une admiration croissante, au point de pratiquement détrôner Vésale comme fondateur de l’anatomie moderne, allait marquer l’anatomie du XVIIIe siècle. Or on ne saurait apprécier la particularité de cette redécouverte sans essayer d’imaginer ce que représentait Bartolomé Eustache pour Lancisi et les collègues qu’il a invités à jouer un rôle dans son entreprise éditoriale, et ce à travers un bref rappel biographique de l’auteur.
D’Eustache à Lancisi6
Bartolomé Eustache est né vers 1510 à San Severino dans les Marches. Il fait des études de médecine au Studium de Rome et est nommé physicien de sa ville natale, avant d’entrer à la cour du duc d’Urbino, Guidobaldo della Rovere, dont il devient le médecin personnel. C’est aussi à Urbino qu’Eustache rencontre l’étudiant Piermatteo Pini, qui sera son unique collègue de toujours.
Vers 1549, Eustache s’installe à Rome, à la suite du frère du duc, Giulio della Rovere, qui a été élu cardinal par le pape Paul III. Dans l’Urbs Aeterna, la réputation médicale et scientifique d’Eustache est telle qu’il est alors nommé medicus ordinarius par le cardinal Charles Borromée, neveu du pape Pie IV, et puis protomedicus de l’État pontifical. C’est pourquoi Eustache bénéficie du soutien de plusieurs ecclésiastes et médecins célèbres. En plus de Borromée, Eustache dédiera ses Opuscula Anatomica successivement à Francesco Alciato, évêque de Milan et dataire de Pie IV, au cardinal Marcantonio Amulio, ainsi qu’à Fabio Amicio et Antonio Berberio, éminents philosophes et médecins de la ville. Fort de sa réputation dans la capitale, Eustache est à la tête d’une chaire d’anatomie et de médecine au Studium Urbis de 1553 à 1567, un poste privilégié qui lui permet de perfectionner ses connaissances anatomiques en pratiquant ses propres dissections sur de nombreux corps provenant des Ospedali dello Santo Spirito e della Consolazione. Il dira avoir eu affaire à certains espions à la solde de son rival, l’anatomiste Realdo Colombo7, qui avait des partisans répandant de mauvaises rumeurs sur son illustre collègue8. Eustache entretient également une correspondance avec des princes et des médecins de différentes nationalités, comme le portugais Amatus Lusitanus9.
Eustache publie les résultats de ses investigations anatomiques et de son enseignement à la faculté romaine dans une série d’opuscules. Cependant, il doit faire face à la seconde autorité anatomique qu’était, après Galien, son contemporain flamand André Vésale, dont le traité De humani corporis fabrica (Bâle, 1543) volumineux et richement illustré par un élève du Titien, faisait partie des lectures personnelles de ses étudiants romains et continuait de faire débat car l’auteur y avait réfuté l’enseignement séculaire du médecin grec, qui aurait été induit en erreur par les structures des singes et autres animaux dont on autorisait la dissection à Rome mille cinq cents ans plus tôt. Eustache agit en redoutable concurrent de l’anatomiste flamand en lui reprochant un usage erroné et irrespectueux de l’autorité galénique toujours en vigueur au Studium10, non sans rester prudent en désignant l’auteur de la Fabrica par précaution de façon codée avec des expressions telles que « les anatomistes récents » ou « restaurateurs de l’anatomie » lorsqu’il apporte des sévères corrections à son opus magnum.
C’est donc pour corriger Vésale et excuser Galien qu’Eustache publie ses Opuscula Anatomica en 1563 à Venise, sa seule production anatomique parue de son vivant, qui connaîtra un succès immédiat justifiant une réédition l’année suivante. Ces opuscules sont au nombre de cinq : un traité sur les reins, où il démontre que Vésale a disséqué seulement des reins canins et où il expose, pour la première fois, les glandes surrénales ; une lettre sur l’organe auditif, où il décrit les trois osselets et le canal qui porte son nom ; un examen des os, où à maintes reprises il défend Galien contre Vésale en ostéologie ; une discussion sur la veine azygos, où il réfute avec brio Vésale ; un traité sur les dents, où il apporte des observations ignorées de Vésale et de Gabriel Fallope, une nouvelle autorité croissante. Ces opuscules amorcent déjà la marche vers l’anatomie microscopique, plus loin que là où était allé Vésale. Ils sont dotés d’une longue série d’annotations faites par le collègue et sector d’Eustache au Studium, Piermatteo Pini, qui lui consacre une épigramme publiée à titre posthume dans l’édition princeps de Lancisi et où il porte aux nues son professeur au mépris du Vésale « impudens11 ». Dans l’avis au lecteur d’une publication philologique12, Eustache informe en 1564 que Vésale, toujours sous-entendu de façon codée, a été frappé par sa publication, si bien qu’il a décidé de lui répondre par un Examen, comme il l’avait fait contre le traité de Fallope. Cependant, cet examen restera littéralement lettre morte : la même année, Vésale, pour des raisons qui restent mystérieuses, part pour Jérusalem en un pèlerinage sans retour, puisqu’il meurt de maladie sur l’île de Zante.
Outre ces opuscules, Eustache projette de publier non seulement un traité d’anatomie complète visant à corriger Vésale qui restera sous la forme d’un manuscrit inachevé et aujourd’hui conservé à la Biblioteca Comunale de Sienne13, mais aussi et surtout une série de 46 planches sur cuivre14, qu’il dit avoir préparées en 155215 et qu’il ne pourra pas toutes publier de son vivant, à cause de son âge, de la goutte et de la faiblesse de ses moyens. Toutefois, il a inclus dans son premier opuscule les 8 premières planches sur les reins, dont la plus importante est sûrement celle qui offre la première représentation des glandes surrénales, une découverte dont il s’enorgueillit au détriment de Vésale16. Outre les reins, ces quelques planches montrent d’autres éléments inédits, comme le troisième osselet de l’oreille dit l’étrier, omis par Vésale et dont Eustache s’attribue la découverte, qu’il refuse au professeur anatomiste de Naples, Giovanni Filippo Ingrassia, auquel Fallope a attribué honnêtement la primauté de cette observation inédite. Eustache n’aura ni le temps, ni la possibilité de publier ses autres planches. Vers 1568, en raison de son âge avancé et de sa santé déclinante, il ne peut plus enseigner au Studium et il se contente d’un certain otium à la cour ducale en donnant des consultations. Sa santé se dégrade de plus belle et il ne peut plus écrire. En 1574, il doit se rendre à Fossombrone pour rendre visite à son patron le cardinal Della Rovere qui est malade, comme lui. Il trouve la mort au cours du voyage, à l’âge de 64 ans. Plus de vingt ans après, son assistant Pini promet de publier enfin les planches tant attendues17, mais sa promesse ne se concrétisera pas car il tombera dans une profonde dépression.
En conséquence, les Tabulae d’Eustache seront jugées perdues pendant un siècle et demi, au cours duquel toutefois la mémoire de l’anatomiste italien a été perpétuée par l’œuvre de certains anatomistes célèbres, à commencer par le professeur de Paris Jean Riolan fils, dont le traité d’anatomie, le plus lu du XVIIe siècle, fait mention des opuscules d’Eustache en déplorant la perte d’une anatomie universelle qui aurait bien fait oublier Vésale et Fallope18. En outre, l’on aurait réédité les Opuscula d’Eustache l’année de sa mort en 1574 et au siècle d’après en 165319 mais, à en juger par l’absence d’exemplaires recensés en bibliothèques, il ne peut que s’agir de rééditions fantômes.
Le regain d’intérêt pour l’œuvre d’Eustache n’a pas commencé au début du siècle suivant avec Lancisi. Toujours au XVIIe siècle, un cas d’intérêt local dans la région natale d’Eustache est démontré par le médecin et collectionneur Romolo Spezioli à la Sapienza dirigée alors par Carlo Cartari, qui lui a demandé de rédiger une biographie de leur illustre prédécesseur. C’est ce qu’on apprend dans une lettre datée de 1685, qui comporte déjà des éléments qui seront plus tard mis en avant par Lancisi, à savoir la lutte d’Eustache contre Vésale pour le bien de Galien, la grande admiration de ses contemporains pour son œuvre et l’anticipation de découvertes faites par des anatomistes du XVIIe siècle comme Bellini et Pecquet, sans que mention soit faite des planches prétendument disparues20.
Or au début du nouveau siècle, se produit un fait qui a sûrement incité Lancisi à partir à la recherche du trésor sur cuivre d’Eustache. Une réédition des Opuscula paraît en 1707 à Leyde à l’initiative de Hermann Boerhaave, grand anatomiste qui a largement contribué à l’éclat de l’université de la ville – une réédition qui paraîtra de nouveau à Delft en 1726. Comme il le dit en préface, Boerhaave explique son entreprise comme conçue non seulement pour le bien de la dignité d’Eustache, mais aussi pour remédier au sérieux manque d’exemplaires des Opuscula et ainsi dévoiler l’injustice de ceux qui se sont attribué des découvertes sur le dos d’Eustache. Il ajoute que, dans les exemplaires originaux qu’il a pu consulter, les huit premières planches étaient manquantes, jusqu’à ce qu’il ait mis la main sur un exemplaire complet qui lui a été confié par Dominico Guglielmini, professeur de médecine à Padoue. « Celui qui mettra au jour [les Planches anatomiques d’Eustache] aura sans doute les mânes d’un si grand homme très attachées à lui ! », déclare Boerhaave21, qui incite ainsi certains lecteurs comme Lancisi à se lancer dans la quête du trésor.
Lancisi et la redécouverte des plaques d’Eustache
En gardant à l’esprit l’image d’un Eustache qui a anticipé plusieurs découvertes anatomiques récentes, des scientifiques, parmi lesquels figure l’éminent médecin romain, Giovanni Maria Lancisi (1654-1720), grand émule d’Eustache22, vont, vers 1700, littéralement jouer le rôle de détectives enquêtant sur la localisation des plaques anatomiques d’Eustache.
Le parcours de Lancisi n’est guère différent de celui d’Eustache. Comme celui-ci, il a décrit quelques découvertes en anatomie qui lui ont valu une réputation, il a enseigné à la faculté de l’Urbs et tenu une chaire d’anatomie, il était archiatre du pape Clément XI. Au tout début des années 1710, Lancisi est dans les mêmes conditions physiques que son lointain modèle : il est âgé de 58 ans et tourmenté par une fièvre récurrente, il doit rester à la Curie et suivre son grand patron au palais de Castello Gandolfo près de Rome. Cela ne l’empêche pas, pour autant, d’entreprendre une quête de l’œuvre iconographique de son illustre prédécesseur, quête dont l’issue est renseignée dans sa correspondance entretenue de 1713 à 1714 et composée de lettres qui ne sont pas seulement celles qui seront incluses dans sa future édition princeps des Tabulae d’Eustache.
En effet, Lancisi n’a pas pu entreprendre seul sa redécouverte. Pour mener à bien son entreprise, il adopte une stratégie qui consiste à s’entourer non seulement de son illustre patron à la Curie, mais aussi des plus célèbres savants anatomistes de son époque. La première lettre qui nous renseigne sur la redécouverte des plaques d’Eustache est celle qu’il adresse au professeur d’anatomie de Turin, Giovanni Fantoni, datée du 1er février 1713 à Rome, celle qui fera suite à la dédicace au pape et à l’épître au lecteur dans l’édition princeps23. Dans sa lettre, Lancisi commence par rappeler que les plaques tant convoitées avaient été cachées pendant cent cinquante ans et qu’il a été incité par feu Guglielmini, qui avait aidé Boerhaave à la réédition des Opuscula, à se lancer dans la quête desdites plaques. Après de vaines recherches effectuées dans les bibliothèques de Rome, Lancisi a ensuite appris des écrits d’Eustache et de Pini que ce « trésor caché » avait été laissé en héritage à Pini lui même. Il a alors demandé conseil à son protecteur, le pape Clément XI, qui l’informe qu’une descendante de Pini vivait encore à Urbino dans la famille des Rubeis. En 1712, le pape y envoie une légation : les plaques sont retrouvées dans un ancien coffret de Pini et envoyées par le seul héritier de celui-ci, son arrière-petit-fils et chanoine d’Urbino, Paolo Andrea de Rubeis, au pape, lequel en fait un don gracieux à la bibliothèque de Lancisi.
À l’instar de Spezioli, Lancisi ajoute des exemples montrants qu’Eustache a anticipé des découvertes faites au XVIIe siècle, comme sur les reins avec par exemple Bellini. Outre Riolan et Boerhaave, il cite le grand anatomiste Marcello Malpighi : « s’il avait exploré les structures des autres vaisseaux et des viscères non seulement au scalpel, mais aussi au microscope et à l’injection de liquides, Eustache aurait sans doute détourné tous ses successeurs de l’étude de l’anatomie24. » Il précise que cette redécouverte servirait certes au progrès de l’anatomie, mais il aussi avoue qu’il voit en Eustache un lointain prédécesseur au Studium, voire un maître qui lui a ouvert la voie et qui avait les mêmes faiblesses physiques, se faisant ainsi une sorte d’auto-assimilation. Lancisi a annexé à sa lettre à Fantoni des exemplaires des planches destinés à leur ami commun, l’anatomiste génevois Jean-Jacques Manget, dans l’espoir que celui-ci les insérerait dans son prochain traité d’anatomie encyclopédique.
Lancisi s’entoure de plusieurs autres collègues anatomistes pour partager et rehausser sa découverte et finalement la publier. L’autre pivot de sa stratégie consiste à diffuser la nouvelle par quelque publicité. C’est pourquoi il écrit ensuite le même mois une lettre en italien, datée du 11 février 1713 à Rome, à un professeur de médecine de Padoue, Antonio Vallisnieri, en lien avec le Giornale de’ Letterati d’Italia, qui publie sa lettre en question25 – laquelle ne sera incluse dans aucune édition des Tabulae. En fait, cette lettre n’est guère différente de celle de Lancisi à Fantoni. Elle rapporte les mérites d’Eustache en anatomie, son anticipation de découvertes faites par Pecquet ou par Lower, le « ritrovamento del tesoro » laissé par Pini chez sa famille d’Urbino avec l’aide du pape. Cependant, nous apprenons que les précieuses plaques, une fois acheminées à Rome, ont été numérotées et restaurées, par ordre du pape, à la Bibliothèque Vaticane, avant d’être remises à Lancisi. Celui-ci a commencé à préparer une légende pour ces planches muettes, en imitant les légendes annexées aux huit premières planches incluses dans les Opuscula. Lancisi a envoyé à Fantoni ses annotations, qui accompagnent les exemplaires de chaque plaque et la lettre précédente, qu’il compte placer comme préface. En effet, Lancisi révèle son intention de publier les planches retrouvées d’Eustache et demande donc à Vallisnieri de diffuser la nouvelle de cette redécouverte à ses amis et à son université par le biais du Giornale.
La préparation de la publication des Tabulae Anatomicae
Une fois informé de la parution prochaine de sa lettre dans le Giornale, Lancisi en remercie son ami Vallisnieri en mars 1713 et il lui promet un exemplaire imprimé de ses notes ainsi que des planches d’Eustache pour les soumettre à son examen26. C’est alors que Lancisi sollicite la collaboration de certains grands collègues pour étudier et annoter les planches avant leur publication. En plus de Fantoni et de Vallisnieri, Lancisi fait appel, en avril, à l’expertise de Giovanni Battista Morgagni, prestigieux professeur d’anatomie à Padoue, qui l’a contacté après avoir lu sa lettre parue dans le Giornale27. Dans sa lettre à Morgagni, Lancisi l’informe que, après avoir écrit les deux lettres à Fantoni et Vallisnieri, il a reçu une réponse aussi de l’évêque de la ville natale d’Eustache, San Severino, pour lui dire que, dans cette quête, il avait été précédé vingt ans plus tôt par Marcello Malpighi, qui s’était rendu dans cette ville pour essayer de retrouver les planches chez les héritiers d’Eustache, en vain. Lancisi signale également qu’il s’est mis à préparer des annotations aux plaques et invite aussi son destinataire à participer à leur analyse.
Deux mois plus tard, Fantoni répond enfin à Lancisi dans une lettre datée du 1er juin 1713 à Turin, qui sera incluse dans l’édition princeps28. Il témoigne sa gratitude ainsi que son admiration pour les exemplaires des planches d’Eustache. À son tour, il admet qu’Eustache a devancé des anatomistes récents comme Willis et Ridley sur le cerveau et les nerfs. Ces plaques d’Eustache sont un « monument en or, et non en cuivre » qui aurait même comblé le sévère Riolan29. Il approuve les notes rédigées par Lancisi et il ajoute que certains collègues de l’université turinoise souhaitent décrire les planches avec ses notes si bien qu’ils ne savent pas s’il faut remercier Eustache ou Lancisi. Tous, Fantoni y compris, incitent Lancisi à publier au plus vite les planches d’Eustache.
Lancisi est donc plus qu’encouragé à poursuivre son projet de publication des planches d’Eustache, mais il a toujours besoin d’aide pour parfaire ses annotations. C’est pourquoi le même mois il se tourne de nouveau vers Morgagni et propose de lui confier les planches et de les examiner attentivement de la neuvième à la dernière pour lui indiquer toute remarque ou ajout à signaler dans ses notes30. Aussi, il lui demande de lui envoyer un exemplaire de la réédition des Opuscula d’Eustache publiée par Boerhaave depuis 1707. En juillet, Lancisi remercie Morgagni de lui avoir fait parvenir ledit exemplaire, dont il apprécie la préface, dans laquelle Boerhaave souhaitait qu’on retrouve les planches qu’il a maintenant entre les mains et est mentionné feu Guglielmini, qui l’avait encouragé à les rechercher. Lancisi rapporte qu’il a déjà fait tirer les premiers exemplaires des planches, exemplaires qu’il enverra prochainement à Morgagni afin de connaître ses opinions31.
En août, Lancisi informe Morgagni qu’il lui a envoyé les fameuses planches, de la neuvième à la quarante-sixième32. Il lui demande d’analyser brièvement surtout les planches exposant les canaux, les vaisseaux, les nerfs, qui ont été mieux étudiés à la suite d’Eustache. Il annonce qu’il publiera les planches et à l’occasion de l’inauguration imminente de sa bibliothèque qu’il les dédiera au pape. Le même jour, Lancisi informe Vallisnieri de l’envoi des planches à Morgagni et de son projet de les publier pour l’inauguration33. Il précise qu’il a demandé à Morgagni de les lui remontrer au cas où il aurait quelque remarque à formuler. Il promet qu’il enverra à eux deux un exemplaire de l’édition complète. Au fur et à mesure qu’approche le jour de l’inauguration de sa bibliothèque, Lancisi, malgré son âge, ne reste jamais inactif et il continue de solliciter et de relancer les mêmes destinataires qui tardent à lui répondre.
Le mois suivant, toujours à l’affût de nouvelles trouvailles, il se tourne vers l’évêque de San Severino, qui avait répondu à sa lettre parue dans le Giornale34. À l’instigation du pape, il lui fait une requête qui consiste à chercher à savoir si chez des héritiers d’Eustache dans sa ville se trouvait le manuscrit du traité d’anatomie complète que ce dernier projetait d’annexer aux planches, car Lancisi reste préoccupé pour ses annotations. Il lui récapitule tout sur Eustache, son œuvre admiré, ses planches perdues puis retrouvées à Urbino grâce à l’aide du pape qui les lui a ensuite offertes. Or il précise que ces planches restent « senza anima », puisqu’elles sont privées des légendes correspondantes qu’Eustache aurait faites dans un écrit intitulé De dissentionibus & controversiis anatomicis, qui semble être resté de nos jours à l’état de manuscrit inachevé. Lancisi demande donc à cet évêque de faire le nécessaire pour permettre dans sa ville cette recherche de documents autographes qui lui apporteraient de la lumière à travers l’obscurité de certaines planches.
En octobre, Lancisi est de plus en plus impatient d’obtenir une réponse de Vallisnieri35 et de Morgagni sur leurs opinions concernant ces planches. Quant à Morgagni, Lancisi a appris que les planches lui sont parvenues et il resollicite son expertise36. Ne recevant pas de réponse, Lancisi réitère sa demande à Morgagni37 en précisant qu’il désespère d’obtenir une réponse de Vallisnieri, lequel sera le grand absent de l’édition princeps. Il fait reposer tous ses espoirs sur Morgagni et il lui fait comprendre qu’il est censé présenter bientôt les planches sous la meilleure forme possible, car ce sont des présents du pape, qui a souhaité les voir retrouvées. Il dit qu’il a même fait appel à un collègue de plus, le médecin romain Antonio Pacchioni, avec lequel il examine ces planches tout en disséquant des corps à l’archi-gymnase de Rome.
Le mois suivant, Lancisi reçoit enfin de Morgagni la réponse tant attendue, datée du 13 novembre 1713 à Padoue et qui sera incluse dans l’édition princeps38. Morgagni a enfin eu le temps de jeter un œil aux trente-huit planches d’Eustache que lui avait envoyées Lancisi, et il lui propose de montrer ce qui est particulier à Eustache dans ces planches et en quoi il a su anticiper des découvertes faites par ses successeurs. Mais le professeur de Padoue est préoccupé d’abord par la question de savoir si la plupart des découvertes représentées par Eustache dans ses planches sont bel et bien originales. Par le biais d’une petite enquête, il se demande si certaines de ces découvertes ont été tirées de l’anatomiste contemporain d’Eustache, Fallope, dont les Observationes Anatomicae avaient été publiées deux ans avant les Opuscula d’Eustache : « Puisque personne ne peut nier que les Observations [de Fallope] sont parues en 1561, ceux qui jugeraient bon avec moi de croire qu’[Eustache] a gravé ses Planches en 1552 peuvent mettre en doute s’il y a mis la dernière main avant cette période39. » Ensuite, Morgagni entame une longue analyse de chacune des planches, en privilégiant, selon le vœu de Lancisi, les vaisseaux et les nerfs, comme les nerfs cérébraux dans la pl. XVIII, où il en déduit qu’Eustache a anticipé Willis, Ridley, Vejussen, et, bien sûr, surpassé Vésale et Fallope. Or Morgagni avoue avoir vu certaines choses assez obscures et difficiles à interpréter dans ces planches. C’est pourquoi il incite Lancisi à poursuivre encore les recherches dans les fonds des héritiers de Pini pour trouver le manuscrit correspondant, qui apporterait quelque clarté sur ces ambiguïtés – recherches dont on connaît l’issue.
Lancisi est si comblé par la lettre de Morgagni qu’il lui répond cinq jours plus tard40 pour l’informer qu’il l’imprimera dans sa publication des planches avec sa propre réponse officielle, et qu’il a déjà amendé ses annotations d’après les remarques contenues dans la lettre de Morgagni. Le 30 novembre 1713 à Rome, Lancisi rédige sa réponse officielle, qui sera également ajoutée à l’édition princeps41. Il remercie chaleureusement Morgagni pour ses remarques, il avoue que sa lettre lui a apporté une « torche » permettant d’éclairer les endroits obscurs des planches, et il apprécie avant tout les passages où Eustache a corrigé ses contemporains et prévenu certains anatomistes récents. Il est encouragé de plus belle à publier ses annotations, qui sont alors consolidées par Morgagni, et il lui garantit que le pape pourvoira à la recherche des manuscrits qu’Eustache aurait laissés.
Juste avant Noël 1713, Lancisi remercie Morgagni de ses vœux et lui informe que la publication des planches d’Eustache et de ses annotations commencera l’année suivante42. Il tâchera, avant l’inauguration de la Bibliothèque, de peaufiner ses notes et la préface, et de rédiger la dédicace au pape, éléments préliminaires pour lesquels il a besoin d’aide. Il demande à Morgagni si, hormis Lusitanus, un écrivain a laissé un éloge à Eustache qu’il pourrait ajouter à la préface. Il espère que tout sera prêt pour Pâques et qu’il pourra enfin ouvrir sa Bibliothèque et divulguer l’édition des planches avec la lettre de Morgagni. En effet, le début de la nouvelle année est pour Lancisi le moment de faire les derniers préparatifs pour la publication des planches d’Eustache avant l’inauguration. Entretemps, il émerge un débat épistolaire entre Lancisi, Morgagni et Pacchioni, portant sur les ventricules gauche et droit du larynx représentés par Eustache dans les planches (pl. XLII, fig. 11). Dans une lettre datée du 20 janvier 1714 à Rome, Lancisi se demande si Eustache a voulu dessiner le ventricule gauche, et non le droit comme l’a suggéré tout récemment Morgagni43. Ce petit débat se poursuivra jusqu’en février avec Morgagni, ainsi qu’avec le médecin Pacchioni, en s’étalant sur au moins cinq lettres au total44. Également en février, Lancisi reçoit enfin une réponse de l’évêque de San Severino45 sur la recherche des manuscrits d’Eustache chez les héritiers de sa famille, bien sûr, avec déception. L’évêque lui rappelle les vaines pérégrinations antérieures de Malpighi à San Severino et il a appris que la famille Eustache ne vivait plus dans cette ville : deux filles se sont mariées hors de leur patrie. À l’instigation du pape, Lancisi encourage l’évêque à faire le nécessaire pour savoir dans quelles villes ces filles vivent désormais, faisant ainsi preuve d’une ténacité exemplaire.
En mars, Lancisi remercie Morgagni pour avoir contribué à l’enrichissement de la Bibliothèque, qui ouvrira à la Pentecôte avec la publication des planches d’Eustache avec ses notes et la longue lettre de Morgagni46. Par précaution, il demande à son destinataire de vanter la qualité de ces planches à ses amis qui seraient intéressés par cette édition, car la publication a nécessité une « grave spesa », en espérant qu’elle sera profitable tant aux médecins qu’aux chirurgiens. Quelques jours plus tard, il l’informe que les notes sont imprimées d’avance dans une belle édition, qui contiendra la fameuse lettre de Morgagni qui, dit-il, se démarquera des autres éléments47.
Enfin, le 21 mai 1714, a lieu l’inauguration de la Bibliothèque de l’Ospedale del Santo Spirito, aujourd’hui Biblioteca Lancisiana48, présidée par le pape en personne, Clément XI, à qui son protégé Lancisi dédie à la fin les fameuses planches d’Eustache par un discours qui n’est autre que la lettre initiale au pape49, qui est dédicataire en tant que garant de la redécouverte et de la publication des planches. Il attribue volontiers au pape les planches d’Eustache ainsi que ses propres notes, en rappelant que ces planches avaient été jugées perdues pendant cent cinquante ans, et que le pape lui même a contribué à leur redécouverte avant de les offrir gracieusement à la Bibliothèque. Il rappelle aussi ses vaines tentatives de recherche des manuscrits d’Eustache auprès de l’évêque de San Severino ainsi que les pérégrinations antérieures de Malpighi.
Lancisi a aussi inséré un avis au lecteur dans lequel il rappelle avec emphase l’activité romaine d’Eustache, les deux cardinaux romains qu’il avait servis, son enseignement à Rome, son œuvre qui a éclairé l’Italie entière, dans une optique de sentiment compatriotique50. Il fait mention des collègues qui ont collaboré avec lui à l’explication des planches, à savoir les médecins romains Antonio Pacchioni et Francesco Soldato, et naturellement Fantoni et Morgagni (Vallisnieri ne répond pas à l’appel). Il signale cependant qu’il a dû préparer ces notes dans l’étroitesse de temps qui lui était accordé selon ses obligations à la cour papale, ce qui l’amène à avouer la certaine perfectibilité de son travail et à espérer pouvoir retrouver un jour les manuscrits perdus d’Eustache avec l’assistance du pape.
Le succès de l’édition princeps des Tabulae Anatomicae
Lors de la cérémonie, Lancisi remet au pape et aux cardinaux présents un exemplaire symbolique de l’édition princeps des Tabulae Anatomicae d’Eustache, imprimée en 1714 à Rome par l’éditeur papal Francesco Gonzaga, avec un frontispice monumental illustré d’une gravure exécutée par l’artiste italien Pietro Leone Ghezzi. Cette gravure représente Eustache appliqué à pratiquer une dissection publique sur un humain à l’amphithéâtre du Studium sous les yeux d’un auditoire aux réactions diverses et engagé dans une disputatio. On y voit également, debout sur un piédestal à droite, le squelette philosophique, héritage vésalien, et, gisant sur le sol, des corps de chiens et singes, ce qui sous-entend qu’Eustache démontre des cas d’anatomie animale dans l’œuvre de Galien et de Vésale, d’autant plus que l’anatomiste représenté désigne sur le cadavre, étendu et à l’abdomen ouvert, les reins et leur position respective, qui font partie des erreurs célèbres de la Fabrica.
Il est patent que, par le frontispice, cette édition princeps est toute à l’honneur du pape Clément XI, à en juger par la taille des caractères de son nom au centre, aussi grande que ceux du titre Tabulae Anatomicae, et aussi pour son médecin Lancisi dont les lettres sont aussi grandes que celles d’Eustache, en suggérant une assimilation, comme s’il s’agissait d’une œuvre de Lancisi même, voire d’une « recréation » d’une œuvre du XVIe au XVIIIe siècle. Dans les éditions ultérieures – y compris la réédition romaine – la taille des lettres changera et Eustache aura sa place supérieure méritée. Cette assimilation est davantage favorisée aussi dans la préface par la présence successive de deux épigrammes, celle de Pini à Eustache, parue à titre posthume, et une autre par Francesco Soldati à Lancisi, qui affiche cette assimilation : « Le monde doit à Lancisi les planches et Eustache51. » Dans le frontispice également, Lancisi a pris soin de préciser que les Tabulae sont « finalement sorties des ténèbres », qu’elles ont été gracieusement données par le pape et consacrées à celui-ci le jour de l’inauguration de sa Bibliothèque.
Le contenu de l’édition princeps offre donc toute la série des quarante-sept planches d’Eustache, incluant les huit premières sur les reins, chacune dotée d’une légende proposée par Lancisi et d’un cadre millimétré, dit gnomon géométrique, appliqué par Soldati et imitant celui des planches parues du vivant d’Eustache, un instrument de localisation des parties exposées qui permet de les repérer plus aisément à la règle d’après les indications dans la légende – alors que, dans la Fabrica, les signes de légende sont éparpillés sur les figures, ce qui a gêné la lecture de son appareil et apparat iconographique lors de sa réception immédiate.
En passant des planches de Vésale à celles d’Eustache, l’on serait étonné d’y constater une précision exceptionnelle du détail pour l’époque où l’on entrait dans l’anatomie microscopique. De plus, certains organes représentés ont été repris suivant des critères différents. Enfin, on note le choix judicieux d’avoir représenté des écorchés plutôt jeunes et dotés d’une musculature plus raisonnable face aux « hommes-muscles » de Vésale. Cependant, les Tabulae ont été placées dans un ordre qui semble inversé et qui n’est pas sans rappeler celui du manuel médiéval de Mondino. Cet ordre toutefois se veut plus pratique en tenant compte de la putréfaction des parties disséquées : on débute avec la splanchnologie pour finir sur l’ostéologie, en passant par des écorchés mutilés qui montrent leurs viscères et nerfs, puis entiers pour voir les muscles externes, ensuite de plus en plus mutilés pour voir les muscles internes, et enfin le squelette. Vésale, lui, avait respecté l’ordre galénique en commençant par le squelette, pour continuer avec les muscles externes et internes, et finir sur les nerfs, vaisseaux et viscères. L’ordre suivi par les Tabulae n’a probablement pas été voulu par Eustache, ni Lancisi, mais par les bibliothécaires du Vatican qui ont été chargés de restaurer les vieilles plaques reçues d’Urbino.
Toutefois, il est à craindre qu’il y ait eu des pertes, puisque les planches offertes sont incomplètes : nous en voyons quarante-sept, ce qui est presque le nombre indiqué par Eustache dans l’avis au lecteur des Opuscula, mais parmi elles se présentent les huit petites sur les reins. Il manque donc sept grandes planches, ce qui en donne un total de trente-neuf – le maxillaire inférieur, par exemple, est absent. Malgré cela, comme l’a affirmé Lancisi, Eustache s’est démarqué surtout dans les planches des nerfs et des viscères, les reins et le cœur y compris, où il a anticipé, voire dépassé certains anatomistes du XVIIe siècle. En ce qui concerne Vésale, il l’a surpassé sur plusieurs points, non seulement sur les reins et le cœur, mais aussi sur le larynx, les yeux, les nerfs du cerveau et l’appareil génital féminin, qui était le principal point faible de la Fabrica car son auteur, faute de corps féminins en nombre suffisant, a dû se rabattre sur des utérus canins et caprins, ce dont Eustache était bien conscient. Aussi, à l’inverse des planches vésaliennes, Eustache a préféré la précision du détail à la beauté iconographique, un choix qui ne manquera pas de diviser les futurs critiques.
La réception immédiate des Tabulae, renseignée pareillement à travers les lettres de Lancisi, reflète un succès rapide et général qui va s’étendre et persister durant tout le siècle. Cinq jours après la cérémonie, Lancisi informe Morgagni du succès de l’évènement et de la dédicace du livre enfin imprimé52. Cependant, il doute de la perfection des notes qu’il a annexées aux planches car sa profession de médecin papal ne lui laissait guère de temps libre. La parution des Tabulae fait alors l’objet d’un nouvel article publié dans le Giornale, lequel garantit que les planches nouvellement imprimées serviront tant à l’anatomie qu’à la médecine53.
En juillet, dans un premier temps, Lancisi dit à Morgagni qu’un exemplaire à Rome se vend 25 jules, l’équivalent de 2,5 écus54. Quelques jours plus tard, Lancisi apprend avec joie que l’exemplaire qu’il lui avait envoyé est parvenu et le remercie de son bon accueil, malgré plusieurs errances dans ses notes55. Il dit que déjà son maître Valsalva lui a suggéré quelques corrections. Il choisit Morgagni comme son principal réviseur en lui demandant de lui dresser une liste des erreurs qu’il pourra déceler dans ses annotations. Lancisi aura soin, dans plusieurs lettres suivantes, de mettre à jour la liste d’errata.
En octobre, Lancisi demande à Morgagni s’il a reçu ses exemplaires d’errata et il lui rappelle son projet d’une réédition56. Pour ce faire, il lui demande de rédiger une nouvelle lettre en latin sur l’édition princeps, lettre dont il ne verra jamais la couleur57. En novembre, Lancisi écrit à Vallisnieri que le coût total de l’impression des planches s’était élevé à 600 écus58, un montant largement supérieur au salaire annuel moyen d’un professeur de médecine à la Sapienza et qui a été acquitté par le pape lui-même – et qui pourtant a été confondu par certains historiens avec celui auquel ce dernier aurait acquis les planches, alors qu’elles lui avaient été envoyées par le chanoine d’Urbino.
Malheureusement, le projet de réédition augmentée et corrigée par Lancisi semble ne pas avoir eu de suite. Il est possible qu’il ait été découragé dans ses intentions à la vue de la reproduction audacieuse, doublée d’une réduction en taille et d’une mutilation partielle, des Tabulae par Jean-Jacques Manget en annexe de sa Bibliotheca Anatomica (Genève, 1716-1717). Alors qu’au départ Lancisi estimait Manget comme celui qui pouvait diffuser pour la première fois les planches d’Eustache au monde des sciences, il le voit, dès lors, avec une certaine appréhension. Déjà en 1715, il s’adresse à la fois à Vallisinieri et à Morgagni pour leur dire qu’il faut écouler, au plus vite et à bas prix, les exemplaires restants de son édition princeps avant que la « tempesta » de Manget ne s’abatte sur eux59. Mais en même temps, Lancisi joue double-jeu : de l’autre côté, il s’exprime avec la plus pure diplomatie devant Manget, comme le montrent certaines lettres échangées entre les deux hommes, qui ont été incluses dans la réédition de Manget. En fait, Lancisi sera occupé ensuite par la publication de la Metallotheca de Mercati en 1717 et il mourra trois ans plus tard, à 66 ans, presque à l’âge auquel mourut son lointain modèle. Une réédition romaine paraîtra seulement en 1728, en reprenant l’édition princeps quasiment à l’identique, sans les ajouts et modifications souhaités par le découvreur des Tabulae.
En définitive, la redécouverte des Tabulae d’Eustache est typique d’un siècle caractérisé par la redécouverte des œuvres d’antan, et donc les enjeux de l’entreprise éditoriale de Lancisi étaient non seulement cruciaux, mais aussi contrastés. Les acteurs de l’entreprise avaient certes conscience que l’œuvre iconographique retrouvée d’Eustache pouvait contribuer à la progression du savoir anatomique en ayant anticipé de loin plusieurs découvertes faites au XVIIe siècle et en en offrant d’autres tout à fait inédites. Mais l’on ne saurait nier que la figure d’Eustache était la source d’une tradition anatomique romaine qui a longtemps perduré, si bien que sa personnalité avait quasiment une influence viscérale dans l’esprit vieillissant de Lancisi, qui s’est même fait une auto-assimilation à la fois scientifique et psychologique à son illustre prédécesseur, si bien qu’il s’est senti poussé à se lancer dans la quête de son trésor perdu.
De même, outre une certaine fierté compatriotique, Lancisi était animé sans doute par l’intention, avec sa découverte, de faire en sorte que le Studium romain pût rivaliser avec les autres universités italiennes comme celle de Padoue, qui restait la plus prestigieuse. Il ne faut pas omettre non plus que Lancisi était un médecin papal et qu’il était de son devoir de faire honneur à son éminent protecteur ainsi qu’à son lointain prédécesseur, Eustache, qui avait également pratiqué à la Curie romaine. C’est pourquoi il a trouvé dans ces Tabulae une plus-value inestimable pour sa Bibliothèque, qui devait être inaugurée par le pape, auquel il dédie cette découverte. Ce fut donc l’occasion pour lui de se ménager une réputation extra-romaine qui avait déjà commencé à se diffuser grâce à l’annonce de sa redécouverte dans un journal national.
Si on considère attentivement les circonstances et étapes de cette redécouverte, on ne peut qu’être étonné du rôle important joué par l’Église dans cette entreprise de recherche et de redécouverte d’une œuvre scientifique. Nous avons réalisé l’importance de l’intermédiaire exceptionnel qu’ont offert le pape Clément XI, le chanoine d’Urbino et l’évêque de San Severino dans l’enquête et l’envoi des planches d’un acteur à l’autre. On ne saurait rester indifférent non plus face à cette dynamique de collaboration, d’échange, d’entraide qui s’est développée entre Lancisi et ses collègues, quand il leur demande leurs opinions sur les planches et leur contenu, un exemplaire des Opuscula, une petite promotion pour sa trouvaille.
Ce qu’il faut avant tout retenir, c’est l’extension géographique qu’a connue cette redécouverte, qui a mobilisé plusieurs agents italiens à Rome, à Urbino, à San Severino, à Padoue, à Turin. Ce travail à l’origine romain est ensuite devenu européen avec les nombreuses rééditions dont ont fait l’objet les planches redécouvertes par Lancisi. On pourrait dire que lesdites planches ont eu un impact assez similaire à celui du célèbre traité de Vésale deux siècles plus tôt, qui était ainsi quasiment supplanté. En fait, l’on persiste à croire que l’autorité scientifique de Vésale en anatomie a perduré pendant toute l’époque moderne jusqu’à nos jours, or l’œuvre résurgente de son contemporain italien à cette époque semble l’avoir littéralement détrôné. L’édition princeps sera donc la première d’une longue série de publications et commentaires qui seront produits tout au long du siècle par les plus prestigieux savants anatomistes, qui jugeront ces planches supérieures à celles de Vésale, considéré dès lors comme l’anatomiste « impudens » selon Pini, et ce d’autant plus que celles-ci ont vu le jour non seulement hors de Rome mais aussi hors de l’Italie. Le succès des Tabulae d’Eustache éditées par Lancisi est tel qu’il éclipse l’intérêt scientifique et éditorial pour Vésale et que leur découverte passe de l’état de redécouverte romaine à celui de redécouverte européenne.
Giovanni Maria Lancisi, Tabulae Anatomicae (édition princeps, Rome, éd. Francesco Gonzaga, 1714)
Jean-Jacques Manget, même titre (Cologne/Genève, éd. Cramer & Perachon, 1716/1717 ; inclus dans le Theatrum anatomicum de Manget)
Lancisi, même titre (Amsterdam, éd. Rodolphe & Gerard Wetstenius, 1722 ; dédiée par les éditeurs à Boerhaave et Albinus)
Lancisi, même titre, Editio romana altera (Rome, éd. Lorenzo & Tomaso Pagliarini, chez Rocco Bernabo, 1728)
Gaetano Petrioli, Riflessioni anatomiche sulle note di Lancisi… (Rome, éd. Giovanni Zempel, 1740 ; rééd. latine, 1741)
Idem, Corso anatomico o sia Universal Commento nelle tavole del celebre Bartolomeo Eustachio… (Rome, éd. Giovanni Zempel, 1742)
Idem, Anatomicae Tabulae octo quinquaginta figuris ornatae quae inter Eustachianas desiderantur… (Rome, éd. Giovanni Zempel, 1748)
Bernard Siegfried Albinus, Explicatio Tabularum Anatomicarum Bartholomaei Eustachii (Leyde, éd. Johann Arnold Langerak, chez Johann et Hermann Verbeek, 1744 ; rééd. 1761)
George Martine, In Bartholomaei Eustachii Tabulas anatomicas Commentaria (Edimbourg, éd. W. Sands, A. Murray, & J. Cochran, 1755, éd. posthume)
John Knapton, A compleat system of the blood-vessels and nerves taken from Albinus’s edition of Eustachius (Londres, 1754/1758, trad. anglaise du commentaire d’Albinus)
Lancisi, Tabulae Anatomicae (Venise, éd. Bartolomeo Locatello, 1769)
Andrea Massimino, Tabulae Anatomicae novis explicationibus illustratae… (Rome, éd. Paolo Junchi, 1783)
Andreas Bonn, De Ontleedkundige Platen van B. Eustachius (Amsterdam, 1798/1800/1830 ; rééd. allemande, 1800)
Jamais l’histoire de la médecine n’aura par la suite connu un tel engouement pour la pertinence scientifique non dépassée d’une œuvre anatomique de la Renaissance à laquelle ses publications successives confèrent le statut de best-seller anatomique du siècle des Lumières, engouement ressenti non seulement par des anatomistes de renom qui ont comparé l’œuvre de Vésale à celle de ses contemporains, par des professeurs qui en ont fait des cours, par des étudiants qui ont annoté leurs exemplaires des Tabulae, et même par des faussaires qui ont tenté de profiter de cet engouement. Même à Padoue, où Vésale avait autrefois enseigné, l’on consultait au XVIIIe siècle les commentaires de B. S. Albinus sur les Tabulae d’Eustache, alors que les exemplaires de la Fabrica ou des Opera omnia de Vésale publiés en 1725 à Leyde restaient sur leurs étagères60.
En un mot, les Tabulae Anatomicae de Bartolomé Eustache étaient, pour les érudits du siècle des Lumières, le vrai chef-d’œuvre anatomique de la Renaissance. Cependant, cette redécouverte romaine continue de rester dans l’ombre de l’hagiographie vésalienne persistante. Le seul élément qui a étouffé ces planches jusqu’à récemment, c’est sans conteste leur caractère posthume61.