Les trajectoires erratiques de William S. Burroughs et Piero Heliczer se sont régulièrement croisées lors de leurs séjours parisiens, londoniens ou new-yorkais entre la fin des années cinquante et la fin des années soixante, malgré la génération qui les séparait. En effet, Heliczer naquit en 1937 dans l’Italie fasciste, année au cours de laquelle Burroughs, après avoir sillonné la Mitteleuropa sur fond de montée du nazisme, revint aux Etats-Unis, bientôt rejoint par Ilse Herzfeld Klapper, qu’il avait épousée pour la sauver des lois antisémites qui sévissaient en Allemagne. Tandis que Piero, un temps vedette de la Cinecittà, fut traumatisé par l’arrestation et le meurtre de son père par la Gestapo, Burroughs fut profondément choqué par l’explosion des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, une thématique récurrente de son œuvre. Ainsi, sans se connaître alors, ni s’être rencontrés, les deux hommes furent marqués par la guerre, développant tous deux une profonde défiance pour toute forme d’autorité étatique, ainsi qu’une crainte, voire une haine viscérale des uniformes. Heliczer rappellerait tout au long de sa vie que la clandestinité dans laquelle il avait vécu la guerre constituait un premier underground ; Burroughs écrirait, bien des années plus tard, que la seule façon dont il aimait voir un policier recevoir des fleurs était dans un pot, depuis une fenêtre en hauteur. En outre, les deux hommes avaient en commun une défiance à l’égard de l’Amérique puritaine des années quarante et cinquante, ainsi qu’un cursus scolaire brillant, puisque Piero intégra Harvard, une dizaine d’années après l’auteur de Naked Lunch (Le festin nu, 1959). Enfin, malgré leur importante différence d’âge, tous les deux commencèrent à être publiés à la même période, le milieu des années cinquante, et tous deux bénéficièrent d’un phénomène qui s’accentuait alors : la mimeo-revolution, c’est-à-dire l’explosion des publications littéraires indépendantes – les mimeos – créées par et pour les poètes, et destinées à un public d’initiés.
Tandis que Burroughs se cantonna principalement à un rôle de contributeur, malgré ses velléités régulières de créer son propre magazine, Heliczer incarnait à merveille l’esprit mimeo : il était débrouillard, entreprenant, et talentueux, ce qui lui permit de se faire rapidement remarquer au sein de l’avant-garde littéraire américaine de l’époque. Comme Burroughs, il prit son envol depuis Paris, comme Burroughs, il expérimenta toutes sortes de substances qui usèrent sa fragile santé mentale, comme Burroughs, il s’essaya à de multiples pratiques sur des supports divers – texte, image animée, son – qu’il rassembla en un seul espace, anticipant les happenings warholiens. Personnages hors-normes, Burroughs et Heliczer inspirèrent de nombreux artistes, et furent des éléments clés de l’avant-garde et la contre-culture de leur époque, sans pour autant bénéficier de la notoriété de certains de leurs pairs, tels Allen Ginsberg ou Andy Warhol. Entre cinéma, performance et écriture expérimentale, cet article tâchera d’analyser cette influence, en étudiant dans un premier temps l’espace commun dans lequel Heliczer et Burroughs évoluèrent, puis en s’intéressant à leur volonté partagée d’attaquer le réel comme construction sociale et politique, pour mieux promouvoir leur propre réalité artistique et sensible, avant d’analyser leur posture vis-à-vis de la contre-culture de leur époque. Le terme « réel » sera entendu au cours de cet article dans le sens de réalité empirique, c’est-à-dire l’ensemble des phénomènes extérieurs perçus par un individu et qui définissent sa conception de son environnement. En effet, Burroughs, comme Heliczer, par leur vie chaotique et leur goût prononcé des stupéfiants, avaient pour objectif de rendre manifestes l’artificialité et le conformisme de la réalité qui leur était présentée ; ils souhaitaient présenter l’art comme une excroissance de la vie. Le terme « anomal » mentionné dans le titre renvoie aux écrits de Gilles Deleuze et Félix Guattari, et désigne aussi « un caractère aberrant par rapport à une règle », il est « descriptif » et désigne des « faits ». Il sera utilisé dans la troisième partie de cet article afin d’analyser les postures de Burroughs et Heliczer vis-à-vis de la contre-culture et de l’avant-garde de leur époque, tandis que d’autres concepts deleuziens seront utilisés préalablement afin d’analyser leurs créations.
New York 1964-1965 : réseaux et intérêts communs
Dans Piero Heliczer : l’arme du rêve, Patrick Bard affirme que la rencontre entre le poète-cinéaste-éditeur et Gérard Malanga – associé d’Andy Warhol – lui-même poète et photographe, constitua un événement décisif sans lequel rien ou presque ne nous serait parvenu d’Heliczer. En effet, en plus d’avoir conservé et sauvegardé des poèmes que ce dernier semait derrière lui sans se soucier de leur devenir, Malanga était « l’antichambre de Warhol1 », celui qui permit la rencontre entre l’un des fondateurs de l’underground, et le roi du pop-art. L’année 1964-1965 et New-York constituent l’espace-temps dans lequel la relation entre Burroughs, Heliczer et Warhol se tissa, autour d’une quatrième personne que tous connaissaient à des degrés différents : Jack Smith. Réalisateur mythique du sulfureux Flaming Creatures sorti en 1963 et immédiatement censuré, Smith était adulé par Warhol, familier d’Heliczer sur la tête de qui il fracassa une viole de gambe, et peu considéré par Burroughs qui n’accordait pas d’importance à Flaming Creatures. Cependant, il constitue un lien, un point d’entrée commun à Heliczer et Burroughs, qui se retrouvèrent à New-York entre 1964 et 1965, après s’être croisés à Paris entre 1959 et 1960. L’auteur de Naked Lunch fut associé à Jack Smith dans le magazine Gnaoua édité par Ira Cohen, un autre poète-éditeur que Heliczer rencontra lors d’un séjour à Tanger en 1961, et avec qui il échangea notamment autour de l’œuvre du cinéaste. Il est parfaitement envisageable que, une fois les exemplaires de ce magazine envoyés aux divers contributeurs, Heliczer ait eu l’occasion de les consulter. À l’intérieur figuraient non seulement les textes de Burroughs, mais aussi le collage visuel et kaléidoscopique réalisé par son amant et collaborateur, Ian Sommerville. L’un des textes de l’auteur de Naked Lunch, qui figurait dans ce recueil, développait la notion de films biologiques comme métaphore de l’inconscient humain, rappelant que s’il s’intéressait au médium cinématographique, il avait alors plus d’intérêt pour la production d’effets subliminaux et la manipulation de ses spectateurs au moyen du cut-up, que pour la mise-en-scène.
D’ailleurs, dans ce même texte, Burroughs imagine un dispositif censé recréer les effets de l’héroïne grâce au son et à l’image, illustrant sa volonté récurrente de modifier la perception qu’un individu se fait de son environnement, au moyen de la création. Cette volonté est d’ailleurs partagée par Heliczer qui, dans ses soirées-performances portant le nom de LAUNCHING OF THE DREAMWEAPON (LANCEMENT DE L’ARME DU RÊVE), essayait de tromper les sens de ses spectateurs en leur proposant des stimuli visuels, sonores, et olfactifs multiples qui se substituaient à leur perception habituelle de la réalité2. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ces soirées ont eu un rôle d’accélérateur dans la courte carrière d’Heliczer : d’une certaine manière, les rencontres qui y avaient lieu se déroulaient dans un espace-temps particulier, créé par et pour les artistes qui s’y croisaient, et fonctionnaient en ce sens comme un catalyseur, précisément parce que le réel était alors remis en question par les perceptions augmentées ou diminuées des participants. On retrouve ici la maxime burroughsienne qui parcourt son œuvre cut-up, attribuée au mystique musulman Hassan Ibn Sabbah : « Nothing is true, everything is permitted3. » Cette phrase fait d’ailleurs écho aux travaux de Clément Rosset, pour qui le réel n’est qu’une « doublure trompeuse et perverse » de l’« original », et qui affirme que « l’événement réel, au sens courant du terme, est toujours l’autre du bon4 ». Puisque le réel en tant que tel semble par nature inatteignable, il n’est pas de raison de souscrire à l’une ou l’autre de ses occurrences, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un réel normé par la société.
Ainsi, à la réalité convenue, normée, et factice que promouvaient la bourgeoisie et l’establishment de leur époque, Burroughs et Heliczer opposaient leur réalité sensible, certes modifiée par diverses substances, mais finalement aussi artificielle que celle présentée par les médias de masse. Ils étaient finalement proches de la définition du réel donnée par le poète Paul Valéry : « Ma main se sent touchée aussi bien qu’elle touche. Réel veut dire cela, rien de plus5 ». L’idée du contact présente dans cette citation rappelle à la fois le cut-up qui cherche à mettre en contact des textes distincts, et les soirées de Piero Heliczer, où l’objectif premier était de se rapprocher d’autres artistes. Comme ces lieux ne ressemblaient à aucun autre espace communautaire existant, et allaient à l’encontre des règles de bienséance ou de rigueur bourgeoise qui caractérisaient la société américaine, ils devenaient des espaces détachés du réel quotidien dans lequel les codes étaient sans cesse renouvelés. De plus, à l’inverse de la Factory de Warhol, dont les murs argentés renforçaient la dimension froide et mécanique de ses œuvres, et servaient de décors aux screen-tests qu’il souhaitait le plus désagréables possible pour les individus filmés, les soirées DREAMWEAPON prenaient d’assaut le quotidien par un déluge de couleurs et d’images disparates, renforcées par les sonorités diverses que les musiciens improvisaient sur leurs instruments. Ces manifestations furent rapidement rebaptisées RITES OF THE DREAMWEAPON, comme pour souligner un peu plus leur dimension bachique, organique, et vitale par contraste avec l’espace hyper-contrôlé, métallique, et malsain de la Factory. Quoi qu’il en soit, la DREAMWEAPON ou les événements organisés à la Factory étaient d’une importance capitale puisqu’ils permettaient aux membres de l’underground et de l’avant-garde de se rencontrer, et ainsi de lancer des collaborations nouvelles.
De même, les lectures publiques, les soirées organisées dans des lofts par et pour les artistes, et les événements qui rythmaient le Lower East Side, jouaient le même rôle que les publications littéraires alternatives – les mimeos – de la fin des années cinquante et du début des années soixante : rassembler dans le même espace de la page des auteurs et des artistes qui n’avaient pas accès aux magazines littéraires réputés. Heliczer figura d’ailleurs régulièrement dans des publications associées à la mimeo-revolution aux côtés des poètes de la New-York School, soulignant ainsi son inclusion dans diverses communautés underground : Street Poems from Les Deux Mégots, Locus Solus, Poems at Le Metro. Ce proto-underground était également structuré par les nombreuses lectures publiques organisées dans des cafés new-yorkais, régulièrement agrémentées de performances musicales, happenings théâtraux, lorsqu’elles ne servaient pas de galeries éphémères. Ainsi, puisqu’ils n’apparaissaient ni dans les revues mainstream, ni dans les lieux de l’establishment culturel, les artistes entreprirent de façonner leur propre espace d’expression, dans une démarche très avant-gardiste. Dans un ouvrage consacré aux ragots et à Andy Warhol, Reva Wolf propose d’ailleurs une comparaison entre ces lectures et les magazines :
Readings by beat writers, especially, were fashionable avant-garde events as well as, by extension, social activities. […] It is worth emphasizing that the social atmosphere created by the reading was a central component in the actual production of art […]. The poetry reading was a place to discover the latest work of friends and colleagues, to respond to this work on the spot, and to exchange gossip. In this regard, it functioned much like the mimeograph publications of the time6.
D’ailleurs, il est important de préciser que l’aspect multimédia de ces événements était également reflété dans certains mimeos ou magazines indépendants qui publiaient côte à côte reproductions de textes, reproductions d’œuvres, partitions, extraits de correspondances. Ainsi, les soirées organisées par Piero Heliczer peuvent être considérées comme le prolongement de son travail d’éditeur avec le Dead Language Press, la maison d’édition indépendante qu’il avait fondée à Paris en 1957 : diffuser et promouvoir son œuvre et celle de ses collaborateurs, et inciter d’autres artistes à le suivre dans son entreprise d’auto-publication et de promotion. Ce double rôle d’artiste-éditeur se retrouva ensuite transposé dans les soirées new-yorkaises dont il était à la fois l’organisateur et l’animateur, jouant avec les musiciens invités, déclamant ses textes, élaborant des films auxquels étaient superposées des diapositives en couleurs et initiant des collaborations avec d’autres artistes.
DREAMWEAPON vs CUT-UP : total assault on reality
D’ailleurs, un autre aspect de la production d’Heliczer accentue l’idée que les magazines et les lectures ou événements organisés autour de ces artistes se complétaient et formaient un ensemble cohérent : à mesure que Piero s’intéressait au cinéma et à la musique, et était absorbé par la mise en place de sa DREAMWEAPON, les publications du Dead Language se tarissaient. Cela renforce l’idée que ce support n’était qu’un médium temporaire qui, une fois remplacé par un spectacle multimédia, n’avait plus autant d’importance aux yeux d’Heliczer, puisqu’il avait trouvé un nouveau mode de communication, plus direct, et surtout plus marquant car éphémère, et soumis à l’absence de règles de l’improvisation. Alors que l’éclectisme de cet artiste évoque le caractère inclassable de l’anomalité, la nature diffuse, anarchique, rhizomatique même de ces événements rappelle également l’affirmation de Gilles Deleuze selon laquelle « tout ce qui s’est passé d’important procède par rhizome américain : beatnik, underground, bandes et gangs, poussées latérales successives en connexion immédiate avec le dehors1 ». Ainsi fonctionnait Piero, que ce soit dans sa vie artistique ou sa vie personnelle, pour autant que les deux aient été distinctes : arrivant dans une nouvelle ville, il en arpentait les rues et cherchait à étendre son réseau de proche en proche ; s’installant dans un nouvel appartement, il agrandissait l’espace en abattant un mur à coup de masse comme pour illustrer ce mouvement latéral, cette poussée vitale vers l’extérieur, vers un hors du monde poétique et sensoriel, qui lui avait été révélé par les drogues et la folie. L’entreprise d’Heliczer était une tentative de sublimation du réel au moyen de différentes pratiques artistiques qui, une fois mélangées, présentaient au spectateur un ensemble cohérent en dépit de son attaque sur leurs sens ; à l’instar d’un thurologue, il souhaitait ouvrir des portes nouvelles dans la perception de ses spectateurs. Comme l’écrit Patrick Bard à propos de l’une des soirées DREAMWEAPON, le loft se met à battre comme « un seul et immense cœur », il est tout à la fois le corps dans lequel les corps des spectateurs se libèrent et animent l’espace, et le cœur métaphorique d’un underground qui trouvait dans ce nouveau concept l’énergie vitale qui allait lui permettre d’irradier New-York puis les États-Unis2. Cette image du loft comme un corps formé de la fusion des corps qui s’y déchaînent n’est pas sans évoquer la notion deleuzienne du « corps-sans-organes ». En effet, Deleuze l’affirme :
Un corps sans organes n’est pas un corps vide et dénué d’organes, mais un corps sur lequel ce qui sert d’organes […] se distribue d’après des phénomènes de foule. […] Le corps sans organes n’est pas un corps mort, mais un corps vivant, d’autant plus vivant, d’autant plus grouillant qu’il a fait sauter l’organisme et son organisation3.
Par sa participation active à l’underground américain, Piero Heliczer pouvait mettre en œuvre une synthèse artistique plus physique que celle de Burroughs, majoritairement textuelle, et qui appelait une réponse désincarnée, sans doute moins évidente aux yeux de la jeunesse qu’il visait pourtant.
Cependant, l’écriture disjointe et en apparence désordonnée des textes de cut-up permet de les considérer comme des applications du « corps-sans-organes » : absence de hiérarchie, de syntaxe, d’ordre, la page de cut-up offre aux lecteurs un ensemble de mots grouillants, qu’ils sont libres d’organiser comme ils le souhaitent. Burroughs passa en outre une partie de l’année 1965 à travailler à une méthode de cut-up qu’il avait découverte quelques mois auparavant à Tanger : des textes en colonnes imitant la mise en page des quotidiens américains. Les objectifs de cette méthode étaient multiples : il s’agissait à la fois de s’attaquer à la façon dont les informations étaient manipulées par les médias, et par là même de dénoncer le caractère fabriqué de ce qui était présenté comme réel, mais également de permettre à un écrivain d’inscrire trois trames narratives distinctes sur une même page, trois temporalités. Ce deuxième aspect était celui qui s’apparentait le plus à un assaut contre la littérature, et à une entreprise de révélation du réel, d’inscription la plus fidèle du flux de conscience des écrivains sans cesse entrecoupé par les stimulations sensorielles de leur environnement. D’ailleurs, cette fascination pour la retransmission du réel se retrouve également dans sa correspondance, comme l’illustre cet extrait d’une lettre adressée à Peter Michelson, l’éditeur de la Chicago Review :
I think it is time for writers to break up an unsanitary schizophrenic relation with a dead typewriter in an empty room. “Action writers?” Why not? […] Don’t wait for inspiration. Take a walk a ride a subway. Sit down somewhere drink a cup of coffee read a paper. Return to your rap and write what you have just heard felt with particular attention to intersection points4.
L’expression « Action Writers » évoque les « Action Painters » comme Jackson Pollock ou Franz Kline, et elle illustre l’immense influence des arts visuels sur la production de Burroughs. En outre, cette citation met en évidence deux autres aspects importants du cut-up : d’abord la volonté de rendre manifeste la façon dont le flux de conscience est sans cesse interrompu par des éléments extérieurs, visuels, sonores, olfactifs, un phénomène qu’il est difficile de retranscrire fidèlement sur une page ; ensuite l’idée qu’il s’agit d’une activité, d’un faire, d’une praxis, qu’il est nécessaire d’entreprendre afin d’en découvrir les applications possibles.
Le cut-up, et particulièrement les textes en colonnes, permet de souligner les moments où la trame initiale ou la pensée d’un individu est entrecoupée par des stimuli, et éventuellement étudier les réactions entre ces stimuli et ce à quoi un individu est en train de penser. En outre, la disposition d’un texte en colonnes constituait également une attaque contre les conventions sociales, notamment la façon dont un texte doit être lu, c’est-à-dire de gauche à droite, et de haut en bas. En effet, les textes en colonnes étaient construits de façon à piéger le lecteur en lui donnant parfois une impression de continuité qui était rompue à la page suivante, ou en le forçant à lire une colonne de façon conventionnelle, et la suivante de haut en bas, pour ensuite l’envoyer au milieu d’une autre colonne située sur une page antérieure ou ultérieure. Ainsi, les lecteurs sortaient d’un rôle passif de consommateur du texte, et devenaient des acteurs de son élaboration, d’autant qu’ils étaient incités à s’emparer de ces expériences et à les poursuivre de leur côté. S’il n’était pas physiquement impliqué dans l’élaboration de réseaux underground à la façon d’un Piero Heliczer, il initiait des collaborations à distance par le biais de ses textes. Cette obsession pour le cut-up ne doit pas éclipser les autres activités qui rythmèrent son séjour à New-York. En plus des soirées auxquelles il fut invité, il participa également au tournage du Chappaqua de Conrad Rooks dans lequel il jouait le rôle d’Opium Jones, et il fut régulièrement invité à lire dans les lieux habituels de la contre-culture littéraire, tels que les cafés Le Metro ou le San Remo, où il attirait autour de lui une foule de junkies et dealers qui le célébraient comme le fils prodigue.
À la suite d’une lecture à l’American Theatre of Poets at the East End Theatre, Burroughs écrivit d’ailleurs à son collaborateur Ian Sommerville pour lui décrire l’événement qui mélangeait déjà lecture, cut-ups sonores, et enregistrements des musiciens de Jajouka. Il ajoutait qu’il aurait souhaité compléter cet ensemble sonore avec des images et des diapositives de couleurs superposées, ce qui ressemble à s’y méprendre à une description de la DREAMWEAPON d’Heliczer. De même, l’association de textes poétiques, enregistrements expérimentaux, musique maghrébine caractérisée par l’utilisation de bourdons, et vidéos semble faire écho au contenu des soirées organisées par Piero. S’il n’est pas question ici de considérer une quelconque copie de la part de l’un ou l’autre, la correspondance entre les idées de Burroughs et celles d’Heliczer révèle surtout qu’ils partageaient des intérêts communs, particulièrement au sujet de la fusion des arts. Il est également possible de considérer qu’Heliczer et Burroughs sont tous deux à cheval entre avant-garde et contre-culture, à la fois dans leur pratiques, et dans la façon dont ils percevaient leur rôle. L’avant-garde se définit en effet contre ce qui l’a précédée tout en ayant pour volonté, assumée ou non, de proposer des formes artistiques nouvelles qui deviendraient la norme, tandis que la contre-culture s’élève contre des formes existantes, au motif qu’elles émanent d’une forme de pouvoir qu’elle vise à abolir. En outre, Peter Bürger explique en 1978 dans son ouvrage Theory of the Avant-Garde, que l’avant-garde constitue à la fois une attaque contre les institutions de l’art et une volonté de faire pénétrer l’art dans la vie quotidienne afin de la révolutionner5. Cette définition est celle qui se rapproche le plus de la démarche des artistes affiliés à la mimeo-revolution dont l’objectif était à la fois de promouvoir leur vision artistique et de modifier la société au moyen de leurs œuvres novatrices. Au regard de ces paramètres, il apparaît que Burroughs et Heliczer se situaient effectivement à l’intersection de la contre-culture et de l’avant-garde, puisqu’ils expérimentaient avec des médiums différents dans le but de représenter leur environnement, tout en étant des initiateurs, des forces motrices qui essayaient de transformer leur quotidien grâce à leurs arts.
Burroughs et Heliczer : figures anomales
En dépit de cette importante implication dans la contre-culture et l’avant-garde de leur époque, Piero Heliczer et William S. Burroughs n’étaient pas des figures centrales de l’underground ; ils étaient davantage des outsiders qui profitaient de cette position marginale pour conserver une liberté créatrice totale, au risque parfois de perdre leur public, ou de s’aliéner une partie de l’avant-garde par leurs positions trop radicales. Ainsi, en dépit de son rôle primordial dans le développement des performances multimédia, Heliczer fut rapidement supplanté par la figure intemporelle de Warhol. De même, Burroughs, malgré sa notoriété, cultivait un certain anonymat, lorsqu’il n’était pas directement évité par les éditeurs, voire les membres de l’avant-garde. Cet évitement était motivé par son image sulfureuse ainsi que par la concurrence entre les différents groupes avant-gardistes, comme l’explique son ami et collaborateur Brion Gysin :
The whole New York art establishment […] didn’t want us […]. Because of Naked Lunch, particularly, not because of me, particularly, but really because of Naked Lunch and William. We arrived with a heavy aura of reputation which nobody wanted to have anything to do with. They found it too heavy and I think they found it competitive. They were trying to be heavy themselves1 […].
Si Gysin a certainement raison de pointer du doigt une certaine compétition entre la scène artistique new-yorkaise et le tandem qu’il formait avec Burroughs, il semble abusif d’affirmer que l’écrivain était mal vu à cause de Naked Lunch, puisque cet ouvrage faisait l’objet d’un culte dans l’underground, d’autant plus qu’il fut interdit à la vente aux États-Unis jusqu’en 1965. Au contraire, ce sont les textes expérimentaux qui laissaient les éditeurs alternatifs perplexes, au point qu’ils lui demandaient parfois de leur transmettre des textes dans la veine de Naked Lunch, alors même que Burroughs affirmait ne plus vouloir écrire de façon linéaire, et expérimentait de façon intensive avec le cut-up. Il est plus vraisemblable qu’il pâtissait davantage de sa réputation d’ex-junkie et de meurtrier de sa femme2 que de son statut d’auteur de l’ouvrage le plus choquant de la période. De même, il est très probable que l’aura qui l’entourait et attirait une foule de suiveurs, parmi lesquels figuraient des gigolos, des camés, et des petits criminels, effrayait une avant-garde qui cherchait à cultiver l’image publique la plus lisse possible afin d’éviter toute répression de la part des autorités : « Burroughs showed up back in town. He went off back in the corner, and people were clustered around him. All that was happening was that people were dealing drugs3 ». Cette anecdote du cinéaste Jerry Bloedow à propos d’une lecture de l’écrivain au café Le Metro souligne son influence dans l’underground d’alors, et met en évidence la position marginale, voire anomale, de Burroughs assis au fond d’un café dans l’ombre avant de se glisser sur scène pour lire, lorsqu’il ne se faisait pas remplacer par un enregistrement, renforçant ainsi l’idée d’une écriture désincarnée, détachée du corps qui la crée4.
Le terme « anomal » apparaît dans l’ouvrage commun de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Ils y présentent la distinction entre anormal et anomal en expliquant que le premier terme a pour signification « ce qui n’a pas de règle ou contredit la règle », tandis que le second « désigne l’inégal, le rugueux, l’aspérité », et évoque « une position par rapport à une multiplicité5 ». Ce terme nous semble utile pour caractériser à la fois Burroughs et Heliczer, tant ils ont évolué en marge de l’avant-garde ou de la contre-culture qu’ils ont inspirées, sans cesse à la frontière entre leur environnement artistique et personnel, et celui des groupes dans lesquels ils évoluaient parfois. En effet, toujours selon Deleuze et Guattari, une telle posture rappelle celle des sorciers qui vivent en marge des villages, « à la frontière des champs ou des bois », « hantent les lisières », vivent « en bordure » ou « entre deux villages », une caractéristique qui s’applique parfaitement aux deux artistes6. Tous deux étaient expatriés, tous deux naviguaient entre différentes pratiques sans rien s’interdire ni s’impliquer complètement dans un groupe, trop soucieux vraisemblablement de conserver leur indépendance créative. Inclassables, ils jouaient alternativement le triple rôle de « menace », « entraîneur », et « outsider » qui caractérise une posture anomale7. Burroughs refusa toute sa vie d’être considéré comme un écrivain Beat, soulignant les différences entre les écrivains qui étaient désignés comme tels, tandis que Piero Heliczer n’eut jamais la position centrale et la notoriété qu’il aurait méritées tant son rôle dans l’underground new-yorkais était crucial à la période 1964-1965. Découvreur et initiateur du Velvet Underground, précurseur des happenings multimédia, il fut rapidement éclipsé par Warhol qui ne se priva pas de mettre le groupe et la pratique découverts par Heliczer au centre de ses propres manifestations, tandis que celui-ci demeurait dans l’ombre, occupé à imprimer ses recueils de poésie sur sa presse à main, ou à improviser un tournage. Cela s’explique en partie par son incapacité à capitaliser sur les événements qu’il organisait, laissant d’autres personnes en tirer une forme de profit : Heliczer n’était pas un véritable organisateur. S’il organisait une soirée, c’était pour mieux s’y cacher, y évoluer aussi bien comme maître de cérémonie que musicien ou danseur anonyme, pour mieux y jouer les rôles qu’il lui plaisait alors de tenir : tour à tour « entraîneur » et « menace » pour reprendre la terminologie suggérée par Deleuze. S’il parvint à attirer Malanga et Warhol à ses soirées DREAMWEAPON, il ne sentit pas la menace qu’il constituait pour le second, pas plus qu’il ne sortit de sa posture d’outsider lorsqu’il fut lui-même menacé par l’aura grandissante de Warhol, afin de protéger ses créations ou d’en affirmer la paternité.
Burroughs était moins insouciant concernant la paternité de ses textes. Même s’il acceptait qu’ils soient réimprimés, parfois sans son accord, d’un mimeo à l’autre, ou affirmait que les mots appartenaient à tout le monde, il ne manquait pas de se manifester afin que ses droits d’auteur lui soient versés, particulièrement dans le cas de publications par des éditeurs professionnels. De plus, si, à l’instar d’Heliczer, il n’était pas un organisateur né, il parvint à conserver un noyau de collaborateurs actifs aux différentes périodes de sa vie. Pour ces collaborateurs, il jouait à la fois le rôle de mentor, professeur et modèle, les informant des évolutions de sa technique – un privilège qu’il n’accordait qu’à quelques happy few –, leur donnant des conseils et des idées d’applications, et n’hésitait pas à critiquer leurs travaux s’il ne les jugeait pas à la hauteur de ses espérances. En revanche, Burroughs n’était pas homme à cultiver une cour autour de lui, ou à cultiver une attitude ou une posture inaccessible. Malgré la complexité de ses théories ou de ses textes, il incitait régulièrement ses lecteurs à lui faire parvenir leurs propres textes afin d’établir de nouvelles connexions avec la jeunesse, particulièrement dans la seconde moitié des années soixante. C’est ainsi que Carl Weissner devint l’un de ses collaborateurs les plus actifs, après avoir découvert des cut-up sonores de Burroughs : s’ils ne se rencontrèrent physiquement qu’un petit nombre de fois, ils furent régulièrement publiés côte à côte, d’autant que Weissner éditait son propre magazine. Ainsi Burroughs réussissait à diffuser ses théories et ses idées auprès d’un certain nombre de lecteurs sans pour autant être impliqué physiquement dans la contre-culture, au contraire d’Heliczer. Son autorité était rarement remise en question au début des années soixante, tant il était considéré comme l’une des éminences grises des Beats, et bénéficiait de l’aura que la publication et la censure de Naked Lunch avaient engendrée. En revanche, il commença à être ouvertement critiqué à partir de la seconde moitié des années soixante, après que ses travaux avec le cut-up eurent évolué du poétique au politique, ne convainquant plus autant ses lecteurs qu’au début. L’absence de définition claire des différentes méthodes de sa technique et ses perpétuelles évolutions avaient rendu perplexe son public comme ses éditeurs et ses proches, d’autant que Burroughs avait commencé à manifester un intérêt prononcé pour la scientologie, au point de s’enrôler dans la secte pendant plusieurs mois, en espérant percer ses secrets. C’est également à la fin des années soixante que Burroughs entreprit sa mue d’écrivain obscur et controversé en écrivain star de la littérature américaine. Il cessa progressivement de figurer dans les pages des magazines underground pour apparaître dans des magazines pour hommes comme Mayfair, notamment parce qu’ils lui offraient une rémunération importante, mais également parce qu’ils lui laissaient une grande liberté créatrice, lui permettant ainsi de développer même ses théories les plus farfelues.
En conclusion, il serait possible de dresser une ultime comparaison entre Piero Heliczer et William Burroughs en considérant que leur éclectisme et la variété de leur production leur permit de s’établir comme des forces motrices majeures de la contre-culture et de l’avant-garde anglo-saxonne, notamment parce qu’ils fondaient en un même creuset des pratiques artistiques qui se développaient alors. En revanche, cette même diversité est certainement responsable de leur échec à sortir de l’anonymat de l’underground, puisqu’elle rendait impossible leur catégorisation. Ainsi Burroughs, considéré comme un romancier, eut-il beaucoup de mal à convaincre des éditeurs de s’intéresser à ses textes expérimentaux ou didactiques, car ils attendaient de lui une production fictionnelle qu’il ne leur fournissait pas. Un ouvrage tel que The Third Mind, dont une publication rapide aurait certainement permis d’éclairer les rôles et fonctions du cut-up, ne fut publié qu’en 1978, alors même que Burroughs ne l’utilisait plus ; de même, l’ouvrage, The Revised Boy Scout Manual, publié en 2018, aurait certainement aidé les lecteurs de Burroughs à entrevoir son projet politique de façon plus globale, et leur aurait surtout révélé que la plupart des théories les plus extrêmes qu’il défendait alors relevaient davantage de la catharsis, et de la fiction que d’un véritable désir d’application. De même, Heliczer disparut dans le tumulte de la fin des années soixante, en partie parce que le rôle de l’agrégateur multimédia était déjà accaparé par un Warhol qui eut néanmoins l’ingéniosité de déclarer sa carrière de peintre terminée dès 1965, ce qui lui permit de se consacrer pleinement à ses nouvelles activités. De plus, après avoir découvert la DREAMWEAPON, Warhol entreprit de réaliser son propre show multimédia, et ce avec des moyens matériels inimaginables pour Heliczer, et un sens des affaires que ce dernier ne possédait pas. Désabusé, Heliczer livra un témoignage certes « émaillé de considérations misogynes et paranoïaques » comme l’explique Patrick Bard, mais néanmoins extrêmement lucide sur la façon dont l’underground dans lequel il s’épanouit fut rapidement accaparé par le marché de l’art et le commerce8. De son côté, Burroughs, plus cynique, et plus sensible à l’importance de promouvoir son œuvre et de garder un contrôle sur elle, fut à même de se diffuser dans la presse alternative et de progressivement façonner son image de « gentleman junkie » pour devenir un mentor de la contre-culture des années soixante-dix et quatre-vingt. Heliczer était alors retourné en France où il passa la majeure partie de la fin de sa vie, produisant parfois des textes que Malanga, lors de ses rares visites, compilait précieusement, et qui nous permettent de parler aujourd’hui de Piero. Peut-être Malanga demeurait-il fidèle par reconnaissance à celui qui avait inventé les spectacles dans lesquels il devint l’une des icônes de Warhol ? Peut-être savait-il pertinemment qu’Heliczer était le véritable inventeur de l’Exploding Plastic Inevitable ? Quoi qu’il en soit, l’anonymat dans lequel Piero Heliczer termina sa vie est proportionnel à son importance dans la contre-culture et l’avant-garde des années soixante, et renforce l’idée qu’il était la véritable incarnation d’un underground urbain ou rural, qu’il était fait pour vivre en bordure, tel l’animal anomal qu’il était. Burroughs délaissa lui aussi les villes à la fin des années soixante-dix et partit s’établir dans le Kansas où il produisit sa dernière trilogie. À la différence de Piero, il termina sa vie entouré de ses amis, de ses collaborateurs, et de ses chats. Un ultime point commun entre ces deux hommes : ils ne savaient pas cuisiner.