La peinture d’action ou action painting1 se prête naturellement à l’étude du geste dans le processus de création artistique car elle attire l’attention sur l’acte physique de peindre aux dépens de la représentation figurative. Pratiquée par certains expressionnistes abstraits de l’École de New York dans les années 1940-19502, cette pratique picturale est dominée par les drips de Jackson Pollock, des œuvres monumentales en « coulures » ou en « giclures » qu’il produisit entre 1947 et 1951 dans sa période dite classique, à l’apogée de sa carrière artistique. En effet, après avoir d’abord œuvré dans le sillage des maîtres – Thomas Hart Benton, dont il reprit les compositions centrifuges, mais aussi Miro et surtout Picasso – et après avoir produit des sujets d’inspiration mythologique passés au traitement cubiste, Pollock traversa une crise de création pendant l’hiver 1946-1947 qui le mena, dans un mouvement de radicalisation extrême, à abandonner la tradition figurative. Il y revint plus ou moins entre 1952 et 1956 dans la dernière période de sa carrière et de sa vie. C’est de la période intermédiaire de production intense et originale que datent les œuvres majeures de la maturité, à la fois acclamées et critiquées en leur temps, et dont certaines serviront d’exemples dans cette étude : Full Fathom Five (1947), Summertime (1948), Autumn Rhythm (1950), Lavender Mist (1950).
Résultat d’une gestuelle savamment orchestrée par Pollock, ces œuvres invitent à une lecture métakinésique. Dérivée de la sémiologie du geste, la métakinésis envisage celui-ci dans sa globalité, incluant le mouvement qu’il impulse dans sa dimension projective, communicationnelle et affective. Le concept définit ainsi une théorie de la réception et sous-tend une esthétique fondée sur la participation du spectateur et le partage des émotions liées au mouvement. Il suppose un transfert du sens du mouvement, de l’émotion et de la sensation. Appliquée par John Martin à la danse contemporaine, la métakinésis se révèle être un concept opératoire pour analyser les effets de la gestuelle du dripping pratiquée par Pollock et souvent comparée à une chorégraphie3. En adoptant l’approche métakinésique, l’analyse proposée ici cherchera à comprendre comment le geste du peintre détermine non seulement une technique, mais permet aussi de toucher au sens de l’œuvre. En effet une telle lecture des drips de Pollock, fait apparaître que non seulement le geste n’est pas séparable du mouvement qu’il trace dans le temps et l’espace, mais surtout qu’il permet de penser le corps vivant en action et en mouvement à l’instant de création. Il s’agira alors de voir comment le geste est mis à l’œuvre et s’inscrit dans l’œuvre, la signe et la signifie, comment il fait signe, et fait appel sinon au sens, du moins aux sensations du spectateur.
Geste et mouvement
Les photographies et les courts-métrages réalisés par Hans Namuth en 1950 et 1951 donnent à voir avec précision les gestes effectués par Pollock au travail dans son atelier. Les séances de prises de vue avaient lieu dans la grange ou en extérieur, dans la propriété de Pollock, The Springs, à East Hampton, Long Island, où il s’était installé avec Lee Krasner après avoir quitté New York en 1945.
Les photos en noir et blanc permettent de suivre avec précision la posture et les gestes du peintre, et sa technique du dripping [Figure 1]. On peut voir l’artiste surplomber la toile étendue au sol, la longer ou en faire le tour, pénétrer parfois dans l’espace de la toile, et, à l’aide d’un simple bâton au lieu d’un pinceau, projeter ou faire couler, tantôt en filet, tantôt au goutte à goutte, une peinture liquide chargée de sable et de divers déchets qu’il qualifiait lui-même de « substances étrangères » et qui lui servait à former l’empâtement (impasto4) de la toile. Dans sa technique ultérieure du pouring, ce sont des flots de peinture qu’il verse par une grande seringue5, ou directement du pot sans l’intermédiaire d’aucun outil. Pollock décrivait très précisément sa façon de faire :
My painting does not come from the easel. I hardly ever stretch my canvas before painting. I prefer to tack the unstretched canvas to the hard wall or the floor. I need the resistance of a hard surface. On the floor I am more at ease. I feel nearer, more a part of the painting, since this way I can walk around it, work from the four sides, and literally be in the painting. This is akin to the method of the Indian sand painters of the West.
I continue to get further away from the usual painter’s tools such as easel, palette, brushes, etc. I prefer sticks, trowel, knives and dripping fluid paint or a heavy impasto with sand, broken glass and other foreign matter added.6
En effet il avait abandonné la peinture de chevalet en 1943 lors de la réalisation, dans le cadre du Programme Fédéral pour l’Art lancé par Roosevelt, de la vaste fresque abstraite linéaire de six mètres de long intitulée Mural, conçue pour la demeure de Peggy Guggenheim et inspirée des peintures des muralistes mexicains [Figure 2]. Dans sa candidature pour une bourse de la Fondation Guggenheim en 1947, il confirmait cette révolution du geste :
I believe the easel picture to be a dying form, and the tendency of modern feeling is towards the wall picture or mural. I believe the time is not yet ripe for a full transition from easel to mural. The pictures I contemplate painting would constitute a halfway state, and an attempt to point out the direction of the future, without arriving there completely.7
Dans le film de Namuth8, on voit comment l’enchaînement des gestes du bras, de l’épaule, du poignet, de la main, et les mouvements de la paume de la main, tournée tantôt vers le bas, tantôt vers le haut, se coordonnent aux déplacements en pas croisés, chassés ou glissés, avec une régularité, une rapidité et une souplesse qui rappellent la silhouette du danseur, mais qui peut aussi évoquer celle du joueur de tennis devant le filet. Le corps tout entier participe à cette gestuelle. Des critiques ont même identifié l’exécution par le peintre d’un pas de « grapevigne » (grapevine), figure de danse country en huit temps avec alternance de pas croisés.9
Si les premiers reportages photographiques et filmiques de Namuth étaient avant tout de nature documentaire et médiatique, le photographe cherchait cependant à percer le mystère de la création comme en témoignent dans ses commentaires l’allusion à un élan mystique, à une transe créative et pulsionnelle de l’artiste :
A dripping wet canvas covered the entire floor. Blinding shafts of sunlight hit the wet canvas, making its surface hard to see. There was complete silence…. Pollock looked at the painting. Then unexpectedly, he picked up can and paintbrush and started to move around the canvas.
It was as if he suddenly realized the painting was not finished. His movements, slow at first, gradually became faster and more dancelike as he flung black, white and rust-colored paint onto the canvas.10
Mais Namuth cherchait surtout à saisir l’essence même de l’art de Pollock. À l’automne 1951, il entreprit le tournage d’un film en couleur et obtint du peintre que celui-ci peigne sur une vitre, tandis que la caméra filmait du dessous pour capter le geste par transparence et comme de l’intérieur de l’œuvre [Figure 3]. Pollock s’était d’abord plié de bonne grâce à la curiosité intrusive de Namuth, mais selon la plupart de ses biographes les dernières séances de tournage lui furent insupportables. Conscient de se donner en spectacle et surpris dans l’intimité de son art, il rompit toute relation avec Namuth et se remit à boire. La célébrité qu’acquit le reportage de Namuth fut à double tranchant : expérience dramatique pour l’artiste, il contribua pourtant à faire de Pollock une icône de la peinture gestuelle et à consacrer le triomphe de l’école de New York.
Pollock n’avait pas inventé la méthode de la peinture gestuelle au sol, mais il explorait à sa façon ses potentialités : ainsi, le dripping était déjà une technique familière aux surréalistes et aux adeptes de la peinture automatiste, tels Max Ernst, Picabia, André Masson. Elle fut pratiquée aussi par le maître de l’abstraction lyrique, Georges Matthieu. Pollock lui-même reconnaissait s’être inspiré de la tradition orientale et surtout amérindienne, et notamment du rituel des peintures de sable des Indiens Navajos qui faisaient preuve d’une parfaite maîtrise du geste pour répartir, à la main, par pincées, du sable et des cendres colorées de pigments minéraux et végétaux11. Mais au lieu d’être au service d’une image, le drip de Pollock devient l’image elle-même. Là où le chaman respecte une composition stricte, conventionnelle et codifiée (picture writing), Pollock travaille la matière hors des codes et des frontières de l’image. De plus le but thérapeutique de l’écriture en images des Indiens suppose une transcendance à laquelle les toiles de Pollock opposent leur irréductible immanence et matérialité.
Produit par le MoMA de New York en 1951, le film Jackson Pollock au travail gagna en succès mythique après sa mort12. En privilégiant la métaphore chorégraphique, Namuth et les critiques (dont Barbara Rose) avaient définitivement scellé l’image légendaire de l’artiste. Ils avaient aussi déclenché une controverse entre ceux qui, comme Harold Rosenberg, s’intéressaient au processus plutôt qu’au produit et louaient l’avènement d’une peinture-événement, et ceux qui, comme Clement Greenberg étaient partisans de la seule expérience visuelle de l’œuvre, indépendamment de sa réalisation. En 1958, Allan Kaprow, promoteur du happening, se faisait l’écho de la théorie de Rosenberg et affirmait la primauté du geste créatif, présentant Pollock comme le précurseur de l’art-performance :
To grasp Pollock’s impact properly, one must be something of an acrobat, constantly vacillating between an identification with the hands and body that flung the paint and stood ‘in’ the canvas and allowing the markings to entangle and assault one into submitting to their permanent and objective character. The artist, the spectator and the outer world are too interchangeably involved here.13
Cependant, la comparaison de Kaprow ne peut éluder le fait que Pollock est avant tout peintre, et non acrobate ou danseur. Si son langage est corporel et se prête à l’analogie poétique avec la gestuelle de la danse, ce langage passe par la médiation de la toile où le mouvement du corps se projette et s’inscrit. Au-delà de l’intérêt documentaire que présente le retour sur cette technique maintenant très connue, l’incursion dans la genèse du travail pictural permet aussi d’examiner la corporéité singulière qui se joue dans l’accord entre gestuelle et technique, et dont l’œuvre, qui en est le prolongement, porte la trace. Car c’est en tant que corps physique, peau, chair, corpus, que la toile réalise le transfert kinésique.
Corps et corpus
De même qu’en technologie culturelle l’outil prolonge la main et le corps, de même la trace de peinture sur la toile prolonge et fixe la gestuelle corporelle. Dans les œuvres de Pollock, la ligne est le prolongement du corps, la peinture semble être un écoulement du corps qui s’inscrit ou s’excrit dans la matière, pour reprendre le néologisme de Jean-Luc Nancy dans Corpus : « un corps est aussi le tracé, le tracement et la trace […]. Le corps, sans doute, c’est ce qu’on écrit, mais ce n’est absolument pas où on écrit, et le corps n’est pas non plus ce qu’on écrit – mais toujours ce que l’écriture excrit ».14
Lorsque Pollock dit qu’il est dans le tableau15, il faut aussi entendre que le tableau garde le tracé et le rythme de ses mouvements, le sillage de ses évolutions, ce que les chorégraphes appellent les « états de corps » et que Nancy définit comme des « façons d’être, allures, respirations, démarches, sidérations, douleurs, plaisirs, enroulements, frôlements, masses ».16 C’est l’argument développé par Philippe Guisgand dans un article fort pénétrant où il analyse l’énergie rythmique des toiles de Pollock comme révélatrice de ses états de corps :
Le dripping de Pollock garde, en bonne chorégraphie, la mémoire du phrasé de sa danse au-dessus de la toile. Je discerne ainsi “les mutations de matière : poids, tensions, relâchements qui vont délimiter les accents, les paliers d’attente, les ruptures, les accélérations ou les ralentissements”.17
La lecture phénoménologique de Guisgand est étayée par des éléments d’analyse technique qui révèlent une part d’expérimentation sur les effets combinés de la gravité et de la vitesse. Selon la distance de laquelle la peinture coule et la plus ou moins grande rapidité du geste, la peinture sur la toile forme une flaque (avec un geste lent) ou une ligne effilée (quand le geste est rapide), ainsi que le révèle le gros plan sur les tracés de Autumn Rhythm [Figures 4 et 5].
Dans les drips de Pollock, le chevauchement et l’enchevêtrement des lignes obtenues par la torsion ou le délié du poignet dessinent des cercles, des ellipses, des volutes baroques, des trames plus ou moins serrées, et des motifs parfois répétés qui récusent les accusations d’arbitraire et de chaos dont ses œuvres furent accablées en 1950 dans le magazine Time18. Traversées de taches, d’éclaboussures ou de coulées linéaires, elles regorgent, vues de près, de formes macro ou microscopiques inattendues, et réalisent, vues de loin, par synthèse visuelle, des cheminements qui vont du labyrinthe à la spirale et du tourbillon dynamique au remous centrifuge hérité de la manière de Benton. Contrairement à une idée reçue sur la peinture gestuelle comme pure improvisation et spontanéité, Pollock travaillait longuement et avec effort, faisant sécher les toiles sur un fil entre les séquences successives qui étaient nécessaires pour bien former les écheveaux de matière.
La primauté de la ligne, qu’elle s’arrête à la marge ou déborde du cadre, comme on peut le voir dans Summertime [Figure 6], fait de Pollock avant tout un dessinateur, un peintre du tracé, contrairement à Mark Rothko qui est exclusivement un peintre de la couleur19. Elle définit chez lui une peinture active qui contraste avec celle, méditative et mystique, de son contemporain. Photographiées en noir et blanc, comme dans les clichés de Namuth, les œuvres de Pollock, contrairement à celles de Rothko, laissent encore apparaître leur trame. Si elles se distinguent aussi par leur palette spécifique de couleurs, ce sont surtout les effets de brillance qui dominent dans un Pollock exposé au musée, et l’impression de relief sculptural qui émane des couches superposées de matière. Pollock utilisait généralement une peinture acrylique émail aux résines alkydes produisant un effet de laque et accrochant la lumière, ce qui lui permettait, en jouant sur le contraste entre les parties brillantes et mates, ou en atténuant la couleur, de travailler l’œuvre comme par modelage. Ainsi, la couleur et la lumière, autant que le rythme et le mouvement, signent la présence du corps.
Couleur, lumière, rythme et mouvement confèrent à la toile une vibration et une palpabilité spécifiques qui rappellent là encore ce que dit Jean-Luc Nancy sur les états de corps :
La peinture est l’art des corps, parce qu’elle ne connaît que la peau, elle est peau de part en part. Et un autre nom pour la couleur locale est la carnation. La carnation est le grand défi jeté par ces millions de corps de la peinture : non pas l’incarnation, où le corps est insufflé d’Esprit, mais la simple carnation, comme le battement, couleur, fréquence et nuance d’un lieu, d’un événement d’existence.20
Dans un Pollock, la ligne devient dessin, la forme devient couleur, le drip fait image aux dépens de la figure. Contrairement à l’écriture de sable des chamans et contrairement à la calligraphie orientale dont Pollock se serait peut-être inspiré, les coulures produisent une peinture non codifiée, non compositionnelle, que l’image figurative a désertée.
Chez un grand nombre de peintres d’après-guerre, l’effondrement et l’effacement de la figure reflètent le chaos et la perte de transcendance d’un monde postérieur à l’holocauste. L’impossibilité d’ouvrir l’art pictural à la représentation détermine un retournement réflexif après la Seconde Guerre mondiale. Dans un essai sur l’art et la vie, Ronald Sukenick rend compte de ce retournement de l’art non figuratif qui, ne renvoyant plus à une réalité identifiable, impose sa nature autotélique, souligne sa matérialité et renvoie finalement à l’artiste et à la main qui l’a créé :
Abstract expressionism breaks down the schizoid split between art and life, by virtue of its discovery of a new locus of reality for art : it moves everything back to the act of creation […]. The reality of art is the reality of making art […]. When you look at a work of Abstract Expressionism, you’re forced to remember that there was a hand there that created it.21
Sans doute est-il significatif de retrouver dans Lavender Mist l’empreinte de la main, au sens propre, une main positive, sombre sur fond clair, comme une citation de l’art pariétal préhistorique, un geste magique ou une signature [Figure 7]. On retrouve la trace du corps dans une peinture antérieure : Number 1A (1948) [Figure 8]. Mais ce peut être simplement un geste fortuit, comme les marques de pas dans Blue Poles et Convergence là où l’artiste a marché sur la toile posée au sol.
On en revient donc à la posture et à la gestuelle de Pollock. Il est permis d’imaginer que l’artiste, affrontant ou surplombant la toile, se trouvait pris dans un rapport de forces entre hasard et volonté, entre la fatalité de la trajectoire de la peinture et l’intentionnalité de son propre geste, entre l’objectivité des lois physiques de la matière et sa subjectivité d’artiste. Quand le hasard s’interpose comme fatalité objectivante du geste, explique Pierre Restany22, il prend la main, au sens propre, abolit le libre arbitre et la subjectivité. De cette confrontation avec l’accidentel, le résultat ne peut qu’être aléatoire, mais il est soit choisi et exploité, soit refusé et retravaillé. Et Pollock niait l’accidentel23. L’énergie des drips naît de cette tension maîtrisée. L’expressivité de cette énergie, dit encore Sukenick, est semblable à ce qui se passe dans le jazz lorsque le geste combine le sens de l’improvisation et la rapidité de l’invention24.
Sens et sensation
L’illisibilité apparente des drips de Pollock tient à deux principes picturaux : d’une part l’absence d’une dimension illustrative ou narrative, qui abolit toute possibilité d’analyse ra-tionnelle à partir d’une représentation et renvoie à la seule sensation ; d’autre part l’absence de perspective et de composition focale, qui brouille la hiérarchie de la forme et du fond, et laisse le regard errer, sans point d’accroche, sur la surface de la toile. Le traitement uniforme de l’espace pictural (all over), généralement sans cadrage, provoque le vertige du regard et le dé-saisissement du spectateur. La méthode fondée sur le mouvement, non pas représenté mais comme agent de création, exclut l’achèvement de ces œuvres toujours en devenir, en procès, d’où les coupes abruptes, délibérées, dont témoignent les lignes qui sortent des cadres. De plus, les drips vont au-delà des déformations et fragmentations cubistes qui portaient encore le souvenir d’une spatialité autrefois ordonnée. En rupture complète avec la perspective linéaire héritée de la géométrie euclidienne, les drips dérangent notre vision rationnelle de l’espace et du monde. L’impénétrabilité de leurs entrelacs serrés et obscurs est un défi au rationalisme intellectuel, une forme de déraison.
Par la scintillation de leur surface et la densité de leur texture, les drips font appel au sens du toucher autant qu’au sens de la vue, et démentent la théorie de Greenberg qui en fait un art purement optique, le prototype de la planéité. La peinture de Pollock peut être saisie comme la carnation dont parle Nancy, par opposition à l’incarnation d’inspiration chrétienne par laquelle le mystère est révélé. Dès lors, n’est plus possible une interprétation d’ordre herméneutique fondée sur la logique aristotélicienne ou sur l’exégèse symboliste. Seule demeure une appréhension sensorielle, tactile et visuelle, qui neutralise l’interprétation.
Désorienté par la perte du sens du haut et du bas, du début et de la fin, le spectateur est prisonnier du sens du mouvement, parfois aléatoire, parfois rythmé par la répétition qui agit comme seul ordonnancement spatio-temporel. En témoignent les métaphores qui émergent spontanément de ces configurations perceptives (tourbillons, labyrinthe, lignes dansantes) dont certains des titres de Pollock se font l’écho : Autumn Rhythm, Arabesques, Constellations, Full Fathom Five. En privilégiant le sens du mouvement, tant au plan de la réception qu’à celui de la création, ce type d’expérience esthétique définit une modalité perceptive spécifique qui se développe conjointement à celle de la vision. Avec sa transcription graphique du geste et du mouvement, la toile sert de vecteur pour le transfert kinésique et le transfert d’émotion. Le phénomène se rapprocherait alors de l’empathie kinesthésique25 ou de la « sympathie musculaire » que John Martin présente comme un sixième sens, lorsqu’il décrit comment la danse contemporaine dépasse par son expressivité la superficialité spectaculaire du ballet classique. Dans le langage non verbal de l’art visuel, comme en danse (ou en musique), le mouvement et l’émotion passent d’un corps à l’autre, le spectateur est atteint dans son propre corps, il est « mû et ému »26 : « good art speaks directly from its creator’s emotions to our own »27. Comme cela se passe dans les neurones-miroir mis au jour par les neurosciences28, il se produirait une imitation intérieure du mouvement que le spectateur perçoit et qu’il intériorise dans son propre système neuromusculaire29.
Mais comment toucher au sens à partir des émotions ? Le mécanisme d’empathie qui s’exerce ici et qui permet au spectateur de se mettre à la place de l’autre vise non pas le sujet représenté mais le geste artistique. Il instaure une relation intersubjective et constitue un mode de compréhension et de connaissance de l’autre et du monde. Le retournement réflexif précédemment observé nous ramenait autant à la matière de l’objet artistique qu’à l’artiste (non en tant qu’individu mais en tant que créateur), son corps, sa gestuelle, son expressivité. Ainsi perçus dans leurs pulsations et leurs respirations, les drips de Pollock, font dialoguer le phénoménologique et le cognitif, car ils nous aident à « capturer l’image mouvante du cosmos lui-même se déroulant au rythme et à la vibration de la dilatation et de la contraction d’un muscle ».30
La métakinésis suppose une corrélation du physique et du psychique, un continuum entre perception et émotion, qui sollicite aussi les ressources de l’imaginaire. Elle ouvre la voie à une conception de l’art comme mise en scène des manifestations élémentaires de l’affectivité, des pulsions (voire du refoulé), de l’incommunicable et de l’irreprésentable. On rejoindrait ici la théorie de Rosalind Krauss, qui dénonce l’illusion formaliste greenbergienne du « purement visuel » en réintroduisant dans l’art moderniste une part de chaotique et d’irrationnel31. Dans cette lecture, les drips, qui imposent au regard leur matérialité informe32, peuvent aussi être appréhendés comme l’irruption ou l’écoulement de l’inconscient. Leur imagerie voilée laisse parfois surgir des formes fantasmagoriques, organiques, archétypales. Car il arrivait à Pollock de peindre en sous-couche des figures qu’il obscurcissait ou effaçait sous les couches de peinture successives, jusqu’au brouillage du sens ou au mystère.
Cela se perçoit dans Mural, dont Pollock lui-même soulignait le rythme épique et le développement linéaire : « It’s a stampede... [of] every animal in the American West, cows and horses and antelopes and buffaloes. Everything is charging across that goddamn surface ».33 Or, sous les lignes entrelacées comme une enluminure on décèle les lettres de son nom [Figure 9], comme si, pour l’homme du Midwest qu’il était, l’anamorphose de l’identité personnelle faisait surgir, magnifiée, la sensation sauvage des grands espaces – cet « espace infini » que Betty Parsons donnait comme la marque de la peinture américaine, contrairement à la peinture d’Europe qui est, disait-elle, « un pays de murs ».34
Dans Full Fathom Five où l’archétype de la mort est annoncé par l’intertextualité du titre35, c’est toute la mise en scène du thème de la mort et l’inclusion de ses symboles dans le corps même de la toile et de la matière picturale qui suggèrent le vertige fatal. Des fragments sont coulés dans les profondeurs abyssales (clous, boutons, clé, mégots, allumettes) et sont à peine perceptibles tant la peinture est dense, tandis que les mouvements des vagues sont rendus par les couches de peinture et les traînées de couleur, et que la brillance de l’arrière-plan évoque les reflets de lumière sous l’eau [Figures 10 et 11].
Dès que l’affect gouverne le geste et le regard, l’expressionnisme prévaut sur l’abstraction et éventuellement la remet en cause, comme en témoignent les deux exemples précédemment cités et qui sont représentatifs de deux tendances contradictoires : l’américanité (dont Pollock niait la pertinence en art) et l’universalité de l’archétype. Mais il n’est pas exclu que les drips de Pollock ne signifient rien d’autre qu’une crise du processus de création, et qu’il ait seulement tenté de régler définitivement ses comptes avec la figure par cette gestuelle rageuse de coulure, de biffure, de rature.
Conclusion
La critique formaliste de Greenberg enferme les drips de Pollock dans l’objectivation de l’art de peindre. L’analyse psychanalytique jungienne en appelle à la subjectivité pour dénouer l’écheveau des substructures inconscientes et des images archétypales sous jacentes. De récentes recherches scientifiques sur les drips (qui dépassent le cadre de cette présentation) tentent de démontrer l’influence des fractales sur leur étrange pouvoir de fascination. L’approche métakinésique, qui bénéficie de l’apport de la psychophysiologie à l’expérience esthétique, pourrait renouveler la réception des œuvres en accueillant toutes les modalités du sensible. Elle permettrait aussi de jeter un autre regard sur les contradictions et les complexités qui émanent des discours sur l’abstraction et sur le modernisme.
Pollock se déclarait convaincu de la dimension historiciste de l’art moderne, à la fois héritière d’une longue tradition et novatrice dans ses techniques et ses besoins. On peut en tout cas affirmer que si elle n’est pas sans mémoire ni citation, cette peinture protéiforme est parvenue à devenir sa propre référence, au point d’être inimitable. Elle attire l’attention sur le « faire », par opposition aux figures posées et statiques de la peinture traditionnelle de chevalet. Elle réussit la gageure d’introduire la diachronie dans un type d’art qui vise la fixité. Et surtout, elle n’a pas fini de susciter l’intérêt, tant par la puissante énergie qu’elle porte que parce qu’elle ne peut manquer de rappeler au spectateur le geste mégalomane et whitmanien de l’artiste qui peignait en dansant.