Naturisme et éducation sexuelle entre les deux guerres

Un exemple de lutte pour l’instauration de normes nouvelles

DOI : 10.56078/motifs.740

Résumé

Avec l’entre-deux-guerres, le naturisme s’affirme en France en tant que culture alternative, voire en tant que contre-culture. Fondé sur un retour à la nature faisant une place notable à la nudité, il se structure au travers d’une dynamique de contestation des normes : normes médicales, normes corporelles mais aussi codes sociaux. Ses principaux protagonistes promeuvent en effet une réforme des modes de vie censée sauver l’humanité et éviter, notamment, la réédition d’une nouvelle Grande guerre. Ce projet réformiste nourrit une réflexion sur l’intérêt d’une éducation sexuelle dans nombre de mouvements naturistes. Partant de là, l’objectif de cet article est d’analyser la déconstruction des normes qu’opèrent les naturistes et de voir comment s’y intègrent les propositions en matière d’éducation sexuelle. Nous mettrons ainsi en exergue que l’éducation sexuelle constitue, au sein de certains courants naturistes, le socle d’une émancipation des normes héritées de la morale chrétienne ; que celle-ci sert de fer de lance à une attaque en règle de l’Église et de son influence sur la société française. Nous apprécierons aussi la contribution des leaders du naturisme français à la sexologie naissante.

Plan

Texte

Le 17 juillet 2011, s’est déroulée la « première journée mondiale sans maillot », à l’initiative de la Fédération Naturiste Internationale. Renouvelée chaque année, y compris en France grâce à la Fédération Française de Naturisme (FFN), cette manifestation témoigne d’une nouvelle dynamique au sein des milieux naturistes européens. Elle rend compte, en effet, de la volonté de ne pas enfermer la nudité dans les centres naturistes, de ne plus la cacher dans des lieux séparés. Vouloir accoutumer l’œil à une « nudité affirmation1 » qui investirait l’espace public revient ainsi à œuvrer en faveur d’un changement radical de normes, relatives à la pudeur en particulier. En effet, suivant Claire Margat, « quelle que soit la culture, un vêtement même minime se superpose au corps, la nudité n’a donc rien de “naturel2” […] ». En 2007, un tel enjeu avait déjà présidé à la création de l’Association pour la Promotion du Naturisme En Liberté (APNEL).

Par-delà cette riche actualité, on se doit de constater que le phénomène naturiste a très vite été confronté à la problématique de la norme. Inventé au xviiie siècle pour désigner une approche médicale néo-hippocratique3, le naturisme se structure le siècle suivant sous la forme d’une médecine alternative, s’opposant frontalement au paradigme allopathique qui s’impose alors. Au cœur des débats, la définition des normes de soins, d’hygiène, de santé. D’un côté une norme que l’on voudrait tirée de la nature, de l’autre, une norme construite sur l’expérimentation scientifique stricte, affranchie de cette même nature. Cette diatribe se poursuit au travers des pratiques médicales prônées. À la prise de médicaments et la vaccination, on substitue un retour thérapeutique à la nature s’appuyant sur l’exercice physique, des « bains d’eau, d’air et de soleil », pris de plus en plus dévêtu et en groupe, ainsi que sur une réforme alimentaire.

C’est d’ailleurs sous couvert de traitement, puis de prévention, que se déploie la pratique de la nudité collective dans le dernier tiers du xixe siècle, d’abord au sein des pays germaniques puis en France. Ce phénomène n’est pas sans susciter des polémiques. Cette nudité heurte à la fois les normes en vigueur au sein de la médecine officielle mais également les codes de pudeur assimilant la nudité en public à de l’exhibition sexuelle. De là vient très certainement une part de l’intérêt que les nudo-naturistes4 portent à la question de l’éducation sexuelle, en particulier entre les deux guerres. De fait, cette période est non seulement marquée par l’essor en France de mouvements naturistes réformistes mais aussi par l’organisation de conférences portant sur l’éducation sexuelle dans plusieurs centres nudo-naturistes. Ces deux phénomènes ont le même point d’aboutissement : faire changer les normes et les lois.

Partant de là, on s’interrogera sur les nouvelles normes, en particulier corporelles, sexuelles, que les naturistes défendent et sur la manière dont elles ont été construites, expérimentées ? Se pose également la question de la diffusion de ces normes. Quelles ont été les voies privilégiées pour ce faire, les stratégies mises en œuvre ? Se pose, de même, la question de la réception et de la légitimation. Enfin, à un dernier niveau, on portera l’analyse sur les motivations et les conditions qui ont conduit les naturistes à s’affranchir des contrôles sociaux, à s’émanciper des « représentations traditionnelles qui définissent la pratique comme une violation d'impératifs moraux fondamentaux5 ».

Nous nous proposons ainsi d’apporter quelques éléments de réponse à ce faisceau d’interrogations à partir de l’analyse d’un corpus fondé sur les principales publications naturistes de l’entre-deux-guerres, en France.

Réformer la société en profondeur : éduquer à une norme naturelle

Partons du constat que le naturisme est fils de modernité6 ; autrement dit, que le désir de retour à la nature et, plus encore, le mythe du retour à la nature, plongent leurs racines dans les bouleversements qui accompagnent la modernité. Nous tenons ici une première piste de réponse quant aux conditions qui ont conduit des groupes d’individus à transgresser les normes et les règlements en vigueur. L’accélération de l’histoire qui se produit au xixe comme au tout début du xxe siècle, avec son lot de révolutions (politique, scientifique, industrielle, urbaine), de guerres aussi, déstabilisent les identités collectives. Elle conduit nombre de personnes à remettre en cause les cadres collectifs nouvellement établis. Le traumatisme généré par le premier conflit mondial en est une illustration flagrante. Il nourrit de profondes interrogations identitaires sur lesquelles s’épanouissent en France une foultitude de mouvements naturistes réformistes. Comment en effet souscrire à une société qui a conduit à la mort de masse, industrielle ? À quelles valeurs se vouer quand la foi dans le progrès médical, scientifique ou éducatif, a été perdue au fond des tranchées ? Comme le Sous le pressoir d’Henri Nadel, alias H. Vendel7, paraissent au sortir du conflit une série d’ouvrages mettant en avant les horreurs et le non-sens de la Grande Guerre. Le décadentisme ambiant puise une nouvelle force dans cette crise existentielle qui s’exprime alors.

Ce qui est vécu comme l’échec d’une société, voire d’une civilisation, autorise donc nombre d’individus à s’affranchir « des contrôles sociaux », à les « maîtriser8 ». Ce contexte favorise une ouverture du jeu. Il nourrit la conviction que d’autres possibles existent. Dépassant le stade des utopies, les organisations naturistes sont créées à dessein d’expérimenter à grande échelle une conception nouvelle de l’existence. L’enjeu ultime poursuivi : réformer la société en profondeur, établir une civilisation nouvelle sur ce que l’on juge être les cendres encore fumantes de la précédente. De fait, pour la nouvelle génération d’adeptes du retour à la nature, il convient de substituer à la société moderne, à ses mœurs et ses codes ineptes, une société respectueuse des lois de la nature. Nature qui est dès lors considérée comme le seul guide capable de donner du sens à l’existence et de prévenir la réédition du désastre. Pour aller plus loin, on oppose le naturel, incarnant la normalité, à la norme de l’anormalité qui s’est imposée au fil du temps :

À l’origine de la civilisation, les lois sociales s’élaboraient d’après celles de la nature dont elles tenaient compte faisant une sorte de compromis entre les unes et les autres. […] Depuis que la passion de l’or a remplacé tout idéal et perverti la raison, les lois de la société tiennent pour négligeable les exigences normales de la nature. Ainsi est née la perversion, plus effroyable que la satisfaction des instincts primitifs […]9.

L’entre-deux-guerres voit ainsi la France se couvrir de structures naturistes. Centres naturistes, centres hébertistes, centres gymniques, centres libre-culturistes, autant d’appellations différentes pour désigner des lieux où l’on s’efforce de transformer l’individu ; des lieux où se déploient de nouvelles normes corporelles, où s’incorporent de nouvelles valeurs.

Déconstruire les normes en vigueur

Pour atteindre cet objectif, il faut nécessairement créer les conditions pour que s’opère une prise de conscience chez l’individu du fourvoiement de la société à laquelle il participe. On comprend dès lors l’importance centrale accordée à l’éducation tant dans les publications qu’au sein des structures naturistes. On comprend aussi l’intérêt que portent les chefs de file du naturisme aux sciences humaines et sociales qui leur fournissent notamment des clés de compréhension et des leviers d’action. Les centres naturistes se dotent d’ailleurs de bibliothèques où chaque adhérent peut parfaire ses connaissances, notamment scientifiques.

Dans le détail, cette éducation passe d’abord par la déconstruction critique des codes sociaux jugés jusqu’à présent légitimes. Mais cette entreprise concerne aussi les lois et les politiques qui organisent la société. Travail, loisir, logement, vêtements, éducation, alimentation…, tout est examiné à l’aune du mètre étalon de la nature ; une nature qui, soit dit en passant, se colore en fonction des sensibilités politiques de ses exégètes. En effet, derrière un socle commun de valeurs, chaque leader naturiste propose une doctrine qui lui est spécifique, certains insistant davantage sur l’alimentation, d’autres sur la nudité, d’autres encore sur la spiritualité. Pour aller plus loin, plusieurs organisations défendent un naturisme mâtiné de l’idéologie de la droite catholique réactionnaire (Société naturiste française, 1922) alors que d’autres sont clairement socialistes et libertaires (Trait d’union, 1911). Quoi qu’il en soit, l’inventaire et la mise à l’index des facteurs identifiés comme cause de la dégénérescence des populations s’opèrent tout aussi bien dans les publications naturistes qu’au travers de conférences.

Cette éducation se poursuit avec la présentation des « lois de la vie saine10 », pour reprendre le titre de l’ouvrage du Dr. Paul Carton qui fait alors l’unanimité dans les milieux naturistes. C’est toute une nouvelle vision de l’homme, de son existence en lien avec l’environnement – une écologie – qui est alors présentée. La nature est appréhendée à travers les forces vitales qu’elle véhicule et auxquelles l’individu se doit de puiser pour s’épanouir. De théoriciens, les chefs de file du naturisme prennent le statut de maîtres à penser, de leaders charismatiques.

Faire corps avec de nouvelles valeurs, significations

L’éducation naturiste est loin de s’arrêter là. En plus de l’acquisition de ces nouvelles connaissances, soulignant le caractère arbitraire des normes en usage, tout nouvel adhérent est initié aux pratiques naturistes. L’aménagement des centres naturistes, leur localisation dans la banlieue verte des villes, favorisent cette initiation. La nature y est bien sûr omniprésente, sauvage mais aussi mise en scène. Quoi qu’il en soit, elle se fait toujours sportive. En témoigne la présence incontournable de piscines, de stades et autres terrains de sports. De fait, le cœur des activités corporelles repose sur les bains d’air, d’eau, de soleil, associés le plus souvent à la pratique des sports et des gymnastiques. Les pratiques physiques sont essentielles car elles permettent d’incorporer les valeurs naturistes. En cela, le naturisme peut se définir comme un apprentissage par corps.

Le corps des naturistes est censé refléter l’adhésion à ces nouvelles normes. Bronzage, musculature, y compris chez les femmes, taille élancée, aisance corporelle aussi, alliant agilité, adresse et force, font partie de la panoplie du naturiste idéal. Affranchi de toute « fausse pudeur », le naturiste se doit d’être, in fine, un athlète de la nature, fruit d’une ascèse qui ne souffre aucun écart. Il est une vitrine pour la réforme de la vie qu’il appelle de ses vœux. Le changement individuel est la condition nécessaire au changement social, collectif. Les nombreuses illustrations des revues donnent à voir ce modèle de développement physique, décliné en fonction des âges et des sexes. Leur point commun : des formes athlétiques. « La femme de demain sera athlétique11 » n’ont ainsi de cesse de proclamer les Drs Gaston et André Durville, fondateurs des plus grands centres naturistes de France, Physiopolis (1927) et Héliopolis (1931). Avec les enfants, on met également en avant des cinquantenaires au meilleur de leur forme physique et participant au championnat sportif régulièrement organisé dans les centres. Enfin, les dirigeants des mouvements n’hésitent pas à donner d’eux-mêmes en prenant la pose pour accréditer leurs dires.

Fig. 1

Fig. 1

Anonyme, portrait noir et blanc, en buste, de Gaston Durville (à gauche) et d’André Durville (à droite) torse nu, Physiopolis, 9 mars 1930.

Photo extraite d’Actualités Movietone Fox (libre de droits).

Afin de dynamiser cet apprentissage, les centres naturistes proposent une multitude d’activités collectives. La séance de culture physique est un incontournable dans ce processus de socialisation au naturisme, tout comme l’est la pratique des sports, collectifs notamment. Au regard des enjeux poursuivis, certains centres tentent même d’imposer à leurs adhérents, par le truchement de leur règlement intérieur, de participer aux cours de culture physique.

Pour en terminer sur ce point, on soulignera la visée intégrale de l’éducation proposée. Celle-ci se décline sur le plan physique certes mais aussi artistique, esthétique, intellectuel, spirituel. Elle est adaptée selon l’âge et le sexe, en particulier lorsqu’il s’agit d’éducation physique. La sexualité en vient à faire partie de cette éducation, tout particulièrement chez les adeptes de la nudité intégrale qui se regroupent au sein de la Ligue Vivre, fondée par Marcel Kienné de Mongeot et le Dr. Marcel Viard en 1927.

Le cheminement des préoccupations sexuelles au sein du naturisme

La question de la sexualité s’immisce dans le naturisme par différentes voies. Elle fait tout d’abord son chemin sur fond d’eugénisme et de fantasme d’une dégénérescence de la race. Le retour à la nature en direction des deux sexes est en effet considéré comme le seul moyen d’enfanter à termes une nouvelle génération d’individus, exempts des tares et des vices de leurs prédécesseurs. Sur fond de génétique, la nature est ainsi considérée comme le moyen de redonner vigueur et vitalité aux individus, stoppant le processus d’affaiblissement à l’œuvre.

Des médecins naturistes en viennent ainsi à recommander d’éviter les unions entre individus « tarés », dégénérés. On citera volontiers le Dr. Paul Carton, fondateur de la Société naturiste française, ou encore le Pr. Charles Richet qui aspire à l’euthanasie des malades mentaux, préconise la stérilisation des criminels et leur déportation sur une île lointaine12. La Ligue Vivre accueille plusieurs représentants de cette sensibilité eugénique, alors largement partagée en France. Ils appartiennent pour une bonne part à la Société française d’eugénique, créée en 1913. Parmi eux, le Dr. Édouard Toulouse qui n’est autre que le fondateur de l’Association d’études sexologiques (1931).

Le naturisme fait son chemin jusqu’au pied du lit. Mais cela va encore plus loin. Selon les leaders de la Ligue Vivre, la principale source des problèmes dont souffre l’individu tient à la fausse conception de la pudeur qui s’est imposée par le truchement de l’Église. En sexualisant à outrance la nudité, l’Église a en effet compliqué et déréglé le désir sexuel. Les psychoses, les névroses, les perversions sexuelles, à l’origine des crimes et des guerres, sont donc le fruit de la morale judéo-chrétienne et du rapport au corps qui en est issu.

Pour les nudo-naturistes de l’entre-deux-guerres, le salut de l’humanité repose ainsi sur une éducation sexuelle commençant par la pratique de la nudité collective, réinsérée dans un cadre naturel. Si l’on suit le Dr. Pierre Vachet, fidèle de Kienné de Mongeot, seule la nudité peut libérer les hommes de l’obsession sexuelle créée par des lois sociales contre-nature. Et pour cause, le nu naturel « ne laisse aucune liberté à l’imagination, aussi est-il moins évocateur d’images perverses que le déshabillé13 ».

Cette mission supérieure autorise, une fois de plus, la transgression des normes et des tabous en vigueur dans la société française, en matière notamment de pudeur. Kienné de Mongeot incarne ainsi le prototype du créateur de normes selon H. Becker, c’est-à-dire « l’individu qui entreprend une croisade pour la réforme des mœurs [et qui] se préoccupe du contenu des lois [car] celles qui existent ne lui donnent pas satisfaction parce qu’il subsiste telle ou telle forme de mal qui le choque profondément14 ». De fait, il « estime que le monde ne peut pas être en ordre tant que des normes n’auront pas été instituées pour l’amender15 ». Concrètement, avec Charles-Auguste Bontemps, fidèle parmi les fidèles, il s’en prend frontalement à l’Église, aux ligues de moralité publique qui y sont inféodées, mais également à la législation française. À travers ses ouvrages, ses articles et ses conférences grand public, il plaide en faveur de la suppression de l’article 330 du code pénal édictant que « toute personne qui aura commis un outrage public à la pudeur sera punie d’un emprisonnement de trois mois à deux ans et d’une amende de 16 à 200 francs ».

Les nudo-naturistes à l’avant-garde de l’éducation sexuelle

Se déploie de façon corollaire toute une réflexion en matière de sexualité sur ce qui relève du naturel et du pathologique. On cherche à connaître précisément les comportements sexuels en vigueur, à discerner les grandes tendances. Les travaux les plus novateurs en matière de sexologie y trouvent un lieu d’exposition et de discussion privilégiée. On pensera ainsi aux recherches d’Havelock Ellis, d’Auguste Forel, du Dr. Magnus Hirschfeld, plus largement, aux travaux menés dans le cadre de la Ligue pour la réforme sexuelle sur une base scientifique (LRSBS). Une filiale est créée en France, en 1929 : Pro Amore, Ligue de régénération humaine. On y trouve en bonne place plusieurs membres de la Ligue Vivre. En 1931, Kienné de Mongeot succède ainsi à Eugène Humbert au poste de secrétaire général. Il est donc logique que la Ligue Vivre reprenne les chevaux de bataille de la LRSBS. De fait, elle « valorise une sexualité conjugale épanouie et rend à l'inverse la chasteté et l'abstinence prolongée responsables de maux divers16 ».

L’action de la Ligue Vivre se déploie tout particulièrement en direction des femmes. Ces dirigeants plaident en faveur de l’égalité sexuelle des hommes et des femmes. Ils témoignent de leur volonté d’en faire des « êtres conscients » sur ce sujet où s’exprime de profondes disparités en matière de connaissances. Selon le Dr. Viard, il s’agit d’une des conditions à remplir pour en finir avec « la lutte des sexes » qui caractérise la vie conjugale.

La Ligue Vivre diffuse également les positions néo-malthusiennes et en accueille leurs plus fervents défenseurs en la personne de Jeanne et Eugène Humbert. Elle s’impose ainsi sur les questions d’éducation sexuelle. Un chiffre parlant à ce propos. Au 1er janvier 1932, sur 607 articles publiés au sein de son organe de presse officiel fondé en 1926, la revue Vivre intégralement, 40 ont été consacrés spécifiquement à « l’hygiène sexuelle ». La rubrique « hygiène individuelle et sociale » vient en premier avec 190 articles alors que « l’éducation physique » arrive à la troisième place avec 97 articles, après la médecine. En 1932, une rubrique « Sexologie » voit le jour.

La spécificité de l’apport de la Ligue Vivre tient à ce que la question de l’éducation sexuelle est traitée tant du point de vue hygiénique, médical que psychologique et social. Mieux encore, ces différents aspects ne sont pas séparés. Le problème est donc appréhendé dans sa globalité et sa complexité. Une fois encore, le sort des femmes fait l’objet d’un traitement particulier. Protection des filles mères, abolition de la prostitution, réforme du divorce et du mariage, mais aussi égalité de droits entre homme et femme, autant de sujets abordés en lien avec l’éducation sexuelle. Kienné de Mongeot plaide ainsi en faveur du « véritable amour », qui ne peut être que la conséquence d’une union où chaque partie est à égalité de connaissances, de droits et de devoirs.

L’œuvre de la Ligue Vivre en matière d’éducation sexuelle s’appuie donc largement sur sa revue. Elle y trouve son point de départ avec l’analyse et la diffusion des connaissances relatives à la sexualité. Elle se poursuit avec les recommandations et les plaidoyers adressés aux lecteurs, aux parents mais aussi aux hommes politiques. En 1932, Kienné de Mongeot demande ainsi à ce que les pouvoirs publics mettent en place des cours d’éducation sexuelle et d’hygiène préventive. Un an plus tôt, il a déjà donné l’exemple, en organisant des cours d’éducation sexuelle dans les locaux de l’académie de culture intégrale qu’il a fondée à Paris au début des années 1920, à proximité du parc Monceau : le Sparta Club. Réalisés avec le concours de la LRSBS, les cours ont lieu chaque lundi. Ils sont ouverts aux hommes et aux femmes.

Si les adultes sont bien sûr le cœur de cible de la Ligue Vivre quant à cette problématique sexuelle, les enfants ne sont pas oubliés. Et Kienné de Mongeot de s’insurger contre la lenteur de l’évolution des mentalités à ce propos :

On en est encore à se poser cette question : Doit-on donner une éducation sexuelle à l’enfant ? Il est inimaginable qu’on n’ait pas répondu depuis longtemps par l’affirmative, d’autant plus, qu’en fait, il s’agit surtout de se demander si l’on doit donner à l’enfant une éducation sexuelle rationnelle, scientifique, plutôt que de le laisser recevoir une éducation malsaine, que lui inculqueront immanquablement ses camarades plus âgés, ou qu’il apprendra seul dans des livres érotiques17.

Concernant la démarche à suivre, on préconise d’initier l’enfant dès son plus jeune âge à la pratique de la nudité intégrale et collective, « qui tue la curiosité sensuelle chez l’enfant et supprime chez l’adulte les désirs malsains, fruit d’une imagination exacerbée par le demi-mystère qui voile une partie du corps18 ». Ensuite, les parents ont le devoir de répondre franchement à leurs questions.

Conclusion

Au fil du texte, nous avons pu juger de la centralité de la problématique de la norme concernant le phénomène naturiste. Ce dernier se structure, s’institutionnalise au travers d’une dynamique de contestation des normes : normes médicales, normes corporelles mais aussi codes sociaux. Les théoriciens du naturisme deviennent ainsi de fins analystes du sujet. Attentifs à l’essor des sciences humaines et sociales, aux philosophies également, ils se dotent des outils intellectuels et des connaissances leur permettant de déconstruire les normes en vigueur, de démontrer à leur auditoire leur relativité. Ils discernent les liens étroits entre normes et réglementation, entre normes et politiques. Les leaders des mouvements naturistes ont saisi que le meilleur moyen de changer la Loi, la législation, était de faire évoluer les normes. La réforme individuelle qu’ils organisent est ainsi au service d’une réforme sociale, sociétale.

Concernant les conditions qui ont pu conduire à la transgression puis l’expérimentation de nouvelles normes, on a pu relever l’importance des facteurs contextuels de déstabilisation des repères identitaires. C’est en cherchant du sens à une existence et une société devenue illisible que l’on redécouvre la nature, que la nature se confond avec la norme. La nature devient ainsi un mythe, une contre-société jamais prise en défaut et qui légitime l’émancipation vis-à-vis des contrôles sociaux, de la loi. Ce contexte détermine également la réception des thèses naturistes, la rencontre entre un homme et son public. Le charisme des chefs de file des mouvements s’y construit tout comme leur statut de maître à penser, de maître tout court. Ce dernier point nous amène naturellement à insister sur la dimension éducative du naturisme. De fait, entre les deux guerres, le naturisme est défini avant tout comme une éducation intégrale, seul moyen de renouer avec des normes naturelles, de faire correspondre lois sociales et lois de la nature.

La volonté d’éduquer l’individu dans sa globalité permet de faire le lien avec la problématique sexuelle. Sur ce sujet, les nudo-naturistes sont les plus avant-gardistes. Avec la Ligue Vivre, l’éducation sexuelle devient même indissociable de la pratique du naturisme. « Les bains d’air, de lumière, d’eau, l’éducation physique, les sports et l’alimentation rationnelle, l’hygiène sexuelle générale composent la partie physiologique de cette culture, et l’éducation morale et sentimentale, ainsi que l’éducation sexuelle, la partie mentale19. »

Le rapport de force instauré entre les forces en mouvements et les résistances aboutit à un bilan nuancé. Dans les années 1930, notamment sous le Front Populaire, les thèses naturistes relatives à l’hygiène des populations, la conception de la santé, se banalisent sous couvert, en particulier, de lutte contre la tuberculose. La nature est vue comme une source irremplaçable de vitalité, de santé, de régénérescence. Les écoles de plein air se multiplient, diffusant la pratique des bains d’air, d’eau et de soleil. Ces mêmes pratiques rencontrent un accueil très favorable au sein des sanatoriums, aériums et autres préventoriums. L’école publique y fait également de plus en plus de place avec, en 1938, l’extension de la demi-journée de plein air à l’école primaire. Des hommes politiques comme Jean Zay, ou les différents ministres de la santé, cautionnent également les discours et les réalisations naturistes. Sur les stades, les tenues sportives se font plus légères afin de permettre aux éléments naturels d’exercer leur action salvatrice.

Reste qu’en matière de nudité intégrale et d’éducation sexuelle, il en va tout autrement. Procès, condamnation, interdiction, diatribes par voie de presse, pugilats parfois, scandent ces années. L’abbé Louis Bethléem, avec sa célèbre Revue des lectures20, devient ainsi l’adversaire le plus tenace de la Ligue Vivre. La nudité doit rester cachée, à l’abri des regards sous peine de procès. Les Drs. Durville renoncent d’ailleurs à ouvrir à Physiopolis un espace de nudité intégrale. Au sein même de la Ligue Vivre, libertaires, avec Bontemps21 entre autres, et réactionnaires, emmenés par le Dr. Fougérat de David de Lastours, s’opposent. Les divergences en termes de sensibilités politiques et de façon d’aborder la question sexuelle conduisent à une scission. Fougérat de David de Lastours fonde, le 19 septembre 1930, Vie et lumière, Ligue gymnique d’hygiène sociale. Malgré son nombre restreint d’adhérents cette énième ligue peut s’appuyer sur plusieurs centres gymniques parmi lesquels le Club Gymnique de France (1931) et l’Association Gymnique de France.

Il faudra finalement attendre les années 1960-70 pour observer des évolutions notables en matière d’éducation sexuelle et d’acception de la nudité, avec l’autorisation des plages naturistes par exemple.

Fig. 2

Fig. 2

Photo tirée de la revue nudo-naturiste Vivre-intégralement, oct. nov. déc. 1933, n° 4 spécial. (Libre de droits)

Notes

1 Christophe Colera, La nudité. Pratiques et significations, Paris, Du Cygne, 2008. Retour au texte

2 Claire Margat, « Nudité », in M. Marzano, Dictionnaire du corps, Paris, PUF, p. 660. Retour au texte

3 Sylvain Villaret, Histoire du naturisme en France depuis le siècle des Lumières, Paris, Vuibert, 2005. Retour au texte

4 Les nudo-naturistes revendiquent la nudité intégrale comme base de leur pratique naturiste, à la différence d’autres courants qui défendent une nudité pudique et insistent davantage sur l’alimentation ou l’exercice physique. Retour au texte

5 Howard Becker, Outsiders, Études de sociologie de la déviance, traduit de l’anglais par J.-P. Briand, J.-M. Chapoulie, Paris, Métailié, 1985, p. 84. Retour au texte

6 Au sens où l’entend Christophe Charle, Discordance des temps. Une brève histoire de la modernité, Paris, Armand Colin, 2011. Retour au texte

7 Société mutuelle d’édition, 1921. Retour au texte

8 Howard Becker, op. cit., p. 83. Retour au texte

9 Marcel Kienné de Mongeot, Beauté et libre culture, Paris, Edition de Vivre, 1931, p. 185. Retour au texte

10 Paris, Maloine, 1922. Retour au texte

11 Drs Gaston & André Durville, Fais ton corps, Paris, Naturisme, 1935, p. 95. Retour au texte

12 Anne Carol, Histoire de l’eugénisme en France, Paris, Seuil, 1998. Retour au texte

13 Pierre Vachet, La nudité et la physiologie sexuelle, Paris, Editions de Vivre intégralement, 1928, p. 12. Retour au texte

14 Howard Becker, op. cit., p.171 Retour au texte

15 Ibid. Retour au texte

16 Sylvie Chaperon, « Contester normes et savoirs sur la sexualité. France-Angleterre (1880-1980) », in Eliane Gubin, Catherine Jacques, Florence Rochefort, Brigitte Studer, Françoise Thébaud, Michelle Zancarini-Fournel, Le siècle des féminismes, Les éditions de l’atelier/ Editions ouvrières, Paris, 2004, p. 338. Retour au texte

17 Marcel Kienné de Mongeot, Beauté et libre culture, op. cit., pp. 173-174. Retour au texte

18 Dr. Pierre Vachet, La nudité et la physiologie sexuelle, Paris, Editions de Vivre intégralement, 1928, p. 5. Retour au texte

19 Ibid, p. 110. Retour au texte

20 Jean-Yves Mollier, La mise au pas des écrivains. L’impossible mission de l’abbé Bethléem au xxe siècle, Paris, Fayard, 2014. Retour au texte

21 Charles Auguste Bontemps est un militant anarchiste et pacifiste de longue date. Il milite notamment auprès de Solidarité Internationale Antifasciste, mouvement crée en 1937 par Louis Lecoin pour soutenir les républicains espagnols. Retour au texte

Illustrations

  • Fig. 1

    Fig. 1

    Anonyme, portrait noir et blanc, en buste, de Gaston Durville (à gauche) et d’André Durville (à droite) torse nu, Physiopolis, 9 mars 1930.

    Photo extraite d’Actualités Movietone Fox (libre de droits).

  • Fig. 2

    Fig. 2

    Photo tirée de la revue nudo-naturiste Vivre-intégralement, oct. nov. déc. 1933, n° 4 spécial. (Libre de droits)

Citer cet article

Référence électronique

Sylvain Villaret, « Naturisme et éducation sexuelle entre les deux guerres », Motifs [En ligne], 5 | 2022, mis en ligne le 01 novembre 2022, consulté le 27 novembre 2024. URL : https://lodelpreprod.univ-rennes2.fr/blank/index.php?id=740

Auteur

Sylvain Villaret

Le Mans Université, TEMOS, UMR CNRS 9016

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