À María Martos Vargas, femme de l’époque.
À Juan, son frère, tombé en juillet 1937 à la bataille de Brunete.
Il ne revint pas à sa place, ni sur les aires de battage,
ni se promener par la Croix de pierre avec Teresita1.
Introduction
La norme traditionnelle de représentation du genre, au xxe siècle, fut principalement binaire et hétéronormative. La déviation par rapport à ladite norme est alors considérée comme une représentation anormale ou déviante. Cette construction hétéronormative, prétendument naturelle, sert de modèle et de règle sociale et culturelle. Ces adjectifs nous entraînent dans le domaine des jugements de valeurs, de la catégorisation et de la classification traditionnelle du genre qui s’ajustent à certaines normes fixées à l’avance.
Nous nous intéresserons ici à l’écrivain et scénariste espagnol Arturo Pérez-Reverte (né à Carthagène en 1951), journaliste et ancien correspondant de guerre, membre de l’Académie Royale Espagnole (Real Academia Española) depuis 2003. Grand admirateur d’Alexandre Dumas et auteur à succès2, Pérez-Reverte est aussi au cœur de nombreuses polémiques idéologiques, accusé de positions conservatrices et de machisme, il est régulièrement critiqué par les féministes. D’un point de vue littéraire, la norme et le genre font également sens dans son œuvre. Ainsi, dans son roman historique Línea de fuego3 (2020), dont l’action se déroule lors de la bataille de l’Èbre4 (1938), décisive pour l’issue de la guerre civile espagnole, la représentation des normes traditionnelles de genre est liée aux stéréotypes virilistes de l’époque. Le fait d’inclure un groupe de femmes dans cette bataille constitue donc une anomalie intentionnelle face à la réalité sociohistorique5.
Cette fiction a été accueillie avec intérêt puisqu’il s’agit du premier roman de l’auteur qui se concentre directement sur la Guerre d’Espagne. Dans d’autres ouvrages cette thématique n’apparaissait qu’au second plan, comme dans l’atmosphère du roman Falcó et dans un livre pédagogique pour la jeunesse intitulé La Guerre civile racontée aux jeunes :
Il y a près de quatre-vingts ans, entre 1936 et 1939, au temps de nos grands-parents et de nos arrière-grands-parents, une terrible guerre civile a eu lieu en Espagne. Elle a fait des milliers de morts, détruit des maisons, ruiné le pays et conduit beaucoup de gens à l’exil. Pour éviter que cette triste tragédie ne se reproduise à nouveau, il convient de se rappeler comment elle s’est produite. On pourra ainsi tirer de ce malheur des conclusions utiles sur la paix et la coexistence qu’il ne faut jamais perdre. Des leçons terribles que nous ne devons jamais oublier6.
Dans cet article, nous nous proposons d’analyser la question de la norme et du genre dans Línea de fuego, un roman où prédominent les personnages masculins. Il s’agit indéniablement d’une œuvre très documentée, montrant un intérêt particulier pour le langage familier et la vie quotidienne. En outre, les exploits militaires occupent une place importante, permettant d’affirmer que l’auteur tente de surmonter le dilemme classique du roman civiliste manichéen : à savoir qui sont les « bons » et les « méchants ».
Nous verrons, d’autre part, l’omniprésence de la sexualité dans l’intrigue. Les personnages sont sous tension dans le contexte d’anomalie que constitue une guerre civile. Ce roman s’adresse d’ailleurs au grand public qui peut, parfois, se perdre au milieu des innombrables personnages et se lasser des récits de batailles. Pérez-Reverte combine ainsi des éléments réels avec d’autres imaginaires : un village fictif (Castellets del Segre), des militaires, et une série de personnages qui interagissent de manière « normale » selon une matrice hétéronormative dans ce contexte exceptionnel alors que, paradoxalement, les années 1930 en Espagne – notamment la Seconde République espagnole, de 1931 à 1939, qui accorde le droit de vote des femmes en 1933 – constituent une période d’ouverture sociale et de deuxième vague du mouvement féministe :
La consécration constitutionnelle du suffrage universel […] a changé la perspective du rôle de la femme dans la vie politique : à son rôle de guide des masses s’est ajouté celui d’électrice potentielle des différentes options du parti, ce qui a obligé à repenser les paradigmes et les messages jusque-là transmis en ouvrant la voie à de futurs progrès pour la condition féminine qui, comme on l’a signalé à juste titre, se caractérise à cette époque par un mélange complexe de changements et de continuités7.
Dans Línea de fuego, les personnages ne sont pas vraiment individualisés mais plutôt représentatifs de différents secteurs idéologiques, bien que déterminés par un concept de genre assez uniforme. En ce sens, l’affirmation suivante peut leur être globalement appliquée : « Leurs besoins fondamentaux et, par conséquent, leurs droits fondamentaux sont connus par divers moyens, par divers types de pratiques, parlées et performées8. » Par exemple, chez les Bleus9 (division espagnole de la Wehrmacht, créée en 1941 par Franco), il y a des Requetés10 catalans du tercio de Montserrat « qui se vantent de parler catalan [et affichent] une haine viscérale envers [...] les séparatistes qui ont déchiré leur terre11 », des légionnaires, des Maures… Chez les Rouges, nous trouvons des dynamiteurs, des communistes, des staliniens, des anarchistes, des brigades internationales et aussi un groupe de femmes des transmissions : dix-huit au total, la plus jeune ayant 19 ans et la plus âgée 43 ans. Nous en déduisons que la diversité idéologique de ces protagonistes historiques, et fictifs dans l’intrigue, influence la façon dont ils comprennent le monde et développent leur propre sexualité, bien que ce fait n’implique pas, à l’époque et dans la pratique, une unanimité idéologique sur le concept alternatif de genre ou d’une féminité libérée.
L’originalité du discours narratif de Pérez-Reverte pourrait résider dans l’anomalie de l’incorporation fictive de ces femmes dans la bataille des hommes, occupant une place prépondérante dans la diégèse. À la fin de cette étude, il restera à déterminer le degré et l’intentionnalité de cette originalité dans le roman.
Normal, anormal et anomal dans Línea de fuego
La guerre […] est avant tout une question d’arithmétique :
Dieu aide les méchants quand ils sont plus nombreux que les bons12.
En ce qui concerne la représentation du genre, tout d’abord, le roman est dominé par une série de comportements répétitifs qui reflètent un modèle traditionnel. Précisément, l’idée de l’objet féminin, « bombón13 », se manifeste chez de nombreux personnages : « Ici, il n’y a pas de belles, – objecte Expósito, sèchement. Ce n’est pas qu’elle soit belle […], c’est qu’elle est Greta Garbo14. » Cela se fait en idéalisant les femmes et en les identifiant aux stars de cinéma, comme Pérez-Reverte a tendance à le faire dans certains de ses écrits non fictionnels :
[…] Je peux l’avouer sans complexe : mon véritable amour cinématographique, la femme de ma vie sur celluloïd, ce n’est pas Ava Gardner, même si elle s’en est approchée dans Mogambo, ni Claudia Cardinale. Mais le véritable amour de ma vie […] s’appelle […] Louise Brooks, et il est probable que certains d’entre vous, les plus jeunes ou les moins cinéphiles, ne la connaissent pas du tout. Mais ça peut s’arranger : tapez son nom dans Google ou YouTube, et après vous m’en donnerez des nouvelles15.
Parfois, le lexique du roman évoque aussi le rejet : « On se retrouve toujours avec la moche du bal16. » Les dialogues entre les personnages masculins et féminins ne font que confirmer qu’il n’y a qu’une seule façon d’entrer en relation avec les autres dans le cadre du modèle traditionnel de genre : « – Nous sommes toutes des femmes, sauf le lieutenant. – Et est-ce que les autres sont aussi appétissantes que toi17 ? » C’est le physique qui détermine les femmes et leur subordination au désir masculin renforce l’idée que « la domination sexuelle est peut-être l’idéologie la plus profondément enracinée dans notre culture, car elle cristallise en elle le concept le plus élémentaire de pouvoir18 ».
De plus, dans l’histoire, seule l’intimidation d’une force supérieure peut contrer cet abus de pouvoir : « – Toutes. Sourit l’autre après un moment, comme si elle y pensait mieux, en regardant le pistolet que Pato porte à sa ceinture19. » Le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel (1858-1918), dans son contexte historique, essaie d’apporter une pensée dialectique, une approche multi-causale, rejetant l’idée qu’il existe des lignes de démarcation dures entre les phénomènes sociaux. Aujourd’hui son concept de « coquetterie » peut sembler obsolète et misogyne : « le pouvoir des femmes sur les hommes se manifeste dans le oui ou le non, et c’est précisément cette antithèse, dans laquelle oscille le comportement de la coquette, qui appuie le sentiment de liberté20 ». Cette notion de limite est une question d’actualité au lendemain du projet de loi controversé, en Espagne, du « seul oui est oui » :
[…] lorsque la loi ne fait pas de différence entre l’agression sexuelle et l’abus sexuel, elle fusionne les infractions et elles ne sont plus assorties d’une gamme différente de sanctions. Tout acte « sans consentement exprès » qui viole la liberté sexuelle est une agression sexuelle, et toute agression est passible d’une peine de prison de 1 à 4 ans. Jusqu’à présent, les abus étaient passibles de 1 à 5 ans d’emprisonnement ou d’une amende21.
Ainsi, le piropo (compliment adressé à une femme dans le but d’attirer son attention et, éventuellement, de la séduire) semble faire partie de la normalité quotidienne dans le roman : « en la voyant apparaître, certains lèvent la tête et la regardent avec une curiosité accentuée par le fait qu’elle est une femme. Ignorant le chœur de sifflets et de compliments moqueurs qu’elle soulève sur son passage22. » Cela signifie que « nous pouvons observer non seulement comment les normes qui régissent la réalité sont citées, mais aussi les mécanismes par lesquels la réalité est reproduite et modifiée au cours de cette reproduction23 ». En ce sens, la « drague » peut être considérée aujourd’hui comme un phénomène démodé et de mauvais goût ; et même comme une certaine forme d’intimidation :
La jeune Peeters, comme tant d’autres femmes, catalogue la drague comme une « violence invisible » à l’égard des femmes et appelle à une action en justice contre ces « agressions » […] Mais […] est-il possible de généraliser en la matière ? Les experts estiment que, lorsque la culture de l’esprit dépasse les limites du bon goût, elle peut être comprise comme une vexation, une action coercitive contre la liberté des femmes et leur droit à l’intimité24.
Le thème des femmes en guerre, « pleines de passion et de fureur25 », est fondamental et est représenté avec un certain exotisme dans le roman, « les miliciennes que les photographes de presse aiment tant26 », bien qu’il semble contredire la réalité historique de « la guerre comme un combat d’hommes contre des hommes27 ». Pour l’auteur, c’est une façon de montrer aux femmes « ce qu’elles perdent à la guerre28 », comme le disent les protagonistes, « une affaire d’hommes et que, nous, nous sommes mieux à l’arrière-garde29 » :
Les femmes de l’Espagne rebelle effectuaient des activités typiques de l’arrière-garde, s’éloignant ainsi des lignes de front. Du côté nationaliste, la guerre était une activité réservée aux hommes, la relation la plus directe des femmes avec le front consistant à s’occuper des blessés, à travers des activités liées aux soins infirmiers et à la confection de vêtements et d’uniformes. Ce rejet des femmes hors du combat était dû, fondamentalement, à la société patriarcale qui prévalait à l’époque et à l’idéologie traditionnelle qui animait ce camp30.
Cette anomalie historique du roman consistant à intégrer les femmes dans les combats, et à les mettre en lumière par le biais du narrateur, est sûrement le résultat d’une volonté d’afficher une certaine sympathie envers le féminisme. En revanche, les essais pour contrebalancer la réitération de ces mêmes normes qui, au fil du temps, ont été soumises à une re-signification et à une transformation sociale sont peu convaincants. En ce sens, comme l’affirme Judith Butler, il y a eu un changement progressif du langage pour se référer au genre : « […] il s’agit de développer un nouveau lexique légitimant la complexité du genre telle que nous l’avons toujours vécue31 », évolution qui n’est d’ailleurs pas reflétée dans ce roman de Pérez-Reverte.
Aujourd’hui encore, l’utilisation du lexique de genre du xixe siècle nous semble inexplicable, même pour des sujets spécifiques en la matière, car ces termes faisaient à l’origine allusion à la normalité et à l’anormalité cliniques (hétérosexuel / homosexuel). Pour cette raison, la conceptualisation des modèles socio-historiques du genre classique, traditionnel et constructiviste, nous semble pertinente. Selon les résultats d’une série d’enquêtes préliminaires nous pouvons affirmer, en résumé, que lorsque nous nous référons à un modèle de genre constructiviste (qui ne se limite pas à l’identitaire, s’inscrivant ainsi dans la continuité des dernières tendances défendues par des penseurs tels que Paul B. Preciado32), nous faisons référence à une idéologie qui comprend le genre comme une entité sociale et variable. Cette nouvelle norme cohabite actuellement avec le modèle traditionnel de genre influencé par le judéo-christianisme, consolidé à partir du ive siècle de notre ère, en Occident, et qui établit un double système de mariage et de célibat chrétien33. Comme l’a notamment montré Michel Foucault34, la norme judéo-chrétienne stigmatise toute déviance ne respectant pas ce système binaire de complémentarité biologique entre le masculin et le féminin. Ce système social, à son tour, a coexisté et s’est finalement imposé au modèle classique de genre du monde gréco-romain, fondé sur la diversité, sur le statut juridique et non biologique des individus et sur la hiérarchie entre citoyens et esclaves.
En outre, la féminité est liée dans le roman à la maternité et à l’invocation de l’aide de la mère terrestre et spirituelle : « Angoisse : Mère, s’exclame-t-elle de temps en temps. Mère, mère… mon Dieu… mère35. » Ainsi, il ne faut pas oublier l’importance et l’influence de la figure de la Vierge Marie, surtout à partir du Moyen Âge, lorsque l’anthropocentrisme est remplacé par la féminité iconique et le théocentrisme, produisant jusqu’au xviiie siècle « une forte féminisation dans l’Église de la figure de la Vierge36 ».
Ainsi, la féminité est représentée dans l’art et le catholicisme par l’image de la Vierge, un symbole de maternité et de pureté qui contribue à la construction sociale du genre traditionnel. En ce qui concerne la notion de famille et l’interdiction de l’inceste et la position que chacun occupe dans la famille, Butler souligne que « […] la notion de culture qui a été transmutée en “symbolique” dans la psychanalyse lacanienne est très différente de la notion de culture encore courante dans les études culturelles37 ». Si la construction d’une féminité subordonnée à la masculinité n’a pas réussi à faire des femmes des citoyennes politiques et sociales, la vérité est que « le primat moderne de la liberté a suffi à faire de leur maternité un devoir moral, personnel et social38 » qui influence l’imaginaire collectif. Cette invocation de la maternité est associée comme valeur supérieure, par Arturo Pérez-Reverte, à l’idéologie et à l’origine commune des hommes qui se battent entre eux :
– Comment sais-tu qu’elle est fasciste ? – En bien, je ne sais pas… Elle est en train d’appeler Dieu et sa mère.
– Et qui veux-tu qu’elle appelle ? La Pasionaria ?
– C’est ce qui ne va pas avec ces guerres, dit Olmos derrière lui. Vous entendez l’ennemi appeler sa mère dans la même langue que vous, et c’est comme ça, n’est-ce pas… Ça vous donne froid dans le dos39.
D’autre part, la position unanime de solidarité entre les idéologies dans le récit est marquée dans l’épisode de la femme enceinte40, où la maternité surmonte la barbarie et l’irrationalité de la guerre. Ainsi, ces normes qui sont reproduites par les sujets peuvent être imitées de telle sorte que les règles hégémoniques du genre restent intactes jusqu’à ce que la conjoncture politique permette un changement sans sous-estimer l’importance de la maternité. Cette conjonction historique entre réalité et normalité socioculturelle, reflétée dans le roman, a influencé la capacité d’action (agency) des femmes, constituant non seulement « un acte unique, mais une répétition et un rituel qui atteint son effet par sa naturalisation41 ». Si, au fil des siècles, nous avons accepté ce qui semblait initialement impensable, allant jusqu’à adopter par exemple l’idée copernicienne que la terre tourne autour du soleil, aujourd’hui la maternité se vit de façon aussi diverse que les différents types de familles qui composent notre société et ne s’identifie pas nécessairement à la femme biologique ou aux schémas hétéronormatifs et aux comportements sociaux des personnages impliqués dans la bataille de l’Èbre.
En somme, le vocabulaire familier réitératif suppose une norme adaptative qui se réfère au féminin et conditionne les femmes dans leurs actions sociales, exprimant par la grossièreté une situation censurable et conventionnelle : « Ce serait moche, mon enseigne, qu’on nous mette la chatte dans les nouilles42. » La féminité se débat entre quelque chose d’aussi conventionnel que la vertu materno-virginale susmentionnée, où la sexualité a peu d’importance, et sa propre négation avec la répétition de l’expression « putain de mère », antithèse et résultat d’un péché originel et libidineux, « – Je vais chier – dit-il très fort et très lentement – sur votre putain de mère43 ». Comme chacun sait, la femme était ancestralement considérée comme l’origine du péché et du mal « – mauvais comme la mère qui les a mis au monde44 », l’influence dans l’imaginaire de certains passages de la Bible, parfois décontextualisés, reste encore étonnante : « la femme est plus amère que la mort, car elle est un piège ; son cœur est un filet et ses bras sont des chaînes. Celui qui plaît à Dieu s’échappe d’elle, mais le péché y est emprisonné45. »
Voici quelques autres exemples d’utilisations du mot « mère » (« madre »), dans le roman de Pérez-Reverte, associant le concept très espagnol d’honneur au manque d’estime et de respect de sa propre dignité liée à la dimension sacrée de l’image maternelle. C’est par une diffamation arbitraire de la figure maternelle que les expressions suivantes expriment le mépris social et idéologique pour autrui :
Prostituée – maternité : |
Identité : |
« Je vais chier sur votre putain de mère46 » |
« Les libertaires de la reine putain et sa mère47 » |
« Tu connais ce fils de pute48 ? » |
« Les appelant rouges fils de pute49 » |
L’acceptation et l’utilisation de ce type de langage correspondent à l’invocation normative « d’un “avant” non historique [...] qui légitime le contrat social50 ». En raison de cet usage lexical, très présent dans le récit, masculinité et féminité apparaissent combinés sous des formes contradictoires et binaires chez chaque sujet, mais respectant en somme la logique de la matrice traditionnelle hégémonique et obligatoire du comportement social où la violence invisible et verbale est tolérée. Les femmes apparaissent ainsi comme des boucs émissaires dans un système qui libère les tensions sur la base d’une construction théorique et de ses transgressions dialectiques par rapport au genre. De plus, les hommes occupent une place centrale dans l’existence et l’identité des personnages féminins : « Pato considère qu’à ce moment précis, quelque part au loin, il y a peut-être une mère, une sœur, une petite amie qui se réveille en pensant à lui sans savoir qu’il est mort51. » Dans le modèle traditionnel des genres, le rôle de la famille est clairement établi et rigoureusement appliqué jusqu’à une période récente, continuant souvent à régir les relations sociales actuelles :
Le machisme, en tant que construction culturelle, est une manière particulière de concevoir le rôle masculin, une manière qui découle de la rigidité de la plupart des sociétés du monde contemporain, pour établir et aiguiser les différences de genre entre ses membres. C’est ainsi que sont générées des attentes comportementales autour de l’homme qui incluent des valeurs et des attitudes, façonnant ainsi une conception idéologique basée sur la supériorité de l’homme par rapport à la femme, supériorité que l’on a prétendu fonder sur différentes perspectives idéologiques tout au long de l’histoire de la pensée52.
Ainsi, la femme se voit assigner une place particulière dans le monde, contre laquelle elle semble devoir se rebeller continuellement pour s’imposer ou simplement survivre : « Ce n’est pas une place pour une femme, ce n’est une place pour personne, répond-elle53. » « La notion selon laquelle il peut y avoir une “vérité” du sexe, comme l’appelle ironiquement Foucault, est créée précisément par les pratiques réglementaires qui produisent des identités cohérentes à travers la matrice des règles cohérentes du genre54. » En général, si une action est considérée comme positive, elle appartient à la sphère de la masculinité, à moins qu’elle ne soit assumée par la femme : « Pour te promener seul par ici, tu as plus de couilles que certains d’entre eux55. » Le lexique construit et reflète la condition féminine ; on parle de sexisme dans le langage quand « il est utilisé pour créer des messages discriminatoires basés sur le sexe, maintenant la situation d’infériorité, de subordination et d’exploitation du sexe dominé56 ». Dans le roman, on note une série d’exemples représentatifs de ce phénomène57 :
● Soumission : |
● Caractère / génitalité / métier : |
● Apparence : |
● Imaginaire : |
Volontaires (« voluntarias », p. 10) Disciplinées/Drague (« disciplinadas/Piropos », p. 14) |
Endolories/Olé vos ovaires ! (« doloridas »/« olé vuestros ovarios », p. 14) Vêtement/Non seulement elle est mignonne, mais futée (« prenda »/« además de guapa, lista », p. 341) Je me mets comme si ça me sortait de la chatte (« Me pongo como me sale del coño », p. 366) Maîtresses, servantes, couturières/Chatte (« maestras, sirvientas, modistas »/« chocho », p. 290) jolies infirmières (« enfermeras guapas », p. 495) Pute (« puta », p. 364) |
Culottes (« bragas », p. 11) Règles/Androgyne / Jai (femme jeune et attirante) : attente masculine (« regla »/« andrógino », « jai », p. 14) Danser avec la plus moche (« « bailar con la más fea » p. 241) |
Haletantes (« jadeantes », p. 16) Être une mule chargée (« ser una mula de carga », p. 288) Être mal vue/Nous avons mauvaise réputation/Source de problèmes/Milicienne synonyme de déshonneur (« estar mal vista »/« tenemos mala fama »/« fuente de problemas »/« Miliciana sinónimo de deshonra », p. 126) Entraîner des complications/Ça ouvre des portes d’être rousse (« acarrear complicaciones »/una pelirroja […] abre puertas », p. 166) |
Il est vrai que Pérez-Reverte tente visiblement d’utiliser ses personnages féminins afin de critiquer cette situation de discrimination, en faisant allusion à certains des imaginaires les plus intolérants des deux bords politiques, même si le résultat n’est pas toujours probant : « des machines reproductrices d’enfants, des ménagères58 ». À cet égard, l’auteur affirme que « celui qui m’accuse de machisme sur les réseaux, c’est parce qu’il n’a pas lu un seul de mes livres dans toute sa vie59 » :
A. P. R. : « Sans aucun doute. Celle qui a perdu la guerre c’est la femme, dont le calendrier a pris un siècle de retard. Le plus grand désastre a été le passage d’une femme libérée, instruite, maîtresse de sa vie et de son corps, à une femme soumise, mère de famille et guidée par son confesseur. Ces cinq, six ou sept années de différence marquent un recul d’un siècle. Pour moi, la plus grande tragédie est justement celle-ci. Mes grands-mères, qui étaient des femmes cultivées et de bonne position sociale, n’auraient pas pu se développer intellectuellement si elles étaient nées pendant le franquisme60.
Bien qu’il s’agisse d’un autre stéréotype sur la féminité, le fait historique et narratif concernant la prostitution ne peut être ignoré. Les femmes, par exemple, étaient souvent tenues responsables de la propagation des maladies. Une sexualité « perverse » leur était attribuée et, par définition, on supposait qu’elles étaient toutes porteuses d’infections vénériennes : « Les clients, en revanche, étaient déchargés de toute responsabilité61. » Les femmes étaient considérées comme source de plaisir, ce qui impliquait la soumission, l’obéissance et même un certain sadisme de la part des hommes : « une danseuse de flamenco dont il a bénéficié. Le fils de pute62. » ; « Le viol apparaît comme un acte banal, comparé à la boisson ou à la bravoure63. »
Malgré le contexte de guerre, il existait une certaine conscience sociale de la situation d’exploitation de ces femmes :
La prise de conscience sociale fut l’un des outils utilisés par des organisations telles que Mujeres Libres [Femmes Libres] pour mettre fin […] à ce qu’elles considéraient comme un fléau contraire à la dignité des femmes. […] par le biais de la réinsertion sociale […] En fait, la ministre de la Santé de l’époque, l’anarchiste Federica Montseny, échoua dans ses efforts pour éliminer la prostitution parce que, entre autres choses, une telle interdiction nécessitait également un changement dans l’éducation et les valeurs sexuelles64.
L’idéal de stéréotype de genre de masculinité, qui construit en définitive les autres catégories de genre (dualisme entre mariage binaire et célibat contre déviance et stigmatisation), identifie l’homme à la force et détermine la fragilité de la femme : « Ce sont des légionnaires, mon commandant. Il le dit comme s’ils n’avaient pu être autre chose65. » Ce corps d’élite est reconnu encore de nos jours pour sa bravoure :
● Aspect : |
● Comportement : |
Le légionnaire, favoris épais et graveleux (« El legionario, patilludo y despechugado », p. 52) [...] la poitrine velue, des tatouages (« [...] de pelo en pecho, tatuajes », p. 39) |
[...] premiers à attaquer, derniers à se retirer (« primeros en atacar, últimos en retirarse », p. 121) Presque tous les légionnaires combattent déjà ivres (« casi todos los legionarios combaten ya borrachos », p. 117) |
Les expressions liées à la génitalité masculine renforcent l’idée de supériorité, de force, de courage, d’autorité… seulement brisée dans des situations limites – « Soudain, il se met à pleurer66 » – résultat de la panique provoquée par une situation particulièrement cruelle où la masculinité entre en crise, laissant place à des hommes « faibles, effrayés, tremblants67 ». Ce lexique nous renvoie au sexisme linguistique, conséquence aussi du contexte socio-historique du roman :
On est passible de sexisme linguistique lorsque l’on utilise des mots (sexisme lexical) ou que l’on construit des phrases (sexisme syntaxique) qui, en raison de la forme d’expression choisie par le locuteur et non pour une autre raison, sont sexuellement discriminatoires. Le fait discriminatoire sera plus ou moins manifeste selon la sensibilité de l’auditeur, sensibilité pour laquelle jouent deux facteurs : d’une part, son attitude vitale face à la discrimination fondée sur le sexe ; et, d’autre part, sa plus ou moins grande habileté à détecter des phénomènes de la langue non superficiels, révélateurs de la mentalité du locuteur68.
Exemples :
Bravoure : |
Autorité : |
Expressions : |
Il faut avoir des couilles pour faire ce que vous faites, camarades / Olé ses burnes brunes ! (« Hay que tener huevos para lo vuestro, camarada… »/« ¡Olé sus pelotas morenas! », p. 46) Légionnaires (« legionarios », p. 195) |
Mes couilles (« mis cojones », p. 30) |
Il va faire une chaleur à se brûler les burnes (« va a hacer un calor de cojones », p. 59) |
Dans ce sens, la camaraderie est généralement un attribut masculin, comme le fait de se coordonner dans l’intimité, dans la vie quotidienne, « si les fascistes ripostent maintenant, ils nous attrapent avec la queue à l’air69 », ou « quéquette catalane n’arrose jamais seule70 ». La sueur, la saleté et les odeurs font partie de la guerre, comme un personnage de plus, et sont pratiquement utilisées comme un attribut de la « vraie » virilité : « de bourdonnement de ruche masculine agitée et tendue71 ». En outre, une série de signes externes et le lexique utilisé configurent ladite virilité « rauque et rugueuse72 » comme la voix de ces hommes « avec une touche de vantardise virile73 ». En d’autres termes, le rituel qui unit les hommes apparaît comme une qualité proprement masculine aux yeux de la féminité, « les femmes luttent plus seules74 ».
Exemples :
Sueur : |
Odeur : |
Physique : |
Lexique : |
La sueur qui mouille sa salopette bleue (p. 67) Sueur de l’homme qui marche (p. 105) Tabac, chemises trempées de sueur, hommes qui entrent (p. 169) |
Ils puent autant que lui (p. 73) Il sent l’odeur de sueur, de terre et de linge sale (p. 214) Odeurs [...] crasse de centaines de soldats (p. 258) Odeur de linge trempé de sueur et sale [...] humanité masculine (p. 13) |
Moustache (p. 32) Grosse moustache (p. 65) Son magnifique aspect de guerrier (p. 56) Pistolet à la main et cigarette fumant à la bouche (p. 47) Sourcils épais (p. 44) Gens durs (p. 56) |
Bravoure, courage, Brutes mais hommes, Sacrés types (p. 5). Connu (p. 141) Torero (p. 142) Être un mec parfait (p. 142) C’était un garçon courageux (p. 150) |
De même, le thème de la sexualité masculine canonique est habituellement traité par Arturo Pérez-Reverte dans des textes non fictionnels, parfois de manière nostalgique :
Le sexe était la chose en suspens que nous voulions tous mettre à jour […] il était mince, brun et extraordinairement beau, Alesio et moi chassions ensemble, ou c’était les filles qui nous couraient après – elles aussi, le soutien-gorge lancé par la fenêtre, elles avaient des audaces éblouissantes – combattant tenace sur plusieurs fronts à la fois et j’ai appris certaines choses intéressantes […] sur la façon dont la tête des femmes fonctionne quand elles te traînent vers leur côté le plus délicieusement sombre75.
Malgré les changements intervenus, en particulier depuis la fin du xxe siècle, nous constatons une sorte de résistance révertienne à inclure ou à présenter d’autres identités de genre selon un discours non binaire qui contre l’imposition séculaire des termes génériques. Il importe donc également de faire le point sur la manière dont les modes de présentation des questions de genre ne sont plus liés à l’orientation sexuelle de manière claire ou prévisible :
Le défi est de trouver un meilleur vocabulaire pour les façons de vivre le genre et la sexualité qui ne corresponde pas si facilement à la norme binaire. De cette façon, le futur est dans le passé et dans le présent, mais nous devons produire la parole où la complexité existante puisse être reconnue et où la peur de la marginalisation, de la pathologie et de la violence sera radicalement éliminée76.
À vrai dire, la négation de la déviance réaffirme le modèle traditionnel de genre, l’exception confirme la règle et « Harpo parle toujours de la section au féminin, en s’y incluant lui-même77 », anticipant ainsi dans le temps et dans l’espace le genre inclusif, apparu dans les années 1970, générant une allégorie où prédomine le féminin. Malgré cette exception, le lexique du roman exprime l’homophobie dans une série d’expressions familières – « Allez vous faire enculer78 », « mais, avant, vous allez me sucer la bite79 » – impliquant une certaine follophobie, mélange d’homophobie et de misogynie, assimilée à l’homme considéré comme dangereux ou indésirable : « Il porte son béret sur l’épaule, sans le pompon, parce qu’il dit que se promener avec ce gland qui pendouille, c’est un truc de pédés et de fascistes80. »
De même, ce type de comportement social entraîne une charge importante d’hypocrisie mutuelle et de confusion dans l’attribution des rôles et des pratiques sexuels : « Mais vous me faites tellement peur que j’en ai le trou du cul qui se serre81. » La violence s’exprime souvent à travers ce genre d’expressions et d’attitudes qui confortent cette virilité stéréotypée : « cette baïonnette je vais la lui enfoncer dans le cul82. » L’intimité partagée qu’implique la guerre nécessite l’établissement d’une série de limites propres à la masculinité traditionnelle qui ne comprend qu’une relation binaire mâle/femelle, « – Vu […] qu’on a déjà l’air d’être mariés ensemble. Il ne manquait plus qu’on se la secoue l’un l’autre. – Si on commence avec des trucs de pédés, moi je deviens communiste83 ». Et ce fait est généralement transversal sans distinctions idéologiques, « – Qu’est-ce que vous faites, les requetés ? – On pisse, mon capitaine84 ».
Les hommes apparaissent ainsi déterminés par un destin inébranlable qui leur prescrit une série de modèles de comportement social, « En dessous de la ceinture ils sont presque pareils85 ». Ainsi, l’insulte, « pédés86 », « bâtards87 », renvoie souvent dans le roman à un homme ennuyeux, lâche et peu recommandable : un anti-homme ou antihéros. La nécessité d’éliminer l’individu inopportun s’incarne dans l’intrigue de Gil Robles et son « besoin de supprimer trois cent mille Espagnols pour assainir la patrie88 » ; applicable aux deux camps et idéologies exterminatrices : « il faut exterminer toute cette racaille89. » C’est aussi l’avis de l’un des personnages féminins. La féminité se construit également par le stéréotype et la négation de la diversité identitaire, « Viviane se demande si le correspondant du New Yorker ne serait pas homosexuel. Il lui rappelle d’autres Anglais […] du même style90 ». Cependant, malgré la stigmatisation, le déviant combat aussi et, en cela, il ne diffère pas de la troupe : « un ancien chanteur de flamenco, homosexuel connu91. » De plus, Pérez-Reverte met dans la bouche de ses personnages le lexique du XIXe siècle utilisé encore de nos jours pour désigner le déviant « homosexuel, pédé »… D’autre part, dans la pyramide sociale, l’opposé est assimilé au stade inférieur de la féminité et de la différence raciale, « le maure s’y adapte avec soumission92 ». En définitive, pour la défense des idéaux, il n’y aurait pas d’actes commis par des femmes ou par des hommes qui soient plus authentiques que d’autres, ni plus infaillibles, en tout cas il y aurait des formes et des catégories sociales en accord avec un imaginaire social qui continue d’être fondamentalement hétérocentrique.
Conclusions
En résumé, la représentation de la norme et du genre dans Línea de fuego est plutôt traditionnelle, l’auteur privilégiant les représentations de la norme fixée à l’avance, hétéronormative, supposément naturelle et binaire. Une série de comportements répétitifs reflète un langage consacrant un héros masculin stéréotypé. La femme est l’objet du désir masculin, marquée par un système de récompenses et de punitions.
En second lieu, il nous paraît important de souligner la relation entre féminité, maternité et soin, représentée non pas comme un fait isolé de son contexte social, mais comme une pratique sociale, une répétition continue et constante dans laquelle les normes traditionnelles de genre et de procréation sont renforcées. De même le stéréotype de la prostitution féminine est récurrent dans le récit. La notion du patriarcat détermine le concept de pouvoir où la féminité est subordonnée et prédétermine son rôle de bouc émissaire et d’éliminations de tout type de tensions.
D’autre part, Pérez-Reverte dessine l’« anormal » selon les paramètres propres à la génération à laquelle il appartient. La déviation par rapport à la norme s’incarne, en général, dans l’archétype de l’homme dangereux et socialement indésirable : l’anti-héros masculin, sexuellement déviant. La négation de cette diversité de masculinités construit le système de stigmatisation traditionnelle qui conduit à l’homophobie, à l’insulte verbale et à la follophobie.
En ce qui concerne l’« anomal », l’écrivain espagnol imagine une uchronie où un groupe de femmes aurait participé à la bataille de l’Èbre, déconstruisant le genre et le stéréotype féminin dans la mesure où, dans l’imaginaire collectif, les femmes ne participent pas en première ligne à des conflits « violents » et guerriers. Ce rôle actif que le roman attribue aux femmes au cœur de la bataille relève de la pure fiction et ne semble pas suffisant pour réfuter la version officielle de la réalité historique, telle qu’elle apparaît dans la pratique parlée et performée des protagonistes, pour modifier le regard du lecteur sur le monde et le concept de genre représenté. Ainsi, l’impression qui se dégage de la lecture du roman est que l’auteur reproduit un discours restrictif par rapport au genre, produisant un effet de nostalgie d’un supposé paradis perdu reflété dans diverses lignes narratives. Dans ce sens le résultat est donc décevant car, même si Pérez-Reverte essaie d’afficher une certaine sympathie envers le féminisme, il est finalement peu crédible et contribue à une confusion dans l’attribution des rôles dans le contexte également anomal d’une guerre civile ; utilisant d’ailleurs son ironie habituelle pour refléter les relations entre hommes et femmes.
Ainsi, nous pouvons penser que Pérez-Reverte, connu pour ses habituelles polémiques sur les réseaux sociaux, centrées principalement sur l’actualité politique, la femme ou l’éducation et la culture, se laisse emporter par les valeurs de sa génération, en circonscrivant dans le roman le caractère descriptif de l’anomal, sans se référer forcément à une valeur par rapport à un type de règle, dans le contexte du genre actuel (où de nombreuses stratégies sont mises en place pour lutter contre les représentations binaires et stéréotypées), peut-être avec la finalité, non de déconstruire un modèle existant, mais de survivre face à la réécriture qu’impose aujourd’hui le regard de la postmodernité.