Vous saurez me pardonner si je n’ai pas explicité une problématique dans l’intitulé de cette contribution, dérogeant ainsi aux protocoles universitaires en usage. Mais la seule lecture du titre révèle un problème intrinsèque et suscite spontanément la question : Que vient faire Hitler au tiers monde ? Nous aurons beau l’écarter de notre champ de réflexion, elle y revient comme pour annoncer une extravagance. La substitution d’un implicite « III Reich » par « III mundo » constitue une antiphrase d’autant plus grotesque qu’elle évoque un programme d’aryanité porté sur un « troisième monde » probablement métissé ; le nom de José Agrippino de Paula, aux nettes résonances lusophones, en est un indice.
Lorsque l’artiste brésilien José Agrippino de Paula (Sao Paulo, 1937-2007, Ambú das Artes) intitule Hitler III mundo1 son premier et seul long métrage conservé, l’expression « tiers monde » avait à peine une quinzaine d’années de vie ; or, il faudrait se rappeler, et je le ferai pour introduire mon propos, que c’est précisément dans un texte destiné à une revue brésilienne de sciences sociales qu’Alfred Sauvy, l’auteur de cette notion à la vie dure et controversée, parle pour la première fois de trois mondes configurant la géopolitique de la planète. Nous sommes en 19512. Le pays du Cône Sud a donc connu de première main cette appellation, et il s’est même vu l’appliquer jusqu’à ce qu’elle tombe en désuétude, au profit d’une vision du monde économique, globale et multipolaire3.
José Agrippino de Paula et le mouvement Tropicália : l’« urgence de l’état d’invention »
Si l’on se livre à survoler les 786 pages du texte de la Constitution brésilienne de 1967, celle qui a formalisé et pérennisé le régime de la terreur jusqu’en 1985, le nom et la doctrine de l’autocrate autrichien y figurent plusieurs fois : la première, pour justifier les forfaitures de la constitution de 1937, en vertu de la conjoncture de guerre4. Le Troisième Reich est rappelé de façon récurrente dans les débats préalables à la rédaction des actes législatifs de 1967 sur la « Sécurité nationale » et le « Droit de la nation » prévalant sur les droits des individus.
Réaction à cette nouvelle normative ou simple coïncidence, c’est aussi en 1967 que naît l’initiative Tropicália, entérinée par un manifeste, la déclaration de principes parue dans le catalogue de l’exposition Nova Objetividade Brasileira du musée d’Art moderne de Rio de Janeiro5. Tropicália est un mouvement culturel alternatif de l’hémisphère sud, conçu en parallèle à la cinquième république, sous la dictature du général da Costa e Silva (1967-1969) à l’issue du coup d’État orchestré par le maréchal Castelo Branco, en 1964. Ce putsch se présentera dans les textes officiels de l’époque comme une « utopie révolutionnaire », émanant de la « souveraineté populaire6 » ; il détruira les institutions représentatives, imposera le bipartisme, puis la censure, appliquera la torture systématique et ira se radicalisant à partir de 19687, période qui aura légitimé et légalisé l’arbitraire le plus brutal, par lequel les libertés individuelles seront encore plus atteintes.
Dans ce contexte pour le moins délétère, connu comme « les années de plomb » (« os anos de chumbo »), José Agrippino de Paula fait partie des créateurs brésiliens les moins prolifiques, si nous nous en tenons à l’œuvre accessible aujourd’hui8 et, paradoxalement, les plus influents du pays, et ce depuis les années 19709.
Architecte de formation, il se produira dans les milieux underground de Sao Paulo dans les décennies 1960 et 1970, avec la danseuse Maria Esther Stockler, la comédienne Ruth Escobar, l’écrivain et acteur Jô Soares, le chanteur Caetano Veloso et le photographe Jorge Bodanzky, entre autres. Ils constitueront le groupe SONDA. Ces artistes interviennent toutes et tous dans ses montages, performances, créations et adaptations théâtrales ou mises en scène éphémères aussi bien que dans ses films. Si nous les nommons d’entrée ici, c’est que, de par leur participation à ces expériences esthétiques, ils constituent les premiers vecteurs de cohésion du travail de Paula, en associant, par leur corps et leur jeu la dramaturgie, le cinéma, la fiction romanesque ou la danse. Ils nous permettent alors de voir d’office cette création diverse comme une chose organique, une unité, une « totalité » nous dira Bodanzky10. Et l’on pourrait aller jusqu’à dire que l’œuvre de Paula, aujourd’hui sommaire, est unie par sa fragmentarité même. Or, sa production demeure difficile à aborder, car une impression étrange et contradictoire d’ensemble décousu, de morcellement continu et d’amoncellement séquencé préside à des œuvres qui s’offrent à nous – et se voilent dans le même temps – comme une sorte de déclinaison de l’hétéroclite, voire du chaos.
En 1967, un autre artiste totalisateur11, le carioca Hélio Oiticica (Rio de Janeiro, 1933-1980), bouleversera les conceptions normées occidentalisantes de l’art, en représentant, plus qu’un être, un « être au monde » noir ou métis, chaotique et coloré. Il le fait à travers ses parangolés. C’est ainsi qu’il appelle ses capes énormes et fines, aux couleurs « subjectivées12 » investies d’une symbolique nouvelle. Des pigments enveloppent le corps, se modifient et le modifient au gré de son mouvement. Elles cachent et exhibent selon la position du sujet des messages poétiques, souvent subversifs, ce qui vaut à leur créateur la censure, puis l’exil.
Oiticica, exposé de son vivant dans les plus prestigieux musées d’art contemporain du monde, commence son expérience dans les bidonvilles du Morro da Mangueira, à Rio, en 1964, où il se rend pour apprendre à danser la samba et étudier les chars allégoriques du carnaval. Il donne naissance à « l’anti-art » et s’il est convoqué ici, c’est pour avoir été le père fondateur du mouvement Tropicália. Comme il l’a été du « néo-concret13 » dans les arts plastiques.
En musique, Caetano Veloso14, Gilberto Gil et le groupe Os mutantes s’associeront à ces initiatives artistiques par des compositions alliant la pop et le rock aux rythmiques traditionnelles du pays. Il est important de rappeler leurs créations, car José Agrippino de Paula travaille avec ces artistes. Ils et elles interviennent directement dans son œuvre, comme une expérimentation commune. Face à l’état d’urgence dans lequel sombre le pays, Oiticica, puis Tropicália, déclarent « l’urgence de l’état d’invention15 ».
Le groupe ne craint pas de faire appel au monstrueux, interprété sous des formes multiples, la vision aberrante, le son discordant. C’est un monde parallèle, où cohabitent l’harmonie plastique et la dissonance la plus totale. Mais que nous raconte le film ?
Hitler III mundo : récit de rupture
Entrée en scène : un couple de trentenaires, blancs, classe moyenne, est effrayé devant une vision subite : plus rien dans le frigidaire. Le problème déclenche la colère du mari, extériorisée par des éructations et des hurlements inintelligibles. Ils partent tous les deux dare-dare remédier à cette situation fatidique et se dirigent vers un supermarché dans leur coccinelle16 Volkswagen. Oh, catastrophe : l’un des pneus de la voiture se dégonfle à mi-chemin. Chez le concessionnaire réparateur, le personnage masculin, à l’allure spectrale, perché sur un monte-charge, et en costume cravate, harangue les voitures en panne avec profusions de cris et de gestes, saluant les bienfaits de la consommation, alors que sa femme exhibe son derrière pour l’employé de service.
C’est dans ce cadre insolite et non moins burlesque qu’un coup d’état éclate au « tiers monde », suivi de répressions diverses, toutes racontées à la manière des happenings : Paula intègre à son spectacle une assistance, souvent nombreuse et diverse, allant des badauds de l’avenue Paulista, la plus grande artère de la mégapole, des enfants des bidonvilles, une compagnie de danse, aux forces de la police de l’État qui, au cœur du tournage, procèdent à l’arrestation du super-héros Marvel La Chose, ignorant qu’il s’agit d’une fiction, et ce sous les regards ahuris de la foule. Ces actions et d’autres de circonstances sont incorporées au film qui devient par là même une sorte de docudrame grotesque.
Un dictateur, associable par sa caractérisation à la figure d’Adolf Hitler, et son collaborateur, le Captain America, se partagent le marché des gueux avec un samouraï qui s’exerce régulièrement au hara-kiri. On y trouve également des artistes, des activistes, ou encore un monstre de pierre...
Un homme-automate, portant une croix gammée épinglée sur le bras gauche, tente en vain de tuer Hitler. Une émission télévisée du grand promoteur Sylvio Santos17 présente un concours de beauté où des jeunes femmes sont placées sur un podium, rangées par ordre de stature. Sur l’une des estrades est déposée une jeune naine, mendiante de profession, qui ponctuera d’autres séquences du film.
Le samouraï adipeux, surmaquillé comme pour le cirque et tout de blanc vêtu se promène à travers une vraie favela en distribuant des feuilles mortes sur lesquelles se rabat une infinité d’enfants sortis de nulle part. Ils seront par la suite transportés comme des bestiaux dans un microbus pour exercer la mendicité au centre-ville.
Adolf Hitler se rend dans un atelier d’artiste. Le peintre est en train d’exécuter un portrait de Batman à la mine attristée. Il mange un morceau de viande crue. Les pieds de deux pendus apparaissent sur la partie supérieure gauche du tableau.
Un canoë mené par des personnages bibliques rame à sec et accoste la rive d’un ruisseau urbain sans eau.
Adolf Hitler copule avec son acolyte borgne le Captain America. Un couple de jeunes gens, dénudés, en fait de même au milieu de nulle part. Dans la jungle se produisent des persécutions de tout ordre. Spectacle de cirque joué par une troupe de nains ou rituel préalable à une condamnation à mort…
La syntaxe d’un récit cinématographique hors-norme(s)
Ces scènes sont juxtaposées suivant la technique du découpé – cut up – inventée par Brion Gysin en 1960 : des fragments aléatoires réorganisables susceptibles d’élaborer par reconstitution un texte nouveau. Sont ici au rendez-vous des extraits de chorégraphies antérieures au film, des images de torture explicite, castration d’un détenu politique, lobotomisation d’un malade mental. Ou implicite, décapitation de l’activiste Madame Vida en présence du Führer en personne et d’un magistrat. À l’instar de cette imagerie hétéroclite, le film fera provision de toutes sortes de sonorités. La bande sonore, que nous devons à Caetano Veloso, est composée d’un méli-mélo de musiques du cinéma hollywoodien, tanguillos flamencos, valses viennoises, marches militaires, candomblés, sambas, harangues, coups de klaxons, de sifflets, de fusils, de mitrailleuses, cris de porcs, de poules, d’éléphants... Un ensemble cacophonique. Plus encore, les voix des personnages sont souvent décalées du mouvement des lèvres. Par moments, elles seront remplacées par des sons animalesques. Non seulement la norme linguistique, mais encore sa réalisation en discours, se voient dénaturées, travesties, subverties, faisant état d’une confusion et d’une corruption langagière généralisées. Si unité il y a, elle est dans ce jeu de contraires : amalgame et fragmentation sonore, mais aussi « spatiale et stylistique18 ».
Dans cet ensemble désorganisé, l’apparition récurrente du Samouraï et ses déambulations christiques à travers des lieux marginaux de la ville constitue le seul élément structurant, fragile s’il en est, dans une histoire non linéaire, exposée à la manière des vignettes des comics Marvel. Une trame qui se déchire, qui avance en s’abolissant, comme le principe des photogrammes de la pellicule. Seules les situations concrètes et ponctuelles trouvent un début et une fin.
Ce flux d’images sans connexion apparente induit une perte de la narrativité filmique19, mais non pas de la logique du récit. Car la logique, nous la retrouverons autrement. Et c’est précisément là, dans l’observation de cette pensée discursive autre qu’une brève interprétation de ce film-relique est de mise.
De la norme à l’énorme : briser le modèle courant
S’il y a un commun dénominateur à toutes ces variations artistiques pratiquées par de Paula et plus largement par les membres de Tropicália, c’est qu’elles réévaluent la norme, entendue non pas comme un concept absolu, monolithique, mais comme une notion seule compréhensible dans sa relativité, à travers la relation dialectique :
Normalité/pathologie, définissant le normatif
Légalité/illégalité, formalisant le réglementaire
Norme/usage, organisant le langagier
Nous pouvons convenir que cette triade constitue notre manière de réaliser la norme dans la régulation du discours social20, trois paramètres dont seuls sont admis les écarts-types, c’est-à-dire, les limites de la normalité, le hors-limite étant considéré comme « déviant ». Dès lors, il semblerait évident que Hitler III mundo transgresse même l’écart-type justifiant la norme sociale, et nous livre une fiction carnavalesque, un monde vu à travers un miroir déformant.
L’art de Paula introduit ces trois dialectiques par réflexion, à la manière d’un miroir. Mais quel est-il, ce miroir ? Nous pourrions aisément l’associer à l’esperpento. Né en 1920 de la plume du dramaturge et romancier espagnol Ramón María del Valle Inclán21, ce genre littéraire distorsionne le référentiel – le contexte politique et social autant que la tradition théâtrale – de manière systématique, en forçant les traits grotesques ad absurdum.
Le premier visionnage du film se prête à ce type de lecture. Mais l’affirmation devient discutable lorsque l’on regarde de plus près. Nous allons voir comment cette triangularité apparaît, reflétée ou réfractée, dans Hitler III mundo, sachant que sa représentation n’est pas facilitée par la distance temporelle de notre regard de spectatrices et spectateurs actuels.
Inverser des dialectiques : quand le normatif devient réglementaire
Revenons à la constitution brésilienne de 1967. Elle déclare que le « pouvoir national » s’articule sur trois « stratégies » : économique, psychosociale, militaire. La première interrogation qui nous vient à l’esprit : en quoi consiste la « stratégie psychosociale » ? La réponse est donnée dans le texte officiel : en une « valorisation de l’homme en général, par l’élévation du degré d’éducation et de la santé », le « perfectionnement de la structure sociale en vue de l’harmonie sociale », « la garantie de l’intégrité et la paix sociales » en contenant et neutralisant « la pénétration idéologique adversaire, en fortifiant la conscience politique du peuple et la moralité nationale22 ». Associant le geste à la parole, en décembre 1968 est décrété l’acte institutionnel no 5 AI-5 – Ato Institucional Número Cinco (AI-5) –, cinquième prescription de la dictature de Costa e Silva pour censurer, emprisonner, torturer ou exécuter des artistes, militant.es « adversaires » du régime et homosexuel·les. Ces trois dialectiques distinctes se voient ainsi bouleversées, tant et si bien que le normatif, identifié ici à une sorte de préservation de l’état de santé de la « psyché sociale » glisse vers le réglementaire et tout acte attentant contre cette nouvelle « santé publique » devient illégal et fera par là même l’objet de poursuites.
Si ces deux composantes de la triade sont renversées d’un coup de plume, la très formelle plume constitutionnelle, la troisième dialectique est littéralement inversée : le discours officiel, issu d’une junte de militaires insurgés, s’approprie et se prévaut des concepts signifiant les mêmes valeurs qu’il persécute : « démocratie », « souveraineté populaire », « utopie », « révolution », les « adversaires » sont alors déguisés en « insurrectionnels » et toute forme d’opposition au régime se transforme en « propagande adverse ». Il en fera une rhétorique creuse et cet acte discursif d’appropriation et d’effacement postérieur disloquent définitivement les rapports dialectiques de la triade23. Aussitôt intronisé, le chef de la junte militaire de 1964, maréchal Castelo Branco, crée par décret un centre d’instruction de la guerre en pleine forêt amazonienne, à Manaus24, consacré au combat dans la jungle contre les « insurrections » de tout ordre, réelles ou potentielles, à la « diffusion de la mystique du guerrier de la jungle » et à la formation de la conscience citoyenne pour la défense de l’environnement et la recherche entomologique. Des commandos formés au Panama massacrent leurs concitoyens tout en observant les papillons. Ces actes nous sont exposés par les textes légaux comme un cadre épique vide de sens, une rhétorique discursive distorsionnée, une liturgie de l’absurde. Un système normatif convulsé qui se traduira en préceptes et ordres dans la politique totalitaire des années 1960 aux années 1980. Comment ne pas voir alors dans l’oratoire dévorante de ce Hitler de langue portugaise, maître d’un troisième empire identifié au tiers monde, le non-sens des clauses et décrets de l’époque.
Comment ne pas voir dans ce samouraï régulateur du marché des mendiants nains, au visage surmaquillé au blanc d’Espagne, à la longue tunique immaculée, comme fraîchement sorti du théâtre Kabuki de Sao Paulo, l’image analogique de l’aryanisation des minorités encouragée par les gouvernements depuis les années 1930, en vue d’une homogénéité raciale, et le blanchiment symbolique conséquent, à l’origine du stéréotype positif incarné au Brésil par le Japonais prospère et laborieux25. Les performances filmées et intégrées au long-métrage sont elles-aussi fonctionnelles et font sens : elles abolissent la ligne divisoire entre la fiction et la référence, entre le témoignage et l’invention, entre le document et la farce. La participation involontaire du public ou de la police dans le film nous parle de la perméabilité entre l’art et la société, rejoignant le projet d’art et environnement d’Oiticica. Le matériau devient alors matière, matière décomposée transgressant l’ordre début – développement – fin, pour se réinterpréter. Car José Agrippino de Paula et sa troupe tropicale nous offrent une représentation grotesque d’une réalité tout aussi gérée par l’arbitraire et l’absurde. Une réalité faite elle-même de cut up, de coupes et de coupures aléatoires, de recompositions capricieuses.
L’extrême serait ainsi communicable et poétisable. L’extrême factice, frelaté – nous avons omis dans ce travail les éructations diverses, les vomissements d’Hitler, du Samouraï, et ses opposés, les scènes de dévoration. Cette poétisation de l’extrême agirait à l’instar d’un miroir déformant, anamorphose burlesque d’un réel saturé par le machinisme, la consommation, la violence, imagerie reproduite à satiété par l’œil démultiplicateur des mass media. Mais nous pensons qu’elle renverrait plutôt à une glace brisée qui nous empêche de voir l’objet dans son entier. Un œil spectatoriel actif est invité désormais à les recomposer. Dans cet acte de reconstitution – qui est aussi une forme de réparation – nous pouvons revoir le vrai aspect de l’objet ou bien, si nous nous amusons à une restitution aléatoire des fragments, sans ordre, sans hiérarchie, nous verrons ce film comme la résolution d’un imaginaire qui est un véritable parangolé, une transfiguration par le mouvement de l’image qu’il projette. Et c’est là que réside son intemporalité, dans le lieu utopique d’une invention en perpétuel « état d’urgence ».