Dans les dernières années du règne de Louis xiv se développe l’opéra-comique, genre dramatico-musical représenté à l’origine par des troupes foraines et dont la poétique repose principalement sur une contrainte : ne pas empiéter sur le privilège de l’Académie royale de musique, seule habilitée à représenter en son sein des pièces intégralement musicales, ni sur celui de la Comédie-Française, qui détient le monopole des pièces déclamées en cinq actes. L’opéra-comique, dans l’espace laissé vacant par les deux institutions privilégiées, se construit sur l’alternance de passages dialogués et d’airs chantés qui sont, dans un premier temps, des « vaudevilles ». Ces derniers sont des airs associant des paroles nouvelles à une musique préexistante empruntée principalement à la chanson populaire ou à l’opéra. De ce fait ils placent l’opéra-comique sous le signe de l’allusion et du second degré, propices à la parodie, à la raillerie et à la dégradation burlesque. « Et le vaudeville grossier et licencieux fera les délices de ton esprit, et tu le trouveras délicat1 », annonce le « petit prophète de Boehmischbroda2 » au peuple parisien frivole, qu’il tente de mettre en garde contre la trivialité du procédé et le mauvais goût de ceux qui l’apprécient. Auguste Font voit dans cette forme d’opéra-comique appelée « comédie en vaudevilles » une expression de l’esprit de la Régence, caractérisé selon lui par l’ennui, le goût du scandale, la fausseté et la corruption des sentiments3. Sous la Régence, écrit-il, « on raillait le sentiment, on affectait de ne pas aimer4 ».
Dans les années 1750, alors que les Lumières sont en plein essor, le genre de l’opéra-comique se renouvelle, principalement sous l’impulsion des époux Favart. Les vaudevilles y sont de plus en plus concurrencés par les ariettes, chantées sur une musique originale, conçue par un compositeur qui collabore avec le librettiste. Les ariettes permettent, contrairement aux vaudevilles, de s’adapter au texte du livret et aux situations vécues par les personnages. Elles peuvent imiter ou approcher les inflexions de la voix parlée, pour exprimer la sensibilité des personnages et la vérité de leurs émotions. « M. Sedaine a créé cette comédie en musique qui a pris la place de l’ancien opéra-comique français. Ce genre détestable n’était pas moins odieux aux gens de goût qu’à ceux qui comptent l’honnêteté publique pour quelque chose5 », écrit Grimm dans la Correspondance littéraire en 1764, signe que la comédie mêlée d’ariettes, forme nouvelle d’opéra-comique qui concurrence désormais très largement la comédie en vaudevilles, répond chez lui à des attentes que le genre, jusque-là, ne satisfaisait pas6.
Toutefois l’apparition des ariettes ne met pas un terme définitif à la réputation de trivialité attachée au genre : en 1769, alors que la comédie mêlée d’ariettes entre dans sa phase de plein développement, Voltaire écrit :
L’opéra-comique n’est autre chose que la foire renforcée. Je sais que ce spectacle est aujourd’hui le favori de la nation. Mais je sais aussi à quel point la nation s’est dégradée. Le siècle présent n’est presque composé que des excréments du Grand Siècle de Louis xiv7 .
L’opéra-comique, quelle qu’en soit la forme, serait le signe d’une disparition du bon goût, d’une impureté, d’une souillure, qui semblent moins liées au registre employé (si les vaudevilles sont souvent railleurs et triviaux, c’est bien moins souvent le cas des ariettes) qu’à la disparition d’une époque dont Voltaire est nostalgique. Comment interpréter les accusations persistantes de souillure qui visent l’opéra-comique mêlé d’ariettes, alors même que les ariettes évacuent la raillerie au profit de l’expression sensible, au point que le compositeur André Grétry est accusé « de faire pleurer à l’opéra-comique8 » ?
Un genre monstrueux
Révolté contre la futilité des Parisiens, le Petit Prophète de Boemischbroda ne se contente pas de condamner le registre bas dans lequel les vaudevilles cantonnent l’opéra-comique avant l’apparition des ariettes, mais s’en prend plus précisément à la dénomination du genre : « Et tu courras, dans la frénésie de ton esprit, à un spectacle qui me dégoûte, et tu l’appelleras, dans la bêtise de ton entendement, opéra-comique, lorsque ce n’est pas un opéra, et lorsqu’il n’est pas comique, et tu auras le malheur de t’y plaire », dit-il. Grimm exprime sa réprobation à l’égard d’un genre dont l’appellation trahit selon lui une identité flottante, renvoyant à deux genres préexistant sans respecter apparemment les codes d’aucun des deux. L’opéra-comique, comme son nom l’indique, se situe au croisement de l’opéra et du théâtre, représentés respectivement par les airs chantés et les dialogues parlés qui s’y succèdent. Mais surtout, l’association des termes « opéra » et « comique » scelle l’union d’un genre noble – l’opéra français étant principalement représenté au xviiie siècle par la tragédie en musique, genre héroïque donné exclusivement sur la scène privilégiée de l’Académie royale de musique – et d’un genre considéré comme inférieur dans la hiérarchie encore en vigueur à l’époque, à savoir la comédie.
Ce mariage de l’élevé et du bas vaut à l’opéra-comique mêlé d’ariettes d’être considéré par Voltaire comme une « espèce de monstre bizarre, né des opéras-ballets, et des plus basses comédies9 ». Et Grimm encore, dans La correspondance littéraire datée du 1er avril 1769, écrit à propos d’une comédie mêlée d’ariettes de Sedaine et Monsigny : « Si j’écoute le plus grand nombre de nos juges, ils me diront presque tous que Le Déserteur est une espèce de monstre dramatique, et que ce mélange du tragique et du comique est barbare10 ». Comme le remarque Michel Hansen dans une étude consacrée au roman rabelaisien, « poser le problème du monstrueux n’est pas une question innocente. En effet tout monstre présuppose une norme, une loi. Poser le monstre, c’est donc poser la loi11 ». Si le terme de « monstre » désigne ce qui est bâtard, hybride, produit impur d’une union entre des éléments mal assortis, alors la norme se situe du côté de l’unité et de la pureté, prônées par les théoriciens du classicisme, qui imposent à chaque genre une identité claire et sans mélange : selon la doctrine classique, qui influence encore la réception théâtrale au xviiie siècle, c’est l’unité qui fait loi et c’est sur elle que repose le bon goût, plus que sur l’élévation du style12.
Or la comédie mêlée d’ariettes se caractérise par une pratique du mélange, à plusieurs niveaux : du mélange des moyens d’expressions (dialogues parlés, airs chantés) découle un mélange des registres (les ariettes introduisent le registre pathétique au sein d’un genre comique). Cette absence d’unité induit une progression dramatique discontinue, organisée selon une juxtaposition de tableaux dont l’enchaînement semble parfois gratuit du point de vue des règles classiques. Toutefois cette discontinuité formelle, structurelle, poétique, est le moteur d’une continuité et d’une cohérence qui ne se déploient pas dans la linéarité du texte, mais dans un champ qui suscite la méfiance voire la réprobation des théoriciens classiques : celui de l’image.
« Ce qui monstre quelque chose »
La comédie mêlée d’ariettes qui se développe à partir des années 1750 est le reflet d’une mutation de la pensée théâtrale à l’œuvre dès le premier tiers du xviiie siècle sous l’impulsion d’auteurs comme Destouches ou Nivelle de la Chaussée, qui dissocient la comédie du rire. Leurs pièces se distinguent de la tragédie en ce qu’elles représentent des personnages animés de préoccupations d’ordre privé. Le personnage comique n’y a plus le rôle d’un repoussoir aux dépens duquel se fédère la communauté des rieurs ; il devient un personnage touchant, qui suscite l’adhésion des spectateurs au gré d’un processus de contagion émotionnelle. La sensibilité est ainsi mise à l’honneur par un théâtre qui cherche à solliciter directement les sens, sans passer par la raison. Il s’agit de penser le théâtre comme un spectacle, en se détournant de toute une « tradition logocentrique », pour accorder une place centrale à ce que le papier ne peut jamais rendre13 », c’est-à-dire à la « théâtralité14 ».
S’adresser directement aux sens, sans passer par le filtre de la raison, doit permettre de saisir le spectateur physiquement, dans son corps. Or le mélange, l’hybridité et la discontinuité qu’ils produisent, sont précisément des procédés susceptibles d’agir sur le spectateur de manière sensible. Dès l’époque classique, certains effets de discontinuité sont d’ailleurs considérés comme favorables à l’efficacité du spectacle. Ils sont admis notamment dans le genre de la tragédie en musique, où la présence permanente de la musique nécessite des variations d’intensité plus marquées que dans le théâtre déclamé. La musique agissant sur les sens de manière plus directe que ne le font les dialogues déclamés, elle induit en effet un état de tension émotionnelle dans lequel il n’est pas possible de maintenir durablement le spectateur, sous peine de le placer dans une situation qui deviendrait désagréable et donc de nuire à l’efficacité du spectacle15. « C’est par le contraste et la variété de ces caractères, mêlés avec des passions plus fortes, que la mélodie enchante l’oreille, sans la rassasier jamais », affirme Marmontel dans ses Éléments de littérature. Grimm précise que l’alternance entre comique et pathétique est indispensable à la progression vers un moment de comble émotionnel qui ne peut être amené que « par degrés » :
[L]a passion a ses repos et ses intervalles, et l’art du théâtre veut qu’on suive en cela la marche de la nature. On ne peut pas au spectacle toujours rire aux éclats, ni toujours fondre en larmes. Oreste n’est pas toujours tourmenté par les Euménides : Andromaque, au milieu de ses alarmes, aperçoit quelques rayons d’espérance qui la calment : il n’y a qu’un pas de cette sécurité au moment affreux où elle verra périr son fils ; mais ces deux moments sont différents, et le dernier ne devient que plus tragique par la tranquillité du précédent.
Sedaine en fait l’expérience avec beaucoup d’audace dans Le déserteur (1769)16, créant ainsi ce que ses détracteurs risquent fort de désigner selon Grimm comme un « monstre dramaturgique ». Sedaine va dans cette pièce jusqu’à confronter brutalement les contraires en plaçant dans la même cellule Alexis, un jeune soldat qui écrit une lettre d’adieu à sa fiancée car il vient d’être injustement condamné à mort, et Montauciel, un ivrogne analphabète qui essaie de déchiffrer un billet sur lequel est inscrit « vous êtes un blanc-bec ». Le contraste ne peut être plus extrême entre la situation d’Alexis, qui confine au tragique, et celle de Montauciel, qui relève de la farce. Ces deux situations sont caractérisées l’une après l’autre par une ariette pathétique puis une ariette comique, présentant successivement deux personnages animés simultanément de sentiments opposés. Les effets sensibles produits par la cohabitation des deux personnages dans la même cellule ne sont perceptibles que dans le moment de la représentation. De même l’effet produit par le basculement du comique au pathétique est programmé par le livret mais se trouve considérablement accru par la musique. Dans Zémire et Azor (1771)17, adaptation de La belle et la bête par Marmontel et Grétry, le contraste est saisissant entre les préoccupations triviales d’un valet peureux et les larmes pathétiques du marchand Sander, qui pleure sa fille Zémire dont l’effrayant Azor a fait sa prisonnière. Ce contraste est redoublé par l’alternance de deux décors, le palais d’Azor et la chaumière de Sander. Tous les changements de décors s’opèrent à la faveur d’un phénomène merveilleux qui permet le déplacement des personnages : quand Sander et son valet quittent le palais d’Azor, c’est sur un nuage dont le vol est exprimé par une « symphonie18 », après quoi « le théâtre change et représente l’intérieur de la maison de Sander19 ». Quand, un peu plus tard, Azor consent à laisser Zémire voir son père et ses sœurs, c’est à travers un tableau magique20 qui fonctionne comme une fenêtre ouverte au sein du palais sur la chaumière du marchand. Les acteurs qui apparaissent dans le tableau sont placés derrière un voile de gaze et accompagnés par des instruments eux-mêmes cachés derrière la scène. Les deux lieux, éloignés géographiquement, sont alors réunis sur scène grâce aux artifices du spectacle.
Le fonctionnement de ces dispositifs dramaturgiques est conçu et décrit au xviiie siècle grâce au détour par la peinture, qui offre aux dramaturges le modèle d’une expression non-verbale, dont l’action s’exerce dans l’instant :
Soulignant l’énergie que les pièces de théâtre tirent de leur représentation, Dubos désigne, bien au-delà de la simple doctrine de l’imitation, leur parenté avec la peinture. A la représentation, le mot (et avec lui le poème dramatique) retrouve une « énergie naturelle, c’est-à-dire, une propriété particulière, pour signifier la chose dont il n’est cependant qu’un signe institué ». C’est l’énergie de la parole des enfants, celle de la peinture, qui use de « signes naturels »21.
Cette énergie picturale de la représentation est mise au service d’effets spectaculaires, qui visent à communiquer au spectateur de manière sensible l’émotion des personnages. La confrontation de situations contrastées, dans Le déserteur, produit ainsi un tableau saisissant, dont le caractère construit et artificiel suscite paradoxalement une émotion vraie : dans la définition du tableau dramatique construite par Diderot à partir d’une référence à la peinture, « Naturel et vérité se trouvent […] fondés non pas sur quelque plongée référentielle, mais sur un effet dans l’art, un effet d’art22 ». Le spectateur, saisi par une scène qui l’expose comme dans la vie à des émotions contrastées, est à la fois touché au vif par le sort d’Alexis, et préservé d’une émotion trop douloureuse par la présence de Montauciel. Dans Zémire et Azor, le tableau magique, dans lequel apparaissent le marchand et ses filles éplorés, permet à Zémire d’observer les siens à leur insu. L’artifice, du fait de la dissonance sur laquelle il repose, matérialise la séparation et invite les spectateurs à partager l’émotion des personnages que le sort a éloignés les uns des autres.
Par la confrontation d’espaces éloignés ou d’émotions contraires, qui produisent un moment de forte théâtralité, il s’agit bien de s’affranchir des codes de la représentation classique, reposant sur une action linéaire et évolutive – qui se noue, se développe puis se dénoue. S’élabore une dramaturgie de l’immédiateté dont l’effet se prolonge au-delà de la représentation, l’idée étant que « l’art est tout aussi peu représentation que compréhension d’un étant objectif. […] L’art tend plutôt à saisir gestuellement la réalité, seulement pour rebondir avec elle, dans l’instant du contact23 ». Ces moments d’intense théâtralité visent moins à restituer l’expérience vécue par les personnages, que l’effet produit sur eux par cette expérience. Ils doivent impressionner le spectateur, c’est-à-dire s’imprimer en lui ; ils doivent frapper directement son imagination, définie par Diderot comme sa « capacité d’“imager24ˮ », c’est-à-dire de fabriquer des images – là où le théâtre classique passait par la médiation d’un discours imageant, dont le récit de Théramène est un exemple bien connu25. De tels moments passent pour monstrueux parce qu’ils s’adressent aux sens, exploitant les ressources du spectaculaire pour rendre sensible ce que l’esthétique classique entendait réserver à la raison : pour les poéticiens classiques en effet, « le visible paraît dépositaire d’une énergie si forte qu’elle doit être éloignée […] L’émotion et la sensibilité authentiques ne doivent naître que grâce à l’hypotypose dans la langue26. » C’est « dans la langue », indirectement, que Théramène présente le monstre, qu’il ne faut pas montrer sous peine de saisir trop violemment le spectateur et de le priver de l’usage de sa raison. Et comme le souligne Pierre Frantz,
Ce n’est pas d’abord affaire de rhétorique, mais de morale, de Weltanschauung chrétienne, du moins augustinienne et janséniste. Lorsque le voir est perçu dans sa dimension sensuelle et passionnelle, lorsqu’il met en jeu le cœur et les sens, il révèle sa nature pulsionnelle. Qu’on se souvienne de l’immédiateté qui caractérise, chez Racine, le rapport du regard et de la passion : « Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue. » La vue porte en elle la violence du péché27.
Les débats sur la place de l’image au théâtre ravivent les liens qui unissent depuis leur origine les mots « monstre » et « montre », dont le Trésor de la langue française souligne encore dans son édition de 1606 qu’ils forment un doublet : « Monstre : […] tantost est feminin, et la lettre s ne s’y prononce point, et signifie en general ce qui endite et monstre quelque chose28 ». Parce qu’elle rend présent de manière sensible, par la musique, la pantomime, les changements de décors et la juxtaposition de scènes contrastées, ce qui devrait passer par le filtre de la raison, la comédie mêlée d’ariettes « montre » ce qu’il faudrait suggérer. De ce fait, c’est au sens étymologique du terme qu’elle est perçue comme un « monstre » par les spectateurs éduqués dans le goût classique.
« Belle nature » contre « bigarrure »
Rejeter ce « monstre dramaturgique » qui exhibe ce qui devrait être suggéré est une « attitude vis-à-vis du théâtre » qui « reste, vaille que vaille, partagée par nombre de critiques du xviiie siècle et du début du xixe siècle29 », pour lesquels « [i]l ne saurait être question de juger des productions théâtrales en fonction de critères non littéraires. C’est l’écrivain qu’on préfère au dramaturge authentique30 ». Or le « monstre » est, d’après la quatrième édition du Dictionnaire de l’Académie31, un « animal qui a une conformation contraire à l’ordre de la nature ». Tout le paradoxe est donc que les œuvres qui sollicitent trop directement le spectateur, jugées monstrueuses au regard de critères littéraires qui soumettent la représentation du réel à la médiation du discours verbal et de ses artifices, sont accusées d’enfreindre les lois de la nature : « En général, j’aime peu le genre appelé opéra-comique ; ce mélange de dialogue en prose vive, animée, piquante, et de chant à ritournelles, de duos improvisés qui n’en finissent plus, me déplaît et m’importune ; je le trouve contre-nature32 », écrit par exemple un critique au tournant du xviiie siècle. L’art devrait donc offrir de la nature une représentation sans mélange. C’est pour cela que Collé regrette au xviiie siècle l’ancienne trivialité de la comédie en vaudevilles, reprochant lui aussi à la comédie mêlée d’ariettes, pourtant moins satirique et en ce sens moins moralement subversive, son caractère contre-nature :
Nos neveux devront un jour nous trouver bien bêtes d’avoir applaudi à toute outrance ce genre métis, qui n’est qu’un assemblage monstrueux de celui de la farce et de l’opéra ; de ce genre qui ôte toute illusion théâtrale, et que je trouve également opposé à la raison, à la vraie et belle nature, et à l’institution primitive du théâtre et du vrai poème dramatique : il en est la sodomie33,
Collé considère l’apparition des ariettes, censées pourtant débarrasser le genre de sa grossièreté au profit de l’expression naturelle d’une sensibilité naïve et innocente, comme une forme de corruption qu’il compare avec véhémence à la « sodomie », pratique sexuelle jugée contraire aux lois de la nature et violemment condamnée par la morale de l’époque. Le tort des ariettes selon Collé est d’introduire le pathétique, propre à la tragédie et à l’opéra, au sein d’un genre par nature comique.
La « nature » présente en creux dans ces jugements négatifs résulte en fait d’une opération artificielle de sélection au sein du réel, destinée à en isoler ce qui mérite d’être représenté, c’est-à-dire ce qui est beau. Il s’agit en réalité de la « belle nature34 », définie par l’abbé Batteux comme une représentation idéalisée de la nature. Et l’idéal, au regard des catégories néo-platoniciennes qui organisent la conception classique des rapports entre le réel et sa représentation, est nécessairement fidèle au principe d’unité. La « belle nature », qui exclut les dissonances et les contradictions, ne peut donc inclure tout le réel. « Qui verrait la nature telle qu’elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l’opéra35 », écrit Fontenelle, c’est-à-dire le matériau brut que l’artiste doit travailler à l’abri des regards pour en extraire une « belle nature » normée et pure de tout mélange. De ce point de vue, c’est corrompre la nature que de vouloir la représenter dans sa totalité, ou simplement dans ce qu’elle a de composé, de multiple.
Au xviiie siècle, les nouvelles possibilités dramaturgiques offertes par la comédie sérieuse, le drame et l’opéra-comique se fondent au contraire sur l’idée que le mélange est l’image de la nature. Voltaire, qui a d’ailleurs écrit un livret d’opéra-comique même s’il semble considérer le genre comme une aberration poétique36, ne dit pas autre chose dans la préface de L’enfant prodigue, où il présente sa comédie comme « un mélange de sérieux et de plaisanterie, de comique et de touchant », avant d’ajouter :
C’est ainsi que la vie des hommes est bigarrée ; souvent même une seule aventure produit tous ces contrastes. Rien n’est si commun qu’une maison dans laquelle un père gronde, une fille occupée de sa passion pleure, le fils se moque des deux, et quelques parents prennent différemment part à la scène. On raille très souvent dans une chambre, de ce qui attendrit dans la chambre voisine ; et la même personne a quelquefois ri et pleuré de la même chose dans le même quart d’heure37.
Grimm, une trentaine d’années plus tard, répond ainsi aux potentiels détracteurs du Déserteur de Sedaine dont il anticipe les critiques :
[M]ais je ne déciderai pas aussi vite qu’eux une question aussi importante. Et, d’abord, à ne consulter que le grand modèle, la nature, je vois qu’elle fait toujours comme Sedaine dans son Déserteur, qu’elle mêle constamment la tragédie avec la comédie, qu’elle offre rarement une scène pathétique ou terrible sans mettre à côté quelque chose de risible38.
Quant à Louis-Sébastien Mercier, l’un des principaux théoriciens du drame, il affirme : « La nature n’a point de ces couleurs tranchantes, tout y est mélangé et fondu par des passages doux et sensibles39 ». Le mélange, qui vaut à l’opéra-comique d’être considéré à l’aune de la poétique classique comme « monstrueux » et « contre-nature », devient le support d’expérimentations théâtrales visant à approcher le plus fidèlement possible « le grand modèle » de la nature.
L’accusation de monstruosité prononcée à l’encontre de la comédie mêlée d’ariettes serait donc la conséquence d’un effet d’optique provoqué par l’utilisation d’une grille de lecture inadaptée, par la référence à une norme obsolète quoique présentée comme ancestrale et immuable par les théoriciens classiques. La dramaturgie sensible, qui se développe dès le début du xviiie siècle en marge du système en vigueur sous le règne finissant de Louis xiv, exprimerait quant à elle le « refus de la représentation d’un univers normé, d’un univers ordonné dont le monstre est paradoxalement le garant40 ». Si cette dramaturgie passe pour monstrueuse, c’est qu’elle reconsidère les rapports entre la nature et sa représentation, accréditant l’idée selon laquelle le monstre « engage tout le système de représentation de l’univers », qu’il est « un carrefour, un lieu d’échange41 », et la manifestation subversive d’un monde dont les valeurs sont en mouvement. Le résultat esthétique de cette opération de subversion n’est que le reflet de bouleversements qui affectent en profondeur l’organisation de la société française au xviiie siècle, parmi lesquels l’apparition progressive d’une élite urbaine mixte, alliant une noblesse qui ne possède plus que ses titres à une bourgeoisie fortunée qui doit asseoir sa légitimité. La remise en cause de la hiérarchie des genres et de la règle d’unité devient le moyen de penser les relations entre des groupes sociaux dont la cohabitation est devenue inévitable mais ne va pas de soi. Cette porosité des classes sociales est en effet thématisée dans un grand nombre de comédies mêlées d’ariettes : c’est le cas par exemple dans Zémire et Azor, où la fille du marchand épouse le prince qui avait été changé en monstre par une méchante fée, et où la scène du tableau magique matérialise une cohabitation des espaces de la bourgeoisie et de l’aristocratie, réunis dans le mariage final. Bien souvent l’alliance entre les personnages se fait au prix d’une révélation : celui que l’on croyait issu d’un milieu très modeste est en réalité d’une naissance noble, tenue secrète. C’est le cas de la bergère des Alpes42, dont s’éprend un jeune noble qui ignore tout de sa condition réelle, ou encore de la Fée Urgèle43, qui n’abandonne son apparence de vieille paysanne qu’au moment où le chevalier Robert consent à l’épouser. Il s’agit alors moins de prôner l’intégration de catégories sociales distinctes, que d’affirmer la nécessité d’une cohabitation harmonieuse, le principe sous-jacent étant que la noblesse ne dépend pas de la naissance. C’est la position défendue dans de nombreuses pièces, comme Le roi et le fermier de Sedaine et Monsigny (1762), ou Les trois fermiers de Monvel et Dezède (1777)44.
Reflet d’une société en pleine reconfiguration, la comédie mêlée d’ariettes illustrerait ainsi l’idée selon laquelle « le trajet vers le non-monstrueux […] ne peut être que le fait du monstre ». C’est parce qu’ils sont monstrueux, au regard des normes de la beauté canonique, que les personnages d’Azor et de la Fée Urgèle suscitent une émotion vraie, gage de qualité et de réussite esthétique au xviiie siècle. De la même façon, le monstre dramaturgique qu’est la comédie mêlée d’ariettes n’est pas seulement l’expression poétique d’un changement, d’un processus de transformation de la société que des procédés dramaturgiques innovants et bizarres auraient vocation à mettre en évidence : il matérialise aussi l’effraction de normes nouvelles au sein d’un univers régi par des normes anciennes. En ce sens il est déjà une proposition alternative, la présentation d’une norme en devenir. Cette idée prend tout son sens si l’on considère que, dans un contexte où s’impose encore l’idéal de clarté cher aux théoriciens du classicisme et à leurs émules, « ce n’est que dans la figure du Monstre que peut s’inscrire le clair-obscur de l’Humain45 ». La notion de « clair-obscur », empruntée au vocabulaire de la peinture, entre dans l’élaboration d’une esthétique du contraste qui ne définit pas la perfection artistique en termes de beauté et de transparence, mais envisage au contraire la nécessité d’inclure dans l’œuvre d’art des zones d’ombre, susceptibles de procurer un sentiment d’inconfort, d’inquiétude ou de doute. Diderot écrit dans sa « promenade Vernet » du Salon de 1767 :
La clarté est bonne pour convaincre ; elle ne vaut rien pour émouvoir. La clarté, de quelque manière qu’on l’entende, nuit à l’enthousiasme. Poètes, parlez sans cesse d’éternité, d’infini, d’immensité, des temps, de l’espace, de la divinité, des tombeaux, des mânes, des enfers, d’un ciel obscur, des mers profondes, du tonnerre, des éclairs qui déchirent la nue. Soyez ténébreux46.
C’est dans cet esprit que le comte de Prata conseille Goldoni sur la façon d’écrire un bon livret d’opéra :
L’auteur des paroles doit fournir au musicien les différentes nuances qui forment le clair-obscur de la musique, et prendre garde que deux airs pathétiques ne se succèdent pas ; il faut partager, avec la même précaution, les airs de bravoure, les airs d’action, les airs de demi-caractère, et les menuets, et les rondeaux47.
Le mélange permet de rendre les contrastes du clair-obscur, eux-mêmes susceptibles d’émouvoir le spectateur parce qu’au rebours de la clarté, ils visent à restituer ce que la nature a d’indistinct, d’insaisissable et donc de saisissant. Les propos de Goldoni et de Diderot témoignent d’un déplacement du point de vue en matière d’évaluation de l’œuvre d’art : il s’agit de substituer à une norme poétique, qui concerne la réalisation formelle de l’œuvre, une norme nouvelle fondée sur le jugement du spectateur et donc sur les effets produits par l’œuvre. Le jugement artistique, tel que Baumgarten le présente dans son Esthétique parue en 1750, se détourne désormais de l’objet au profit du sujet. Ce déplacement du point de vue reflète l’importance grandissante accordée à la sensibilité et à son expression au xviiie siècle : c’est dans l’émotion du spectateur qu’il convient désormais de chercher la cohérence de la comédie mêlée d’ariettes et de penser sa normalité.