Introduction et cadre didactique1
La didactique de l’interprétation2 de dialogue (désormais, ID) entre le français et l’italien pour des apprenants italophones en voie d’apprentissage du FLE3 dans l’enseignement supérieur en Italie a rarement fait l’objet d’études spécifiques. Une lacune qui peut avoir diverses raisons : le faible intérêt que revêt la pédagogie de l’interprétation entre le français et l’italien dans l’université italienne4 ; la pénurie de chercheurs enseignant cette matière entre le français et l’italien5 ; le fait que traditionnellement les étudiants d’interprétation entre l’italien et l’une des langues étrangères « majoritaires » en Italie (dont le français) possèdent déjà une bonne maîtrise de la langue étrangère.
Or, depuis plusieurs années nous assistons à un déclin du FLE en Italie, déclin qui ne s’accompagne d’aucune diminution des échanges (économiques, culturels et sociaux) entre les pays francophones et l’Italie. Par conséquent, l’ID entre le français et l’italien doit être de plus en plus enseignée à des individus qui n’ont pas encore le niveau de français requis pour l’interprétation professionnelle. C’est pourquoi il est temps, notamment, de s’interroger sur la possibilité d’enseigner l’ID à des apprenants en voie d’apprentissage du FLE afin d’établir les pratiques les plus appropriées permettant de conjuguer l’ID avec les besoins des apprenants en termes d’apprentissage du FLE. Notre hypothèse est qu’il n’y a pas d’incohérence entre la didactique de l’ID et du FLE, et que l’une peut épauler l’autre. Selon cette conception, et comme nous l’avons affirmé ailleurs (voir Lambertini, 2023), l’enseignement de l’ID ne serait plus voué à une simple acquisition d’un savoir-faire professionnel stricto sensu, mais elle pourrait favoriser l’apprentissage du FLE, et notamment du français parlé en interaction6.
La présente recherche se propose ainsi de vérifier cette hypothèse, en tentant de répondre aux questions suivantes : est-il possible d’enseigner des compétences de base de l’ID à un public d’apprenants en voie d’apprentissage du FLE ? Comment faut-il structurer un cours d’introduction à l’ID entre le français et l’italien pour des apprenants de ce type ? Comment se servir de l’ID pour encourager la prise de responsabilité de l’apprenant-interprète vis-à-vis d’interactions orales bilingues, tout en lui permettant de mettre en valeur les outils langagiers dont il dispose, voire d’en acquérir de nouveaux ?
Dans cet article, nous prenons en compte un cours d’« Introduction à l’interprétation de dialogue entre le français et l’italien (deuxième langue) », que nous avons tenu pendant quatre années universitaires consécutives (de 2018 à 2022) au Département d’Interprétation et de Traduction (DIT) de Forlì (Université de Bologne, Italie). Afin de mieux encadrer notre expérience didactique, nous allons fournir quelques détails supplémentaires. Ce cours a été dispensé en première année de licence en Mediazione Linguistica Interculturale (qui correspond à peu près à une licence française en Langues Étrangères Appliquées). Les apprenants avaient choisi le français comme deuxième langue étrangère : ils n’avaient donc passé aucun test de français, ce qui explique la présence dans la même classe d’étudiants intermédiaires (qui avaient déjà étudié le français au lycée), ayant un niveau B1/B2 de français, ainsi que d’étudiants débutants (qui n’avaient étudié le français que le semestre universitaire précédent) et faux débutants (qui ne l’avaient étudié qu’au collège pendant trois ans). Les classes étaient constituées en moyenne de 24 à 26 apprenants, avec des proportions variables entre les apprenants intermédiaires, faux débutants et débutants. Il convient également de souligner que ce cours de quarante heures se déroulait au « second semestre » (de février à mai, pendant dix semaines et selon un calendrier de deux cours de deux heures par semaine), après un cours de Langue et culture française de quarante heures suivi par tous les apprenants au « premier semestre » (d’octobre à décembre). Comme dispositif de support à l’apprentissage, les étudiants pouvaient bénéficier d’un cours de lectorat de langue française de vingt heures au premier semestre et de vingt heures au second semestre. Nous précisons, enfin, que les apprenants n’avaient pas encore suivi de cours de traduction écrite entre le français et l’italien (ils n’avaient bénéficié que d’un cours de traduction de leur première langue étrangère à l’italien) et que ce cours introductif constituait la base théorique, méthodologique et pratique pour les deux cours d’ID enseignés respectivement en deuxième et en troisième année.
Ce cours a été conçu selon des indications générales établies en 2018 par les professeurs d’ID entre l’italien et les principales langues alors enseignées7 au Département d’Interprétation et de Traduction de Forlì (Université de Bologne). Grâce à l’échange de bonnes pratiques et au partage de réflexions (tant théoriques que professionnelles), il a été possible de dresser une sorte d’inventaire d’exercices et de compétences pour les cours d’ID de première, deuxième et troisième années de licence.
En ce qui concerne les cours d’introduction à l’ID de première année (y compris le cours qui fait l’objet de la présente étude), on préconisait des activités favorisant : la découverte de la communication orale, de la pragmatique et du langage verbal, non-verbal et paraverbal (avec une attention particulière portée sur l’intonation et la prosodie) ; la compréhension, l’écoute active (vouée à la détection d’informations primaires et secondaires), la mémorisation8 et la reformulation (inter- et intralinguistique) de textes oraux brefs ; l’alternance codique entre l’italien et la langue étrangère.
Les exemples que nous prendrons en compte dans cette étude seront tirés du cours de l’année universitaire 2021-2022 (qui a marqué un retour à la normale, avec la quasi-totalité des cours et des examens en présentiel, après la parenthèse de la pandémie de Covid-19), même si les remarques générales faisant référence à la formation en FLE au secondaire et à l’attitude des étudiants à l’égard de l’apprentissage du FLE seront tirées des expériences accumulées de 2018 à 2022. Les données exploitées dans la présente étude appartiennent à deux sous-corpus différents : le premier, que nous appellerons dorénavant « sous-corpus COURS », est constitué des jeux de rôle ayant eu lieu en classe pendant les cours, alors que le second, le « sous-corpus EXAM », fait référence aux jeux de rôle proposés aux apprenants en guise d’examen. Les données issues de ce dernier présentent la possibilité de comparer les performances de plusieurs étudiants confrontés aux mêmes difficultés. En effet, lors de nos examens, le même dialogue bilingue était proposé à des groupes de 5-6 apprenants, dont aucun ne connaissait le texte au préalable. Cette démarche, qui est très utile pour harmoniser les évaluations, constitue un atout considérable pour la recherche, car elle offre la possibilité d’analyser les différentes stratégies et les ressources mobilisées par les apprenants.
1. Les enjeux du FLE et de l’interprétation de dialogue (français-italien) en Italie
Le déclin du FLE en Italie remonte au moins à une dizaine d’années. Nous pourrions mettre en relation cette dynamique avec la disparition de la deuxième langue étrangère en faveur d’un enseignement quasiment exclusif de l’anglais. Le français, en tant que deuxième langue étrangère, n’est plus enseigné que très rarement au collège9 et dans des lycées linguistiques qui prévoient l’apprentissage de trois langues étrangères (enseignement secondaire du second cycle10). L’objectif du présent article n’étant pas de dresser un bilan de l’enseignement des langues étrangères dans l’école publique italienne, nous nous abstiendrons d’évaluer ces choix. Toutefois, nous devons souligner que les apprenants ayant étudié le français au collège, sans l’approfondir au lycée, ont généralement des niveaux très faibles en FLE (voir Balboni et Porcelli, 2022). Lorsqu’ils s’inscrivent à un cours de FLE à l’université, ces « faux débutants » peuvent être considérés comme des « grands débutants ».
Nous observons aujourd’hui en Italie un besoin de multilinguisme que le « tout anglais » ne saurait combler : la situation géographique (euro-méditerranéenne), culturelle et historique de l’Italie, ainsi que les flux migratoires et les changements des équilibres géopolitiques actuels ont des exigences autres. Il serait donc nécessaire de favoriser une (ré)ouverture linguistique et culturelle vers d’autres langues, dont le français, qui occupe une place prépondérante à l’échelle économique et culturelle.
Tant que la situation du multilinguisme à l’école restera telle qu’elle est, il revient à l’université de combler cette lacune en termes de formation linguistique. C’est pourquoi les étudiants qui commencent à étudier le français à l’université ou qui le reprennent après l’avoir étudié uniquement au collège sont de plus en plus nombreux. Les cours pour débutants (ou faux débutants) de français sont ainsi une réalité dans la plupart des universités italiennes. Il s’ensuit que le temps pour acquérir une maîtrise solide du français est de plus en plus réduit. Cette nouvelle réalité explique la raison pour laquelle l’ID finit par être enseignée à des apprenants en voie d’apprentissage du FLE. Reste à comprendre quelles méthodologies peuvent être adoptées et quelles compétences l’enseignement de l’ID peut développer chez ces apprenants. L’hypothèse que nous formulons dans la présente étude est qu’un enseignement « précoce » de l’ID peut, à long terme, viser des buts professionnels, et, à court terme, des objectifs pédagogiques tels que l’autonomisation de l’apprentissage et l’acquisition de compétences en compréhension et en production orale (notamment en interaction), voire en matière (inter-)culturelle.
1.1. Les traits fondamentaux de l’interprétation de dialogue
Quoique l’attention portée à l’ID de la part des chercheurs soit assez récente11, nous avons assisté dans ce domaine à une évolution remarquable au niveau technologique. Par exemple, la définition d’ID longtemps utilisée était celle de Mason (1999 : 147), qui la décrivait comme un type de communication en présence d’un interprète dans des interactions spontanées « en face à face ». Or, à la lumière des avancées rapides et sans précédent en matière de télécommunications, il est important de préciser qu’il faut avoir une conception souple de la notion d’interactions spontanées en face à face, pour ne pas la restreindre aux seules situations où les « partenaires de l’échange [sont] “en présence physique les uns des autres” » (Kerbrat-Orecchioni, 2005 : 16) et pour l’élargir aux interactions par téléphone ou en visioconférence. Toutefois, au-delà des innovations technologiques (qui ne cesseront d’évoluer à l’avenir), la spécificité théorique, pratique, méthodologique et didactique12 de l’ID réside dans la nature « dialogale13 » et interactionnelle de ce mode d’interprétation. C’est notamment grâce aux recherches sur l’ID qu’on a pu reconsidérer les rôles (Wadensjö, 1998 : 50 ; 105-106), les droits, les possibilités d’action, les responsabilités ainsi que le « pouvoir » de l’interprète (Merlini, 2015 : 103 ; Brunette et Bastin, 2003), et notamment son « pouvoir interactionnel » (Mason et Ren, 2012). Cet aspect dialogal a également contribué à l’abandon progressif de la vision linéaire de la communication en interprétation, selon laquelle « l’interprète est un relais supplémentaire dans la chaîne de transmission » (Bélanger, 2003 : 54 ; voir également Falbo, 2004 : 57-58). Cette révolution a rendu à l’interprète son identité (voir Malheiros-Poulet, 1995 : 156-157), sa visibilité (tant pour l’interprète de dialogue que pour l’interprète de conférence, comme le souligne Angelelli, 200314). Il s’agit d’un changement de statut qui a été possible grâce aux travaux de Wadensjö (1998) et qui a permis d’introduire la dénomination (désormais acceptée) d’interprétation « de dialogue », à la place d’autres dénominations courantes par le passé, comme « interprétation de liaison », en français, ou « interpretazione di trattativa », en italien.
Force est de constater qu’en raison de sa complexité la définition d’ID ne saurait être résumée en quelques lignes. Nous ne retiendrons donc que les aspects qui nous semblent les plus pertinents aux fins de la présente recherche.
Commençons par un constat pouvant sembler banal mais qui est en réalité crucial : « It takes three to make an intermediary » (Wadensjö, 1998 : 64). Autrement dit, la raison d’être de l’interprète de dialogue réside dans la présence de deux interlocuteurs (ou deux petits groupes de personnes) qui ne partagent pas la même langue et qui peuvent interagir grâce à son « assistance ». Ce dernier terme, emprunté à Wadensjö (ibid.), nous permet de ne pas restreindre l’activité de l’interprète à la seule traduction, mais bien au contraire de l’élargir à sa capacité (voire sa responsabilité) de coordonner, gérer et participer activement à l’interaction elle-même (ibid. : 105-106). La présence de trois individus ou, en général, de trois parties, nous invite à considérer les interactions relayées par interprète à l’instar des conversations trilogales15, où se réalisent différents rôles conversationnels, entre autres de porte-parole, d’animateur, d’intrus, d’évaluateur, de régulateur (Traverso, 1995). Comme le souligne Kerbrat-Orecchioni (1995 : 21), l’interprète devient alors l’un des trois énonciateurs (non pas un simple locuteur) : il peut jouer le rôle de « double » (lorsqu’il s’exprime à la première personne) ou bien celui de « rapporteur » (lorsqu’il parle à la troisième personne), et il énonce une « parole reformulée » (Malheiros-Poulet, 1995 : 140-142 ; 156). Cette parole, aussi adhérente qu’elle puisse être au discours original, ne transmettra jamais le même message, qui est le résultat, lui, de l’incidence momentanée du contexte et de variables expressives (paraverbales ou non-verbales) impossibles à reproduire telles quelles dans leur complexité. Il s’ensuit une impossibilité théorique et pragmatique de « copier » fidèlement la parole originale et la nécessité de la co-élaborer en la co-construisant et en la situant à l’intérieur de son contexte (voir par exemple Traverso, 2016 : 23-38).
Une autre caractéristique évidente de l’ID est sa bidirectionnalité (Wadensjö, 1998 : 49) : l’interprète traduit « dans les deux langues, en aller-retour » (Malheiros-Poulet, 1995 : 135), ce qui relève d’un effort supplémentaire (voir Collados Aís et Fernández Sánchez, 2001 ; Abril Martí et Collados Aís, 2001) et suppose une agilité d’esprit auxquels l’interprète doit être formé.
1.2. L’interprétation de dialogue au prisme de la didactique du FLE
À notre sens, afin de concevoir une didactique de l’ID efficace pour un public d’apprenants en voie d’apprentissage du FLE, il est impératif de se demander quels sont les rapports entre l’ID et l’enseignement du FLE16, comment la didactique de l’ID parvient à renforcer le niveau de langue des apprenants et quels sont les objectifs qu’on peut raisonnablement atteindre.
Si « pour apprendre une langue, il faut la parler » (Medioni, 2010), on peut « parier » qu’un cours d’ID, qui prévoit que les apprenants prennent la parole en tant qu’interprètes, pourrait renforcer leur niveau de langue. Comme pour le pari pascalien, dans la pire des hypothèses l’apprenant n’aura rien appris, mais en raison des caractéristiques de l’ID, il ne serait pas réaliste de s’attendre à un tel résultat et encore moins à une détérioration des compétences.
Des liens étroits entre l’ID et la réception/production ordinaires de la parole ont été établis par différents chercheurs : selon Kremer et Mejía (2016 : 47), la répartition des différentes tâches que doit faire l’interprète est en réalité inhérente à tout locuteur, « qui est à la fois, voire en même temps, émetteur et récepteur… de lui-même ». Par ailleurs, Seleskovitch (1968 : 72) affirmait à propos de l’interprétation simultanée :
L’interprète ne fait presque pas autre chose que lorsqu’il parle spontanément. […] Les mots qu’il écoute sont ceux qu’il prononce mais la pensée à laquelle il prête attention est celle qui donnera naissance à la parole suivante. La différence est qu’ici la pensée qu’il va énoncer vient d’un apport extérieur.
À notre sens, il ne faut pas prendre au pied de la lettre ces propos, pour ne pas courir le risque d’ignorer le modèle d’effort de Gile (1988, 1995, 2009)17 qui est en mesure d’expliquer la présence de défaillances y compris chez les interprètes les plus chevronnés. Toutefois, notre hypothèse est que l’interprétation ne fait qu’exacerber les difficultés et les défaillances caractérisant l’apprentissage d’une langue étrangère orale au niveau des compétences les plus liées à la réception et à la production.
Considérons par exemple les interférences linguistiques, qui sont à éviter puisqu’elles peuvent engendrer des malentendus (Seleskovitch, 1968 : 168), et dont la fréquence est plus élevée en interprétation – surtout entre des langues voisines, comme le français et l’italien – que dans des exposés libres, à cause du caractère bilingue de l’interprétation et en raison du peu de temps dont dispose l’interprète (Gile, 1995 : 88-92). Nous observons à ce titre non seulement que les interférences sont très insidieuses en traduction (Guidère, 2020 : 43-46), mais aussi qu’elles peuvent foisonner dans les productions orales en langue étrangère des locuteurs allophones, même lorsqu’ils ne traduisent pas. Sans aucun doute, l’ID favorise une augmentation des interférences. Qui plus est, les interférences en ID peuvent survenir en langue maternelle et peuvent être causées par une autre langue étrangère que l’apprenant connaît bien (ou tout au moins mieux que le français). Citons cet exemple (tiré du sous-corpus COURS) où la traduction française produite par une apprenante lors d’un jeu de rôle (voir infra) a été calquée sur l’anglais (langue que, de toute évidence, elle connaissait mieux que le français) :
Dans un autre jeu de rôle (sous-corpus EXAM), une autre apprenante, qui devait traduire de l’italien un tour contenant l’explication du problème présenté par le participant italophone, a failli tomber dans le piège de l’interférence (avec la langue anglaise et représentée par un faux départ, « expla- », première partie du verbe anglais to explain, ‘expliquer’). Contrairement à l’exemple précédent, elle a contourné cet obstacle en adoptant une stratégie de reformulation :
Les cours d’ID accordent une importance particulière à l’observation des interférences et à l’adoption de stratégies efficaces pour y faire face. En particulier, l’analyse de matériaux oraux authentiques (voir infra) et la comparaison immédiate des deux langues concernées aident à sensibiliser les apprenants aux interférences non seulement phonétiques, lexicales, morphologiques et syntaxiques, mais aussi pragmatiques. À titre d’exemple, l’analyse des données orales permet de comparer les formes d’adresse Monsieur/Madame et Signore/Signora (voir à ce sujet Ravazzolo, 2014). Les apprenants italophones seront encouragés à observer, d’une part, que des formules de salutations telles que Bonjour Madame ou Merci Madame ne correspondent pas pragmatiquement à *Buongiorno Signora ou *Grazie Signora, et, d’autre part, qu’il est plus poli d’ajouter Monsieur/Madame lorsqu’on remercie un interlocuteur ou une interlocutrice dans des situations non familières18.
Nous pouvons établir d’autres similitudes au niveau des approches utilisées en didactique du FLE et en didactique de l’ID. L’approche dite « interactionniste » en est une. Selon cette démarche, « l’interaction est constitutive des processus cognitifs, savoirs et savoir-faire sur lesquels repose la compétence linguistique de l’apprenant » (Cosereanu-Declerck, 2012 : 45). D’où l’importance de l’interaction en didactique du FLE, pourvu que l’apprenant puisse reconnaître l’écart entre son interlangue et la langue étrangère. C’est pourquoi il ne suffit pas de proposer des interactions en milieu didactique mais il est nécessaire de favoriser des interactions négociées (Mackey, 1999 : 561-562) qui intègrent et contiennent des épisodes de correction (Cosereanu-Declerck, 2012 : 46) ainsi que des négociations du sens (Mackey, 1999 : 562). À ce titre, la didactique de l’ID s’inscrit par définition dans des approches interactionnistes. En effet, la négociation du sens fait partie intégrante de l’ID : les études sur les interactions interprétées ont montré que le sens est co-construit, voire négocié (voir entre autres Wadensjö, 1997, 1998 ; Gavioli, 2018 ; Niemants, 2018 ; Delizée, 2020 ; Falbo et Niemants, 2020).
Pour les mêmes raisons, les modalités de correction ne sont pas toutes pertinentes et devraient reposer sur le principe selon lequel : « rien n’étant parfait en ce bas monde, il est inévitable que des erreurs apparaissent malgré tous nos efforts » (Corder, 1980 : 9). Il s’agit d’un implicite qu’il faut expliciter clairement, car il n’est pas rare d’entendre des apprenants se plaindre de ne pas être parfaits. Il est donc nécessaire que ces derniers se rendent compte que l’erreur est normale : elle constitue une étape obligatoire de l’apprentissage, tout comme elle l’est pour les enfants dans l’acquisition de leur langue maternelle. Lorsqu’ils s’expriment, ceux-ci formulent des hypothèses sur le fonctionnement de la langue et l’erreur sert justement à les vérifier. Par la suite, il revient à l’adulte de fournir en l’occurrence la version « adulte » de l’échantillon de langue utilisé par l’enfant (Corder, 1980), ce qui coïncide avec une négociation de la forme et du sens. Mieux vaut tenter de parler en commettant des erreurs que se taire pour ne pas en commettre. Le proverbe « Il n’y a que celui qui ne fait rien qui ne se trompe jamais » doit être érigé en règle en classe de FLE et d’ID.
La didactique et la pratique de l’ID entraînent naturellement et inévitablement des séquences de « réparations hétéro-initiées » (Traverso, 2016 : 110-119) engendrées par l’enseignant qui correspondent à des moments de correction. D’un point de vue didactique, ces séquences permettent aux apprenants de comparer leur interlangue avec la langue des participants à l’interaction bilingue, en favorisant une prise de conscience (voire une réflexion) sur les écarts. La principale différence par rapport à une approche interactionnelle en didactique du FLE consiste dans le fait que ces séquences peuvent concerner aussi bien le français que l’italien : les corrections visant la langue maternelle encouragent une réflexion et une comparaison de plus en plus attentives et conscientes des deux systèmes linguistiques. Considérons les exemples suivants, tirés du même jeu de rôle proposé à deux apprenantes différentes :
Dans les deux exemples, les enseignants répètent le mot erroné avec une intonation fortement montante pour signaler leur incompréhension (d’une part, le mot « cantine » existe, mais il n’est pas pertinent, alors que le mot cav n’existe pas en italien). Les apprenantes saisissent l’écart entre ce qu’elles ont dit et la langue de leur interlocuteur et se corrigent sur-le-champ en utilisant les mots qu’avaient déjà utilisés les deux interlocuteurs dans leurs tours précédents. Par rapport à notre analyse, peu importe s’il s’agit d’erreurs non-systématiques (ou erreurs de performance, à savoir des lapsus linguae) ou d’erreurs systématiques (erreurs de compétence), pour utiliser le classement des erreurs conçu par Corder (1980). Ce qui nous intéresse ici, c’est l’efficacité de la « correction », côté enseignant (qui signale le problème et responsabilise l’apprenant) et côté apprenant (qui se voit responsabilisé et qui est incité à jouer un rôle actif). Contrairement à ce qui se vérifie souvent en didactique du FLE, où l’enseignant corrige explicitement l’apprenant en lui « soufflant » la bonne réponse, l’enseignant d’ID met à l’épreuve son apprenant en lui fournissant des indices qui lui serviront pour trouver d’éventuelles stratégies de réparation. En effet, « le fait de fournir la forme correcte ne peut être considéré comme la seule façon de corriger ni même la plus efficace, car elle barre la route à la confrontation d’hypothèses entreprise par l’apprenant » (Corder, 1980 : 14). Si nous considérons, en outre, que le participant « qui impose à l’autre son vocabulaire » est en position haute (Kerbrat-Orecchioni, 1987 : 331), le fait de ne pas suggérer « la bonne réponse » implique un rapprochement entre le formateur et l’apprenant, ainsi qu’une mise en valeur de l’apprenant et de ses capacités de gestion et de coordination de l’interaction.
En ID, les corrections (ou réparations) ne sont pas seulement de type linguistique, mais aussi de nature conversationnelle et procédurale. Les séquences de réparations entamées par les enseignants pourraient également viser à faire en sorte que les apprenants abandonnent toute approche « scolaire » et qu’ils analysent avec attention le contexte. Dans l’exemple suivant, une apprenante doit énumérer au participant italophone une série de plats qui composent l’offre gastronomique d’un restaurant français. Elle n’arrive pas à restituer toutes les spécialités gastronomiques mentionnées par la participante francophone, raison pour laquelle elle fait une pause silencieuse de presque 4 secondes, au bout de laquelle l’enseignant italien (le destinataire de sa traduction) affirme :
L’enseignant suggère qu’il a compris ce que l’interprète a traduit et ce qu’elle n’arrive pas à traduire (« je suppose qu’il doit y avoir d’autres plats typiques »), tout en lui signalant la possibilité d’adopter une stratégie de généralisation. Abandonnant son rôle d’enseignant, et notamment sa position de surplomb, il se montre collaboratif et suggère à l’interprète de laisser tomber les détails des plats qu’elle a oubliés ou qu’elle n’arrive pas à reformuler en italien. Ce faisant, il lui conseille de viser le macro-objectif de l’interaction et de ne pas trop se concentrer sur les petits détails qui ont, somme toute, peu d’importance. Enfin, nous estimons que ces échanges entre enseignant et apprenant, voués à responsabiliser et à favoriser la pleine autonomie de ce dernier sur le plan interactionnel (même à des stades précoces de sa formation en FLE), montrent clairement la spécificité de la didactique de l’ID.
2. Méthodologies didactiques : de l’approche textuelle à l’approche interactionnelle
Notre cours d’introduction à la didactique de l’ID prévoit trois étapes principales : l’analyse d’échantillons authentiques de langue orale ; la traduction à vue ; le jeu de rôle. Pour de simples raisons d’espace, nous n’analyserons pas ici l’étape de la traduction à vue, qui est un exercice préparatoire fréquemment proposé en interprétation de conférence (Gile, 1995 ; Seleskovitch et Lederer, 2002 ; De Laet et Vanden Plas, 2005) ainsi qu’en ID (Ballardini, 2004 : 273-275), ne serait-ce que pour aborder consciemment le passage de l’écrit à l’oral et pour introduire une compétence qui peut être requise dans différentes situations de communication.
Notre réflexion suivra un ordre logique allant d’une dimension textuelle à une perspective interactionnelle, qui représentent autant d’approches d’analyse en ID (cf. par exemple Wadensjö, 1998 : 44) et qui facilitent la progression didactique dans un cours d’introduction à l’ID. Les différentes activités proposées en ID suivent le fil rouge de la participation active des apprenants (voir entre autres Zorzi, 2007), qui s’emploient à acquérir les compétences nécessaires pour coordonner des interactions imprévisibles. À ce titre, Baraldi (2016 : 297) rappelle que l’activité de la « médiation » (au sens large de ce terme) ne peut se réduire ni à des règles ni à des formules. En d’autres termes, on apprend « en pratiquant » (c’est-à-dire en participant à des interactions bilingues) mais aussi « en observant » (cf. Niemants, 2018 ; Zorzi, 2007). En effet, pour que la pratique puisse avoir des effets bénéfiques sur l’apprentissage, elle doit reposer sur la réflexion théorique et méthodologique (Ciliberti, 2012 : 49-50).
Enfin, il convient de rappeler un autre principe de la didactique de l’ID, à savoir qu’il est important de respecter – dans la mesure du possible – les rythmes des apprenants, en considérant avec attention « le dosage des difficultés langagières et techniques » (Ballardini, 2006 : 47). Il faut donc les accompagner graduellement (mais résolument) à la découverte de la parole orale, qui constitue l’un des domaines les moins approfondis dans l’enseignement secondaire (du moins en Italie ; voir à ce sujet Lambertini, 2023).
2.1. Dimension textuelle : analyse de matériaux oraux authentiques
Notre proposition consiste à ne pas commencer un cours d’introduction à l’ID par l’analyse d’extraits authentiques d’interactions bilingues19, mais à aborder dans un premier temps le domaine de l’oralité (même monologique) dans la langue maternelle de la plupart des étudiants ou de l’institution de formation (dans notre cas, l’italien) et à passer, dans un second temps, à l’analyse d’interactions orales (même unilingues, en langue maternelle et en langue étrangère). Cette progression vise entre autres à éviter que l’anxiété des apprenants due à l’oralité ne les bloquent (voir à ce titre l’hypothèse du filtre affectif de Krashen, 1985 : 1-4). Il est important que les apprenants soient conscients de cette progression didactique, afin d’instaurer un climat de confiance à l’égard du formateur et de la matière enseignée, mais aussi (peut-être surtout) pour les responsabiliser vis-à-vis de leur parcours d’apprentissage. Pour ce faire, on peut également demander aux apprenants de récupérer des matériaux dans leur quotidien qui présentent des productions orales spontanées, comme par exemple des messages vocaux qu’ils ont reçus. Le formateur se limitera à proposer ces extraits qui répondent à une échelle de difficultés progressives (du plus intelligible au moins intelligible), en faisant office d’animateur et en cherchant à stimuler les observations des apprenants. Cet exercice n’encourage pas seulement l’analyse des phénomènes qui caractérisent l’expression orale (tels que les pauses, les reformulations, les phrases inachevées, les disfluences, etc.), mais il met l’accent sur le fonctionnement de la communication. En éliminant le contexte de production de ces brefs monologues informels, les apprenants sont confrontés à la difficulté de saisir les contenus des messages des énonciateurs. Le peu de clarté d’expression, un faible degré de cohérence (il est en effet possible, voire pédagogiquement préférable, de sélectionner des inputs peu compréhensibles en langue maternelle) et un manque de connaissances contextuelles ou extra-contextuelles peuvent ainsi être à l’origine d’épisodes d’incompréhension. Les apprenants sont donc encouragés à distinguer les informations primaires (qui doivent être retenues, ce qui favorise en même temps la compréhension et la mémorisation20) des informations secondaires, tout en mettant en œuvre des stratégies d’inférences, guidées par la logique et la vraisemblance (Seleskovitch, 1968 : 97-98), afin de situer et comprendre les extraits analysés. En outre, si l’on demande aux apprenants de mémoriser ces extraits et de les restituer en italien, on remarque qu’ils se détachent des structures et des mots du texte source pour ne transmettre que le message qu’ils ont compris. Cet exercice met en évidence une autre caractéristique : la difficulté de mémoriser un extrait ne relève pas forcément de sa longueur mais de la quantité d’informations primaires qui ne peuvent pas être ignorées sans causer une perte de contenu du message original.
Une fois franchie cette étape théorique et méthodologique, il est possible de proposer le même exercice en se servant de données authentiques en langue française, tout en veillant à ce qu’elles soient d’une complexité moindre par rapport aux extraits en italien (il faudra par exemple privilégier des discours charpentés et logiques). Ce parcours permet d’aborder l’oral authentique et spontané en langue étrangère, en développant des capacités d’intercompréhension21, qui sont essentielles à des stades précoces d’apprentissage linguistique.
2.2. Perspective interactionnelle : jeux de rôle « traditionnels »
La troisième étape de notre cours d’introduction à l’ID repose sur le jeu de rôle, outil didactique permettant de sortir « de la classe pour entrer dans la vie » (Robert, 2008, par. 30). Tout au long de notre expérience didactique, nous avons élaboré des jeux de rôle « structurés », à savoir des dialogues bilingues (français-italien) écrits par l’enseignant-concepteur du cours et proposés oralement aux apprenants-interprètes (cf. Niemants et Cirillo, 2016 : 303). On pourrait penser qu’il s’agit d’une sorte de fiction à but pédagogique, dont le degré d’authenticité est assez faible. Mais la véritable question à se poser est : pour qui sont-ils authentiques ? (Niemants et Cirillo, 2016 : 314).
Pour répondre à cette question, partons tout d’abord du constat suivant : dans les jeux de rôle, on ne peut pas tricher. Par exemple, dans les dialogues bilingues proposés en ID, on ne peut pas s’abstenir de pratiquer l’alternance codique et la coordination de l’interaction (Ballardini, 2006 : 49 ; Niemants et Cirillo, 2016 : 311), qui représentent autant d’embûches de l’ID. Ensuite, les jeux de rôle mettent en scène des situations interlinguistiques et interculturelles plausibles, que les apprenants ont la responsabilité (voire la liberté) de gérer. En ce qui les concerne, l’authenticité est donc réelle.
Néanmoins, la réussite des jeux de rôle dépend directement des formateurs, qui doivent connaître les tenants et les aboutissants de l’ID. D’habitude (et dans le meilleur des mondes possibles), deux enseignants d’interprétation22 – chacun de langue maternelle d’une des deux langues utilisées dans les interactions – qui font « semblant de ne pas pouvoir communiquer » (Niemants, 2018) sont impliqués dans les jeux de rôle, où un apprenant joue le rôle de l’interprète. Or, dans notre expérience didactique, nous n’avons pu bénéficier d’aucune co-présence avec des collègues interprètes. L’université, lato sensu, a du mal à saisir l’importance de la co-présence de deux enseignants aux cours d’ID (et notamment s’il s’agit de cours d’introduction à l’ID) ; cette co-présence est perçue comme un fardeau financier (il s’agirait d’un « double coût » pour le même groupe d’étudiants) plutôt que comme une ressource pédagogique inestimable.
N’étant pas disposé à renoncer à cet outil didactique, nous avons trouvé deux solutions. Tout d’abord, une collègue enseignante-interprète belge a participé (de manière totalement bénévole) à deux des vingt cours prévus (la quatrième et la dernière semaine de cours), ainsi qu’à tous nos examens. Par la suite, une fois expliqué le fonctionnement de cette activité, nous avons décidé de demander aux apprenants de nous aider pour jouer le rôle des participants italophones. Nous avons fait d’une pierre deux coups : d’une part, nous avons pu garder les jeux de rôle ; d’autre part, nous avons donné la possibilité aux apprenants de jouer le rôle d’un participant non interprète, voire de pratiquer un exercice d’improvisation. Ce dernier point est central : il ne faut pas oublier que dans les jeux de rôle les tours des locuteurs doivent s’adapter à l’interaction, aux niveaux textuel et interactionnel. Par exemple, les participants devront réagir de manière plausible et cohérente à une erreur de traduction ou à un oubli, ce qui impose parfois d’emprunter des voies qui n’avaient pas été prévues lors de l’élaboration du dialogue. Faire des improvisations c’est renforcer des compétences utiles en ID et en FLE (Makarová, 1994 ; Fernández García et al., 2009 ; Cecco et Masiero, 2019 ; Kritsis, 2021).
En ce qui concerne les domaines (lexicaux, terminologiques, situationnels) qui peuvent être abordés dans un cours d’introduction à l’ID, nous estimons qu’il vaut mieux éviter des domaines tels que le médical ou le judiciaire pour ne pas mettre la charrue avant les bœufs. En effet, leur complexité terminologique, conceptuelle, procédurale et interactionnelle, ainsi que leurs caractéristiques, ne permettraient pas aux apprenants de se concentrer sur les compétences de base de l’ID. Pensons par exemple à l’interprétation en santé mentale, où les incongruités et incohérences du patient doivent être respectées (ou tout au moins explicitées) pour ne pas priver le clinicien d’éléments précieux (voir Weber et Faucherre, 2020 : 102), ce qui imposerait en principe le recours au transcodage. Songeons, encore, à la difficulté à imaginer ce genre de situations, ce qui impliquerait d’énormes problèmes de compréhension (et par conséquent de mémorisation) et un état d’anxiété démesurée pour les apprenants. Tous ces facteurs risqueraient d’entraver l’acquisition de compétences de déverbalisation et de reformulation nécessaires en interprétation (Seleskovitch et Lederer, 2002 : 257-264). Dans notre proposition didactique, nous avons opté pour le domaine du tourisme (au sens large), qui présente des situations connues des apprenants, tout en offrant la possibilité d’assurer une progression didactique (du simple accueil à la réception à la résolution des problèmes des vacanciers, en passant par les spécialités du terroir ou par les nouvelles tendances et les nouvelles technologies appliquées au tourisme).
3. La coordination en didactique de l’ID
Si le but de l’interprète est la « réussite conversationnelle » (Malheiros-Poulet, 1995 : 137-138), il lui revient de résoudre les problèmes de compréhension qui peuvent surgir lors de l’interaction (Gentile et al., 1996 : 45). Selon ces auteurs, mieux vaut poser une question et éviter ainsi un épisode d’incompréhension (quitte à interrompre le flux de la conversation) plutôt que de faire semblant d’avoir compris. La demande de précision (qui correspond souvent à une demande de répétition ; voir Falbo et Janot, à paraître) est ainsi à considérer comme un comportement responsable et visant à faire avancer l’échange. Dans les cours d’ID, cette remarque est accueillie de manière favorable par les apprenants car ils comprennent qu’ils ont droit à un filet de protection en cas d’incompréhension ou d’oubli23. D’un point de vue théorique, la demande de précision montre bien la prise de responsabilité et l’implication de l’apprenant dans l’interaction. Sous l’angle didactique, l’analyse des séquences où se situent les demandes de précision permet au formateur, d’une part, de mettre en évidence les meilleures pratiques pour les formuler de manière efficace et, d’autre part, d’en évaluer l’opportunité.
Premièrement, toutes les demandes de précision ne sont pas forcément adéquates sur le plan conversationnel. Pour qu’elles soient efficaces, elles doivent aider les participants à fournir les clarifications requises. Autrement dit, on ne peut pas demander : « Madame/Monsieur, pouvez-vous répéter ? ». Quoique linguistiquement et grammaticalement correcte, cette phrase n’est pas d’une grande utilité conversationnelle, puisque l’interlocuteur pourrait avoir du mal à reconstruire sa parole spontanée. Par ailleurs, une demande d’éclaircissement comme la suivante, « Excusez-moi, je n’ai pas compris », constitue une menace à la face positive de l’interprète24, ce qui pourrait avoir des retombées négatives au niveau conversationnel. Analysons l’exemple suivant où la demande de clarification est posée en des termes peu précis :
Dans cet exemple, la première réaction de E, où elle demande un éclaircissement à A, se justifie en raison du peu de précision de la requête de répétition de la part de A. Nous observons ainsi que la répétition est co-élaborée : E négocie la demande de précision de A, en lui proposant l’alternative la plus plausible. Toutefois, E souligne sa difficulté à reconstruire la liste exacte des plats mentionnés en explicitant « je crois que j’ai commencé par… », comme si elle n’en était pas sûre et qu’elle devait déployer des efforts supplémentaires pour reconstruire l’ordre et le contenu de son tour. Il s’agit là d’une fiction à but didactique : E aurait pu se contenter de relire tout simplement le tour qui a posé problème, mais c’est justement ce qu’elle évite de faire et qui lui permet de mettre en évidence l’efficacité et les retombées communicatives des actions des apprenants. En d’autres termes, plus les enseignants suivent le cours de l’interaction, en simulant des réactions plausibles, plus ils arriveront à exercer leur responsabilité didactique pendant les jeux de rôle. L’apprentissage par l’observation est ainsi favorisé par l’analyse des (ré-)actions des autres interactants.
Deuxièmement, il est nécessaire que les apprenants s’interrogent sur l’opportunité de poser des questions aux interlocuteurs et sur leur bienfondé. Considérons la demande de confirmation posée par une apprenante dans l’exemple suivant, tiré d’un dialogue où deux voyageurs italiens découvrent, dès leur arrivée à Paris, que l’appartement qu’ils avaient réservé avant leur départ n’est plus disponible et qu’ils ont besoin d’un nouveau logement :
Dans cet exemple, la demande de confirmation de A, qui propose de manière autonome et immédiate l’information faisant l’objet de sa requête, est efficace du point de vue conversationnel, ce qui est confirmé par l’accord entre A et E (auquel ils parviennent immédiatement, lorsqu’ils énoncent en même temps le nom de l’aéroport). Il convient tout de même de s’interroger sur l’opportunité de formuler cette demande : d’une part, elle pourrait être considérée comme superflue (le fait que les touristes italiens n’aient plus de logement n’a aucun rapport avec l’aéroport où ils ont atterri) ; d’autre part, elle pourrait mettre en évidence une incertitude culturelle de A, dont la demande de répétition porte sur le nom de l’aéroport, comme si c’était la première fois qu’elle l’entendait. L’analyse de cette difficulté et des stratégies adoptées par différentes étudiantes25 permet de s’interroger sur la pertinence de la requête de répétition. Nous observons, ainsi, que deux étudiantes, peut-être supportées par leur culture générale, ont précisé sans hésitations qu’il s’agissait de l’aéroport Charles de Gaulle, alors que deux autres ont simplement omis ce détail, sans toutefois compromettre l’efficacité de leur tour. D’un point de vue didactique, l’analyse, en classe d’ID, de différentes stratégies permet d’en évaluer l’efficacité conversationnelles. En outre, des exemples comme (7) favorisent une réflexion sur l’importance que revêt la préparation culturelle pour comprendre et mémoriser des textes oraux. En effet, comme le soulignent Seleskovitch et Lederer (2002 : 33-36), les associations d’idées et l’activation de souvenirs latents, qui découlent également d’une bonne culture générale, peuvent aider la rétention et la restitution d’informations.
Nous signalons, à ce sujet, que la culture générale pose problème aux apprenants d’interprétation de conférence (voir Lambertini et al., 2021) et de dialogue. Certes, la « culture partagée » (Galisson, 1991 : 117) est la plus difficile à découvrir pour un apprenant allophone, étant donné qu’elle échappe à son contrôle et ne s’exhibe pas. Toutefois, il est plus facile d’avoir accès à la culture savante, qui est, d’après Galisson (ibid.), une culture-ostentation. Sans entrer dans aucune polémique concernant ces deux cultures (qui sont aussi importantes l’une que l’autre en ID), nous proposons d’introduire des éléments culturels (appartenant, pourquoi pas, à la culture savante) à l’aide des jeux de rôle et en analysant les erreurs des apprenants sous l’angle de la plausibilité culturelle. À titre d’exemple, dans notre sous-corpus EXAM, une apprenante a confondu le Roi Louis XV avec le Roi Louis V. Une simple erreur de nombre, pourrait-on penser. Et pourtant, dans le contexte on faisait référence au XVIII siècle26. Des exemples pareils peuvent représenter non seulement des occasions de réflexion sur la valeur de la culture générale, mais aussi des moments d’enrichissement culturel.
Pour compléter ce tour d’horizon sur la valeur conversationnelle des demandes de précision et sur leur exploitation didactique et théorique, nous avons relevé, dans notre corpus, des exemples où l’enseignant incite la coordination active de l’apprenant en correspondance avec des requêtes de répétition. Analysons l’exemple suivant :
Dans cet exemple, l’enseignante, consciente de la difficulté que représente son tour à cause des nombreuses informations données, au lieu de se borner à une simple répétition du chiffre, encourage l’activité de coordination de l’apprenante (« n’hésitez pas à revenir vers moi »), tout en veillant à ne pas menacer sa face (« désolée je vous ai donné plein d’informations ») et, qui plus est, en la rassurant. Ces tours improvisés pourraient en même temps réduire le filtre affectif et favoriser le développement des meilleures stratégies chez les apprenants.
Conclusion
Dans cette étude, nous avons analysé la didactique de l’ID pour des apprenants en voie d’apprentissage du FLE au prisme de l’enseignement du FLE (et en particulier du français parlé en interaction), afin d’élaborer une proposition didactique qui tient compte des besoins de formation des apprenants. La didactique de l’ID n’a pas été considérée comme un parcours voué à l’acquisition de compétences professionnelles, mais comme un outil pédagogique, un premier pas vers la découverte des enjeux de l’interaction spontanée (tout spécialement dans des situations interlinguistiques et interculturelles), favorisant, entre autres, l’adoption de stratégies efficaces dans la communication orale.
Plusieurs considérations théoriques et méthodologiques sur l’ID ont été effectuées et différentes activités pédagogiques, de difficulté progressive, ont été présentées. Le (par-)cours que nous avons proposé suit un ordre logique allant d’une approche textuelle à une approche interactionnelle, sans que l’une l’emporte sur l’autre, mais au contraire en les associant. Le fil rouge du projet pédagogique que nous avons illustré est la responsabilisation de l’apprenant, aussi bien au niveau de son apprentissage que vis-à-vis de son rôle actif en ID. L’implication de l’apprenant-interprète dans les interactions bilingues est évidente et peut être observée dans les jeux de rôle, notamment lors des requêtes d’éclaircissement et de répétition. Nous avons également souligné qu’il est important d’analyser ces requêtes (aux niveaux théorique et méthodologique) dans les cours d’introduction à l’ID, afin d’interroger les apprenants non seulement sur la manière la plus efficace de les formuler, mais aussi sur leur pertinence.
Dans cette recherche, une attention particulière a été consacrée également au rôle des enseignants, qui peuvent exploiter les possibilités pédagogiques de l’ID (et notamment des jeux de rôle) pour descendre de leur position « haute », être plus proches des apprenants et leur montrer le/les chemin/s à emprunter. L’enseignant devient alors une présence discrète mais constante, qui stimule la capacité d’analyse (et notamment d’auto-analyse) des apprenants afin de favoriser leur autonomie responsable, non seulement lors des interactions interprétées, mais aussi par rapport à l’apprentissage. En effet, si les changements planétaires de plus en plus rapides et incisifs demandent une capacité d’adaptation et d’apprentissage autonome sans précédent, et que l’un des objectifs de la didactique est d’apprendre à apprendre tout au long de sa vie (Galazzi, 2016 : 87), nous sommes persuadé que la didactique de l’ID est bien placée pour contribuer à atteindre ces objectifs.
Conventions de transcription
Les conventions de transcription utilisées dans cet article ont été tirées et adaptées des conventions utilisées par Traverso (2016). Nous ne présentons que les symboles effectivement utilisés dans les exemples proposés.
Symbole |
Fonction |
: |
Allongement vocalique |
- |
Interruption d’un mot en cours de production |
</mot mal prononcé/> |
Problèmes de prononciation |
/ ; // |
Intonation montante ; fortement montante |
(.) |
Micro-pause |
(0.5) |
Pause chronométrée |
& |
Le tour de parole se poursuit à la ligne suivante |
= |
Enchaînement rapide entre deux tours de parole |
[ |
Chevauchement de parole entre deux locuteurs |
((action)) |
Action paraverbale ou non-verbale |