Le romancier britannique Jasper Fforde, publié depuis 2001, se distingue par son statut d’auteur populaire à succès sur les plans critique et commercial. Au sein d’une œuvre relativement dense en vingt ans de carrière, douze de ses romans sont destinés à un public adulte et se rattachent, pour la plupart, à une forme d’écriture sérielle. Si la question de la taxonomie générique s’avère complexe, dans la mesure où sa fiction hétéroclite repose sur le mélange des genres (du roman policier à la science-fiction en passant par la réécriture postmoderne du canon victorien), Fforde se revendique de la fantasy depuis The Eyre Affair, tome inaugural de la série des Thursday Next, voire du sous-genre de la fantasy humoristique (light fantasy1). Dans cette littérature de l’imaginaire où l’absurde prédomine sur l’exploitation de thèmes apparemment sérieux tels que la lutte du Bien contre le Mal, l’auteur détourne, de manière ironique, parodique ou satirique, la mise en place et la résolution d’enjeux épiques.
Fforde adopte un style limpide, en apparence très accessible pour un lectorat recherchant le divertissement : l’action est riche en péripéties, et les dialogues, abondants, contribuent à une lecture rapide et confortable, typique des page-turners. Toutefois, la complexité des intrigues, émaillées d’innovations langagières, ainsi que l’abondance de dispositifs métatextuels et de références intertextuelles – dont la pleine compréhension nécessite une certaine érudition – contribuent à la valeur poétique de ses romans. Par son identité hybride d’auteur prolifique pour un public de niche, Fforde navigue donc allègrement entre culture highbrow et culture de masse. À travers la mise en scène d’événements irrationnels, voire relevant du nonsense à la Lewis Carroll, sa prose réflexive suscite l’étonnement du lecteur face aux normes sociales, culturelles et politiques qui régissent ses différents avatars du Royaume-Uni.
La construction de différents mondes possibles est, en effet, un élément constitutif de l’œuvre de Jasper Fforde. Aucun des mondes diégétiques mis en scène par l’auteur ne prétend imiter le monde réel : chaque roman se situe principalement dans un Royaume-Uni alternatif. L’effet de ce recours à l’histoire contrefactuelle et à l’anachronisme relève de la défamiliarisation, procédé défini en 1917 par le formaliste russe Victor Chklovski dans son essai « L’art comme procédé2 ». Fforde représente un monde dont la fictionnalité est flagrante (au prisme de l’exagération, de la parodie, de l’absurde ou la satire), mais qui est postulé comme réel et superficiellement familier. En infusant le doute dans l’esprit du lecteur par la multiplication de manifestations inhabituelles, l’auteur vient « déshabituer » son public en le libérant d’une vision automatisée. Fforde invite le lecteur, d’une part, à interroger la fiabilité de son rapport au réel et, par là même, à déconstruire ses représentations du monde ; d’autre part, elle lui donne les moyens de se réapproprier un territoire à travers la découverte de cet étrange reflet déformé de la réalité qui vient renouveler sa perception du Royaume-Uni. En somme, pour reprendre les termes proposés par un autre formaliste russe, nous pouvons postuler que, dans la fiction ffordienne, la défamiliarisation émane du paradoxe suivant : « l’ordinaire doit être traité comme insolite », mais l’insolite y est systématiquement présenté comme ordinaire3.
Cette esthétique du décalage nous conduit à interroger la représentation de la norme dans l’œuvre de Jasper Fforde, et plus spécifiquement dans son roman le plus récent, The Constant Rabbit (2020). L’intrigue, étonnante, suggère chez Fforde une volonté de réinvention de son écriture, et l’ambition de conquérir un nouveau lectorat. En effet, l’auteur a récemment délaissé le format sériel pour produire des romans « indépendants » (standalone novels) qui témoignent d’une rupture formelle et d’une redéfinition des attentes du public ffordien : contrairement aux premiers cycles de fantasy de l’auteur, indissociables d’une expérience de lecture sur le temps long, la clôture de ses deux derniers romans, aux récits en vase clos, ne laisse pas le lecteur dans l’expectative d’une suite. L’ouvrage dont il sera question ici cristallise de nombreuses thématiques dont le traitement restait périphérique dans les précédents romans de l’auteur. Il questionne notamment, au premier niveau de lecture, le rapport conflictuel entre humanité et animalité, et propose une réflexion aussi ludique que politique sur la norme à travers le récit d’une anomalie qui sert un discours plus complexe.
Dans ce roman allégorique, uchronique et dystopique, l’apparition de lapins anthropomorphes au Royaume-Uni remet en question les normes qui régissent une société anthropocentrée. Le choix d’attribuer une physionomie et des comportements humains au lapin, animal qui concentre une forte charge affective dans la mesure où il est perçu à la fois comme attachant et comme déstabilisant dans les représentations populaires, constitue une métaphore ambiguë4. Dans un entretien, Fforde s’exprime sur cette dichotomie en s’appuyant sur des références populaires à connotation positive, mais décrit également la menace que l’animal réel peut représenter pour l’humain :
On one side we love rabbits, anthropomorphize them into wildly popular characters. […] The words we use to describe them are often “cute” or “cuddly” or “fluffy”. But when we are not so well disposed towards rabbits, we may choose other words, like “plague” or “pest” or “vermin5.”
Ainsi, le lapin humanoïde serait porteur d’une « vérité métaphorique » qui viendrait bouleverser les repères du lecteur en livrant un commentaire oblique sur le réel6. Je proposerai ici une étude du lapin ffordien, créature équivoque, qui peut incarner une multitude de projections de l’altérité.
Afin d’évaluer la valeur poétique et la portée politique de cette allégorie, cet article examinera dans un premier temps l’intention satirique ayant conduit l’auteur à aborder ainsi l’(animal) anomal. Il s’agira ensuite de déterminer dans quelle mesure Jasper Fforde interroge la notion de normalité par son traitement du mode de vie potentiellement subversif des lapins et des relations « inter-espèces7». Une dernière partie étudiera les enjeux idéologiques du roman The Constant Rabbit, qui part de l’exception et de l’irrationnel pour mettre au jour la dimension coercitive (ou, du moins, l’absurdité) de certaines normes, en instillant, dans un cadre divertissant et de manière plus ou moins subtile, un discours à visée interventionniste sur le rapport entre dominant et dominé.
« We live in unsubtle times » / « Notre époque n’est pas portée sur la nuance »
Une longue exposition, qui s’étire sur toute la première moitié du roman et impose donc au lecteur une immersion progressive dans le nouveau monde diégétique de Jasper Fforde (au lieu d’en expliciter tous les codes dès le premier chapitre), détaille les caractéristiques des lapins, leur mode de vie et les enjeux de la coexistence difficile entre humains et créatures anthropomorphes. On ne s’attardera pas sur les acronymes correspondant aux institutions fictives imaginées par l’auteur pour justifier le fonctionnement de cette société et mettre en mouvement la mécanique narrative de The Constant Rabbit, à travers des procédés complexes relevant à la fois du worldbuilding (élaboration d’un univers fictionnel) et du word-building (invention d’acronymes et autres constructions verbales humoristiques) : RabCoT, RabToil, RabSAg, etc. Toutefois, un résumé aussi succinct que possible de l’intrigue s’impose avant d’interroger la visée allégorique de Fforde.
Le roman se situe dans un présent alternatif ou dans un futur proche, en 2020 ou en 20228. L’essentiel de l’intrigue se déroule dans le Herefordshire, et reste circonscrit au village fictif de Much Hemlock, excepté quelques incursions notables des deux côtés de la frontière anglo-galloise. La population du Royaume-Uni est constituée non seulement d’humains, mais aussi d’espèces d’animaux anthropomorphes, dont près d’un million de lapins, considérés comme des citoyens de seconde zone9. Ces créatures ayant accédé à la bipédie portent des vêtements, sont douées de parole et d’une intelligence semblable, voire supérieure à celle des humains. Elles sont capables, par exemple, de conduire des véhicules, de travailler à la chaîne ou dans des bureaux, de lire et de faire des études. Depuis cette transformation soudaine, qui concernait seulement quelques spécimens individuels de lapins (et non toute l’espèce) en 1965, la grande majorité des descendants de ces lapins « augmentés » vit en marge de la société humaine, dans des garennes dénommées « colonies ». Seulement quelques lapins – censément privilégiés – cohabitent directement avec les humains pour des raisons personnelles ou professionnelles. Après avoir réservé un accueil plutôt bienveillant à ces êtres physiquement différents mais relativement semblables aux humains, ces derniers peinent à leur reconnaître des droits et à les considérer comme égaux. Depuis une cinquantaine d’années d’expérimentations sociales, et en raison de la reproduction exponentielle des lapins « anthropomorphisés », le système légal du Royaume-Uni a dû s’adapter à ces changements pour assurer l’intégration et, surtout, la régulation de cet excédent de population.
Le narrateur et protagoniste du roman est un quinquagénaire discret, nommé Peter Knox, qui exerce la profession de « Spotter » : ce fonctionnaire, dont l’activité principale consiste à identifier des lapins délinquants, criminels ou terroristes, est un des rares humains capables de différencier un lapin d’un autre, discrimination impossible pour un œil non averti. De toute évidence, il doit agir conformément aux choix politiques des gouvernements successifs pour lesquels il travaille. L’élément perturbateur qui déclenche le récit et bouleverse l’ordre établi dans le village est la réapparition, dans la vie du héros, d’une certaine Constance Rabbit, lapine (ou femme-lapin ?) devenue actrice, mère de famille, et, récemment, la voisine de Peter Knox, qui entretenait avec elle une relation ambiguë à l’université, trente ans plus tôt. Ces retrouvailles obligent Knox à reconsidérer son rôle dans la société et son rapport aux léporidés dans un village perclus de chauvinisme et de préjugés envers les lapins – et dans une conjoncture nationale peu propice à des relations inter-espèces pacifiques. Cette prise de conscience tardive amène progressivement le personnage à entrer en résistance contre ses employeurs, d’abord sous forme de désobéissance passive, avant de s’engager dans une lutte plus directe. Au-delà des questions politiques, ce revirement est principalement guidé par des enjeux personnels d’ordre sentimental : la relation potentiellement scandaleuse entre Peter Knox et Constance Rabbit10, et la liaison de sa fille (Pippa Knox) avec un lapin mâle clandestinement impliqué dans des actions militantes pro-lapins et activement recherché par les autorités britanniques.
Au terme de ce synopsis qui élucide les artifices les plus grossiers du processus de défamiliarisation initié par Fforde, il convient de se pencher sur les explications proposées par l’auteur et par ses personnages afin de justifier cette infraction au réel à visée certes ludique, mais avant tout satirique, et de clarifier le projet littéraire ayant guidé la construction du roman. Le lapin humanoïde est défini comme une espèce surgie de nulle part, au milieu des années 196011. Son apparition mystérieuse, connue sous le nom de « Grande Anthropomorphisation » (« Great Anthropomorphising Event »), relève de l’aberration. L’événement en question n’est pas un phénomène mondial : cette mutation s’est produite uniquement au Royaume-Uni, ce qui ancre le traitement des lapins ffordiens dans un certain contexte politique, comme je le détaillerai en fin d’article. En outre, il ne s’agit indiscutablement pas d’un phénomène d’immigration (du mouvement de population à l’invasion extraterrestre), ni d’une expérience scientifique comme dans la série Thursday Next, qui déplace des créatures du passé dans le présent diégétique, de l’espèce animale éteinte (le dodo, le mammouth) à l’humain préhistorique (le Néandertalien), recréés génétiquement12. L’auteur précise dans une épigraphe que l’origine de ces créatures, aussi mystérieuse soit-elle, ne s’explique pas non plus par un rapport zoophile entre un être humain et un « vrai » lapin, ce qui neutralise l’hypothèse d’un rapport sexuel que l’on pourrait qualifier de monstrueux ou de « contre nature » ayant mêlé les caractéristiques de ces deux espèces de mammifères pour donner naissance à un être « dégénéré » :
DNA testing revealed that the rabbits were not some weird human/rabbit hybrid but were, in fact, rabbits – genetically indistinguishable from their dim field-cousins. Whatever gives the humanlike rabbits their humanness, it isn’t in their DNA13.
La reprise polyptotique (human, humanlike, humanness) utilisée par l’auteur par le biais de son narrateur intradiégétique invite à s’interroger sur les raisons de ce rapprochement entre deux espèces de mammifères aux traits et pratiques a priori peu semblables.
À l’instar du lecteur, Peter Knox ignore l’essentiel sur cette question et s’interroge régulièrement sur l’origine de ce « grand événement ». Sans négliger la piste magique ou mystique, ses interlocuteurs se plaisent à relativiser l’intérêt d’y apporter une réponse, comme le suggère ce dialogue entre Knox et son voisin, Clifford « Doc » Rabbit :
‘So what’s your explanation for how you came to be anthropomorphised?’
‘Do you know,’ said Doc with a frown, ‘I’m not sure it’s ever been fully explained – or even if it’s relevant. Some say it was a spontaneous miracle performed by Lago the instant she died at the hand of man, or alternatively, a retrospective miracle performed by the Venerable Bunty, but I’m not sure that’s possible. Bunty herself thinks that it might have had a satirical component14 —’
Au-delà de l’absence d’explication diégétique, ce commentaire métatextuel, nuancé par l’usage de la modalité épistémique, en dit long sur le recours à l’allégorie chez Jasper Fforde : l’auteur passe par l’euphémisme (understatement) pour mieux dévoiler, certes indirectement, les rouages de sa fiction15.
Plus loin dans le récit, face à l’énumération d’explications « naturelles » peu convaincantes (tempête de neige, orage électrique, pleine lune…) proposée par Constance Rabbit pour guider la démarche herméneutique du personnage et du lecteur, Peter Knox émet un commentaire pseudo-scientifique tout aussi dénué d’intérêt narratif, mais éclairant quant au projet littéraire de l’auteur :
Behavioural psychologists had recently suggested that because the consequences of the Event seemed to highlight areas of the human social experience that perhaps needed greater exploration, understanding and some kind of concerted action, it was possible that searching for a physical reason for all of this was actually missing the point. Although once a fringe idea, the notion that the Event might have been satirically induced was gaining wider acceptance.
‘The Event does have all the trappings of satire,’ I said, ‘although somewhat clumsy in execution.’
‘We live in unsubtle times,’ said Connie16.
Dans cette longue citation, l’expression « satirically induced » (les italiques sont un choix auctorial fréquent dans les romans de Fforde), qui en dit long sur le rôle de l’auteur-créateur de fiction, guide la lecture en fournissant un commentaire didactique et une grille d’analyse essentielle au lecteur qui n’aurait pas (encore) dépassé le degré d’interprétation littéral. S’il semble presque s’excuser de la mise en place et de la construction parfois hasardeuses de son intrigue17, l’auteur expose ainsi, de manière oblique, le projet d’inciter son lectorat à agir d’une manière ou d’une autre sur le monde réel (« some kind of concerted action »). Pour conclure cette réflexion, Fforde propose une justification par l’absurde : le passage par la satire serait une nécessité liée au zeitgeist et adaptée aux exigences d’un public qui, d’après le personnage, ne comprendrait pas ou ne supporterait pas la complexité : « We live in unsubtle times ». Il ne serait pas excessif de traduire ici l’adjectif « unsubtle » par « une époque sans finesse » ou par « des temps grossiers ». L’événement en question n’est qu’un MacGuffin, un prétexte narratif pour développer un récit et bâtir du sens sur une base improbable, à la limite du grotesque, dans une époque peu tournée vers la nuance.
Au cas où cette précision ne serait pas suffisante – ou, plus probablement, dans le but d’exposer pleinement l’artificialité narrative du « Great Anthropomorphising Event » –, l’auteur va jusqu’à intégrer dans ses dialogues une définition générique de la satire :
‘It’s further evidence of satire being the engine of the Event,’ said Connie, ‘although if that’s true, we’re not sure for whose benefit.’ ‘Certainly not humans’,’ said Finkle, ‘since satire is meant to highlight faults in a humorous way to achieve betterment, and if anything, the presence of rabbits has actually made humans worse18.’Pour paraphraser l’auteur, The Constant Rabbit exploiterait donc son postulat fantasque pour moquer certains travers (« faults ») en exploitant une veine comique (« humorous ») dans le but d’élever moralement l’humain (« to achieve betterment »). En d’autres termes, une forme de naïveté ou d’idiotie, facilitée par la fiction et les possibilités offertes par l’anthropomorphisme, serait salvatrice. Ce passage polyphonique est suivi d’une discussion sur les implications, morales ou ludiques, de cette anomalie par rapport aux règles de la biologie et aux autres principes qui régissent le réel. La fin de cet échange, que je mentionnerai intégralement en note infrapaginale compte tenu de sa dimension éminemment métaréflexive, illustre également la tension palpable, dans ce roman, entre une visée édifiante (à travers une réflexion métaphorique sur la « léporiphobie » et l’inaction humaine face à ce type de discrimination) et une propension pour le « pur » divertissement, certes érudit mais sans conséquence(s), voire absolument vain19. Par l’entremise de ses personnages, Jasper Fforde semble rechercher une forme de compromis entre ces deux pôles, tout en demeurant conscient des limites que le genre et le ton choisis pour ses romans imposent à son entreprise de moraliste : « Maybe a small puff in the right moral direction is the best that could be hoped for20. » Une fois mise en évidence la nature paradoxale de ce projet littéraire, somme toute assez explicite dans la prose de l’auteur, il s’agit d’étudier les raisons pour lesquelles le lapin pose problème dans le roman.
« Emphatically not human » / « Assurément pas des êtres humains »
La portée allégorique du roman est intimement liée au mode de vie marginal des léporidés ffordiens par rapport aux habitudes des humains et, surtout, à la nature dynamique des relations « inter-espèces », qui déstabilise la notion même de norme. Après un détour par l’intertexte du roman afin d’expliciter la représentation de l’animalité à la lueur d’un autre exemple d’anthropomorphisme dans la littérature britannique, j’examinerai les spécificités communautaires – et donc hors normes par rapport aux pratiques d’une majorité socialement dominante – incarnées par ces lapins.
Dans cet extrait d’un entretien promotionnel, Jasper Fforde élucide une fois de plus le sens qu’il souhaite donner à son roman : « Humankind has not only a toxic relationship with itself, but a very confused relationship with the animals with which we share the planet. And I think this is most strongly illustrated by… rabbits21. » L’auteur s’intéresse donc non seulement au rapport conflictuel entre ses lapins et ses personnages humains, mais souhaite également pointer les contradictions internes qui agitent l’espèce humaine. Il exprime une empathie évidente, teintée d’idéalisme, envers l’animal (réel), et fustige notamment les politiques d’éradication des lapins par l’introduction de la myxomatose, maladie léporicide, sous forme d’agent bactériologique. Fforde énumère d’autres exemples, puis revient à la notion de satire pour synthétiser une vision subjective du règne animal et des rapports inter-espèces comme reflet des relations interpersonnelles :
We will slaughter [rabbits] in their millions using the most barbaric methods at our disposal, including virological warfare. […] I can’t think of a single evil done unto rabbits that at one point hasn’t been done by a human, to a human. And while that’s all quite dark — humankind often is, I’ve found — there is a rich vein of satire to be mined: About the way we treat rabbits, about the way we treat animals, about the way we treat each other, about perceived differences that are really no differences at all22.
D’après ces propos, empreints d’une certaine noirceur (« that’s all quite dark — humankind often is »), le choix du lapin – entre tous les animaux – pour sujet principal (et animé) du roman n’est pas arbitraire, et encore moins innocent.
Il existe au moins un précédent littéraire au traitement des lapins anthropomorphes dans un genre similaire : le roman pour la jeunesse Watership Down (en français : Les Garennes de Watership Down) de l’écrivain britannique Richard Adams, publié en 1972. Cet ouvrage fondamental lorsqu’il s’agit d’aborder la fantasy animalière relate l’odyssée d’un groupe de léporidés, dont la garenne est menacée de destruction, qui fuient leur territoire et s’engagent dans la quête épique d’une Terre Promise pour leur espèce, dans un récit à l’intertexte mystique, biblique et homérique. Tout comme chez Fforde, les lapins adamsiens sont propices à une représentation allégorique de la recherche d’une forme de liberté envers et contre tout avatar de la tyrannie. Si le parallèle avec les actions humaines est évident, Watership Down insiste toutefois davantage sur la nécessité de trouver un compromis entre le rationalisme et les pouvoirs de l’imaginaire :
Rabbits (says Mr. Lockley) are like human beings in many ways23. One of these is certainly their staunch ability to withstand disaster and to let the stream of their life carry them along, past reaches of terror and loss. They have a certain quality which it would not be accurate to describe as callousness or indifference. It is, rather, a blessedly circumscribed imagination and an intuitive feeling that Life is Now. A foraging wild creature, intent above all upon survival, is as strong as the grass24.
Par son « heureux manque d’imagination », allié à d’autres qualités supposément consubstantielles au règne animal, le lapin sert donc ici d’exemple moral. L’anthropomorphisme à visée humaniste de l’auteur confère une valeur métonymique à l’organisation d’une garenne : ce mode de vie devient le symbole d’une cohabitation harmonieuse au sein d’une communauté d’êtres vivants capables d’arrêter des choix individuels compatibles avec la vie en collectivité. Cette définition essentialiste attire l’attention sur l’existence d’un écart normatif entre la société humaine et la structure sociale animale idéalisée par Strawberry, un lapin mâle caractérisé par ses talents oratoires dans le roman d’Adams :
‘Animals don’t behave like men,’ he said. ‘If they have to fight, they fight; and if they have to kill, they kill. But they don’t sit down and set their wits to work to devise ways of spoiling other creatures’ lives and hurting them. They have dignity and animality25.’
Le pragmatisme altruiste des créatures de Watership Down, qui sert de contrepoint à des pulsions humaines décrites comme opportunistes et marquées par la violence, semble donc avoir inspiré Jasper Fforde. De manière paradoxale, ce dernier préfère toutefois, à l’aphorisme présentiste d’Adams « Life is Now », une autre maxime qui suggère, malgré les conflits mis en scène dans The Constant Rabbit, une approche holistique des relations inter-espèces : « All life is one26. »
Il semble pertinent d’étudier dans quelle mesure cette créature hybride relève de l’anormal, avant de déterminer à quel point le mode de vie des léporidés (« The Rabbit Way ») bouleverse les pratiques humaines jusqu’à subvertir la notion de normalité. Les coutumes des lapins ffordiens et les valeurs qui s’y rattachent évoquent allégoriquement diverses communautés aux pratiques plus ou moins marginales par rapport au « centre » que constituerait la norme définie par les humains. Au début du roman, un pasteur partage avec le narrateur la vision de l’Église anglicane quant à l’identité problématique des lapins : « I think the problem is that while humanlike, they are not actually humanful27. » Une telle affirmation, utilisée dans le récit comme un argument religieux visant à justifier la restriction des droits des léporidés, présuppose l’existence de plusieurs degrés d’humanité. D’après l’opposition entre ces deux adjectifs (dont le néologisme « humanful »), la pleine appartenance au genre humain serait par définition inaccessible aux lapins, réduits à la ressemblance comme l’indique le suffixe « like » : « l’être-humain » serait une valeur quantifiable. Cet exemple illustre les réticences éprouvées par certains personnages humains du roman face à la nécessité d’intégrer à leur vision du monde, et plus spécifiquement à leur conception de l’identité britannique (Britishness), une espèce qui perturbe leurs représentations de la citoyenneté28.
Tout comme les protagonistes de Watership Down, les lapins ffordiens se distinguent des humains par leur rapport intime à la nature. Au-delà de leur propension, parfois compulsive, à creuser des terriers, leur discours écologique est également guidé par le précepte « All Life is One. » Les pratiques environnementales des lapins s’opposent donc de manière stéréotypée à celles des humains, accusés par leurs congénères léporidés de négligence envers l’écosystème, comme le souligne le narrateur : « Sally and I were being given some verbal over the ecological impact of our toxic anthropocentric agenda29. » Face à ces comportements « toxiques », les lapins ont choisi un mode de vie alternatif qui s’illustre par leurs pratiques alimentaires, associées au végétalisme (ou « véganisme ») du fait de leur condition d’herbivores. Leurs choix culinaires, basés sur un rapport passionné aux légumineuses (et surtout, chose peu surprenante, aux carottes, stéréotype « culturel » par excellence), vont à l’encontre des pratiques carnivores – ou « carnistes », pour utiliser un terme plus connoté idéologiquement – associées à la plupart des humains. Les lapins luttent également contre le gaspillage à travers la promotion d’une forme de décroissance, allant de pair avec une vision du progrès non dénuée d’une certaine technophobie30.
Bien que ces êtres vivants fictionnels aient gardé certains comportements des animaux dont ils « descendent » depuis le mystérieux événement abordé plus haut, ces êtres anthropomorphes ont également incorporé à leur culture des habitudes (anciennement) typiques des humains. Dans cet extrait dialogué, qui rassemble plusieurs éléments liés à cette forme d’appropriation « inter-espèces » d’une culture dominante, le personnage de Constance Rabbit s’adresse au narrateur :
‘[…] We like to enjoy the fruits not just of being rabbits, but being partly human, too.’
‘Such as?’
‘Speech is super-useful, along with reason, free will and abstract thought. Appreciation of literature, music and the visual arts is also a winner. We especially like Barbara Hepworth and Preston Sturges’ films – plus anything with Jimmy Stewart or Dame Maggie Smith31.’
Cette description s’apparente à un éloge de l’hybridité. Grâce à leur part d’humanité, selon l’énonciatrice, les lapins peuvent accéder au plaisir esthétique et au divertissement, comme le suggère l’énumération de noms propres en lien avec les arts visuels (sculpture et cinéma), entre culture de masse, divertissement middlebrow et références plus pointues. Paradoxalement, cette acculturation implique également l’adhésion à certaines normes culturelles établies dans le monde réel, ce qui réduit la portée anomale – aberrante ou exceptionnelle – des lapins ffordiens.
Il est permis d’affirmer que ces créatures représentent une version améliorée des humains. Parmi les caractéristiques attribuées à son bestiaire allégorique, Fforde brosse un portrait psychologique favorable aux léporidés et à charge contre l’espèce humaine. Outre leur intelligence supérieure et leur respect de la nature, les lapins font preuve d’humilité et de sobriété, d’une franchise absolue, d’une intégrité sans faille dans leurs relations amicales, d’un hédonisme qui leur assure une sexualité épanouie, et préfèrent la raison au recours à la violence, sauf cas de force majeure. S’il est impossible de lister ici tous les exemples permettant d’illustrer ces traits de caractère, je citerai un extrait portant sur leur rapport à la vérité, et chargé d’une certaine ambigüité d’après les derniers mots du passage : « ‘Rabbits rarely lie,’ said Pippa. ‘They take their greatest pride in preserving most strongly the parts of them that aren’t us32.’ » La différenciation basée sur l’usage des pronoms compléments us (terme inclusif par excellence) et them (foncièrement exclusif) sous-entend que les humains seraient incapables d’appliquer les principes moraux incarnés par cette autre espèce. De manière quelque peu ironique et en dépit d’une certaine complexité narrative qui évite au roman de tomber dans le manichéisme, les qualités attribuées à l’espèce minoritaire des léporidés correspondraient donc à la norme morale visée par les humains.
Si Fforde fustige dans le roman le « spécisme » en tant que politique léporiphobe, il n’utilise pas ce terme au sens de concept éthique appliqué aux droits des animaux dans le monde réel. Il s’efforce du moins de pointer les contradictions inhérentes à ce mode de pensée majoritaire pour ébranler la logique normative anthropocentriste, sans aller jusqu’à discréditer celle-ci ni verser dans l’animalisme, l’antispécisme ou tout autre discours minoritaire et donc marginal. L’affirmation suivante, émise par un personnage humain de sympathisant pour la cause des lapins, esquisse une réflexion politique digne d’intérêt par son idéalisme : « “[…] from what I’ve seen of both systems, a country run on rabbit principles would be a step forward33 […].” » Comme cela est souligné à plusieurs reprises dans le roman, les conflits relationnels qui agitent les deux espèces résulteraient avant tout d’un problème de taxonomie du lapin, ce qui invite à étudier plus avant l’ancrage politique du roman. Ainsi, contrairement à l’avis de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, qui définit les lapins comme « suffisamment humains » (« human enough»), le gouvernement britannique imaginé par Fforde profite du Brexit (synonyme d’une sortie de l’Union Européenne) pour nier les droits qu’implique ce jugement et mener à bien des réformes de plus en plus léporiphobes : « The UK government […] legally defined rabbits on strict taxonomic grounds, which unequivocally had them classed as Oryctolagus cuniculus: rabbits. Emphatically not human34. » Cette définition discriminatoire du lapin par la négation hyperbolique de son humanité suggère une interprétation du roman qui s’appuie sur son sous-texte idéologique. La tentative, de la part d’une majorité réactionnaire, d’imposer une norme à une communauté récemment « apparue » au Royaume-Uni, témoigne du malaise ontologique provoqué par le lapin humanoïde et ressenti, parfois douloureusement, par une espèce humaine soudainement dépossédée du monopole de la raison.
« Extremely humanlike indeed » / « Vraiment très semblables aux humains »
D’après les particularités, développées plus haut, de l’animal ffordien en tant que membre d’une communauté, il s’agira à présent d’analyser le propos allégorique de l’auteur dans une fiction qui, par sa visée satirique, ne peut ignorer le réel. Bien que la fantaisie prédomine, la comédie animalière de Jasper Fforde subvertit à sa manière l’ordre établi en interrogeant l’écart normatif qui sépare les lapins, minorité opprimée, de ses personnages humains. Le lapin anthropomorphe apparaît comme une invention aussi absurde qu’ambiguë, ouverte à toutes les lectures : de cette ambiguïté propre à l’allégorie émane la richesse du texte littéraire. Ainsi, cette projection fluide de l’altérité qu’incarne le lapin dans The Constant Rabbit est propice à la spéculation. Dans la mesure où les figures d’autorité représentées dans le roman agissent de manière coercitive envers toute forme de marginalité35, le lapin pourrait tout aussi bien renvoyer ici à l’étranger ou au migrant, à tout groupe ethnique ou religieux socialement minoritaire au Royaume-Uni, au « déviant » sexuel qui ne se conformerait pas à une culture mainstream (pléonasme) voire hétéronormée, ou tout simplement à l’animal « réel » dans une logique antispéciste. Fforde semble pleinement conscient des innombrables possibilités d’identification que recèlent ses créatures : « […] the rabbits, very much a “Demonized Minority Other36,” […]. » Notons que Fforde, par ce terme englobant, semble assigner à l’Autre un statut de victime, « diabolisée » par un groupe dominant ou par un certain système politique ; à ce propos, l’expression « léporiphobie », comme toute phobie caractérisant un être humain, évoque une peur active, à mi-chemin entre la crainte et la haine, de l’altérité : le lapin, objet de dégoût, devient alors source et objet d’abjection pour l’humain. Afin de déterminer les diverses causes possibles qu’évoque pour le lecteur le traitement des lapins dans The Constant Rabbit37, je m’intéresserai tout d’abord à la représentation de la sexualité des lapins, indissociable des questions de genre (et du rapport « inter-espèces ») dans le roman, avant d’étudier le discours moins équivoque de Jasper Fforde sur la xénophobie au Royaume-Uni.
Les lapins sont proverbialement associés à une sexualité débridée : dans le langage courant et familier, l’expression « to breed like rabbits » (« se reproduire comme des lapins ») témoigne de cette représentation populaire. Fforde exploite abondamment ce stéréotype. Dès la scène d’ouverture du roman, située dans une bibliothèque municipale, le personnage de Constance Rabbit est autant défini par son goût pour la littérature que par une certaine désinhibition sexuelle :
‘I’m after Rabbit and Rabbitability,’ she said. ‘Like Austen’s classic but more warren-based and with a greater emphasis on ears, sex, carrots, burrowing and sex.’
‘You said sex twice.’
‘Yes,’ said Connie, blinking twice, ‘I know38.’
Si la parodie du titre du roman de mœurs Sense and Sensibility de Jane Austen, davantage réécrit que traduit dans la langue des lapins (le « Rabbity »), désacralise au passage un monument du patrimoine littéraire britannique, la réaction du narrateur semble autrement signifiante. Le commentaire métalinguistique d’un Peter Knox quelque peu mal à l’aise occasionne ironiquement une répétition supplémentaire du terme « sex », qui attire l’attention du lecteur sur la place qu’occupe la sexualité dans la culture des léporidés. En outre, le langage corporel de Mrs. Rabbit tend à renforcer l’idée d’une vie sexuelle sans complexes, qui ne s’inscrit pas dans le cadre idéologique rigide du village de Much Hemlock. Les lapins ffordiens seraient donc un exemple de déviance, au sens psychosociologique de « transgression, par […] un groupe, des codes sociaux ou des normes sociales en vigueur dans le milieu où il vit39 ». Plus loin dans le récit, le même personnage féminin assume ses pratiques adultères en présence de son voisin à nouveau décontenancé par une telle franchise : « I’m having an affair and I wanted to make a call without Clifford overhearing. It’s with Rupert Rabbit.40 » Dans cette révélation abrupte, les choix onomastiques de l’auteur jouent sur l’intertextualité avec le roman, scandaleux en son temps, de D. H. Lawrence : L’Amant de lady Chatterley41. Les prénoms « Constance » et « Clifford » (Mr. Rabbit) renvoient en effet aux personnages de l’héroïne éponyme et de son époux sexuellement impuissant, Sir Clifford Chatterley. Par ailleurs, « Connie » Rabbit est associée à une autre grande histoire d’adultère(s) : Madame Bovary, cité deux fois dans le roman, serait une œuvre littéraire de prédilection pour les lapins : « Madame Bovary is a firm favourite – kind of racy, you see – Emma would have made a fine rabbit42. » C’est bien la dimension « osée » (« racy ») du roman de Flaubert qui importe à l’auteur, et non, par exemple, sa portée satirique. D’après ces deux références à des œuvres majeures subversives incorporées à la pop culture représentée par Jasper Fforde, le lapin – de genre féminin en particulier – est associé à l’idée de non-conformité par rapport à la norme bourgeoise, et à la transgression des interdits sociaux.
Le corps du lapin ffordien semble également problématique dans le roman. Bien que l’auteur ne s’appesantisse pas sur l’anatomie des lapins, quelques passages suggèrent des similitudes physiques significatives avec l’espèce humaine : la ressemblance apparaît pour le moins déstabilisante. Ces créatures, « trop » ou « pas assez » différentes aux yeux des humains, comme le souligne la récurrence de l’adjectif « humanlike », constituent pour ces derniers un objet de désir coupable : « Her figure, like those of nearly all female anthropomorphised rabbits, was very humanlike, with bulges and curves in all the right places43. » D’après cette description suggestive, Constance Rabbit cristallise les fantasmes sexuels éprouvés par les humains, au-delà du tabou que représentent les relations « inter-espèces ». La tentation éprouvée par des personnages aussi léporiphobes que les frères Mallett, garants de la respectabilité du village, dépasse leur répulsion envers ce corps hybride dans une scène où le double discours, entre rhétorique puritaine et pulsion scopique, s’exprime pleinement face au corps dénudé de Mrs. Rabbit prenant un bain de soleil, toute exposée aux regards concupiscents de ces militants pour la suprématie des hominidés44. Dès lors, Much Hemlock, bastion des idées conservatrices, devient un endroit infréquentable (« a hotbed of base, lewd and depraved behaviour45 ») en dépit – ou en raison – de cette fascination inavouée pour l’anormal qui perturbe les villageois. La question du degré de ressemblance avec l’homme se pose tout autant pour le lapin mâle, également concerné par cette sexualisation :
Rabbits rarely wore any clothes from the waist down as it restricted movement and the ability to hop. This was of little consequence to the females, who routinely wore skirts, dresses and, if no bouncing was planned, culottes, but to the males, who in one very notable respect were extremely humanlike indeed, had to disguise their trouserless modesty beneath a series of discreet items of apparel whose ingenious complexity is not within the scope of this book46.
Dans ce commentaire du narrateur, l’euphémisme « extremely humanlike indeed », dont l’apparente désinvolture est contredite par l’adverbe intensificateur, est indéniablement chargé d’une connotation sexuelle qui tend à présenter les lapins de sexe masculin comme des rivaux potentiels pour les humains. L’auteur, à travers son narrateur, semble toutefois fuir la description exhaustive : il prend immédiatement du recul, survole les aspects les plus triviaux, et se contente de sous-entendre les spécificités physiques de ces corps hors normes (« not within the scope… »). Face à l’hypersexualité supposée des lapins, l’existence de relations inter-espèces, non sanctionnées sur le plan légal mais réprouvées par la bien-pensance tournée en dérision dans The Constant Rabbit, suscite chez les humains des réactions extrêmes : des expressions telles que « demonstrable moral turpitude », « lewd and unnatural associations » et « female rabbits […] beguiling humans into depravity » illustrent cet interdit moral intégré à un discours normatif47. Afin de réprimer les rapports inter-espèces, une solution serait la réification de ces créatures à la taxonomie instable : lorsque la situation l’exige, les lapins sont parfois traités comme des objets (« live game », « off-colony material48»), ce qui neutralise leur potentiel subversif.
Dans le monde construit par Fforde, le lapin n’est pas la seule minorité déconsidérée. Le passage réflexif ci-dessous résume le mode de pensée essentialiste des frères Mallett. Le narrateur y énumère des exemples qui laissent transparaître la visée satirique de l’auteur et nous renseignent sur l’usage du stéréotype culturel dans le roman :
It wasn’t just foreigners or rabbits, either: they had an intense dislike for those whom they described as ‘spongers’ […] and other groups that they felt were deeply suspect, such as VW Passat drivers: ‘the car of smug lefties’. Added to that was anyone who was vegetarian, or wore sandals, or men with ‘overly vanitised’ facial hair – or women who wore dungarees, spoke loudly and had the outrageous temerity to suggest that their views might be relevant, or worse, correct49.
Dans cette liste disparate de « parasites » (« spongers »), qui nous renvoie à l’expression ffordienne « Demonized Minority Other », le narrateur associe la léporiphobie aux discriminations vécues par des minorités sociales plus ou moins reconnues, de l’étranger au bourgeois bohème conduisant un certain type de véhicule (d’après l’expression péjorative « smug lefties »), en passant par le végétarien. De manière plus politique, ces quelques lignes témoignent, assez explicitement, d’un biais empathique de la part de l’auteur envers toute personne dont l’apparence physique ne correspondrait pas aux normes en vigueur dans cette société britannique fictive. Il serait donc possible d’interpréter le personnage léporidé comme une projection allégorique contribuant à déconstruire les stéréotypes de genre par le biais de l’anthropomorphisme. En effet, cette préoccupation, certes périphérique, est perceptible dans la fiction de Fforde, de plus en plus marquée par une certaine sensibilité aux questions queer (entendues ici au sens inclusif de pratiques sociales non-conformes aux représentations de l’hétérosexualité assimilée à une norme, d’après la réflexion développée, notamment, par Judith Butler50). L’étrangeté attribuée par l’auteur à ses anomalies animées fait écho à des discriminations basées sur l’écart par rapport aux stéréotypes de la masculinité et de la féminité : ainsi, la tournure binaire « men with ‘overly vanitised’ facial hair – or women who wore dungarees » aborde, non sans simplisme, l’idée d’une « performance » corporelle allant à l’encontre des normes sociales. Le traitement des lapins ffordiens, au-delà de leur sexualité hors normes, serait donc, pour le lecteur, un vecteur d’empathie à l’égard d’autres manifestations de l’ « anormal ».
Enfin, dans The Constant Rabbit, sexe et politique sont indissociables. Si, dans la sphère privée, la liaison (davantage fantasmée que concrétisée) entre Constance Rabbit et le narrateur est biaisée par un certain degré de manipulation à des fins militantes, il s’agit ici de s’arrêter sur la représentation de la sexualité des lapins en tant qu’arme démographique et idéologique à l’échelle nationale. En raison du fort taux de reproduction de ces créatures, les principaux antagonistes du roman verbalisent régulièrement leur croyance en l’avènement d’un « Grand remplacement51 ». Bon nombre d’humains redoutent un bouleversement culturel qui affecterait leurs pratiques sociales (alimentaires et religieuses) et aboutirait à la fin de la suprématie humaine : une « explosion de portées ». Cette théorie identitaire et conspirationniste d’extrême-droite, théorisée à travers le néologisme ffordien « LitterBombing », est étayée de manière peu scientifique. Des institutions plus léporiphiles balaient ces arguments démographiques et culturels :
The Council of Coneys branded the LitterBomb notion ‘patently ridiculous’, along with other leporiphobic conspiracy theories, such as a desire for ‘Universal Veganism’, a change to running the country ‘the Rabbit Way’ and a wholesale switch to the worship of Lago, the rabbit goddess52.
La polysémie du terme « litter » permet une autre lecture de l’expression « LitterBombing » : « a litter of rabbits » n’évoque pas seulement une portée de lapereaux, mais également des déchets organiques (la litière pour animaux domestiques53) . Dans un sens plus répandu, « litter » renvoie à toutes sortes de détritus, ce qui met en évidence la vision réprobatrice d’une sexualité débridée, et un nouvel exemple de réification du lapin ffordien. Mr Ffoxe, personnage anthropomorphe dont l’espèce est associée au camp des dominants, livre un discours similaire. L’idée de corruption – ou de pollution – du système humain par des lapins aux mœurs légères (« promiscuity ») y est résumée par des arguments spécieux illustrant la ruse proverbiale du renard :
‘[…] it’s majoritisation, assimilation and domination. And they could win out, if left unchecked. Promiscuity is not just their raison d’être, it’s their secret weapon. […] Before you can say Lapin à la cocotte you’ll be outnumbered, outvoted in your own nation, working for a rabbit, taking orders from a rabbit, worshipping at their altar and living the lapine way – it’ll be lettuce for supper, dinner and tea. Do you want that54?’
Cette série d’affirmations à valeur performative dénote non seulement la crainte d’une évolution des normes sociales définies par la majorité, mais aussi le détournement satirique, par l’auteur, d’une certaine rhétorique xénophobe. Davantage que les ambigüités sexuelles projetées sur le lapin, l’humour teinté d’ironie et l’exagération caractéristique de l’écriture ffordienne illustrent avant tout une volonté de préserver l’ordre établi dans ce Royaume-Uni dystopique.
Sans contredire les autres interprétations possibles du roman, la réception de The Constant Rabbit en tant que réflexion sur le racisme et la xénophobie reste la piste de lecture la plus probable et la plus exploitée, voire balisée, par Jasper Fforde. Il est à présent nécessaire de préciser les spécificités nationales qui contribuent à l’intérêt du roman. Dans ce récit reposant sur des postulats absurdes, sur fond de politique-fiction, l’apparition des lapins ffordiens ne résulte pas d’un phénomène mondial : il s’agit d’un événement circonscrit aux frontières du Royaume-Uni. Pour paraphraser et détourner un passage du roman posthume d’E. M. Forster, « Britain has always been disinclined to accept rabbit nature55. La condition sociale et l’avenir des lapins sont intimement liés à une période de crise nationale : Fforde amplifie, déforme et réorganise de nombreux éléments puisés dans le réel. L’intrigue de The Constant Rabbit se déroule dans un Royaume-Uni post-Brexit, gouverné par un Premier ministre au nom évocateur : Nigel Smethwick. Cette référence transparente à la personnalité politique Nigel Farage, ancien dirigeant du UKIP (UK Independence Party) puis chef du Parti du Brexit56, se double d’un clin d’œil à la ville de Smethwick, dans les West Midlands, dont la circonscription fut en 1964 le théâtre d’un affrontement politique violent entre le parti travailliste et un parti conservateur à la rhétorique anti-immigration désinhibée. Le biais idéologique sur lequel reposait la campagne du parti conservateur aux élections législatives de Smethwick est résumé par son slogan à rime consonantique simpliste ouvertement raciste : « If you want a nigger for a neighbour, vote Labour57. » L’intertexte politico-historique revêt donc une dimension étonnamment militante compte tenu du genre choisi, voire interventionniste contrairement aux précédents romans de Fforde. L’auteur justifie longuement son projet littéraire dans un entretien promotionnel, et détourne au passage l’intertexte shakespearien pour commenter le réel :
Something is Rotten in the State of Albion, and I thought looking at this issue from the viewpoint of one who has wholly yet unknowingly benefitted from a discriminatory society seemed a good idea — but through the allegorical medium of rabbits58.
S’il ne semble pas pertinent de développer ici les implications politiques et civilisationnelles du roman au prisme du discours sociétal critique et anti-raciste que l’auteur souhaiterait transmettre, j’aborderai du moins le regard porté par Fforde sur la peur de l’altérité à travers son allégorie animalière.
Dans une société britannique de plus en plus insulaire, repliée sur elle-même et polarisée sur le plan idéologique, il s’agit de réguler, d’asservir, de lyncher, voire d’éradiquer les lapins. C’est du moins le projet du parti au pouvoir dans le roman : le UKARP, « UK Anti-Rabbit Party59 » (« Parti pour un Royaume-Uni Sans Lapins » ou « Parti Nationaliste Anti-Lapins »). Cet avatar fantasque du UKIP alimente le fantasme national de « LitterBombing » et mène, de toute évidence, une politique léporiphobe et ségrégationniste. Le parti de Nigel Smethwick s’évertue à reloger des centaines de milliers de lapins – qu’ils vivent en colonie ou cohabitent avec l’espèce humaine – dans une immense garenne artificielle (« MegaWarren ») isolée du monde des humains et, détail non négligeable, en marge de l’Angleterre : au pays de Galles, territoire périphérique par excellence60.
Les préjugés spécistes des habitants de Much Hemlock, village cosy dont l’onomastique évoque l’idée de toxicité (« une forte dose de ciguë ? »), illustrent, au sein d’un microcosme, une vision décliniste du Royaume-Uni qui se concrétise, dans leur langage et dans leurs actes mesquins, par la répression immémoriale de la marginalité : « the village had the dubious distinction of having convicted and burned more witches than any other English town in history61 ». L’idée de chasse aux sorcières témoigne d’un malaise collectif face au surgissement de l’anomal : au-delà du lapin, tout corps étranger faisant irruption dans cette « bonne » société, dont les citoyens les plus stéréotypés ne rêvent que de remporter le concours de la maison la plus fleurie (« Spick-and-Span award »), relève de l’anomal au sens pathologique d’éruption, de fièvre, ou de maladie: « Celles qui n’ont aucun caractère particulier, qu’on ne peut rapporter à aucune espèce connue (Littré-Robin 186562) ».
D’après ce monde fictionnel dont les maux sont inspirés de l’actualité politique et de l’histoire des tensions raciales au Royaume-Uni, force est de constater que le racisme semble être la cible principale de Jasper Fforde. Les personnages humains du roman se définissent régulièrement par la négation de toute haine de l’Autre, suivie d’une formule concessive qui modalise leur propos jusqu’à saper la crédibilité de leur affirmation (« Je ne suis pas spéciste, mais… »), comme l’illustrent ces propos de Nigel Smethwick : « ‘The Rehoming policy is not leporiphobic, it is simply in the best interests of all our species groups. We like rabbits, […] but we like compliant rabbits the most, in a homeland that best suits their needs63.’ » L’usage du terme paradoxal « homeland » rappelle, dans l’imaginaire postcolonial, des politiques de déplacement et de ségrégation raciale menées, notamment, en Afrique du Sud sous l’apartheid. Il renvoie donc à la confiscation d’un territoire par un régime inégalitaire, processus qui assigne aux personnes indigènes le statut d’étrangers en leur propre « terre natale ». La politique migratoire menée par le UKARP exprimerait donc, métaphoriquement, une condition universelle, définie par l’emprise de la norme institutionnelle représentée et dictée par le dominant. Dans son traitement de l’intrigue principale, Fforde fustige la complicité, la complaisance et la contribution plus ou moins passives du narrateur, rouage apparemment inoffensif d’un système injuste. À la prise de conscience tardive, par le personnage, de sa responsabilité morale, s’ajoute un sentiment de culpabilité face au traitement coercitif de l’espèce des léporidés. Ainsi, l’auteur semble reprendre à son compte un des grands préceptes du roman Watership Down : « To watch another in danger can be almost as bad as sharing it64. »
Il est permis de douter de l’efficacité de l’allégorie ffordienne sur le réel : aussi sincère et bienveillant soit-il, le discours à visée interventionniste de l’auteur demeure quelque peu virtuel. Certes, l’auteur déconstruit méthodiquement le rapport entre dominant et dominé en multipliant les traits d’esprit, ce qui contribue à étayer, par le biais du ludique, son affirmation d’un dysfonctionnement global du Royaume-Uni. Toutefois, la valeur allégorique protéiforme du lapin anthropomorphe, création extrêmement « inclusive », amène parfois le lecteur à se demander quelle est l’intention première de l’auteur, ce qui tendrait à diluer le mordant de la satire et donc sa portée politique – ou, au contraire, conférerait à ce discours crypté l’efficacité quasi universelle assurée par un tel potentiel d’identification.
La tentative de masquer l’humain derrière l’animal dans The Constant Rabbit atteint une dimension subversive sur un plan plus intimiste : Fforde entretient indubitablement un rapport empathique envers toute manifestation de l’ano(r)mal dans sa fiction. En d’autres termes, Fforde ne valide pas plus les normes qu’il ne les rejette, mais expose avec humour leur caractère intrinsèquement arbitraire, voire absurde. Sa prose interroge les choix et les comportements propres à chaque groupe ou à chaque individu, en privilégiant l’étonnement à la tentative de réconciliation ou de « normalisation ». À travers le cheminement du personnage de Peter Knox, héros ordinaire voire parangon de normalité, l’auteur exalte l’éveil progressif à un mode de vie, à des valeurs et à un désir hors normes.
Conclusion
En définitive, le traitement de l’altérité dans The Constant Rabbit irait à l’encontre du « fanatisme » inhérent à toute forme de militantisme, pour reprendre les propos iconoclastes du philosophe Clément Rosset :
« […] cette pensée éminemment terroriste, quoique présentée depuis deux siècles comme éminemment libérale et progressiste, selon laquelle les hommes sont les « semblables » les uns des autres. Rien de plus fâcheux en effet, ni de plus dangereux d’ailleurs pour ceux qui en sont les apparents bénéficiaires, que cet aveu de similitude et de fraternité universelles : car, de ce que cet homme doit être tenu pour mon semblable, il s’ensuit nécessairement qu’il doit penser ce que je pense, estimer bon ce que j’estime être bon ; et, s’il se rebiffe, on le lui fera savoir de force. C’est pourquoi le fait de reconnaître en l’autre son semblable constitue toujours moins une faveur qu’une contrainte et une violence65. »
Le dénouement surprenant du roman fait écho au discours rossétien sur la similitude. Au terme d’une bataille épique entre le camp léporiphobe (les humains suprémacistes et leurs alliés, les renards) et les lapins (soutenus par le personnage principal et par d’autres humains), un deus ex machina provoque un événement tout aussi aberrant que le « Great Anthropomorphising Event » : « the Reversion » (« la Rétrogradation »), processus qui transforme les lapins anthropomorphes en « simples » animaux. Par cette métamorphose, « retour à la nature » chargé d’une forte ambigüité métaphorique, les lapins du roman renoncent à leur part d’humanité et rejoignent pleinement l’animalité : « Not entirely gone, of course, just back to the part of themselves they had chosen to be, rejecting everything that made them human66. » Au-delà de son utilité (ou de sa facilité) narrative, cette fuite libératrice – devenus pleinement « autres », les lapins échappent totalement aux normes en vigueur dans la société humaine – laisse à penser que Fforde postule l’existence de spécificités incompatibles entre différentes espèces ou différents groupes sociaux. Ainsi, l’auteur semble douter de la possibilité d’une coexistence pacifique entre une majorité identitaire et une minorité « autre ». Non sans ironie, la disparition d’un million de créatures « humanlike » dont il s’agirait de mesurer l’écart par rapport à la notion de « humanfulness » (pour prolonger le néologisme ffordien) provoque la chute du parti au pouvoir, incapable d’adapter ses velléités xénophobes à une société dépourvue de lapins humanoïdes67.
Par le recours à l’allégorie animalière, Jasper Fforde s’oppose évidemment au rejet viscéral de l’Autre mais, malgré l’apparente naïveté de son récit, refuse un certain angélisme progressiste qui tendrait à imposer aveuglément l’idée, autrement normative, de « fraternité universelle ». L’auteur propose une voie alternative étonnante : un regard non surplombant, foncièrement amusé mais discrètement pessimiste, sur l’hybridité.