Je me propose d’étudier les gestes de King Kong dans le film de 1933, ceux des géants de la compagnie Royal de Luxe et ceux des automates de la fête de Ganapati, ou Ganesh, à Bombay à la lumière d’une remarque bien connue de Heinrich von Kleist. Dans Sur le théâtre des marionnettes, l’interlocuteur du narrateur, pourtant premier danseur à l’Opéra, observe que les gestes des marionnettes recèlent une grâce qui semble inaccessible à l’homme, et « [q]ue sur ce terrain, seul un dieu pourrait se mesurer avec la matière ; et que c’était là le point où les deux extrémités du monde circulaire se raccordaient1 ». À l’homme sont refusées à la fois la conscience absolue d’un dieu et l’absence totale de conscience de la marionnette. En un geste topologique audacieux, sur lequel j’aurai à revenir, von Kleist fait se rejoindre en un cercle dont l’homme se retrouve exclu deux extrêmes, dieu et matière. Il court-circuite ainsi la tradition dualiste si prégnante dans la pensée occidentale. C’est également ma modeste ambition, et ce sont également des considérations topologiques qui vont guider ma méditation, autour notamment de la notion d’échelle et de la dichotomie entre intérieur et extérieur.
Mon étude procédera à des allers et retours entre les automates et les géants, entre Bombay et l’Europe, mais à tout seigneur tout honneur, ce sont les allers et retours des personnages de King Kong entre l’Amérique, c’est-à-dire la pointe de l’Occident, et la sauvage Skull Island qui seront d’abord l’objet de mon étude. Le roi Kong, King Kong, n’est à proprement parler ni un dieu, comme Ganesh, ni un géant comme ceux de Royal de Luxe, ni un automate. Il est toutefois, d’une certaine manière, tout cela à la fois, et le film de Cooper et Schoedsack est un bon moyen d’aborder les changements d’échelle et les renversements qui vont nous intéresser. Considérer Kong comme un géant, c’est s’interroger sur les inversions entre grand et petit, dans le cas de Kong sur la manière dont elles font de lui un géant à la taille d’une ville, en particulier parce qu’il est trop petit pour elle, comme l’expriment parfaitement les plans autour de l’Empire State Building, le véritable géant du film, qui transforme Kong en poupée dérisoire. L’envisager comme un automate, c’est s’interroger sur la relation entre son intérieur, qui se présente comme la source de son mouvement, c’est l’étymologie du mot2, et son extérieur, car l’autonomie de l’automate n’est qu’une feinte avouée. Cette relation entre intérieur et extérieur ne peut toutefois mener qu’à la question de l’animation, c’est-à-dire, pour en revenir encore une fois à l’étymologie, à l’anima et à la relation entre l’âme et le corps, et au caractère divin de l’effet spécial, pour reprendre l’objet d’une interrogation d’Hent de Vries.
J’aborderai dans ma première partie ces différentes dimensions ainsi que celle, centrale, de l’occultation, à partir des échos entre les gestes des personnages de King Kong, ceux de la créature et ceux des animateurs, et à partir des remarques de Derrida sur le colossal. Je porterai ensuite mon attention sur les « automates divins de Bombay », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage d’Emmanuel Grimaud qui nous servira de guide, et sur les géants créés par la compagnie Royal de Luxe. J’étudierai tour à tour les trois tensions à l’œuvre, entre grand et petit, entre intérieur et extérieur et enfin entre corps et âme. Tout naturellement, l’étude des géants débutera ma seconde partie, consacrée à la notion d’échelle, mais les liens entre les « automates divins » et la polis auront aussi beaucoup à gagner à être étudiés sous cet angle. C’est ce lien entre le géant ou l’automate et la ville qui m’amènera ensuite à considérer la tension entre intérieur et extérieur depuis la question de l’habitabilité, avant de me tourner vers les liens entre habitabilité, Paradis et automate à partir du texte fondateur de Heinrich von Kleist. Ceci m’amènera, à travers en particulier la manière dont selon Roland Barthes le théâtre de marionnettes a le pouvoir de troubler les distinctions entre corps et âme, à la question de Hent de Vries :
Do special effects summon up the ‘wonder of all wonders’ (‘das Wunder aller Wunder’), in Heidegger’s words, ‘that beings are’ (das Seiendes ist) or, in monotheistic parlance, creatio ex nihilo, the fact that all of a sudden, through a sheer act of free divine will - there was something rather than nothing ?3
Je répondrai par l’affirmative, et tenterai de montrer qu’imiter les gestes des marionnettes, c’est imiter les gestes des dieux, et atteindre à un peu de leur grâce mécanique.
Le roi Kong
Le premier geste qui va nous intéresser inaugure, ou peu s’en faut, le King Kong de 1933. Ce geste inaugural est celui d’Ann Darrow qui, morte de faim, tente de voler une pomme à un étalage. Ce geste a des conséquences incalculables, mais qui ne sont que son redéploiement à une autre échelle et en miroir. Tout d’abord, de proche en proche, il conduit le vendeur de fruits à tenter d’empoigner la voleuse, et le producteur Carl Denham à la libérer, puis à l’accueillir dans ses bras lorsqu’elle tombe, terrassée par l’inanition ou par la honte. À l’échelle du film, c’est cette rencontre qui conduit Carl Denham à emmener Ann Darrow sur l’île de Kong, et donc celui-ci à la prendre dans sa main. C’est ensuite King Kong qui est à son tour capturé par l’équipe et ramené à New York, où il s’empare à nouveau d’Ann. Ce geste de King Kong enserrant Ann dans sa main, le geste emblématique du film, a donc un précurseur dans le geste d’Ann saisissant la pomme. Il a également un autre précurseur, à savoir le geste par lequel les animateurs se saisissent de la poupée Kong entre chaque prise pour la déplacer presque insensiblement afin qu’à la projection elle s’anime en image par image. Tous ces gestes sans exception sont des gestes de préhension, qui à ce titre supposent un changement d’échelle : Ann est plus grande que la pomme qu’elle tente de voler, dans un rapport analogue à celui qui existe entre le singe gigantesque et elle. De la même manière, c’est parce que la poupée est plus petite qu’eux4 que les animateurs peuvent la transformer en géant. Ces gestes ont également tous, ou peu s’en faut, à voir avec la transgression, le geste d’Ann prenant la pomme rappelant bien sûr le geste d’Ève, cause de l’expulsion du Paradis terrestre. Enfin, beaucoup de ces gestes font l’objet d’une occultation ou d’une tentative d’occultation, dont voici quelques exemples. C’est parce qu’Ann ne parvient pas à cacher son geste de rapine qu’elle se retrouve dans l’aventure du Venture, en partance pour Skull Island, l’île de Kong. Après la capture de King Kong, que ce soit dans la version de 1933 ou dans ses deux remakes, en 1976 puis en 20055, est occulté le moment précis où l’équipage, on ne sait trop comment, parvient à charger l’énorme bête à bord du bateau. Ce véritable miracle doit rester hors cadre, car c’est là que se joue l’essentiel de notre rapport au colossal selon Derrida. Derrida reprend une notation étrange et répétée de Kant sur le colossal et son caractère « presque trop grand pour la présentation » :
Comment arrêter la catégorie du « presque trop » ? Le « trop » pur et simple mettrait bas le colossal : il rendrait la présentation impossible. Le « sans trop » ou le « pas trop », l’« assez » auraient le même effet. Comment penser, dans la présence d’une présentation, le se-tenir-là-debout (Darstellen) d’un excès de taille qui reste seulement presque excessif, au bord à peine franchi d’un trait limitatif ? […] Mais où couper alors ? Où délimiter le trait du presque trop ?6
Ces questions quant au statut de la présentation du colossal sont développées par la diégèse même de King Kong. Si King Kong est trop colossal pour être ramené à bord du Venture et donc pour être exhibé à New York dans un théâtre dont le public redouble manifestement celui du film, il ne sera pas présenté. S’il est chargé à bord du navire par quelques marins « sans trop » de problèmes, avec « pas trop » de difficulté, parce qu’ils sont largement « assez » pour en venir à bout, il n’est plus colossal, il n’est plus cette boule d’énergie primale terrifiante prête à se réveiller s’il croit qu’on menace sa belle, comme cela se produira dans le théâtre. À la question insoluble de Derrida, « où délimiter le trait du presque trop », le film répond en laissant hors champ, en occultant, le moment spécifique de la prise en main de King Kong, qui est pourtant la condition nécessaire à sa prise en vue par le public de New York. Or c’est précisément dans cet intervalle entre prise en main et prise en vue que se joue le sublime du colossal :
Le colossal sera peut-être quelque chose, la présentation plutôt de quelque chose qui peut être prise sans pouvoir être prise, en main ou à l’œil, le Fassen [la « saisie » du texte de Kant] ressemblant d’abord à l’opération de la main. Être prise sans pouvoir être prise et qui dès lors vous écrase, vous rejette en bas tout en vous élevant, puisque vous pouvez la prendre en vue sans la prendre en main, sans la comprendre, et que vous pouvez la voir sans la voir complètement. Mais non sans plaisir, d’un se-plaire-à-cela [traduction derridienne du Wohlgefallen de Kant] sublime.7
Or, dans un mouvement inverse à celui qui occulte la prise en main de King Kong par l’équipage du Venture, le plaisir esthétique, la grâce, de la version de 1933 repose en grande partie justement sur l’imparfaite occultation de ses effets spéciaux. Les gestes des animateurs déplaçant Kong entre chaque prise de vue ont laissé des traces sur la peau malléable de la poupée, et à l’image celle-ci ondule comme sous l’effet d’un souffle mystérieux. En retour, Kong reproduit le geste des animateurs, il prend Ann Darrow avec la même facilité que celle avec laquelle entre chaque prise les animateurs se saisissaient de lui, sous la forme de son effigie en pâte à modeler. Lorsqu’il dépose délicatement sa belle, celle-ci s’anime en passant de l’état de mannequin désarticulé à celui de créature vivante, rendue parfois diaphane par le procédé de transparence. En 1969, Fay Wray se remémore la projection des rushes journaliers :
It was too much fun to go to the projection room and experience the suspense of guessing whether the three-inch figure in the hand of the animated Kong was a doll (sometimes used for long shots) or whether it was me… Watching intently, I would be sure it was the doll. Then it would move ! It had life, it would kick, it would scream—it was me ! To see that was a delightful puzzler and is to this day. I rather like the idea, I think, because as someone said to me recently, “We were more naïve then and it was better for us.”8
Peut-être ne sommes-nous pas aujourd’hui moins naïfs, espérons-le en tout cas, et notons que toute une généalogie de spectateurs et de réalisateurs a gardé précieusement cette naïveté. Ray Harryhausen, subjugué par les effets spéciaux de Will O’Brien, devint son assistant, puis fut lui-même à l’origine de bien des vocations9. George Lucas résume bien le ressort profond de l’enchantement enfantin exercé par les effets spéciaux de Harryhausen, dans lesquels la main de l’animateur reste si visible, et la matérialité de la pâte à modeler si évidente. La logique de cet enchantement est la même que celle de l’émerveillement de Fay Wray à la vision des rushes : « They’re synthetic characters that are alive, that are moving around in a set with you, and they’re affecting real people, that obviously cannot possibly be real.10 »
Voici défini l’objectif de ma méditation : montrer que la coprésence de personnages synthétiques ou mécaniques, manifestement artificiels par leur échelle et par leurs gestes, et de personnages ou de spectateurs réels nous mène presque immanquablement, si nous sommes assez naïfs, à un questionnement ontologique de notre propre humanité et de son origine. Les gestes de ces créatures, d’un caractère miraculeux qui est pourtant manifestement l’effet d’une manipulation, tirent leur force et leur pouvoir de fascination de leur retournement toujours possible. C’est que si chaque geste a des effets, il renvoie aussi à l’inverse à ses causes, celles d’abord, justement, des effets spéciaux et, de proche en proche ou de loin en loin, à un geste originel qui serait causa sui, comme le dit Hent de Vries dans un article sur « Miracles and Special Effects » :
The word effect, from the Latin effectus, the past participle of efficere, ‘to bring about, to accomplish, to effect, to perform,’ would in effect (that is to say, virtually) come to stand for any event (and for any action) whose structure finds its prime model in the theological – perhaps even theistic – concept of God : the being that has no cause outside itself (hence the most meta-physical of God’s names, causa sui). On this reading, not even the most artificial special effect could be possible – that is to say, thought or experienced – without some reference to (or con-juring up of) the miracle and everything for which it stands. Conversely, my second hypothesis is that thinking the miracle was never possible without introducing a certain technicity and, quite literally, a manipulation of sorts.11
C’est à partir de ces remarques qu’il s’agit maintenant de méditer sur les géants de la compagnie Royal de Luxe et sur les automates de Bombay, en les considérant sous trois aspects. Il sera tout d’abord question d’échelle, tout naturellement en ce qui concerne les géants. Comme Susan Stewart l’a bien montré, le pouvoir des géants est lié aux renversements d’échelle dont ils sont l’occasion, et à la manière dont ils viennent inquiéter et renverser la dichotomie entre intérieur et extérieur, l’autre question topologique que j’étudierai ensuite. Celle-ci me mènera enfin à questionner la dichotomie entre corps et âme, à partir entre autres des remarques de Roland Barthes sur le théâtre de marionnettes japonais, qui n’occulte pas comme en Occident les ressorts de l’animation des marionnettes, et dans lequel « le dedans ne commande plus le dehors »12.
Grand/petit
Les géants de la compagnie Royal de Luxe sont des marionnettes de 5 à 11 mètres de haut qui apparaissent seuls ou depuis quelque temps souvent à deux dans des villes diverses. Ils répondent à une question précise, selon leur concepteur Jean-Luc Courcoult : « Tout est né d’une question que je me posais depuis des années : comment raconter une histoire à une ville entière ?13 » Le changement d’échelle apporté par le Géant va non seulement apporter une réponse à cette interrogation, mais également amener toutes sortes de retournements. La ville du Havre, où a eu lieu la première apparition du Géant en 1993, et qui est le cadre du film consacré par Dominique Deluze au Mythe du Géant, a été entièrement détruite pendant la guerre14. Entièrement reconstruite après la guerre sur un plan d’Auguste Perret, elle ressemble à s’y méprendre à une maquette d’elle-même, et n’y ressemble jamais plus que quand un géant se penche sur elle ou se retrouve emprisonné jusqu’au buste dans un de ses immeubles. Godzilla est dans les films japonais, de manière visible, un homme en costume de monstre qui piétine une ville en modèle réduit, mais la ville, toute ville, donne le sentiment d’avoir vraiment commencé comme un modèle réduit, parce qu’elle était trop grande pour l’homme, parce qu’elle était trop grande pour être appréhendée par ses concepteurs autrement que comme modèle ou comme maquette. Le Géant, lui aussi, a commencé comme un modèle. Une image marquante en est donnée par l’affiche du spectacle au cours duquel il sort de l’eau en costume de scaphandrier :
Courcoult a rapporté la statuette d’un petit scaphandrier en métal d’un précédent voyage au Chili. Comme quoi, une image, ça travaille d’abord longtemps dans l’inconscient. Il faut trouver une idée d’affiche pour la création à Nantes. Il pose sa statuette sur le siphon de son lavabo. Clic clac photo : le scaphandrier pose. Comment, aussi, transmuer le très petit en très grand...15
Mais le plus profond de ces retournements est celui qui affecte les spectateurs et spectatrices, comme l’indique l’une d’elles à propos des « Lilliputiens », les manipulateurs en redingote rouge qui président aux mouvements du Géant :
J’ai l’impression que nous on se met à la taille, on prend la taille des géants, parce que quand tu racontes cette histoire-là à des gens, à d’autres, tu expliques que les géants ou les girafes sont en fait manipulés par des tout petits bonshommes, et l’idée qu’on a c’est le tout petit bonhomme, alors que les tout petits bonshommes, enfin, on est de la même taille quand même, mais ce sont de tout petits bonshommes, et c’est comme si nous on se mettait à grandir d’un seul coup pour arriver à la dimension des géants.16
L’enthousiasme des spectateurs repose de manière essentielle sur ce sentiment de dilatation que, selon Jean-Louis Chrétien, produit en nous la joie divine17. Si dans les villes d’Europe où apparaissent les géants, le mot « enthousiasme » s’est peu à peu sécularisé18, et si c’est de façon souterraine que le miracle de l’émerveillement pointe sous l’effet spécial, les rapports sont inverses à Bombay, et la question de l’échelle des automates s’y pose différemment. Ce sont là-bas les dieux qui mènent à la cité. Lors de la fête annuelle en l’honneur du dieu Ganesh, qui dure plusieurs jours, des automates à l’effigie des dieux doivent prendre place dans des installations conçues par des mandals, des collectifs de quartier, dans un but politique au sens étymologique, pour aborder l’un des problèmes de la polis19. Les automates sont de tailles diverses, et il faudrait que la question de la taille des dieux ait un sens pour déterminer à quelle échelle les mannequins les représentent. Qu’en est-il par exemple de Ganesh, qui est un enfant de sept ou huit ans avec une tête d’éléphant, souvent représenté par un mannequin distinctement plus grand qu’un enfant, mais plus petit qu’un éléphant ? Quelle est alors son échelle ? Si la question de l’échelle a en revanche un sens, c’est par rapport à la ville. Tout d’abord, simple remarque de bon sens, mais qui rejoint la genèse des Géants de Royal de Luxe, il arrive que la taille soit une manière de s’adresser à une ville, même si ce n’est pas la seule. Voici les remarques d’Emmanuel Grimaud dans le livre qu’il a consacré aux automates de Bombay :
Kambli [un fabricant d’automates] travaillait à l’échelle d’une population, toujours débordé par le nombre [d’automates]. Changeons maintenant d’atelier, car plusieurs fabricants ont en fait résolu autrement la question démographique. Au lieu de multiplier les automates, ils proposent plus grand. […] Utekar a fabriqué un Hanuman haut de 18 mètres pour un client qui considérait qu’il fallait élaborer un automate à l’échelle du public. Utekar conçut alors cet automate de procession comme un (plus) gros être (que d’habitude) pour le faire circuler dans les quartiers et qu’il soit visible par une ville entière. Plus il serait grand, plus la procession pourrait être longue, même si le fait de ne pas le voir n’empêche pas les gens de le suivre ou de suivre ceux qui le voient.20
La remarque finale d’Emmanuel Grimaud est extrêmement importante. La vision du géant est toujours fragmentaire, et renvoie au gigantisme de la ville, qui ne peut être perçue que de manière fragmentaire par ses habitants. « Our position here is the antithesis of our position in relation to the miniature ; we are enveloped by the gigantic, surrounded by it, enclosed within its shadow. Whereas we know the miniature as a spatial whole or as temporal parts, we know the gigantic only partially21 », nous dit Susan Stewart dans son étude du gigantesque et de la miniature. Mais paradoxalement, la vision du géant va réunir la ville dans la mesure même où cette vision est fragmentaire. Suivre les gens qui voient le géant est une manière de partager l’expérience commune qu’est la venue du géant. Bertrand Masquelier explique comment les spectacles de Royal de Luxe jouent sur cette fragmentation en faisant suivre deux itinéraires différents à deux géants, de sorte que « [p]ersonne ne peut participer simultanément à tous les épisodes22 » :
Certains auront choisi de suivre principalement le petit Géant africain […]. D’autres auront tenté d’aller et venir de l’un à l’autre tandis que chacune des marionnettes parcourait des coins de ville différents. Lorsque le dernier soir les deux géants se retrouvent et participent ensemble à une fête, les retrouvailles sont, de fait, celles de deux foules distinctes qui, ce jour-là, les avaient accompagnés dans leur recherche de l’autre. Alors, la ville segmentée fusionne23.
Il n’est pas d’exemple plus clair pour tenter de penser le ressort de cet effet que le spectacle donné pour les vingt ans de la réunification de l’Allemagne. Le Berlin de la Guerre Froide doit être vu comme le symbole même d’une fragmentation à l’œuvre dans toute ville. Une présentatrice commente l’événement dans le reportage télévisé qu’Arte lui a consacré :
La petite géante a passé la nuit tranquillement dans sa chaise longue devant le Deutsches Museum, sous les yeux des passants noctambules. Et même si les spectateurs sont tombés sous son charme, beaucoup se demandaient encore hier quel rapport tout cela avait avec la réunification. C’est devenu évident aujourd’hui lorsqu’elle a enfin retrouvé son oncle le scaphandrier, retrouvailles émouvantes devant la Porte de Brandebourg. De nombreux spectateurs ont alors essuyé une larme.24
Au Havre, à l’inverse, c’est au moment du départ du Géant qu’un homme d’âge mûr est au bord des larmes lorsqu’il dit espérer son retour. Ce qui se joue dans les deux cas entre le Géant, la foule, les individus qui la composent et l’idée qu’ils se font de leur ville est très fort, comme l’exprime une habitante du Havre : « Je me souviens du mouvement de foule qui a accompagné les géants, ça je trouvais ça fabuleux, je trouvais que Le Havre avait enfin une âme » (01 : 15 : 00). Le corps du Géant n’est souvent visible que par fragments, est parfois même invisible à presque tous, comme lors de l’ouverture du spectacle du « Mur de Planck » à Nantes en 2014, où le Petit Géant, couché sur un chariot tiré à toute vitesse, était à peine visible du premier rang des spectateurs. Pourtant, ne serait-ce que dans l’attente, voire dans l’attente frustrée, le corps du Géant donne un corps à la foule, et en lui donnant un corps lui donne une âme, la fait se mouvoir et s’émouvoir.
Les mandals, les collectifs de Bombay qui conçoivent les installations où prennent place les automates, se posent spécifiquement le problème de savoir ce qui anime une foule, le problème de la mobilisation autour d’un problème spécifique, politique, qu’ils mettent en scène dans leur installation. La question de l’échelle doit alors s’annihiler : à un geste minime de l’automate, par l’entremise des dieux, doit correspondre une mobilisation des foules ou des pouvoirs publics. Si « le blanc des cartes n’a pas d’échelle25 », il en est de même des gestes. Susan Stewart le note à propos des miniatures, à partir des gestes de soldats de plomb : « The problem of scale appears only in relation to the physical world. In the depiction of action there is no need for the constant measurement-by-comparison [needed in the description of miniatures].26 » Le monde physique des objets est un monde de mesures et de comparaisons, celui des gestes, que ce soit ceux de soldats de plomb, de géants ou d’automates, est celui où s’abolissent les comparaisons, celui où le plus petit des soubresauts peut avoir des dimensions cosmiques. Et ce non pas parce qu’à un petit geste du dieu correspondrait, par effet d’échelle, de grands effets sur la maquette de la ville qu’il surplombe, par exemple, mais parce que le bougé est « l’unité la plus petite du vivant27 » et donc celle qui implique toutes les autres. Un geste renvoie toujours, en aval, à ses effets, dans une chaîne qui n’a de fin que dans les limites du cosmos, et en amont à ce qui se révèle être une double origine, matérielle et divine :
Une des premières propriétés des automates est leur léthargie. Les automates ne perdent jamais leur résistance fondamentale au mouvement. […] Cette inertie naturelle qui les rend complètement dépendants est aussi constitutive de leur efficacité, car il faut s’installer dans l’inertie pour donner au bougé toute sa valeur. [… ] [C]ette approche a des implications sur la façon dont on conçoit les relations de pouvoir et d’influence comme des rapports de mouvements et les met en scène sur les installations. Le pouvoir se mesure à la capacité de faire bouger les autres pour soi. […] Plus un automate a d’aura, moins il sera besoin de le bouger, et plus son mouvement sera raréfié et contrôlé.28
Première origine, celle de l’inertie de la matière, et Emmanuel Grimaud insiste sur la manière dont les fabricants d’automates utilisent les propriétés du matériau qu’ils travaillent, en particulier la fibre de verre. C’est l’inertie de la fibre de verre qui fait qu’un « mouvement a d’autant plus d’effet et le travail du département de mécanique est d’autant plus aisé que le mouvement s’initie dans la fibre. La mobilité s’engage dans la matière, avant même que le département de mécanique s’en empare29 ». Deuxième origine, la divinité, ou plutôt bien sûr dans le contexte indien les divinités, dont l’ultime sera immobile. On dira avec Heinrich von Kleist et avec Guy Lardreau que ces deux origines se rejoignent, car la « dernière instance », comme dirait ce dernier, est toujours immobile, peu importe comment on l’appelle, par exemple « Dieu (auquel il est arrivé, sans conséquence, que le nom matière soit donné)30 ». Ceci est parfaitement exprimé par le caractère duel de Ganesh, le dieu auquel sont dédiées les fêtes de Ganapati. Il est à la fois Vighnahartā, celui qui lève les obstacles, et Vighneshvara, le seigneur des obstacles31, c’est-à-dire qu’en lui se rejoignent « les deux extrémités du monde circulaire » de von Kleist, dieu et matière, car la matière est d’abord obstacle, comme le rappelle Gilbert Durand : « finalement ce qui fonde la matière, c’est toujours quelque chose qui résiste à l’idéalisme conquérant. La matière n’est pas une pensée, un esprit momentanément figé, mais bel et bien l’obstacle qui arrête et étonne la pensée.32 » Ganesh, comme tous les dieux hindous, est doté d’un véhicule, en son cas un rat, et c’est ce véhicule qui se déplace : « Il n’y a jamais de soulèvement qui ne soit l’indice d’une autre force, et qui est en fait la divinité.33 » Au bout du compte, donc, la divinité ultime dont il s’agira d’invoquer l’efficacité ne pourra apparaître qu’au prix de son immobilité :
« On ne peut prendre le darshan [l’apparition divine] d’une image qui bouge », dit-on. Il faut que celle-ci soit immobile. Il est nécessaire de tenir ces deux aspects ensemble : la volonté d’offrir un spectacle qui repose sur différents bougés et la contrainte de retomber in fine sur une image stable de la divinité au repos.34
Intérieur/extérieur
On le voit, l’échelle du dieu ultime qui doit être l’immobile point d’ancrage ou le moyeu de toute l’installation, jouera un rôle bien plus complexe qu’une simple proportionnalité entre la taille du mannequin et sa puissance supposée. Il s’agira bien plutôt d’organiser les différents régimes de mouvement, et également, nous allons le voir, d’habitabilité et de visibilité. La question de l’échelle laisse alors la place à celle des relations entre intérieur et extérieur, qui lui est intimement liée, et qui est également liée à l’occultation :
Avec la taille s’accroît l’intérieur de l’automate. Le gros être crée des espaces ou des intérieurs quasiment habitables. L’intérieur de l’automate est un milieu où on peut se loger à plusieurs et plus seulement un trou dans lequel on peut glisser sa main. Il perd sa qualité de milieu à partir du moment où les ouvriers ferment l’enveloppe, pour être perçu comme un corps doté d’une intériorité inaccessible (le mécanisme) et incompréhensible aux non-initiés.35
Cette requalification de la question de l’échelle en question de l’habitabilité est essentielle à plus d’un titre. Elle va tout d’abord nous permettre d’affiner nos remarques sur la ville, à partir en premier lieu des Géants de Royal de Luxe, pour aboutir au rôle central de l’exil. Je montrerai ensuite que les retournements complexes entre intérieur et extérieur sont également essentiels aux relations des automates et des dieux de Bombay, et mènent à s’interroger sur la relation entre corps et âme.
Un exemple marquant de la manière dont la troupe de Royal de Luxe peut jouer du caractère mystérieux d’une « intériorité inaccessible » est lors de l’arrivée de la caisse contenant les girafes géantes à Nantes, qui est restée sur le quai, hermétique, pendant un jour entier :
Pendant vingt-quatre heures, une équipe de sept personnes est restée à l’intérieur de la caisse. Il y avait de la sono pour imiter la respiration, de l’urine qui sortait de temps en temps, avec une odeur forte. Et de partout suintait une odeur d’animal. Pour Péplum on avait imaginé une machine à odeurs, et rencontré des spécialistes en parfums. Ils nous ont appris.36
Cette caisse arrivée du dehors, placée à la limite entre l’intérieur et l’extérieur de la ville, sur le quai, et dont l’intérieur mystérieux nous est interdit, est une variation ludique sur le fait que, plus généralement, c’est de manière constitutive que le Géant vient inquiéter les catégories du dedans et du dehors. Ainsi que le remarque Bertrand Masquelier, comme le flâneur de Baudelaire analysé par Walter Benjamin, le Géant parvient à
[…] transformer le boulevard en intérieur. La rue devient un appartement pour le flâneur qui est chez lui entre les façades des immeubles comme le bourgeois entre quatre murs. Il accorde aux brillantes plaques d’émail où sont écrits les noms des sociétés, la valeur que le bourgeois accorde à une peinture à l’huile dans son salon.37
La remarque est saisissante de vérité pour qui a vu les Géants se promener dans une rue et en observer les détails de leurs yeux mi-étonnés, mi-familiers, mais cette évidence cache un réseau de paradoxes. En étudiant la question de l’échelle, nous avons déjà vu que la redécouverte de la ville à l’échelle du Géant est aussi découverte que la ville n’est pas à notre échelle, est trop grande pour nous. Mais la question de l’intérieur et de l’extérieur, du privé et du public, complexifie encore les choses, comme le montre bien Sylvia Ostrowetsky. D’abord, le Géant fait comme chez lui dans la mesure même où il n’a pas de chez lui : « Le Géant n’a pas de résidence, il dort sur les places, il pisse sur les passants, et quand il prend un bain de pied, c’est devant une foule ébahie, son être est entièrement public.38 » Ainsi, il est pris entre deux polarités opposées, car il est la fois l’image même de la domesticité bourgeoise et celle de l’absence de domesticité, sous la figure du SDF39. De plus, il met au jour la nouvelle perversion de la dichotomie entre public et privé :
Depuis la marque de soutien-gorge jusqu’au produit de petit déjeuner, en étalant par affichage toute une vie privée, la ville contemporaine abandonne l’espace public comme lieu de formation de l’opinion tel que Habermas nous le décrit exemplairement au moment de la Révolution. Cette neutralisation de l’espace public s’accompagne d’une publicisation de la vie privée et de l’individualisme comme projet collectif.40
En mettant radicalement en question cette évolution de la ville, le Géant renvoie au rôle ancestral des géants des villes du Nord en particulier, points focaux du sentiment d’appartenance de la communauté, points de ralliement d’un « projet collectif » qui soit différent de la consommation individuelle de tel ou tel produit privé vanté sur les affiches. Mais il est bien plus que cela, et complexifie ce sentiment d’appartenance, car il est aussi fondamentalement, à l’opposé, une figure de l’altérité41. Il vient d’ailleurs, de l’extérieur, et rappelle à l’habitant que la ville est
[…] par définition — une ‘sauveté’ — l’accueil pour celui qui fuit, le territoire déterritorialisé des voyageurs et des commerçants, des porteurs d’eaux et des passants, le lieu par excellence de la migration. Le citadin forge son identité sur un paradoxe, celui de n’être pas d’où il est, de tomber du ciel et de fuir au large, l’homme de la rencontre et du départ.42
Dans les anecdotes marquantes que chaque technicien propose au fil de l’un des livres consacrés à la compagnie Royal de Luxe, la plus émouvante est peut-être celle proposée par la comédienne graphiste Julie Caillebotte-Vérin, qui se remémore des répétitions sur les docks de Calais, « où les clandestins se terrent comme des rats ». Lors du spectacle, alors que Julie Caillebotte-Vérin est perchée sur l’un des automates-éléphants, l’un de ces clandestins lui fera des grands signes, protégé de toute appréhension par la foule : « il attend un salut de nous en réponse. Il a un large sourire et ses yeux sont écarquillés d’émerveillement. Aujourd’hui, il peut les lever.43 »
Ainsi le Géant, en tant que géant, nous renvoie à notre identité de citadins sous la figure de l’exil, en jouant de retournements successifs. Nous verrons bientôt qu’en tant qu’automate, il nous renvoie plus généralement à notre nature humaine sous cette même figure de l’exil, car nous avons été chassés de l’habitat des dieux. Retournons à Bombay pour montrer que dans cette expression le génitif est à la fois objectif et subjectif : l’habitat des dieux est le lieu qu’ils peuvent habiter, mais les dieux sont en eux-mêmes un habitat, et les automates de Bombay, dont on a vu avec Emmanuel Grimaud qu’ils constituaient avant d’être refermés un « milieu où l’on peut se loger à plusieurs », jouent comme les Géants de Royal de Luxe de retournements complexes. Tout d’abord, une installation suffisamment grande peut permettre de « donner à sentir au public le paradis de l’intérieur », comme l’indique le grand gangster Chotha Rajan, financeur d’une installation gigantesque44. Le plus souvent, à l’inverse, il s’agit de créer un plan d’apparition pour le dieu, en rendant le milieu habitable pour lui :
[…] l’installation est à la fois un intérieur et un extérieur, un lieu habité par la divinité ou qu’il faut rendre habitable. La plupart du temps, il s’agit d’environnements extérieurs mais qui ont un côté très ‘intérieur’ parce qu’ils sont dessinés par des designers qui envisagent la plateforme comme un milieu de vie pour la divinité, un lieu où elle doit se sentir bien, assise.45
Nouveau retournement, les dieux eux-mêmes peuvent être habités. La remarque devient moins absurde si l’on veut bien se rappeler qu’ils abritent souvent le cosmos entier, ainsi de la bouche de Krishna46. Ganesh, en particulier, est marqué par les inclusions réciproques : il est à la fois, comme je l’ai dit, le seigneur des obstacles et celui qui les lève, c’est également un éléphant porté par un rat, un éléphant dont la panse rebondie est le réceptacle de l’univers47 et qui tient souvent dans sa main des friandises qui sont les germes des planètes48.
Ganesh porte parfois dans sa paume non pas ces friandises mais un fruit qui n’est pas sans évoquer le monde que tient dans sa main le Christ Salvator Mundi, c’est-à-dire le Christ dans son corps de gloire, ou parfois le Christ enfant, ou parfois encore Marie portant le Christ d’une main et le monde de l’autre. On le voit, les inclusions réciproques ne sont pas le seul apanage des dieux de l’Orient, et il s’agit de renouer avec elles dans la généalogie de notre propre culture. Car ces inclusions réciproques sont aussi propres à la marionnette de manière générale, et ce dans l’étymologie même du mot49. La marionnette est à l’origine une petite Marie, qui malgré sa petite taille peut porter en son ventre le Christ, qui lui-même peut porter le monde en sa main. Notre rapport à la marionnette, comme le montre bien le texte d’Heinrich von Kleist, est un rapport nostalgique à cette plénitude perdue, notre Paradis, sous la figure de l’exil. Le spectacle de la grâce mécanique réveille nécessairement en nous la nostalgie de notre grâce perdue, et nous fait reconnaître notre humanité dans le fait même de cet exil. Le premier danseur de l’Opéra commente l’impossibilité où se trouve tout danseur, aussi excellent soit-il, à égaler la grâce d’une marionnette, car sa conscience le conduira quoi qu’il en veuille à l’affectation :
De telles méprises […] sont inévitables depuis que nous avons mangé du fruit de l’arbre de la connaissance. Mais le Paradis est bien fermé et le Chérubin derrière nous ; il faudrait faire le tour du monde pour voir si, de quelque manière, il ne serait pas de nouveau ouvert par derrière.50
Au fil du texte, cette ouverture par derrière sera d’abord comprise comme l’accès à l’absence totale de conscience, ou comme la conscience absolue d’un dieu. Von Kleist propose plusieurs représentations topologiques de la manière dont ces deux extrêmes se rejoignent dans la figure de la marionnette, et tout d’abord celle du cercle dont les deux extrémités se referment l’une sur l’autre. Roger Munier, dans sa présentation du texte, inverse quant à lui le rapport topologique entre l’intérieur du Paradis et l’extérieur où nous nous trouverions exilés :
Où est le paradis ? Tout proche, sans doute, et partout, mais hors de portée. Le paradis est le dehors pur : tout ce qui n’est pas nous, en tant qu’il n’est absolument pas nous, les hommes. Et, en nous-mêmes, ce qui nous échappe à jamais, est comme nous-mêmes sans nous.
Car nous sommes d’abord un dedans, une intériorité abusive. Isolés par une conscience qui se projette dans les choses et détermine un monde, une aire privilégiée où nous régnons, mais qui est celle de notre exil.
Les marionnettes mécaniques, au contraire, se déploient d’emblée dans ce dehors miraculeux.51
Corps/âme
Et en nous rendant sensible l’existence de ce dehors, les marionnettes mécaniques nous rendent au moins sensibles notre exil, et notre condition. Elles déchirent l’illusion sollipsistique qui parfois passe pour notre rapport au monde. Il suffit pour cela d’un petit décalage. Une spectatrice du Havre commente ainsi la venue du Géant : « la réaction des gens qui disaient, “moi je vois bien que c’est pas un vrai, moi je le vois bien, j’ai vu les vis dans les pieds”. Ah bon, on se dit, attends, là, qu’est-ce que c’est, je suis dans un rêve ? » (00 : 20 : 57). Comme c’est également le cas de King Kong, la visibilité de la manipulation de l’effet spécial est essentielle à cet effet miraculeux, qui transforme notre quotidien en un monde dans lequel les géants existent, bien qu’on ne puisse en voir que des faux. Cette visibilité de l’effet spécial, involontaire dans le cas du King Kong de 1933, revendiquée chez les Géants de Royal de Luxe, est essentielle. Elle marque résolument la différence entre l’approche occidentale habituelle et l’approche mythologique pour les spécialistes d’effets spéciaux de Bombay, qu’Emmanuel Grimaud présente en préalable à son étude des automates divins :
Il y a d’un côté ceux qui apportent le soin nécessaire à l’invisibilité et qui obtiennent de nombreuses commandes de films étrangers et de l’autre, ceux qui considèrent qu’un effet doit se voir pour être apprécié et qui se partagent plutôt le marché des films mythologiques.52
Cette distinction avec le modèle occidental est essentielle au texte de Roland Barthes sur le théâtre de marionnettes japonais, le Bunraku, dans lequel les manipulateurs ne font aucun effort pour se cacher. Barthes conclut ses pages sur le Bunraku et sur la manière dont il abolit les antinomies et les dualités occidentales par ces mots : « le dedans ne commande plus le dehors »53. Peut-être, effectivement, cette visibilité affichée de l’effet spécial peut-elle faire plus que mettre en évidence notre exil intérieur, et peut-elle nous faire accéder dans une certaine mesure à cette grâce mécanique, si nous voulons bien prendre la place des marionnettes. On le pressent, il nous faut reproblématiser la tension entre intérieur et extérieur et suivre Roland Barthes dans son assaut en règle contre la notion d’âme telle qu’elle s’oppose dans un système binaire au corps dans une certaine tradition occidentale.
Le Bunraku ne pratique ni l’occultation ni la manifestation emphatique de ses ressorts ; de la sorte, il débarrasse l’animation du comédien de tout relent sacré, et abolit le lien métaphysique que l’Occident ne peut s’empêcher d’établir entre l’âme et le corps, la cause et l’effet, le moteur et la machine, l’agent et l’acteur, le Destin et l’homme, Dieu et la créature.54
On pense bien sûr aux Lilliputiens qui animent le Géant du Havre, ou parfois semblent plutôt être entraînés par lui. Pour que le Géant avance d’un pas, par exemple, un Lilliputien se jette en avant et fait contrepoids au bout d’une corde. Semble alors être atteint l’idéal de la grâce des marionnettes de von Kleist, dans laquelle « les membres, qui n’étaient que des pendules, obéissaient d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’on y soit pour rien »55. Ajoutons toutefois que cet idéal est atteint non seulement par la marionnette géante, mais également par les Lilliputiens, réduits eux aussi à l’état de marionnettes. C’est le retournement entre l’humain et la marionnette qui « abolit le lien métaphysique » en rendant indécise sa direction. En effet, la projection qui est le ressort essentiel de la magie des marionnettes ouvre à tous les retournements, et tout d’abord au retournement du regard. Voir le Géant, j’ai tenté de le montrer, c’est un peu voir la ville avec les yeux du Géant, comme voir King Kong c’est un peu voir New York avec ses yeux. Jean-Luc Courcoult note l’importance de ces jeux de regards :
En fait, le spectacle des géants ne peut se monter qu’avec l’aval de toute la ville. Et je me sers de cette ville. Par exemple, au Havre, les deux girafes sont allées se planter devant la mer, et elles ont regardé l’horizon. Tous les gens étaient sur la grève en train de regarder les girafes qui regardaient la mer. Ça donnait des rapports d’échelles extraordinaires […].56
Dans le film de Dominique Deluze, une vieille dame résume l’enjeu ultime de ce retournement du regard : « Il avait des yeux, ah, des yeux incroyables, pleins de tristesse, pleins de bonté, ils reflétaient tout ce qui est, le monde » (01 : 13 : 30). Le globe de l’œil du Géant a remplacé le ventre de Ganesh. Jean-Louis Courcoult déclare que « le géant est plus fort que Dieu ou que la religion ; parce que plus imaginaire et malgré tout humain »57. C’est toutefois cette humanité qui fait aussi la force de Ganesh :
en tant que Dieu, il est singulièrement humain en ce qu’il concilie, comme la plupart d’entre nous, des penchants très divers voire contradictoires. […] Bouddha se nourrit de vent. C’est un pur esprit. Par d’autres voies que les ascètes, il rejoint l’Absolu. Alors que Ganesh mange. C’est un dieu matérialiste. […] Mais Ganesh n’est pas qu’un autre nom pour l’univers et la matière. Justement parce qu’il est de ce monde, il peut agir. Il possède le levier qui soulève les montagnes.58
Cette humanité du dieu ou du géant, comme le disait George Lucas des créatures de Ray Harryhausen, nous fait dans le face à face questionner la nôtre. Cette humanité rend possible que nous adoptions le regard de l’automate ou du géant et surtout, dernier retournement, que nous imitions ses gestes, et atteignions ainsi un peu de sa grâce mécanique. Le film de Deluze offre plusieurs images où les spectateurs, enfants comme adultes, imitent la manière qu’a le Géant de tourner la tête en observant tout de ses yeux étonnés, ou encore imitent sa démarche, et de telles images closent le film. La plus belle et la plus profonde de ces imitations est peut-être celle, inconsciente, qui voit béer la bouche des spectateurs lorsque, perdus dans les yeux du Géant, ils le voient ouvrir ses mâchoires. Cet émerveillement réciproque est au cœur même du mystère du Géant, et également de celui des automates de Bombay :
« Un mouvement d’automate est fait pour être reproduit par des gens », disait Pandare. Pour lui comme pour Utekar, un geste tirait son efficacité de sa reproductibilité, comme si, par le biais des automates, il était possible que des réflexes redeviennent des actes réfléchis et que des actes réfléchis deviennent des réflexes.59
Ce qui se joue ici est la possibilité pour nous de perdre un peu de notre affectation, en laissant les marionnettes tirer les ficelles. Le film qui accompagne le livre d’Emmanuel Grimaud en offre une image parfaite, commentée dans l’ouvrage :
À la sortie d’une installation autour de la déesse Kali, un groupe d’adolescents se mit à refaire chaque mouvement de la déesse, y compris celui où elle tirait la langue. Ils ne le faisaient pas par dérision, mais cela leur donnait un air qu’ils n’avaient pas d’ordinaire, une grâce inhabituelle, reproduisant à la fois la lenteur du geste, le roulement des yeux et la synchronie des membres (entre la bouche, les bras et les yeux). […] Difficile de ne pas être charmé par la création de Shikhankar, mais aussi par l’agilité des adolescents à reprendre à leur compte la grâce de l’automate. […] Si les adolescents faisaient valoir leur participation au spectacle de la transe mécanisée, c’était par une identification non pas à la déesse, mais à la communauté des dévots mécanisés.60
Kali arbore un collier de crânes humains, porte à la ceinture des têtes coupées, et tient dans l’une de ses multiples mains un sabre, et dans une autre la tête qu’elle vient de trancher. En l’imitant, les adolescents ont un instant perdu la leur, et avec elle les « désordres [que] produit la conscience dans la grâce naturelle de l’homme »61. Comme Ann Darrow dans la main de King Kong, ils sont devenus les marionnettes de la déesse Kali, comme le voulait Ramakrishna, l’un des plus connus de ses dévots, qui chantait dans l’un de ses hymnes :
O Mother, what a machine is this that Thou has made !
What pranks Thou playest with this toy
Three and a half cubits high !
Hiding Thyself within, Thou holdest the guiding string.62
Ainsi les géants et les automates, en venant comme nous l’avons vu inquiéter la fixe hiérarchie des échelles, en venant apporter leur « détaille63 » à la hiérarchie bien réglée des tailles de la ville, ont fait bien plus qu’apporter un peu de rêve. Ils ont troublé les relations entre intérieur et extérieur à toutes les échelles, entre l’intérieur de la ville et son extérieur, entre l’espace public de la ville et ses espaces privés, enfin entre l’intérieur et l’extérieur du corps par la question de ce qui l’anime. Ils ne sont certes pas venus répondre à cette question, simplement la poser, mais la poser c’est déjà nous faire entrevoir que la grâce des marionnettes est à notre portée.