José Agrippino de Paula, Hitler III mundo

DOI : 10.56078/motifs.666

Résumé

Lorsque l’artiste brésilien underground José Agrippino de Paula (1937-2007), l’un des initiateurs du tropicalisme, intitule Hitler III mundo son premier et seul long métrage conservé (tourné entre 1968 et 1969, en noir et blanc), l’expression « tiers monde » avait à peine une quinzaine d’années de vie. Ce film avant-gardiste et ironique, à la syntaxe hors-norme(s), juxtapose des scènes grotesques et burlesques suivant la technique de découpé – cut up – inventée par Brion Gysin, en 1960. Deux des personnages récurrents sont un sosie d’Hitler et un samouraï obèse (autrement dit « é-norme »). Comment ne pas voir dans cet Hitler lusophone, maître d’un troisième empire identifié au tiers monde, le non-sens des clauses et décrets publiés en décembre 1968, sous la dictature de Costa e Silva, pour censurer, emprisonner, torturer ou exécuter des artistes, militant.es « adversaires » du régime et homosexuel·les ? Le normatif, identifié par la constitution brésilienne à une sorte de préservation de l’état de santé de la « psyché sociale » glisse alors vers le réglementaire et tout acte attentant contre cette nouvelle « santé publique » devient illégal et fera par là même l’objet de poursuites.

Plan

Texte

Vous saurez me pardonner si je n’ai pas explicité une problématique dans l’intitulé de cette contribution, dérogeant ainsi aux protocoles universitaires en usage. Mais la seule lecture du titre révèle un problème intrinsèque et suscite spontanément la question : Que vient faire Hitler au tiers monde ? Nous aurons beau l’écarter de notre champ de réflexion, elle y revient comme pour annoncer une extravagance. La substitution d’un implicite « III Reich » par « III mundo » constitue une antiphrase d’autant plus grotesque qu’elle évoque un programme d’aryanité porté sur un « troisième monde » probablement métissé ; le nom de José Agrippino de Paula, aux nettes résonances lusophones, en est un indice.

Lorsque l’artiste brésilien José Agrippino de Paula (Sao Paulo, 1937-2007, Ambú das Artes) intitule Hitler III mundo1 son premier et seul long métrage conservé, l’expression « tiers monde » avait à peine une quinzaine d’années de vie ; or, il faudrait se rappeler, et je le ferai pour introduire mon propos, que c’est précisément dans un texte destiné à une revue brésilienne de sciences sociales qu’Alfred Sauvy, l’auteur de cette notion à la vie dure et controversée, parle pour la première fois de trois mondes configurant la géopolitique de la planète. Nous sommes en 19512. Le pays du Cône Sud a donc connu de première main cette appellation, et il s’est même vu l’appliquer jusqu’à ce qu’elle tombe en désuétude, au profit d’une vision du monde économique, globale et multipolaire3.

José Agrippino de Paula et le mouvement Tropicália : l’« urgence de l’état d’invention »

Si l’on se livre à survoler les 786 pages du texte de la Constitution brésilienne de 1967, celle qui a formalisé et pérennisé le régime de la terreur jusqu’en 1985, le nom et la doctrine de l’autocrate autrichien y figurent plusieurs fois : la première, pour justifier les forfaitures de la constitution de 1937, en vertu de la conjoncture de guerre4. Le Troisième Reich est rappelé de façon récurrente dans les débats préalables à la rédaction des actes législatifs de 1967 sur la « Sécurité nationale » et le « Droit de la nation » prévalant sur les droits des individus.

Réaction à cette nouvelle normative ou simple coïncidence, c’est aussi en 1967 que naît l’initiative Tropicália, entérinée par un manifeste, la déclaration de principes parue dans le catalogue de l’exposition Nova Objetividade Brasileira du musée d’Art moderne de Rio de Janeiro5. Tropicália est un mouvement culturel alternatif de l’hémisphère sud, conçu en parallèle à la cinquième république, sous la dictature du général da Costa e Silva (1967-1969) à l’issue du coup d’État orchestré par le maréchal Castelo Branco, en 1964. Ce putsch se présentera dans les textes officiels de l’époque comme une « utopie révolutionnaire », émanant de la « souveraineté populaire6 » ; il détruira les institutions représentatives, imposera le bipartisme, puis la censure, appliquera la torture systématique et ira se radicalisant à partir de 19687, période qui aura légitimé et légalisé l’arbitraire le plus brutal, par lequel les libertés individuelles seront encore plus atteintes.

Dans ce contexte pour le moins délétère, connu comme « les années de plomb » (« os anos de chumbo »), José Agrippino de Paula fait partie des créateurs brésiliens les moins prolifiques, si nous nous en tenons à l’œuvre accessible aujourd’hui8 et, paradoxalement, les plus influents du pays, et ce depuis les années 19709.

Architecte de formation, il se produira dans les milieux underground de Sao Paulo dans les décennies 1960 et 1970, avec la danseuse Maria Esther Stockler, la comédienne Ruth Escobar, l’écrivain et acteur Jô Soares, le chanteur Caetano Veloso et le photographe Jorge Bodanzky, entre autres. Ils constitueront le groupe SONDA. Ces artistes interviennent toutes et tous dans ses montages, performances, créations et adaptations théâtrales ou mises en scène éphémères aussi bien que dans ses films. Si nous les nommons d’entrée ici, c’est que, de par leur participation à ces expériences esthétiques, ils constituent les premiers vecteurs de cohésion du travail de Paula, en associant, par leur corps et leur jeu la dramaturgie, le cinéma, la fiction romanesque ou la danse. Ils nous permettent alors de voir d’office cette création diverse comme une chose organique, une unité, une « totalité » nous dira Bodanzky10. Et l’on pourrait aller jusqu’à dire que l’œuvre de Paula, aujourd’hui sommaire, est unie par sa fragmentarité même. Or, sa production demeure difficile à aborder, car une impression étrange et contradictoire d’ensemble décousu, de morcellement continu et d’amoncellement séquencé préside à des œuvres qui s’offrent à nous – et se voilent dans le même temps – comme une sorte de déclinaison de l’hétéroclite, voire du chaos.

En 1967, un autre artiste totalisateur11, le carioca Hélio Oiticica (Rio de Janeiro, 1933-1980), bouleversera les conceptions normées occidentalisantes de l’art, en représentant, plus qu’un être, un « être au monde » noir ou métis, chaotique et coloré. Il le fait à travers ses parangolés. C’est ainsi qu’il appelle ses capes énormes et fines, aux couleurs « subjectivées12 » investies d’une symbolique nouvelle. Des pigments enveloppent le corps, se modifient et le modifient au gré de son mouvement. Elles cachent et exhibent selon la position du sujet des messages poétiques, souvent subversifs, ce qui vaut à leur créateur la censure, puis l’exil.

Fig. 1. Parangolé d’Hélio Oiticica

Fig. 1. Parangolé d’Hélio Oiticica

Image libre de droits, non datée

Oiticica, exposé de son vivant dans les plus prestigieux musées d’art contemporain du monde, commence son expérience dans les bidonvilles du Morro da Mangueira, à Rio, en 1964, où il se rend pour apprendre à danser la samba et étudier les chars allégoriques du carnaval. Il donne naissance à « l’anti-art » et s’il est convoqué ici, c’est pour avoir été le père fondateur du mouvement Tropicália. Comme il l’a été du « néo-concret13 » dans les arts plastiques.

En musique, Caetano Veloso14, Gilberto Gil et le groupe Os mutantes s’associeront à ces initiatives artistiques par des compositions alliant la pop et le rock aux rythmiques traditionnelles du pays. Il est important de rappeler leurs créations, car José Agrippino de Paula travaille avec ces artistes. Ils et elles interviennent directement dans son œuvre, comme une expérimentation commune. Face à l’état d’urgence dans lequel sombre le pays, Oiticica, puis Tropicália, déclarent « l’urgence de l’état d’invention15 ».

Le groupe ne craint pas de faire appel au monstrueux, interprété sous des formes multiples, la vision aberrante, le son discordant. C’est un monde parallèle, où cohabitent l’harmonie plastique et la dissonance la plus totale. Mais que nous raconte le film ?

Hitler III mundo : récit de rupture

Entrée en scène : un couple de trentenaires, blancs, classe moyenne, est effrayé devant une vision subite : plus rien dans le frigidaire. Le problème déclenche la colère du mari, extériorisée par des éructations et des hurlements inintelligibles. Ils partent tous les deux dare-dare remédier à cette situation fatidique et se dirigent vers un supermarché dans leur coccinelle16 Volkswagen. Oh, catastrophe : l’un des pneus de la voiture se dégonfle à mi-chemin. Chez le concessionnaire réparateur, le personnage masculin, à l’allure spectrale, perché sur un monte-charge, et en costume cravate, harangue les voitures en panne avec profusions de cris et de gestes, saluant les bienfaits de la consommation, alors que sa femme exhibe son derrière pour l’employé de service.

Fig. 2

Fig. 2

Photogramme HTM, (1:56)

C’est dans ce cadre insolite et non moins burlesque qu’un coup d’état éclate au « tiers monde », suivi de répressions diverses, toutes racontées à la manière des happenings : Paula intègre à son spectacle une assistance, souvent nombreuse et diverse, allant des badauds de l’avenue Paulista, la plus grande artère de la mégapole, des enfants des bidonvilles, une compagnie de danse, aux forces de la police de l’État qui, au cœur du tournage, procèdent à l’arrestation du super-héros Marvel La Chose, ignorant qu’il s’agit d’une fiction, et ce sous les regards ahuris de la foule. Ces actions et d’autres de circonstances sont incorporées au film qui devient par là même une sorte de docudrame grotesque.

Fig. 3

Fig. 3

Photogramme HTM (53:11)

Un dictateur, associable par sa caractérisation à la figure d’Adolf Hitler, et son collaborateur, le Captain America, se partagent le marché des gueux avec un samouraï qui s’exerce régulièrement au hara-kiri. On y trouve également des artistes, des activistes, ou encore un monstre de pierre...

Fig. 4

Fig. 4

Photogramme HTM (41:20)

Un homme-automate, portant une croix gammée épinglée sur le bras gauche, tente en vain de tuer Hitler. Une émission télévisée du grand promoteur Sylvio Santos17 présente un concours de beauté où des jeunes femmes sont placées sur un podium, rangées par ordre de stature. Sur l’une des estrades est déposée une jeune naine, mendiante de profession, qui ponctuera d’autres séquences du film.

Le samouraï adipeux, surmaquillé comme pour le cirque et tout de blanc vêtu se promène à travers une vraie favela en distribuant des feuilles mortes sur lesquelles se rabat une infinité d’enfants sortis de nulle part. Ils seront par la suite transportés comme des bestiaux dans un microbus pour exercer la mendicité au centre-ville.

Fig. 5

Fig. 5

Photogramme HTM (18:45)

Adolf Hitler se rend dans un atelier d’artiste. Le peintre est en train d’exécuter un portrait de Batman à la mine attristée. Il mange un morceau de viande crue. Les pieds de deux pendus apparaissent sur la partie supérieure gauche du tableau.

Fig. 6

Fig. 6

Photogramme HTM (21:54)

Un canoë mené par des personnages bibliques rame à sec et accoste la rive d’un ruisseau urbain sans eau.

Adolf Hitler copule avec son acolyte borgne le Captain America. Un couple de jeunes gens, dénudés, en fait de même au milieu de nulle part. Dans la jungle se produisent des persécutions de tout ordre. Spectacle de cirque joué par une troupe de nains ou rituel préalable à une condamnation à mort…

Fig. 7

Fig. 7

Photogramme HTM (37:50)

La syntaxe d’un récit cinématographique hors-norme(s)

Ces scènes sont juxtaposées suivant la technique du découpé – cut up – inventée par Brion Gysin en 1960 : des fragments aléatoires réorganisables susceptibles d’élaborer par reconstitution un texte nouveau. Sont ici au rendez-vous des extraits de chorégraphies antérieures au film, des images de torture explicite, castration d’un détenu politique, lobotomisation d’un malade mental. Ou implicite, décapitation de l’activiste Madame Vida en présence du Führer en personne et d’un magistrat. À l’instar de cette imagerie hétéroclite, le film fera provision de toutes sortes de sonorités. La bande sonore, que nous devons à Caetano Veloso, est composée d’un méli-mélo de musiques du cinéma hollywoodien, tanguillos flamencos, valses viennoises, marches militaires, candomblés, sambas, harangues, coups de klaxons, de sifflets, de fusils, de mitrailleuses, cris de porcs, de poules, d’éléphants... Un ensemble cacophonique. Plus encore, les voix des personnages sont souvent décalées du mouvement des lèvres. Par moments, elles seront remplacées par des sons animalesques. Non seulement la norme linguistique, mais encore sa réalisation en discours, se voient dénaturées, travesties, subverties, faisant état d’une confusion et d’une corruption langagière généralisées. Si unité il y a, elle est dans ce jeu de contraires : amalgame et fragmentation sonore, mais aussi « spatiale et stylistique18 ».

Dans cet ensemble désorganisé, l’apparition récurrente du Samouraï et ses déambulations christiques à travers des lieux marginaux de la ville constitue le seul élément structurant, fragile s’il en est, dans une histoire non linéaire, exposée à la manière des vignettes des comics Marvel. Une trame qui se déchire, qui avance en s’abolissant, comme le principe des photogrammes de la pellicule. Seules les situations concrètes et ponctuelles trouvent un début et une fin.

Fig. 8

Fig. 8

Photogramme HTM (30’46)

Ce flux d’images sans connexion apparente induit une perte de la narrativité filmique19, mais non pas de la logique du récit. Car la logique, nous la retrouverons autrement. Et c’est précisément là, dans l’observation de cette pensée discursive autre qu’une brève interprétation de ce film-relique est de mise.

De la norme à l’énorme : briser le modèle courant

S’il y a un commun dénominateur à toutes ces variations artistiques pratiquées par de Paula et plus largement par les membres de Tropicália, c’est qu’elles réévaluent la norme, entendue non pas comme un concept absolu, monolithique, mais comme une notion seule compréhensible dans sa relativité, à travers la relation dialectique :

Normalité/pathologie, définissant le normatif
Légalité/illégalité, formalisant le réglementaire
Norme/usage, organisant le langagier

Nous pouvons convenir que cette triade constitue notre manière de réaliser la norme dans la régulation du discours social20, trois paramètres dont seuls sont admis les écarts-types, c’est-à-dire, les limites de la normalité, le hors-limite étant considéré comme « déviant ». Dès lors, il semblerait évident que Hitler III mundo transgresse même l’écart-type justifiant la norme sociale, et nous livre une fiction carnavalesque, un monde vu à travers un miroir déformant.

L’art de Paula introduit ces trois dialectiques par réflexion, à la manière d’un miroir. Mais quel est-il, ce miroir ? Nous pourrions aisément l’associer à l’esperpento. Né en 1920 de la plume du dramaturge et romancier espagnol Ramón María del Valle Inclán21, ce genre littéraire distorsionne le référentiel – le contexte politique et social autant que la tradition théâtrale – de manière systématique, en forçant les traits grotesques ad absurdum.

Le premier visionnage du film se prête à ce type de lecture. Mais l’affirmation devient discutable lorsque l’on regarde de plus près. Nous allons voir comment cette triangularité apparaît, reflétée ou réfractée, dans Hitler III mundo, sachant que sa représentation n’est pas facilitée par la distance temporelle de notre regard de spectatrices et spectateurs actuels.

Inverser des dialectiques : quand le normatif devient réglementaire

Revenons à la constitution brésilienne de 1967. Elle déclare que le « pouvoir national » s’articule sur trois « stratégies » : économique, psychosociale, militaire. La première interrogation qui nous vient à l’esprit : en quoi consiste la « stratégie psychosociale » ? La réponse est donnée dans le texte officiel : en une « valorisation de l’homme en général, par l’élévation du degré d’éducation et de la santé », le « perfectionnement de la structure sociale en vue de l’harmonie sociale », « la garantie de l’intégrité et la paix sociales » en contenant et neutralisant « la pénétration idéologique adversaire, en fortifiant la conscience politique du peuple et la moralité nationale22 ». Associant le geste à la parole, en décembre 1968 est décrété l’acte institutionnel no 5 AI-5 – Ato Institucional Número Cinco (AI-5) –, cinquième prescription de la dictature de Costa e Silva pour censurer, emprisonner, torturer ou exécuter des artistes, militant.es « adversaires » du régime et homosexuel·les. Ces trois dialectiques distinctes se voient ainsi bouleversées, tant et si bien que le normatif, identifié ici à une sorte de préservation de l’état de santé de la « psyché sociale » glisse vers le réglementaire et tout acte attentant contre cette nouvelle « santé publique » devient illégal et fera par là même l’objet de poursuites.

Si ces deux composantes de la triade sont renversées d’un coup de plume, la très formelle plume constitutionnelle, la troisième dialectique est littéralement inversée : le discours officiel, issu d’une junte de militaires insurgés, s’approprie et se prévaut des concepts signifiant les mêmes valeurs qu’il persécute : « démocratie », « souveraineté populaire », « utopie », « révolution », les « adversaires » sont alors déguisés en « insurrectionnels » et toute forme d’opposition au régime se transforme en « propagande adverse ». Il en fera une rhétorique creuse et cet acte discursif d’appropriation et d’effacement postérieur disloquent définitivement les rapports dialectiques de la triade23. Aussitôt intronisé, le chef de la junte militaire de 1964, maréchal Castelo Branco, crée par décret un centre d’instruction de la guerre en pleine forêt amazonienne, à Manaus24, consacré au combat dans la jungle contre les « insurrections » de tout ordre, réelles ou potentielles, à la « diffusion de la mystique du guerrier de la jungle » et à la formation de la conscience citoyenne pour la défense de l’environnement et la recherche entomologique. Des commandos formés au Panama massacrent leurs concitoyens tout en observant les papillons. Ces actes nous sont exposés par les textes légaux comme un cadre épique vide de sens, une rhétorique discursive distorsionnée, une liturgie de l’absurde. Un système normatif convulsé qui se traduira en préceptes et ordres dans la politique totalitaire des années 1960 aux années 1980. Comment ne pas voir alors dans l’oratoire dévorante de ce Hitler de langue portugaise, maître d’un troisième empire identifié au tiers monde, le non-sens des clauses et décrets de l’époque.

Comment ne pas voir dans ce samouraï régulateur du marché des mendiants nains, au visage surmaquillé au blanc d’Espagne, à la longue tunique immaculée, comme fraîchement sorti du théâtre Kabuki de Sao Paulo, l’image analogique de l’aryanisation des minorités encouragée par les gouvernements depuis les années 1930, en vue d’une homogénéité raciale, et le blanchiment symbolique conséquent, à l’origine du stéréotype positif incarné au Brésil par le Japonais prospère et laborieux25. Les performances filmées et intégrées au long-métrage sont elles-aussi fonctionnelles et font sens : elles abolissent la ligne divisoire entre la fiction et la référence, entre le témoignage et l’invention, entre le document et la farce. La participation involontaire du public ou de la police dans le film nous parle de la perméabilité entre l’art et la société, rejoignant le projet d’art et environnement d’Oiticica. Le matériau devient alors matière, matière décomposée transgressant l’ordre début – développement – fin, pour se réinterpréter. Car José Agrippino de Paula et sa troupe tropicale nous offrent une représentation grotesque d’une réalité tout aussi gérée par l’arbitraire et l’absurde. Une réalité faite elle-même de cut up, de coupes et de coupures aléatoires, de recompositions capricieuses.

L’extrême serait ainsi communicable et poétisable. L’extrême factice, frelaté – nous avons omis dans ce travail les éructations diverses, les vomissements d’Hitler, du Samouraï, et ses opposés, les scènes de dévoration. Cette poétisation de l’extrême agirait à l’instar d’un miroir déformant, anamorphose burlesque d’un réel saturé par le machinisme, la consommation, la violence, imagerie reproduite à satiété par l’œil démultiplicateur des mass media. Mais nous pensons qu’elle renverrait plutôt à une glace brisée qui nous empêche de voir l’objet dans son entier. Un œil spectatoriel actif est invité désormais à les recomposer. Dans cet acte de reconstitution – qui est aussi une forme de réparation – nous pouvons revoir le vrai aspect de l’objet ou bien, si nous nous amusons à une restitution aléatoire des fragments, sans ordre, sans hiérarchie, nous verrons ce film comme la résolution d’un imaginaire qui est un véritable parangolé, une transfiguration par le mouvement de l’image qu’il projette. Et c’est là que réside son intemporalité, dans le lieu utopique d’une invention en perpétuel « état d’urgence ».

Notes

1 Tourné entre 1968 et 1969, en noir et blanc et sur un format de 35 mm, le film est aujourd’hui visionnable sur plusieurs sites. Voir https://www.youtube.com/watch?v=HAVNYu5diNM. Voir également la présentation (en allemand) du Deutsches Filminstitut Filmmuseum, 6 juillet 2018 : https://youtu.be/A8goqGCh2AQ. Retour au texte

2 Alfred Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur, 14 août 1952, no 118, p. 14. En note de bas de page : « En 1951, j’ai, dans une revue brésilienne, parlé de trois mondes, sans employer toutefois l’expression « Tiers Monde ». Retour au texte

3 Nous renvoyons au message de Robert Zoellick, ancien président du groupe Word Bank dans le Woodrow Wilson Center for International Scholars, le 14 avril 2010. Robert Zoellick, « The End of the Third World?: Modernizing Multilateralism for a Multipolar World ». Consultable sur le site de la Banque Mondiale, https://openknowledge.worldbank.org/handle/10986/29639. Retour au texte

4 Anais da Constitução de 1967, p. 207, https://www.senado.leg.br/publicacoes/anais/pdf-digitalizado/Anais_Republica/1967/1967%20Livro%203.pdf. Retour au texte

5 Voir Hélio Oiticica, « Esquema geral da nova objectividade », http://tropicalia.com.br/leituras-.complementares/esquema-geral-da-nova-objetividade. Pour une contextualisation de ce mouvement, voir Anna Corina Da Silva, « O Experimentar da ‘Nova Objetividade’: o Contexto Artístico Brasileiro entre os anos 1950 e 1960 », Temporalidades, Université Fédérale de Minas Gerais, vol. 3, no 1, janvier-juillet 2011, pp. 199-211, www.fafich.ufmg.br/temporalidades. Retour au texte

6 Voir Maud Chirio, « Le pouvoir en un mot : les militaires brésiliens et la “révolution” du 31 mars 1964 » [archive], Nuevo Mundo, Mundos Nuevos, l’EHESS), no 7, 2007, https://journals.openedition.org/nuevomundo/3887. Retour au texte

7 « Campagne anti-insurrectionnelle » du général Garrastazu Médici, menée contre la population civile. Retour au texte

8 À peine trois productions : les romans Lugar público et PanAmérica (1965 et 1967), la pièce de théâtre filmée Rito de amor selvagem, de 1968, Hitler III mundo, de 1969. Retour au texte

9 Voir Fabbio Ráddi Uchôa, « A colagem na obra de José Agrippino de Paula : migração de procedimentos entre literatura, teatro e cinema », Contemporanea. Comunicação e cultura, vol. 13, no 1, janvier-avril 2015, pp. 225-241. Retour au texte

10 Voir Eugénio Puppo (dir.), Bodansky conta Agrippino, Eco Produçois, 2011, https://www.youtube.com/watch?v=MVHTXWTfnK8. Retour au texte

11 Dès lors qu’il pratique l’écriture de fiction, l’essai, la performance, la peinture ou la sculpture à partir d’un système de vases communicants, d’imbrications qui font l’originalité de son œuvre. Retour au texte

12 C’est ainsi qu’Oiticica les qualifiait. Voir Parangolé, extraits du film présenté pour l’exposition du Tate Modern, Londres, 2007, https://www.youtube.com/watch?v=dJTr8I2M6Ps&t=16s. Retour au texte

13 Oiticica en personne le décrit dans le film d’Ivan Cardoso, HO, 1979. Les habitant.es du Morro da Mangueira performent ce « néoconcret », https://www.youtube.com/watch?v=yGYHJaGXHOU&feature=youtu.be&t=73. Retour au texte

14 Les musiques des documentaires réalisés du vivant d’Oiticica sont de Veloso. Retour au texte

15 Ibid. Voir Hélio Oiticica, « Esquema geral da nova objectividade », http://tropicalia.com.br/leituras-.complementares/esquema-geral-da-nova-objetividade. Nous retrouvons un travail in extenso sur cet état d’esprit dans l’article de Celso Favaretto, « O grande mundo da invenção », ARS (São Paulo), vol. 15, no 30, São Paulo, mai-août 2017, http://dx.doi.org/10.11606/issn.2178-0447.ars.2017.134274. Retour au texte

16 Commandée en 1938 par Adolf Hitler à Ferdinand Porsche, symbole de modernité et de progrès économique. Retour au texte

17 Showman, présentateur de télévision et propriétaire du holding homonyme. Le titre même de son émission fétiche « Vamos brincar de forca » (« Nous allons jouer au pendu »), dont certaines images sont reprises dans Hitler III mundo, participe du dispositif ironique du film. Retour au texte

18 Ibid. n. 10, p. 237. Retour au texte

19 Fabbio Ráddi Uchôa, « A colagem na obra de José Agrippino de Paula », op. cit, p. 236. Retour au texte

20 Il s’agit d’un discours social compris selon la définition de Marc Angenot, à savoir « les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d’enchaînement d’énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible – le narrable et l’opinable – et assurent la division du travail discursif. Il s’agit alors de faire apparaître un système régulateur global dont la nature n’est pas donnée d’emblée à l’observation, des règles de production et de circulation, autant qu’un tableau des produits », Marc Angenot, 1889, un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, « L’Univers des discours », 1989, p. 2. Consultable sur Médias 19http://www.medias19.org. Retour au texte

21 Le terme existait déjà dans la langue courante, mais Valle Inclán en a fait un concept esthétique dans la scène XII de sa « tragifarce » Luces de Bohemia :
« Max: La tragedia nuestra no es tragedia.
Don Latino: Pues ¿qué será ?
Max: El esperpento. »
Ramón María del Valle Inclán, Luces de bohemia, Textos.info. Retour au texte

22 « Ações a) No âmbito interno: -valorizar o homem em geral, pela elevação do grau de educação e do estado sanitário e padrão de vida das populações urbana e rural; -aperfeiçoar a estrutura social, com vistas à harmonia social; -assegurar a integridade e a paz sociais; -conter e neutralizar a penetração ideológica adversária, em particular pelo fortalecimento da consciência política do povo e pela sua educação contra a propaganda adversária; -fortalecer o moral nacional », Anais da Constituçao de 1967, op. cit., p. 236. Retour au texte

23 « Em dezembro de 1968 é decretado o Ato Institucional n 5, o AI-5, quinto decreto da Ditadura que deu plenos poderes ao general Arthur da Costa e Silva para censurar, torturar e matar trabalhadores, militantes de esquerda, LGBT e artistas. A matança é institucionalizada nos porões da Ditadura. Os censores agora se instalam permanentemente nas redações de jornais e revistas. A censura prévia é terreno fértil para a autocensura. » https://esquerdadiario.com.br/spip.php?page=gacetilla-articulo&id_article=4072. Retour au texte

24 Le décret présidentiel 53.6492 est commenté sur la page officielle du Ministère de la Justice brésilien. Avril : http://www.cigs.eb.mil.br/index.php/o-cigs. Retour au texte

25 Pour preuve, les déclarations de la présidente de l’Alliance culturelle Brésil-Japon, lors de la commémoration, en 2018, de l’arrivée des premiers Japonais au Brésil : « Quando se comemoram os 110 anos de imigração japonesa no Brasil, a melhor homenagem aos 781 pioneiros que desembarcaram no porto de Santos no dia 18 de junho de 1908 é prestar nossas reverências a eles por terem trabalhado pela sua total integração social, econômica e cultural, construindo a maior comunidade japonesa fora do Japão e contribuindo para que o Brasil se tornasse uma referência mundial em diversidade cultural”, afirma o presidente da Aliança Cultural Brasil-Japão, Yokio Oshiro. »
https://theatromunicipal.org.br/pt-br/noticia/theatro-municipal-faz-concerto-que-homenageia-cultura-japonesa/, consulté le 4 octobre 2021. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Fátima Rodríguez, « José Agrippino de Paula, Hitler III mundo », Motifs [En ligne], 5 | 2022, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 27 novembre 2024. URL : https://lodelpreprod.univ-rennes2.fr/blank/index.php?id=666

Auteur

Fátima Rodríguez

Université de Bretagne occidentale

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Licence Creative Commons – Attribution 4.0 International – CC BY 4.0