La création et le développement des écoles immersives puis des filières bilingues breton-français depuis les années 19801 a entraîné un gigantesque travail lexicologique afin de donner au breton, langue jusqu’alors à peine enseignée, la capacité d’être elle-même un vecteur performant d’enseignement.
La matière enseignée en breton dans toutes ces classes étant l’histoire-géographie, TES (Ti-Embann ar Skolioù2 [La maison d’édition des écoles] – Canopé Rennes) publie depuis une vingtaine d’années des traductions en breton de manuels d’histoire-géographie pour les collèges.
Nous nous trouvons bien ici au cœur des problématiques de cette revue qui mettent en relation les métiers de la traduction et les apprenants.
Nous nous intéresserons principalement à deux aspects de la question que nous mettrons en regard : le premier concerne évidemment la mise en œuvre de ces traductions et le second la réception ainsi que l’utilisation de ces ouvrages par les enseignants et leurs élèves. Pour mener cette étude, nous avons tenté de répondre de manière circonstanciée à une liste des questions liées les unes aux autres.
Pourquoi avoir privilégié la traduction de manuels français à la création de manuels breton ? Comment le choix des manuels à traduire a-t-il été fait ? Quel est le processus d’édition pour ce genre d’ouvrages ? Une ligne éditoriale a-t-elle été adoptée en ce qui concerne la langue proprement dite et, si oui, a-t-elle connu des modifications sensibles d’un ouvrage à l’autre ?
Comment enseignants et élèves utilisent-ils ces ouvrages ? En sont-ils satisfaits ? Quelles difficultés linguistiques rencontrent-ils et comment les surmontent-ils ? De quelles propositions sont-ils porteurs ?
Cette contribution s’appuie avant tout sur une longue expérience d’enseignement bilingue dans le secondaire impliquant l’étude et l’utilisation de ces manuels. Elle s’appuie ensuite sur de nombreux entretiens, menés en 2018-2019, avec d’autres enseignants et personnels de TES3. Afin d’éviter des erreurs factuelles et une mise à jour s’imposant certainement, j’ai repris contact avec Delphine Le Bras, la directrice de TES, à l’automne 2022. Grâce à ses remarques, j’ai pu remanier et préciser mon texte.
1. Comment rattraper un retard terminologique ?
1.1. Une langue bannie des écoles, mais en quête d’avenir
Avec l’avènement de la très nationaliste iiie République (obsession de la revanche contre l’Allemagne et conquêtes coloniales), le breton est chassé des écoles. L’imposition de la méthode Carré (1888)4 ferme la porte à toute instruction bilingue (Griffon, 2008 : 41-44). S’installe alors une diglossie très inégalitaire et un complexe linguistique profond. Le breton se trouve ainsi bloqué de l’extérieur comme de l’intérieur dans son évolution et son enrichissement lexical (Le Pipec, 2018 : 42).
À contre-courant, mais eux aussi pétris d’idéologie française, les milieux « nationalistes » bretons considèrent dès les années vingt qu’il faut préparer le breton à devenir la langue nationale du futur État breton et donc de son système éducatif ; d’où une véritable frénésie lexicale.
En 1962 est créé Strollad An Deskadurezh Eil Derez (SADED – Comité de l’éducation secondaire), qui veut proposer la préparation par correspondance d’un baccalauréat breton. Confrontés à des problèmes terminologiques, les membres de SADED élaborent des listes de mots le plus souvent forgés à partir d’éléments de vieux-breton (période allant jusqu’à l’an mil où le gallois et le breton ne faisaient qu’une langue) ou empruntés au gallois moderne, la langue sœur ; les emprunts au français étaient alors perçus comme de nature à abâtardir la langue.
1.2. Diwan et les classes bilingues
Le point de bascule est clairement la création de Diwan (1976) puis des classes bilingues publiques à partir des années 80 ; l’enseignement catholique se mettra aussi dans le sillage.
Le vocabulaire élaboré par SADED s’est souvent avéré inutilisable dans les classes en raison de son côté abscons. Incompréhensible pour la grande majorité des locuteurs qui l’appelaient avec ironie « brezhoneg chimik », ce breton dit aussi « de l’école » n’a jamais été vraiment utilisé en classe. Les conséquences de son adoption auraient été désastreuses pour plusieurs raisons : premièrement, comme nous l’avons dit, ces néologismes auraient compliqué la compréhension et donc le déroulement des cours ; deuxièmement, et c’est sûrement le pire, ils auraient creusé le fossé entre le breton de l’école et le breton de tous les jours qui se soucie peu de purisme (Hewitt, 2003 : 1). Effectivement, défendre l’enseignement dans une langue dont les locuteurs eux-mêmes ne reconnaissent pas la forme enseignée constitue un argument qui fait bien évidemment le jeu des ennemis du breton.
C’est la raison pour laquelle Diwan créa Kreizenn ar geriaouiñ [Centre de terminologie] en 1985 dans la perspective de l’ouverture du collège de Brest en 1988. Il regroupe des enseignants de Diwan et des universitaires sous la direction de Lukian Kergoat5. Au terme de leurs travaux, ils ne conservent que les néologismes aisément compréhensibles et préfèrent bretonniser les termes internationaux (anglais) ou français. Le lexique scolaire fait ainsi la part belle aux mots transparents.
Le schéma ci-dessous6 résume la démarche adoptée pour choisir tel ou tel terme technique afin que les cours de disciplines non linguistiques (DNL) restent des cours de la discipline étudiée.
Le travail de Kreizenn ar geriaouiñ sous la direction de Lukian Kergoat – bien connu à l’université pour la qualité et le dynamisme de ses cours – a posé à l’évidence dans les années 80 les fondations sur lesquelles ont été bâties les constructions ultérieures.
2. Ti-Embann ar Skolioù
2.1. Répondre aux besoins des enseignants et des élèves
Très vite, la charge de travail s’avère énorme pour les enseignants en breton, car en plus du travail des autres professeurs d’histoire-géographie, ils doivent se poser beaucoup de questions lexicologiques et traduire certains documents. Dans les années 80 et au début des années 90, les enseignants n’étaient que rarement équipés en ordinateurs, scanners et imprimantes, que ce soit dans les établissements ou à domicile. Les polycopiés en breton avaient presque toujours un air de bricolage avec des collages de photocopies photocopiés à leur tour puis des photocopies de photocopies de photocopies… Le résultat était bien souvent illisible avec des textes partiellement effacés et des images toutes noires au gré des réglages des photocopieuses.
La création de TES en 1994 correspond à une époque de plein élan de la langue bretonne. C’est l’époque où Dan Ar Braz remplissait les Zéniths avec son « Héritage des Celtes » et où Jean-Yves Cozan pesait de tout son poids à la Région pour qu’elle ouvre les cordons de la bourse au breton. Cette création de TES correspondait aussi à une double aspiration, l’une pratique et l’autre plus politique : l’aspiration pratique était d’offrir aux enseignants brittophones des outils équivalents à ceux de leurs collègues francophones dans ce contexte de développement des filières immersives et bilingues ; l’aspiration politique était celle du statut de la langue dans l’enseignement et dans la société. En effet, la publication de manuels scolaires en breton donne, en quelque sorte, l’onction pédagogique à cette langue. À une époque où il n’était pas communément admis que le breton, langue minorée, pouvait être un vecteur d’enseignement aussi performant que le français, il pouvait le devenir grâce à ce travail quotidien des enseignants et à l’implication des éditeurs.
En disant cela, nous risquons d’oublier les premiers destinataires de ces ouvrages : les élèves. Avoir dans leurs sacs d’école des manuels d’histoire-géographie d’aussi belle facture que ceux de leurs camarades monolingues, et qu’ils peuvent leur montrer avec fierté, favorise l’estime de soi des apprenants à travers le regard de leurs pairs. Les manuels traduits en breton étant aussi les plus utilisés en français dans l’académie, l’impression donnée aux élèves brittophones comme aux monolingues est que les cours d’histoire-géographie en breton ont le même niveau d’exigence que ceux dispensés en français. L’idée que l’enseignement en breton est « sympa » mais peu sérieux est ainsi très fragilisée. En plus d’être « sympa » l’enseignement en breton est donc performant, comme on dit maintenant, puisque les élèves des filières bilingues ne sont en général pas considérés comme les plus mauvais de leurs classes7.
2.2. Comment traduire un manuel d’histoire-géographie ?
C’est en 2001 qu’a été publiée la traduction du manuel d’histoire-géo de sixième sorti cinq ans plus tôt chez Hatier8. Suivirent le manuel de cinquième et de quatrième en 2008, toujours de la collection Ivernel de chez Hatier. Pour ces deux ouvrages, deux ans se sont écoulés entre la publication de l’original et celle de sa traduction en breton. Les programmes ayant changé, une nouvelle série est lancée à partir de 2012. On remarque qu’à l’exception du premier ouvrage, il faut à peu près deux ans pour mener à bien le travail de traduction et d’édition.
Le choix des manuels à traduire est lié à plusieurs préoccupations des inspecteurs de breton et des directeurs successifs de TES. Si le choix des manuels scolaires dans les collèges est le fait des équipes pédagogiques de chaque établissement, il ne pouvait être choisi qu’un seul manuel par niveau pour toutes les filières bilingues et immersive – TES ne disposant ni des moyens humains ni des moyens financiers d’en publier plusieurs. Soucieux de se concilier leurs collègues d’histoire-géographie parfois réticents à l’enseignement de leur matière en breton, les inspecteurs de breton leur ont demandé leur avis afin de lancer les appels d’offres auprès des éditeurs et d’acquérir les droits. Au bout du compte, il appert que les manuels choisis sont d’un usage courant dans l’académie9.
Plusieurs modes de fonctionnement ont été éprouvés par TES pour traduire et éditer ces manuels. Chacun a montré ses avantages et ses inconvénients. La première question qui se pose est de savoir si la traduction des manuels doit être confiée à des spécialistes de la discipline ou de son enseignement ou bien à des traducteurs reconnus pour leurs compétences linguistiques et leur polyvalence.
Les deux premiers manuels (sixième puis cinquième) ont été confiés à Pêr Drezen, professeur d’histoire-géographie au collège de Plozevet. Excellent bretonnant et enseignant expérimenté, il a repris et complété l’essentiel des choix terminologiques faits par Kreizenn ar geriaouiñ (Diwan). En 2007, il a publié, en collaboration avec Malo ar Menn de TES, un Petit dictionnaire breton d’Économie, de Géographie et d’Histoire intitulé GeriaouEGI. Deux parties de tailles très inégales constituent cet ouvrage pratique : premièrement un dictionnaire avec explication en breton des termes bretons et, deuxièmement, un lexique français-breton.
Le manuel de quatrième fut confié à Jil Pennec, c’est-à-dire à un non-spécialiste mais qui fut épaulé dans son travail par Pêr Drezen.
Les programmes ayant changé en 2009, tout ou presque était à refaire ! TES voulant tirer les leçons des expériences passées, il fut décidé de confier les traductions non à un seul mais à plusieurs traducteurs, tous enseignants expérimentés. Mais en quoi consistaient ces retours d’expériences ?
- Traduire des manuels de plus de trois-cents pages est éreintant pour un seul traducteur qui mène ce travail en sus de son activité professionnelle.
- C’est de plus très long et il fallait pourvoir les élèves de manuels au plus vite.
- Les enseignants choisis avaient eux-mêmes pu utiliser les anciens manuels et avaient donc des idées assez précises sur ce que l’on peut attendre d’un manuel en breton.
Pour gagner du temps, chacun d’entre eux reçut donc une partie de chaque manuel à traduire. Tous s’acquittèrent de leur tâche mais l’équipe de TES souleva bien vite un problème de cohérence dans les choix linguistiques des traducteurs. Plus que leurs choix dans le lexique technique, ce sont les formulations d’intitulés et de consignes qui, par exemple, pouvaient connaître une variété perturbante pour les élèves. Aussi étonnant que cela puisse paraître, cette variété était aussi présente dans les traductions réalisées par un seul traducteur.
Le travail de relecture est effectué par le personnel de TES et du Kuzul ar re fur – Conseil des sages. Beaucoup de ces incohérences ont en effet été relevées par le maquettiste ou l’infographiste de TES qui sont d’excellents brittophones. Le Kuzul ar re fur – Conseil des sages, quant à lui, est une instance créée par Ronan Le Coadic lorsqu’il était directeur de TES (1993-1999). Soucieux de la qualité et de l’authenticité du breton des ouvrages publiés par TES, il demanda leur expertise à des brittophones de naissance mais maîtrisant la langue écrite. Depuis 2012, le conseil scientifique de l’Office public de la langue bretonne (OPLB) est aussi associé au Conseil des sages. Cette collaboration, dans laquelle s’expriment parfois des avis très divergents, est fructueuse, car elle permet à chacun d’apprivoiser la problématique de la terminologie dans le cadre de l’enseignement en breton de manière plus globale et donc moins fragmentaire. Prenons un exemple apparemment simple, mais en réalité important dans le cadre scolaire comme nous allons le voir. Intéressons-nous aux toponymes extérieurs à la Basse-Bretagne. L’Égypte antique figure au programme de sixième mais comment écrire le nom de ce pays en breton ? Contrairement au français, le breton a une orthographe plus phonétique qu’étymologique dans laquelle le G se prononce [g]. Ainsi doit-on écrire Ejipt ou Egipt plus proche de l’étymologie latine – Ægyptus – et, si on opte pour la seconde option, doit-on prononcer [eˈʒipt] ou [eˈgipt] ? Pour des élèves de sixième, cela pourrait s’avérer perturbant, mais on constate qu’élèves comme enseignants prononcent presque toujours [eˈʒipt] avec l’accent sur la finale.
Depuis la nouvelle convention de 2020, le Conseil des sages est remplacé par le Comité de qualité linguistique de TES, composé de personnes nommées par l’IPR (après consultation du Conseil d’édition), pour les deux tiers, et par le Directeur territorial de Canopé (sur proposition de l’OPLB). Le fonctionnement est sensiblement différent, car la relecture n’est plus aussi « collégiale » et se fait surtout à distance depuis la crise de la CoViD.
La géographie scolaire (l’histoire aussi mais dans une moindre mesure) étant devenue une discipline de plus en plus conceptuelle, les enseignants en breton ne doivent plus tellement traduire des termes descriptifs mais traduire ou adapter des concepts, ce qui est beaucoup plus compliqué. Dans toutes les langues, ces concepts sont nommés par des mots empruntés à la langue courante mais détournés de leur sens habituel au sein du technolecte. Prenons le mot hub : si nous regardons le sens de ce mot dans un dictionnaire anglais-français des années 80, c’est-à-dire avant l’ère de l’informatique et l’émergence de ce concept géographique, nous ne trouvons que « moyeu ». Aujourd’hui, un collégien ou un lycéen français ou breton donnera sans trop d’effort une définition informatique ou géographique à peu près pertinente de ce qu’est un « hub » ; lui demander ce qu’est un moyeu serait plus hasardeux. Un hub semble adopté en breton pour le vocabulaire géographique.
Autre exemple : le concept d’espace est central en géographie ; comment le rendre en breton ? Notre langue, dans son registre courant, a une bonne demi-douzaine de mots qui pourraient le traduire dans des cas concrets mais aucun qui ne soit évident pour traduire « l’espace industriel de la France ». Si l’on propose « egor » ou « ec’honder », d’aucuns vont aussitôt penser à Star-Trek ou aux grands espaces des steppes ; si l’on propose « tachenn » ou « takad », d’autres ou les mêmes vont immédiatement penser à des parcelles, à des zones plus ou moins clairement délimitées. Chacun y va donc de l’utilisation personnelle et métonymique à visée conceptuelle de l’un de ces termes qui se retrouvent tous ou presque dans les manuels traduits. Il est intéressant de noter que si l’utilisation de tel ou tel terme paraît idoine dans les exemples concrets, leur utilisation reste toujours critiquable pour la traduction du concept et donc des titres de chapitres ou de parties de ceux-ci. Ainsi, si l’on cherche « espace » dans le lexique en ligne de TES10, on obtient quatre exemples avec trois mots différents ; si l’on fait la même recherche sur Termofis11 (la banque de données publique de TermBret, le centre de terminologie de l’Office public de la langue bretonne), on trouve huit exemples et trois mots dominants. De loin en loin, on voit tout de même émerger une classification plus ou moins stable de ces termes avec « takad » qui désigne des zones, « ec’honderioù » qui désigne des superficies, et « spas » qui désigne le concept et sert quand l’utilisation des autres termes pose problème.
La recherche d’une standardisation de la langue dans le domaine scolaire se trouve ainsi gênée par les acteurs de terrain qui, bien qu’étant eux-mêmes largement acquis à cette recherche, préfèrent conserver et utiliser différents termes qu’ils estiment d’un usage plus courant ou plus adaptés à des situations concrètes. Cette variété leur apparaît en outre plus à même de faire ressortir des nuances utiles. En effet, « standardisation » ne veut pas dire traduction mot-à-mot. Elle ne s’apprécie même pas ou ne devrait pas s’apprécier à l’aune d’une autre langue.
Il s’agit là, en tout cas, d’un sujet qui revient très souvent dans les discussions entre collègues au sein des établissements. La consultation informelle d’autres collègues, reconnus pour leur expérience et leur compétence linguistique supérieure, est aussi très fréquente. Parfois rétifs à une démarche de standardisation descendante perçue comme productrice de « brezhoneg chimik » et contraire à leur liberté pédagogique, nombre d’enseignants discutant entre pairs produisent un consensus, peut-être plus facilement accepté par l’ensemble de la communauté. TES et l’Office public de la langue bretonne s’insèrent aujourd’hui dans cette démarche ascendante de standardisation.
Loin de voir dans ces discussions une incapacité de la langue et de ses locuteurs – une langue sans ses locuteurs n’est rien – à traduire des concepts, nous constatons ici un grand signe de vitalité et d’intelligence. En effet, par cette recherche terminologique permanente, les enseignants sont obligés d’interroger les concepts de manière plus radicale, c’est-à-dire à la racine des mots. Le bénéfice pédagogique est ici évident puisque l’enseignement en breton permet à nos élèves d’apprendre à distance du jargon politicomédiatique français et, partant, de prendre à de la hauteur et de sonder le langage. Certes, les apprenants bilingues sont ainsi contraints d’ajouter à leurs apprentissages des réflexions métalinguistiques voire épilinguistiques ; cependant, devoir s’interroger sans cesse sur la justesse des mots que l’on emploie au quotidien est loin d’être une perte de temps quand on doit former nos futurs concitoyens.
Ces débats terminologiques, qui pourraient paraître byzantins aux non-spécialistes – tous les débats de spécialistes paraissent byzantins aux non-initiés –, ont produit en réalité une synergie bénéfique au cœur de laquelle sont placés les apprenants puisque, au bout du bout, ils sont l’avenir de notre langue.
Les traducteurs, presque tous enseignants, ont donc été munis d’un lexique et d’un document de travail contenant des recommandations12. Ces recommandations insistent particulièrement sur la fluidité de la langue. Prenons deux exemples. Le breton préférant les verbes aux noms abstraits – un peu comme l’anglais –, il est recommandé de préférer l’utilisation de noms verbaux (des infinitifs utilisés comme noms) à la création de néologismes à grand renfort de préfixes et suffixes. De même, le breton n’aimant pas les subordonnées enchevêtrées, il est recommandé de scinder les phrases trop longues et complexes. Mais là encore, un écueil est apparu comme me l’a signalé Delphine Le Bras :
Parfois les textes traduits s’éloignaient trop du sens du texte original. Nous y percevions une trop grande « adaptation » et cela pouvait être problématique sur certaines notions (d’où le recours à une professionnelle de la traduction, qui reste fidèle au texte). La traduction est un métier, l’enseignement (qui adapte en permanence le contenu à ses auditeurs) un autre et je crois qu’en langue minorisée, comme le vivier de locuteurs n’est pas immense, on croit souvent que la maîtrise de la langue « suffit » pour traduire ou relire, alors qu’il faut aussi des compétences spécifiques pour des traductions ou relectures professionnelles13.
3. Retour d’expérience : constats et perspectives
3.1. Des ouvrages indispensables mais pas toujours utilisés
De nos premiers entretiens avec les employés de TES14, il ressortait que, s’ils étaient fiers du travail accompli, ils se sentaient cependant frustrés du peu de retour sur leur travail pour le secondaire15. Ils ne savaient donc pas précisément quels enseignants, quelles classes utilisent leurs manuels et comment ils sont utilisés. Les éléments que je soumets à la sagacité du lecteur sont tirés de mon expérience personnelle, de mes entretiens avec des enseignants et avec l’équipe de TES. Je ne peux donc offrir qu’une vue d’ensemble non étayée par des statistiques convaincantes. Même s’il y a des exceptions de chaque côté, il apparaît que les manuels en breton de TES sont très largement utilisés dans les collèges immersifs Diwan, alors que certains enseignants des classes bilingues publiques et catholiques continuent souvent à utiliser les manuels en français dans leurs cours en breton. Reste à savoir pourquoi certains enseignants16 boudent des outils pourtant faits pour eux17.
Le premier élément remarquable qui ressort de mes entretiens informels est que, si certains n’utilisent pas le manuel en breton avec leurs élèves, tous s’en servent pour la préparation de leurs cours. Il s’agit d’abord pour eux d’en reprendre la terminologie et d’y piocher quelques documents qu’ils scannent afin de les projeter et/ou de les intégrer à leurs propres supports de cours. Il est à noter qu’une grande partie de ceux qui n’utilisent pas le manuel en breton n’utilisent pas non plus le manuel en français au quotidien, mais conçoivent leurs propres supports en prenant des documents ici et là, dans des manuels et ailleurs.
Nous en arrivons à un deuxième frein à l’utilisation des manuels en breton qui vient renforcer le précédent. Bien des enseignants construisent leurs séquences avec leurs collègues au sein des établissements ou des bassins. Cette pratique est encouragée par les inspecteurs qui y voient un levier pour diffuser les nouvelles pratiques faute d’avoir les moyens d’une vraie formation continue. Chacun y propose les documents qu’il trouve les plus appropriés pour créer des études de cas ou des dossiers pédagogiques et ce ne sont pas toujours ceux des manuels traduits en breton.
Le mot « document » apparaît, on le voit, comme un mot-clé dans le dernier paragraphe et pour cause puisque c’est celui qui revient le plus fréquemment dans mes entretiens avec les collègues et l’équipe de TES. Rappelons aussi que les cours d’histoire-géographie en breton des filières bilingues ne sont pas des cours de cette matière qui viennent s’ajouter à un enseignement du programme en français comme dans le cas des filières bilangues18. Le cours d’histoire-géographie en breton est le cours d’histoire-géographie et les bénéfices que l’on peut en espérer sur la maîtrise du breton ne sont qu’un effet collatéral attendu, si je puis dire.
Or, la justification avancée par ceux qui n’utilisent pas le manuel en breton est que les documents d’histoire-géographie requièrent un niveau de langue trop élevé pour leurs élèves. De ce fait, le commentaire de document nécessite trop souvent un exercice préalable de compréhension écrite ou orale incompatible avec les contraintes horaires imposées par les programmes. D’expérience, je peux dire que la chose est vraie et qu’elle l’est aussi, bien souvent, dans les classes francophones même si les enseignants y prêtent généralement moins d’attention.
Beaucoup font aussi observer qu’il y a quelque ridicule à traduire des textes français pour les élèves des filières bilingues qui, qu’on le veuille ou non, maîtrisent mieux le français que le breton. Un enseignant m’a fait part de son ahurissement en apprenant qu’un collègue avait traduit le texte de l’Appel du 18 juin pour ses élèves de troisième. Après une longue réflexion, l’idée générale qui prévaut aujourd’hui à TES est que les textes dont la langue originale n’est pas le français seront traduits en breton alors que les textes dont la langue originale est le français resteront le plus souvent dans cette langue sauf s’ils ont été retravaillés (« d’après »).
Ces mêmes enseignants des filières bilingues – sans dénigrer pour autant les filières immersives puisque certains ont leurs enfants chez Diwan – estiment que l’intérêt des filières bilingues est précisément d’acquérir la compétence de discuter en breton sur des documents en français. La nécessité d’un entraînement à cette compétence est pour eux le reflet de la situation de diglossie acceptée de nos élèves. N’est-il pas révélateur d’entendre des élèves avouer qu’il arrive que l’explication en breton d’un texte en français soit plus claire que si elle était faite en français, car elle leur donne deux chances de bien comprendre ? D’aucuns ne rechignent pas non plus à utiliser des cartes ou des graphiques en anglais comme ceux de la FAO (Food and Agriculture Organisation) car ils permettent de casser le face-à-face breton-français et d’entrer dans une perspective plurilingue plus en phase avec notre temps. De surcroît, il leur apparaît capital que les élèves des filières bilingues maîtrisent ainsi le lexique et les concepts spécifiques dans les deux langues. Cela dit, les bacheliers de Diwan ne semblent pas souffrir dans le supérieur de leur scolarité presque entièrement en breton (Ouest-France, 2014 et Office public de la langue bretonne, 2012). Même la note au ministre de l’inspecteur Bernabé (2019 : 6 et 10), pourtant défavorable à Diwan, convient à demi-mots que le niveau des élèves de Diwan en français est meilleur que celui de ceux des écoles monolingues que ce soit à l’entrée en sixième ou dans le cycle terminal.
Une majorité d’élèves n’ayant de vie en breton que celle qu’offre le cadre scolaire, ils maîtrisent souvent mal les registres et les niveaux de langue. On constate donc à l’occasion une « pollution » des autres registres par le technolecte de l’histoire-géographie. C’est ainsi qu’ayant demandé la rédaction d’un conte en cours de langue bretonne, j’eus la surprise de lire : « Deuet e oa ar boblañs da selaou ar roue » que l’on pourrait traduire par « la population était venue écouter le roi ». Cependant, le terme poblañs n’est qu’un terme démographique ne traduisant « population » qu’au sens de « nombre de personnes » ; ar bobl (« le peuple »), an dud (« les gens ») auraient été ici plus appropriés.
3.2. Une demande et une offre protéiformes
Même si le manuel n’est pas et ne doit pas être le cours, son utilisation par les enseignants d’histoire-géographie, que ce soit en français ou en breton, comme support principal tend à diminuer sensiblement pour différentes raisons dont certaines ont déjà été évoquées :
- Les pratiques collaboratives de construction des séquences au sein des établissements ou des bassins (les « constellations », dit-on à présent).
- La concurrence de sites plus ou moins gratuits et collaboratifs qui proposent des documents voire des cours complets dans lesquels on peut piocher à loisir19.
Cela est amplifié par la généralisation des projecteurs vidéo et, dans une moindre mesure, des TBI (Tableaux blancs interactifs). Grâce à ces moyens de diffusion, l’utilisation de vidéos comme documents est de plus en plus courante dans les classes et certains sites publics ou privés proposent des abonnements aux établissements20.
En réponse, les éditeurs proposent des manuels interactifs à projeter et enrichis de contenus vidéos. Pour des questions de droits et de modèle économique évidemment, seuls les enseignants dont les élèves sont pourvus du manuel papier y ont accès sous forme de clé USB cryptée ou de codes d’authentification sur le site de l’éditeur.
En ce qui concerne TES, l’acquisition des droits de traduction des manuels interactifs des éditeurs français et les coûts de production s’avèrent dissuasifs. Conscients des stratégies de contournement possibles, ces éditeurs interdisent la création d’un PDF du manuel21.
Comme le lecteur a pu le constater, il n’a été question dans mon propos que de manuels pour le collège et pas pour le lycée. Les lycéens dans les filières bilingues et immersives restant assez peu nombreux, ce n’était pas une priorité. De plus, il ne semble pas que les enseignants soient très demandeurs. En effet, l’utilisation de manuels papier y est généralement plus faible puisque tous les facteurs précédemment cités y sont amplifiés.
Pour le collège comme pour le lycée, il apparaît donc que la traduction de manuels papier ne soit plus la priorité des priorités. Si les inspecteurs de breton avaient jusqu’à il y a peu préféré la traduction de manuels à la création d’outils en considérant que cela leur permettrait d’obtenir une sorte de validation pédagogique des filières par les inspecteurs d’histoire-géographie, la qualité de l’enseignement dans ces filières ne fait aujourd’hui plus trop débat – pédagogiquement s’entend. Pour le secondaire, comme pour le primaire bien avant, TES développe donc maintenant une politique éditoriale plus autonome et plus « dématérialisée ».
En effet, la traduction de manuels français très conformes aux programmes22 a évacué une de leurs recommandations : prendre des exemples locaux. Ainsi, dans le manuel de géographie de sixième (2012), la page « Mon environnement proche » propose une étude de la région de Rouen ; de même, le manuel d’histoire de cinquième (2003) propose une étude sur l’abbaye de Fontenay en Bourgogne. Ces exemples sont certes intéressants mais n’y en aurait-il pas en Bretagne de tout aussi pertinents ? Des enseignants ont donc spontanément ou sur commande envoyé des déclinaisons bretonnes d’études de cas et autres documents pédagogiques. Le travail d’édition de TES en a fait des supports aussi bons voire meilleurs que ceux que pourraient proposer de grands éditeurs. À partir du magazine Taboulin23, TES propose, pour le cycle 3, des exemples pris en Bretagne et qui correspondent aux thèmes des programmes de géographie. Un projet de fiches est en cours aussi pour le cycle 3, avec des activités à mener aux environs de l’école. TES propose également, sur son site, des fiches d’histoire pour le collège, élaborées par Hervé Peaudecerf24 et destinées à étudier le programme d’histoire au collège précisément par le biais de l’histoire de Bretagne25. Au départ, Hervé Peaudecerf avait conçu ce nouveau support en accompagnement des manuels. Aujourd’hui, il travaille à la réalisation de fiches autonomes. Il en élabore certaines lui-même, mais il coordonne surtout un groupe d’enseignants pour en réaliser.
Revenons un instant cependant sur le fichier à photocopier Anavezout ar Frañs (« Connaître la France ») destiné au cycle 3 (CM-sixième)26, mais évidemment utilisable dans le programme de cinquième et dans d’autres classes du collège. La formulation de sa première partie est parfaitement adaptée au programme de cinquième avec « eus ar geriadenn d’ar rannvro » que l’on pourrait traduire par « du village à la région » et qui invite à la hiérarchisation des échelles, concept imprégnant tous les programmes jusqu’en terminale. « Du village à la région », tout le monde comprend ; sauf qu’en français de Bretagne, et a fortiori en breton, un village (ur geriadenn) désigne un hameau ou un lieu-dit et que ce que les Français appellent un village s’appelle ici un bourg. De cette manière, Silieg (Silfiac en français) est caractérisée comme « ur geriadenn eus Breizh-Izel » (un hameau de Basse-Bretagne) alors que tout un chacun dirait « ur barrez / ur gumun a Vreizh-Izel » (une commune de Basse-Bretagne). Reprenons l’intitulé en français « du village à la région » ; peu de gens, à part ceux qui sont appelés à traduire, remarqueront que nous avons là deux termes – village et région – appartenant à des domaines différents. Même en français de France, « village » est du domaine de l’affectif alors que région est du domaine de l’administratif. Pour être cohérent, il eût fallu dire « de la commune à la région » ou « du village à la région » mais, dans ce cas, il eût fallu prendre la Bretagne dans son entièreté et ne pas la limiter à la région administrative qui exclut la Loire-Atlantique. L’habitude de la traduction laisse des traces et il n’est pas aisé de s’affranchir des modèles. Cependant, ce dossier montre que TES, à force de tâtonnements, a trouvé une voie prometteuse.
Lors de la réunion du comité de pilotage de TES d’octobre 202227, a été acté l’abandon de la traduction complète de manuels d’histoire-géographie pour le secondaire28. Trop coûteux, trop lourds et trop longs à traduire, ils ont une durée de vie trop brève en raison des fréquents changements de programmes. Les éditeurs refusant l’accès à leurs ressources numériques et l’acquisition des droits portant sur l’intégralité des manuels, il n’est pas possible de capitaliser sur le travail fourni en isolant et en adaptant des chapitres aux nouveaux programmes. La création de fiches et de banques fournies de documents (textes, images, enregistrements audios, vidéos, infographies, etc.) pouvant être adaptés aisément selon les niveaux et les programmes scolaires est donc aujourd’hui la priorité. D’ores et déjà, les enseignants peuvent trouver une grande quantité de matériel scolaire (à commander gratuitement ou à télécharger) sur le site de TES. Un outil de recherche permet de sélectionner le niveau d’enseignement, la matière, le type de documents souhaités29.
Bien évidemment, TES n’est pas seul. Son équipe réfléchit et travaille de plus en plus avec ses homologues du réseau Canopé en Corse, au Pays Basque, en Occitanie. À l’avenir, certaines productions pourraient être mises en commun, adaptées et traduites. Ce projet – en cours d’élaboration – est stimulant à plusieurs égards : tout d’abord, il permettrait de proposer plus de documents, plus rapidement ; ensuite il ouvrirait à la diversité linguistique par des liens de collaboration multipolaire et non plus de dépendance vis-à-vis des grands éditeurs en français, qui ont par ailleurs leur légitimité et leur utilité.
Conclusion
La traduction de manuels d’histoire-géographie en breton a véritablement été une étape-clef dans l’histoire du breton comme langue d’enseignement. Premièrement, elle lui a permis, à tout le moins, une reconnaissance institutionnelle de la part d’une inspection disciplinaire réticente ; deuxièmement, elle a offert à nos élèves des objets d’estime de leur langue et, partant, d’estime de soi ; troisièmement, elle a créé les conditions d’une standardisation scolaire plutôt apaisée de la langue. Si la traduction de manuels reste une des missions de TES – surtout en ce qui concerne le primaire et certaines disciplines du secondaire –, cet éditeur public cherche aujourd’hui à favoriser la création en breton d’outils pédagogiques pour les élèves bretons.
Le site de TES est aujourd’hui une véritable mine pour les enseignants de breton et en breton. Notons, pour terminer, que, à l’occasion du centenaire de la Grande Guerre, Hervé Peaudecerf et TES ont publié un livre magnifique accompagné de ressources multimédia sur le site de TES30. Nous ne pouvons qu’inviter nos lecteurs à aller le voir pour se faire leur idée.
Chronologie des traductions
Sortie de la traduction | Niveau | Editeur français | Date d’édition en français | Auteur/collection | Traducteurs déclarés |
2001 | 6e HG | Hatier | 1996 | Ivernel | Per Drezen |
2003 | 5e HG | Hatier | 2001 | Ivernel | Per Drezen |
2008 | 4e HG | Hatier | 2006 | Ivernel | Jil Penneg |
2012 | 6e Géographie | Nathan | 2009 | Fellahi | Skipailh TES |
2013 | 6e Histoire | Nathan | 2009 | Fellahi | Cochard, Rolland, Georgelin, Personnic |
2014 | 3e Histoire | Nathan | 2012 | Fellahi | TES |
2014 | 3e Géographie | Nathan | 2012 | Fellahi | TES |
2018 | 4e Histoire | Nathan | 2016 | Cote | TES |
2018 | 4e Géographie | Nathan | 2016 | Fellahi | TES |
2018 | 4e EMC | Nathan | 2016 | Hazard-Tourillon | TES |