« Peisant va breur,
Tap da greion ha skriv1 ».
[Paysan mon frère, saisis ton crayon et écris]
Anjela Duval
Jusqu’à la fin des années 1960, le grand public connaissait fort peu de noms d’auteurs de littérature bretonne2. Hormis le Barzaz-Breiz pour le XIXe siècle – d’ailleurs plus connu par son titre que pour le nom de son auteur, Théodore Hersart de La Villemarqué –, François-Marie Laouénan, Lan Inisan, François Jaffrennou ou Joachim Guillôme étaient et restent bien moins connus que Paol Keineg, Xavier Grall, Pierre-Jakez Hélias ou Anjela Duval, qui ont régulièrement publié des ouvrages à partir des années 1960. Si Keineg, Grall et Hélias ont accédé à une certaine notoriété, c’est pour la simple raison que ces trois auteurs-là3 ont occupé une place – à la marge, certes, mais une place tout de même – au sein du champ littéraire français4 : Xavier Grall grâce à la presse où il se fait connaître par ses articles5 puis ses ouvrages, Paol Keineg par l’intermédiaire de l’éditeur engagé Pierre-Jean Oswald6 et enfin Pierre-Jakez Hélias qui a connu un succès retentissant grâce à la publication du Cheval d’Orgueil en 1975. Témoins des bouleversements linguistiques et sociaux qu’a connus la Bretagne à partir des années 1950, ces trois auteurs ont écrit au moins en partie en français et certains des grands événements de l’histoire à partir de la Seconde Guerre mondiale (guerre d’Algérie, mai 68) ont joué un rôle important dans la constitution de leur œuvre.
Des origines de la littérature en langue bretonne, au XVIe siècle, jusqu’au milieu du XXe siècle, les auteurs bretons étaient majoritairement des membres du clergé7, puis des nobles ou des membres des classes dominantes, tenant, pour la plupart d’entre eux, un discours de type conservateur, même s’il existe quelques exceptions8. Appartenant à l’aristocratie ou à la bourgeoisie, ces auteurs adoptaient des points de vue propres à leur habitus9 pour décrire dans leurs œuvres les bretonnants majoritaires, à savoir les paysans principalement, les marins-pêcheurs et les ouvriers faisant peu partie des catégories sociales décrites dans les textes10. Or, l’espace littéraire breton11 a connu, à partir des années 1950, un changement d’orientation important en suivant la grande majorité de l’Emsao12, qui a pris, majoritairement, la voie de l’engagement à gauche. Ce changement d’orientation politique, dû aux événements de la Seconde Guerre mondiale13, à l’arrivée d’une nouvelle génération à la tête du mouvement breton et aux bouleversements économiques et sociaux des années de l’après-guerre, illustre la plasticité idéologique du mouvement breton qui, pour les besoins de la cause – à savoir la lutte pour la Bretagne et la langue bretonne – et suivant l’atmosphère politique du temps14, est passé d’un positionnement politique conservateur à un engagement se disant majoritairement de gauche en l’espace de quelques années. En quoi ce changement de positionnement politique se manifeste-t-il en littérature et, plus précisément, dans la manière d’exprimer le geste15 dans les textes littéraires des années 1960-1970 ? Une partie de la production de ces dix années sera mise en parallèle avec celle de la fin du XIXe siècle, parce qu’il me semble que certains éléments font de ces deux périodes des moments relativement comparables. Ce sont en effet deux périodes où les spécificités bretonnes sont revendiquées dans la littérature alors que, de 192516 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’acteur dominant de l’espace littéraire encourageait, au contraire, à évacuer ce qui pouvait être considéré comme typiquement breton (en particulier ce qui était lié au monde paysan17), pensant en cela donner à la littérature de langue bretonne les aspects d’une littérature universelle. Compte tenu de l’hétéronomie de l’espace littéraire breton par rapport au champ militant, cette alternance entre deux attitudes différentes – se focaliser sur la Bretagne ou évacuer toute dimension spécifiquement bretonne – n’est pas sans implication idéologique. Cette proximité avec le politique est, d’ailleurs, l’une des caractéristiques des littératures en phase « combative », telle que décrites par Pascale Casanova :
Les littératures mineures ont un lien en général très fort avec tout ce qui touche à la définition nationale, à l’histoire nationale, à l’honneur national. Ce lien, en revanche, s’est perdu, s’est distendu ou a été oublié dans les littératures les plus dotées ou les plus anciennes. Là, il y a eu une séparation progressive entre l’ordre littéraire et l’ordre politique.18
Le geste sera ici étudié sous l’angle des gestes qui définissent le peuple, et plus précisément les paysans, car c’est par la description de cette catégorie sociale (surtout lorsqu’elle est au travail) que les auteurs expriment ce qu’ils pensent être la singularité bretonne. De quelle manière sont décrits les paysans dans les œuvres de la fin du XIXe siècle ? Une fois cet aspect mis en évidence, il s’agira de voir en quoi les changements politiques à l’intérieur du mouvement breton, dans les années 1950-1960, ont eu des répercussions littéraires dans les décennies suivantes, afin de mieux comprendre dans quelle mesure, pour certains auteurs, la description des gestes du peuple sert de prétexte à dire tout autre chose et transforme la littérature en véritable geste de révolte.
Les gestes des paysans entre la fin du XIXe et le début du XXe siècles
En brossant un panorama général de la littérature de langue bretonne depuis les origines, on peut constater qu’elle est entrée dans la période dite « combative », telle que décrite par Pascale Casanova, autour de la publication du Barzaz-Breiz en 1839. Ce changement d’attitude chez les auteurs et de contenu dans les œuvres n’était pas dû à des raisons propres à cet espace littéraire mais est très probablement une conséquence de l’émergence contemporaine du champ littéraire français.19 Avant cette autonomisation de la littérature française que Pierre Bourdieu situe autour de 185020, les auteurs bretons suivaient les modèles littéraires dictés par le centre21 avec des transferts22 ou des décalages temporels, mais se considéraient très probablement comme des auteurs parmi d’autres, s’exprimant dans l’un des deux outils linguistiques à leur disposition, à savoir le breton ou le français, et choisissant l’un plutôt que l’autre en fonction de leurs compétences personnelles ou de celles du public auquel ils destinaient leurs textes. À partir du moment où le champ littéraire français définit nettement ses frontières, notamment linguistiques mais pas uniquement23, les agents de l’espace littéraire breton sont contraints de se situer par rapport à lui et de là naît la période combative qui engage cet espace dans une « lutte “à mort” pour la reconnaissance de [son] existence24 ». Cette lutte pour la reconnaissance et pour l’existence passe, pour ces auteurs issus des classes dominantes, par le portrait de ceux qu’ils considèrent comme les plus typiquement bretons. Ce sont dès lors les classes populaires, et essentiellement les paysans, qui deviennent les éléments centraux et les instruments de cette volonté d’affirmation. À titre d’exemple : La Villemarqué, jeune aristocrate originaire de Quimperlé et installé à Paris, publie le Barzaz-Breiz en 1839. Il s’agit d’un recueil de gwerzioù (complaintes en breton) et de chansons en langue bretonne accompagné de nombreux commentaires, en français, de l’auteur/collecteur. La population rurale bretonne (les « pauvres », « mendiants », « laboureurs », « paysans », « fermiers25 ») est très majoritaire dans le Barzaz-Breiz – contrairement aux ouvriers ou aux prolétaires qui en sont totalement exclus – et c’est en son sein que les traditions, selon l’auteur, seraient restées les plus proches des origines :
Le lendemain, au moment où l’aurore se lève, on voit arriver dans toutes les directions, de toutes les parties de la Basse-Bretagne, des pays de Léon, de Tréguier, de Goélo, de Cornouaille et de Vannes, des bandes de pèlerins qui chantent en cheminant. D’aussi loin qu’ils aperçoivent le clocher de l’église, ils ôtent leurs larges chapeaux, et s’agenouillent, en faisant le signe de la croix. La mer se couvre aussi de mille barques d’où partent des cantiques dont la cadence solennelle se règle sur celle des rames.26
Les gestes des paysans décrits dans le Barzaz-Breiz sont essentiellement des gestes à portée religieuse (ils cheminent, ôtent leurs chapeaux, s’agenouillent, font le signe de croix) mais surtout ils sont assignés à ce qui constitue leur activité essentielle – dans tous les sens du terme – selon La Villemarqué : ils chantent27. Les paysans du Barzaz-Breiz semblent tout entiers animés de la poésie originelle et ceci, surtout s’ils sont pauvres et misérables. Alors qu’il décrit des populations laborieuses, les gestes du travail sont absents car le principal est ailleurs pour l’auteur, dans l’expression poétique, par le chant, de ce qui fait l’essence même de la Bretagne.
Un regard, au premier abord bien différent, avait été adopté en 1836 dans Livr el labourer du prêtre morbihannais Joachim Guillôme28. Dans ce qui se présente, en apparence, comme un manuel d’agriculture en vers, le poète fait preuve d’un grand souci pédagogique afin d’expliquer à ses lecteurs comment « ramasser une récolte abondante, […] choisir la terre et la travailler, […] faire croître les arbres, […] améliorer les bestiaux et multiplier les essaims d’abeilles29 ». La description des activités paysannes se fait ici suivant un mode didactique et moral :
Memb é kreiz er gouian, é kreiz er goal amzer,
Ne huéler ket alies é poez el labourer.
Ur vihel ar é skoé, en earh bet en deuhlin,
Touchand en er gueler e kuitat a vintin,
E tichen én é goed, ha touchand e kleuer
Ol er hoed é tason ged é dauleu ponner. […]
Deit é noah en noz ha neze peb unan
E dosta d’en uéled én dro d’er goahad tan.
Er bautred e dill koarh, pe e hroui rucheneu
Pé d’hober tokeu plouz e drès ou handeneu.
Kent tremen er filaj, aveid gober er had,
Er merhed e zeli néein ou gourhedad.
El leanez hag en ti e zisk er vugalé,
E len Buhé er Sent hag e gan gloér de Zoué.30
Même au sein de l’hiver, par le temps le plus dur, on ne voit pas souvent le laboureur se reposer. Une hache sur l’épaule, dans la neige jusqu’aux genoux, on le voit sortir dès l’aube, aller à son bois, qui bientôt retentit de coups pesants. […] La nuit est cependant venue, et alors chacun se presse autour du foyer, et l’on fait un cercle autour du feu. Les garçons épluchent le chanvre, ou cousent des ruches, ou tissent les tresses pour faire leurs chapeaux de paille. Les filles doivent, pour bien faire, charger leurs fuseaux avant la fin de la veillée. La religieuse de la maison instruit les enfants, lit la Vie des Saints et chante des cantiques à la gloire de Dieu.31
La description des gestes paysans y est plus réaliste que chez La Villemarqué ou, en tout cas, les gestes décrits correspondent de toute évidence aux activités paysannes habituelles en période hivernale. Malgré cela, et comme pour le Barzaz-Breiz, on constate aisément que le discours agronomique dans Livr el labourer n’est qu’un prétexte pour parler d’autre chose : de la place de l’homme dans la nature, des relations entre les hommes, de leurs obligations morales, etc. Ce texte est, en effet, une re-création des Géorgiques de Virgile adaptée à la situation bretonne du milieu du XIXe siècle32 et dans la bouche d’un prêtre de cette époque. Les gestes paysans ne sont donc ici que prétextes à décrire la nécessité de l’entente entre les hommes et de l’harmonie de l’homme et de la nature et ne prétendent à aucun moment être une description réaliste des pratiques agricoles de l’époque à laquelle Joachim Guillôme a été lu.
On trouve une intention relativement similaire dans les poésies bilingues extraites de Bepred Breizad de François-Marie Luzel33. Ce ne sont pas les gestes qui sont décrits mais le résultat de ces gestes :
“Gwella da Véderienn ! Gloeb-dour int gant ar c’houez ! |
[“Les bons Moissonneurs ! Ils sont tout trempés de sueur ! |
War ho lerc’h ann irwi ’n em c’holo a damoez !” |
Derrière eux les sillons se couvrent d’épis !” |
’Vel-ze ’komze eun deiz Laou goz d’he vewelienn, |
Ainsi parlait un jour le vieux Laou à ses domestiques, |
En eur parkad gwiniz, ’n he zav war ar wrimenn. |
Dans un champ de froment, debout sur la lizière (sic) |
Neuzé pijé gwelet ar falz o vont en dro, |
Alors vous eussiez vu la faucille en mouvement, |
Ha war ann rew ken stank koezan ann ed dâro. |
Et le blé mûr tomber si pressé sur le sillon34.] |
Aucune description du geste des moissonneurs dans cet extrait, l’auteur ne décrit que les effets des gestes : les moissonneurs trempés de sueur d’une part, la faucille en mouvement (mais sans la main qui la fait bouger) et le blé mûr qui tombe dans le sillon. L’auteur attend du lecteur qu’il rétablisse de lui-même le lien entre la sueur des moissonneurs et le mouvement de la faucille mais il ne le met pas en évidence dans sa description. La mention « si pressé » accentue l’impression que le geste de travail est superflu puisque, de même que la faucille bouge toute seule, le blé mûr, comme personnifié, « se presse », visiblement, sans nécessité de l’action humaine. Comme chez
Joachim Guillôme, la description de la nature fait disparaître la dimension laborieuse au profit de l’harmonie entre l’homme, les animaux et la nature qui les entoure :
Ha ma luc’hé ann heol, ma kané an evned, |
[Et le soleil brillait, et les oiseaux chantaient, |
Hag ar falz, vel un aer, ’ruze e mesk ann ed, |
et la faucille, comme une couleuvre, se glissait parmi le blé, |
Hag ar gwiniz troc’het, ken pounner, ken melen, |
Et le froment coupé, si lourd, si jaune, |
C’holoe ann irwi, war ho lerc’h, penn da benn. |
Recouvrait les sillons tout du long derrière eux35.] |
C’est en 1877 qu’est parue la première partie de l’œuvre d’un prêtre originaire du Léon, Lan Inisan36. Dans La bataille de Kerguidu, il raconte des soulèvements qui ont eu lieu dans la région de Saint-Pol-de-Léon après la Révolution française, et plus précisément à partir de 1790, quand les prêtres sont contraints par les autorités révolutionnaires à signer la Constitution civile du clergé. De nouveau, le paysan breton, présenté comme une catégorie uniforme par l’auteur, est au centre de l’ouvrage, tout d’abord victime des nombreuses exactions provoquées par le général républicain Canclaux et ses troupes, il finit par se révolter et prendre les armes :
Ar c’homzou-ze a lakeaz ar goad da virvi enn hor goazied ; el leac’h trei kein e teuchomp d’ar red var ar zoudarded. Ar re ho doa fuzuiliou a denne hag a ziskare pep taol ho den ; ar re n’o doa nemed freier, eskennou-prad pe filc’her, a lamme var ar zitoianed. E neb leac’h ne oue bis-koaz en em gannet gand muioc’h a ioul. […] Ne velet nemed skei a gleiz hag a zeou, ha skrijuz oa gouelet hiniennou o rankout lakaat o zroad var gorre ar zoudard mac’hagn evit tenna he forc’h pe he falc’h er meaz euz he gorf. Kriz oa kement-se, mez ar c’henta oa ar guella kaout ar benfek evit en em zifenn pe evit skei adarre. Ar re o doa eskennou-prad a skoe a dro-chouk hag a faoute penn eun den evel eun irvinenn.
[Ces paroles firent bouillir le sang de nos hommes ; au lieu de tourner le dos, nous descendîmes en courant sur les soldats. Ceux qui avaient des fusils tiraient et abattaient leur homme à chaque coup ; ceux qui n’avaient que des fléaux, des hache-pré ou des faux, bondissaient sur les citoyens. Jamais, en aucun lieu, on ne se battit avec autant d’ardeur. […] On voyait partout les coups pleuvoir, à droite et à gauche, et on frémissait à voir certains devoir mettre le pied sur un soldat grièvement blessé pour arracher leur fourche ou leur faux de son corps. C’était bien cruel mais il fallait dégager son arme le plus vite possible, afin de se défendre ou de frapper encore. Ceux qui avaient des hache-pré frappaient à tour de bras et fendaient le crâne d’un homme comme un navet].37
Bien loin de décrire les gestes quotidiens des paysans, Lan Inisan décrit les gestes de combat d’une population victime mais aussi volontaire et courageuse. Le détournement des gestes agricoles par l’intermédiaire des outils quotidiens devenus armes de guerre (« les fléaux, les hache-pré, les faux ») ou par des comparaisons légumières (« fendaient le crâne d’un homme comme un navet ») permettent à l’auteur de dire le désarroi des paysans face à l’agression dont ils sont les victimes, le côté désespéré de leur combat face à l’équipement militaire des troupes révolutionnaires et enfin d’établir une proximité avec les lecteurs, eux-mêmes paysans pour la plupart. Emgann Kergidu fait en effet partie des quelques ouvrages qui, dans l’histoire de la littérature en langue bretonne, ont été lus par les bretonnants38, notamment ceux de la région du Haut-Léon39 d’où était originaire l’auteur. De nouveau, la préoccupation morale est un aspect central de l’œuvre, tout comme la dimension idéologique du texte, car l’auteur voit dans ces combats l’occasion de faire des parallèles entre la situation de la Basse-Bretagne, telle qu’il la décrit en 1793, et celle de 1870 au moment de l’instauration de la Troisième République.
Que ce soit pour le paysan pieux qui ne manque pas une occasion de chanter, le paysan idéalisé dans sa campagne bucolique morbihannaise ou trégorroise ou encore le paysan-chouan qui se révolte avec les armes dont il dispose à portée de main, ces œuvres et auteurs, bien différents pourtant, brossent un portrait du paysan breton très éloigné de sa réalité quotidienne. On constate que, dans ces trois cas, la description de la population rurale ne naît pas d’un « devoir démocratique40 » selon l’expression de Nelly Wolf mais, au contraire, de la volonté de défendre et d’illustrer un fonctionnement social et un système de valeurs pré-révolutionnaires qu’il s’agit de promouvoir par l’intermédiaire de la littérature.
Le geste paysan dans les années 1960-1970
Dans l’entre-deux guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale, la description de la singularité bretonne n’était plus un élément central pour la littérature en langue bretonne et l’objectif affiché par certains était même de s’éloigner le plus possible de ce qui était, à l’époque, dénoncé comme les poncifs d’une littérature trop localiste41. La mise en évidence de ce qui constituerait des spécificités bretonnes est pourtant redevenue l’un des thèmes littéraires importants des années 1960-1970. Les bouleversements économiques, sociaux et linguistiques ont été nombreux en Bretagne entre le début du XXe siècle et les années 1950. La région a connu la « fin des paysans42 », la tertiarisation et l’industrialisation progressive de son économie, accompagnées de nombreux changements sociaux poussant les enfants de paysans à s’orienter vers des métiers différents de ceux de leurs parents. À ceci se sont ajoutées la démocratisation de l’enseignement supérieur et la prise de conscience généralisée de la nécessité absolue de maîtriser la langue française pour qui voulait sortir de sa condition sociale. Ces bouleversements sociaux expliquent les changements constatés dans le recrutement social des auteurs de langue bretonne : il y a en effet une plus grande proximité sociale des auteurs des années 1960 avec les classes populaires, malgré quelques exceptions antérieures, mais ceux-ci ne furent souvent pas publiés en leur temps43, ou seulement partiellement44. À partir des années 1950, certains auteurs sont eux-mêmes issus de la classe paysanne : c’est le cas, par exemple, d’Anjela Duval (née en 1905 à côté de Plouaret), de Pierre-Jakez Hélias (né à 1914 à Pouldreuzic) ou encore de Naig Rozmor (née en 1923 à Saint-Pol de Léon). Certains auteurs ont revendiqué, plus ou moins vivement, leurs origines rurales et leur proximité avec la paysannerie. Pierre-Jakez Hélias, par exemple, alterne les postures du professeur de lettres classiques et du paysan, tirant alternativement des bénéfices symboliques de ces deux positions. Les photographies qui illustrent son dernier ouvrage Le quêteur de mémoire45 en sont un exemple remarquable où Hélias, auteur reconnu depuis le succès du Cheval d’orgueil, adopte la posture du conteur attisant le feu près de la cheminée ou encore celle du paysan revenant du champ les outils à la main. Anjela Duval, de son côté, ne joue pas à la paysanne, c’est une paysanne et elle l’est bel et bien restée jusqu’à sa mort même si deux éléments au moins font d’elle une exception : du point de vue littéraire, il s’agit de la seule femme de sa génération et de sa condition à écrire en breton ; du point de vue de sa conception de l’agriculture, elle est en décalage avec la doxa du modèle agricole de son époque46. Voici comment elle se définit :
– Ober ’ran gwerzennoù ? – Ya, ober ’ran gwerzennoù.
Met ne blij tamm ebet din bezañ anvet barzh ! Va micher zo bet a-viskoazh troc’hañ buzhug.47
[ – Je fais des vers ? – Oui je fais des vers.
Mais je n’aime pas du tout qu’on m’appelle poétesse ! Mon métier a toujours été de trancher des vers de terre.]
Le côté désuet et minimaliste de « trancher les vers de terre » alors que les temps sont à la modernisation, à la mécanisation, à la « table rase » commandée par l’économie capitaliste48, montre que les gestes paysans d’Anjela Duval s’ancrent dans le passé et les pratiques traditionnelles. Par rapport aux descriptions des auteurs de la fin du XIXe siècle, l’expression des gestes acquiert parfois chez Anjela Duval un certain réalisme provenant notamment de l’expression des sensations provoquées par une activité physique intense :
Tomm berv eo an heol. Tomm-gor an douar. |
[Le soleil est torride. La terre est brûlante. |
’Hed eurioù hag eurioù daoubleget |
Pliée en deux pendant des heures et des heures |
War labourioù tenn ; prest on da fatañ, |
à faire des travaux difficiles : je suis prête à défaillir, |
Talmoù va c’halon a voud em divskouarn |
Les battements de mon cœur frappent à mes oreilles |
Trellet, boudinellet, mezevellet. |
éblouie, assommée, étourdie, |
Ret mat eo din ehanañ pe kouezhañ… |
Il faut bien que je m’arrête ou je m’effondre… |
’N em stlejañ ’ran gorrek da harpañ er c’hleuz. |
Je me traîne lentement pour m’appuyer contre un talus. |
(Kleuzioù kozh madelezhus emeur o klask |
(Ces vieux talus bienveillants qu’on essaie d’assassiner.)] |
Anjela Duval accorde une grande importance à la description sensorielle de son activité, une dimension totalement absente chez les auteurs de la fin du XIXe siècle chez qui, par la force des choses – ils n’étaient pas issus de la paysannerie ni soumis aux travaux agricoles –, le lien entre les gestes et les sensations qu’ils pouvaient provoquer étaient inexistants. On peut toutefois constater que les gestes paysans sont principalement chez Anjela Duval des gestes d’efforts plus que des gestes techniques : « pliée en deux pendant des heures », la nécessité de s’appuyer contre un talus auxquelles s’ajoutent les sensations de l’épuisement, la tête qui tourne, l’intensité des battements du cœur… La référence finale aux talus est à considérer comme une référence à l’actualité indiquant à nouveau le décalage qui s’est creusé entre les paysans du passé à la manière d’Anjela Duval et les agriculteurs modernes qui ont opté, à la même époque, pour la mécanisation dont l’une des conséquences directes aura été la nécessité du remembrement des parcelles.
Le geste paysan est aussi très présent chez Pierre-Jakez Hélias, dans Le Cheval d’orgueil comme dans son théâtre : rien de plus normal puisque l’un des objectifs de l’auteur était de décrire la société rurale avec laquelle il avait été en contact durant son enfance. La pièce de théâtre intitulée Le tracteur en français (publiée en 1977 mais diffusée auparavant à la radio) raconte la modernisation d’une ferme par le fils, Loeiz, et la belle-fille, Jined. Le jeune couple est confronté à l’incompréhension du père de famille, Kariou. Le point de cristallisation du conflit familial est l’achat d’un tracteur qui suppose la mise à la retraite du vieux valet de ferme, Joz, qui ne demande pas mieux, mais surtout, pour le père, la prise de conscience de l’inutilité à venir du cheval de l’exploitation :
Loeiz |
Loeiz |
E peleh ema an tad ? |
Où est le père ? |
Anna-Maria |
Anna-Maria |
Gwir eo. Da beleh eo êt, Joz ? |
C’est vrai. Où est-il passé, Joz ? |
Joz |
Joz |
N’ouzon ket. Bremaig e oa aze. |
Je ne sais pas. Il était là tout à l’heure. |
Jined |
Jined |
Ma Doue ! En em laza e-neus grêt. |
Mon Dieu ! Il s’est suicidé. |
Loeiz |
Loeiz |
Tad ! |
Papa ! |
Joz |
Joz |
Chomit aze ! Dre hras Doue, ’n-eus greet nemed laza e varh. |
Restez là ! Grâce à Dieu, il n’a fait que tuer son cheval. |
Loeiz |
Loeiz |
Morse n’e-nije dleet… |
Il n’aurait pas dû… |
Joz |
Joz |
Eo ’vad, ma mab. Ema o paouez lakaad ar gwir ganeoh. |
Si bien sûr, mon fils. Il vient de vous donner raison. |
Kariou |
Kariou |
(sioul) N’ho-peus ket kredet ahanon p’em-eus lavaret deoh e felle din boulha eur vuhez nevez. |
(tranquillement) Vous ne m’avez pas cru quand je vous ai dit que je voulais commencer une nouvelle vie50. |
La violence du geste du père illustrée par l’alternative entre son propre suicide ou la mise à mort du cheval permet à l’auteur de faire comprendre que les changements sociaux des années 1950 ne se sont pas faits sans douleur et que l’évolution brutale des pratiques et, par conséquent, des gestes agricoles a représenté, pour certains paysans, un choix difficile et parfois même une alternative dramatique. La force du geste du père peut être lue comme une preuve de l’attention et de la sensibilité d’Hélias à l’égard des évolutions brutales subies par le monde paysan, ressenties et décrites, de l’intérieur, par le dramaturge.
À la fin des années 1960 se regroupent des poètes, plus jeunes qu’Hélias ou Duval, dont le chef de file – même s’il ne s’affiche pas comme tel – est Paol Keineg. Liés à la création de l’Union Démocratique Bretonne51 en 1964, ces poètes se retrouvent autour des idées politiques qui animent une grande partie de la jeunesse française à l’époque et, en rupture avec la période précédente, une majorité du milieu militant breton : le socialisme, l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme52 associés, par ces jeunes militants, à la défense de la langue bretonne et de la Bretagne autour du slogan « Bretagne = colonie ». Ces poètes engagés des années 1960-1970 – qu’ils soient ou non adhérents à l’UDB – ont écrit en breton ou en français : le français principalement ou exclusivement pour Paol Keineg, Yvon Le Menn ou Kristian Keginer ; le breton pour Yann-Bêr Piriou, Erwan Evenou ou Sten Kidna ; associés à eux, on trouve également des chanteurs qui ont mis leurs poèmes en musique ou ont eux-mêmes écrit des chansons, par exemple, Gilles Servat ou Youenn Gwernig.
Chez Keineg, le portrait du paysan breton se fond dans le portrait global des hommes de Bretagne auquel le poète veut donner sa voix. Il est ainsi question des « hommes splendides fomentant des embrasements de moissons sous les cheveux électriques de l’orage53 », d’hommes « de soc et de sang54 », de « ceux qui forgent clairières au cœur des forêts pour y promener leurs troupeaux cotonneux55 » et le poète les appelle à rassembler leurs « propos acérés depuis la pulsation des estuaires jusqu’aux profondeurs de l’étable56 ». Si le geste paysan n’est pas absent de l’œuvre de Keineg, il est, en revanche métaphorisé : le but du poète étant de se faire le porte-voix de l’ensemble des Bretons, ce qui compte, ce n’est pas de décrire les gestes techniques mais de trouver une manière métaphorique de regrouper la totalité de la population derrière ses ancêtres paysans. Il ne s’agit pas de les voir comme une catégorie socioprofessionnelle mais, plus largement, comme un élément nécessaire dans le portrait des Bretons qu’il souhaite appeler à la révolte, d’où les descriptions éparpillées et les gestes métaphorisés tout au long de son œuvre.
Chez Yann-Bêr Piriou, dans le poème Gwrizioù (« racines »), les gestes paysans ont disparu de la ferme de ses grands-parents :
Tregont devez-arat o deus hon maget […] |
Quinze hectares qui nous ont nourris […] |
Tregont devez arat strujet a c’hwez […] |
Quinze hectares cultivés avec notre sueur […] |
Tregont devez arat |
Quinze hectares |
O deus pourvezet gant largentez |
Qui nous ont fourni avec générosité |
En tu hont d’hon bara pemdeziek |
En plus de notre pain quotidien |
Tommder evit hon c’halon |
De la chaleur pour nos cœurs |
Ha boued-huñvre evit hon ene57. |
Et de l’imaginaire pour nos âmes. |
Dans cet extrait, les gestes des paysans sont maintenant oubliés, le monde de l’enfance a résolument disparu, il ne reste que ce qui a été semé métaphoriquement dans l’imaginaire familial.
En définitive, entre les paysans modèles de Guillôme, le paysan qui chante de La Ville-marqué, le paysan métaphorisé de Keineg, le décalage entre Anjela Duval et le monde agricole de son époque, la paysannerie disparue chez Piriou ou Hélias, on constate la difficulté qu’ont éprouvée les écrivains de l’espace littéraire breton, quelle que soit l’époque, à décrire les gestes de travail des paysans et, qu’en cent ans, cette image a finalement très peu changé. Pour eux, la paysannerie est restée définitivement attachée aux pratiques traditionnelles, un élément nécessaire du portait « du Breton » : même les auteurs des années 1960 ont peiné à se détacher de cette image du paysan comme conservatoire. Or, si cette dimension convenait particulièrement bien à l’idéologie défendue par La Villemarqué, Guillôme ou Inisan, la dimension conservatrice de la paysannerie ne correspondait plus du tout à l’idéologie que la plupart des auteurs des années 1960-1970 souhaitaient défendre, Anjela Duval mise à part. Les exemples de Keineg ou Piriou sont les plus représentatifs de ce décalage, ils ressentaient probablement un double éloignement. D’une part, par la distance sociale qui s’était creusée entre eux – étudiant et enseignant à l’époque – et leurs grands-parents paysans, et d’autre part, la distance idéologique qui les séparait du mouvement paysan contemporain mené par Alexis Gourvennec58 par exemple, qui prônait le productivisme, la modernisation et le capitalisme, autant de revendications que les poètes ne pouvaient prendre comme modèle de la Bretagne à venir pour laquelle ils luttaient. C’est l’une des raisons pour lesquelles une description du geste du paysan restant sur un plan métaphorique demeurait plus commode.
La littérature : un geste de révolte
Cette difficulté ou même cette impossibilité à dire le geste paysan pousse à s’interroger non plus uniquement sur le geste décrit dans ces œuvres, ou plutôt sur l’absence de gestes, mais sur le sens même du geste d’écrire, pour certains de ces auteurs. Hormis l’acceptation de la modernité chez Hélias qui est à considérer comme la fin normale du processus de deuil d’un monde disparu59, les autres auteurs semblent, quant à eux, voir le geste littéraire comme un geste de révolte : révolte contre l’ordre établi, contre la Bretagne telle quelle est, contre le temps présent et, chez certains auteurs, une forme de révolte contre les Bretons eux-mêmes accusés alternativement de passivité, de cécité, de non-conscience, d’être incapable de se révolter contre la situation qui leur serait faite60. En 1972, le Manifeste des chanteurs bretons61 revendique ainsi la nécessité d’un art engagé, tout comme la préface de Piriou au recueil de poésie d’Erwan Evenou la même année :
Ne saver ket ul lennegezh er-maez eus ar vuhez, er-maez eus stourm pendeziek ar labourerien p’eo anat d’an holl n’eo ken nag ar yezh, nag ar vroadelezh a zo en arvar, pobl Vreizh en he fezh ne lavaran ket. Echu eo ar mareoù ma oa tu da grediñ e c’helle ar varzed bevañ en o bed o-unan, gant ar Gened da breder nemetañ. […] Dazont ar brezhoneg n’emañ ket er palezioù savet dezhañ gant e azeulerien. Emañ gant ar re a stourm bemdeiz evit o bara hag hini o bugale. […] Eno emañ he gwirionez, ha muioc’h ez eus da zeskiñ er parkeier, en uzinoù hag er sindikadoù eget el levraouegoù blot.62
[On ne crée pas une littérature en dehors de la vie, en dehors de la lutte quotidienne des travailleurs tant il est évident que ce n’est pas que la langue ou la nation qui sont en danger mais le peuple breton en entier. Il est fini le temps où l’on pouvait croire que les bardes vivaient dans leur monde, avec la Beauté (sic) pour seule préoccupation. L’avenir du breton n’est pas dans les palais que lui ont construits ses adorateurs. Il est aux côtés de ceux qui se battent tous les jours pour leur pain et celui de leurs enfants. C’est là que se trouve sa vérité, et il y a plus à apprendre dans les champs, les usines et les syndicats que dans les bibliothèques confortables.]
Plus ou moins proches de la communauté rurale bretonne à l’origine, ces auteurs revendiquaient une littérature clairement engagée en faveur de la défense du prolétariat breton63 et l’on peut constater que, pour la première fois sans doute dans l’histoire de la littérature de langue bretonne, le regard des écrivains s’est détourné progressivement des champs, jugés soit trop traditionnalistes soit trop capitalistes, en direction des usines et des syndicats jugés plus modernes et plus conformes aux aspirations politiques de la nouvelle génération ; ce glissement présente également l’avantage de permettre une distinction nette, pour ne pas dire simpliste parfois, entre les ouvriers-bretons-exploités d’une part et les patrons-français-exploiteurs, de l’autre.
Suivant le modèle littéraire français, c’est dès lors vers les ouvriers que ces poètes ont dirigé leur regard et cela même si cette approche entrait un peu en contradiction avec leur souhait de mettre en évidence une certaine singularité bretonne qui aurait pu pourtant les enjoindre à décrire des paysans toujours majoritaires et sans doute plus représentatifs de la situation économique régionale qui subsistait à l’époque. Il serait inexact toutefois de dire que les paysans sont totalement absents du geste de révolte littéraire des écrivains au XXe siècle : si paysans il y a, ce sont ceux du XVIIe siècle qui sont convoqués par Keineg dans la pièce Le printemps des bonnets rouges. Ces paysans offrent l’avantage de s’être révoltés à la fois contre l’état mais également contre la noblesse et la bourgeoisie régionales et de paraître plus proches, malgré l’anachronisme, des idéaux révolutionnaires que des révoltes chouannes des années 1790. Dans cette pièce, il n’y a, de nouveau, aucune place pour le geste professionnel, c’est le geste de révolte qui est mis en évidence. Le paysan ne cultive pas la terre, il frappe :
…frappe ! frappe paysan ! frappe ! bas les fards et bas les masques arrache la perruque parfumée arrache le ruban et l’escarpin […] tiens tête
reprends tes droits
préfère les saccages de la liberté à l’horreur de l’injustice codifiée préfère ton peuple à l’oppresseur délaisse les marécages
pour la terre arable frappe Breton ! frappe !64
La révolte paysanne se lit également chez Anjela Duval, mais à titre purement individuel. Elle ne se présente jamais comme la porte-parole de sa catégorie socioprofessionnelle. Très croyante et véhiculant une vision conservatrice de la société et notamment de la place de la femme, sa révolte contre la modernisation de manière générale, illustrée par exemple par des poèmes contre le remembrement, a été entendue, au mieux, par quelques militants bretons qui venaient la voir régulièrement ou qui lisaient la revue littéraire en breton Al Liamm à laquelle elle collaborait. Son message, pour des raisons diverses et notamment sociolinguistiques, n’est jamais parvenu aux oreilles d’autres paysans.
Si ce n’est plus vers les paysans, c’est donc vers les ouvriers que les regards se sont tournés. L’attitude de certains de ces poètes cherchant à établir une proximité avec les ouvriers dans les usines n’a rien de spécifiquement bretonne, elle était, au contraire, tout à fait semblable à celle d’autres artistes ou intellectuels à la même époque ailleurs en France65. La revendication de la proximité entre intellectuels et ouvriers est l’une des questions qui se pose notamment à l’issue de Mai 1968 où des « rencontres improbables66 » entre ouvriers et étudiants ou ouvriers et intellectuels ont eu lieu avec plus ou moins de succès.
Keineg dans le poème « Transocéan, Brest » met en parallèle les gestes familiers et quotidiens de la patronne de l’usine et ceux des ouvrières :
« Elle partira tout à l’heure pour l’usine |
Mont a raio bremaik betek al labouradeg |
Elle lisse en attendant ses cheveux |
Kribañ a ra he blev da c’hortoz |
Elle se fait les yeux devant le miroir |
Livañ he daoulagad dirak ar melezour |
Elle déguste son petit déjeuner […] |
Blazatañ gorrek he dijuni. […] |
Mais les ouvrières n’ont pas le temps de se coiffer |
Ar vicherourezed avat n’o deus ket amzer da gribañ o blev |
Pas le temps de se faire les yeux |
nag amzer da livañ o daoulagad |
Pas le temps de manger |
nag amser da zebriñ |
Les ouvrières ont des salaires de misère |
Ar vicherourezed o deus goproù reuzeudik |
Elles doivent travailler produire |
Rankout a reont labourat hag ampletiñ |
davantage toujours davantage |
muioc’h bepred muioc’h |
Les ouvrières n’ont pas le droit de chanter |
Ar vicherourezed n’o deus ket ar gwir da ganañ |
Les ouvrières n’ont pas le droit de rire |
Ar vicherourezed n’o deus ket ar gwir da c’hoarzhin |
Les ouvrières ne savent plus sourire. |
Ar vicherourezed n’ouzont ket mousc’hoarzhin67. » |
Dans cet extrait, Keineg ne cherche pas à décrire les gestes professionnels des ouvrières de l’usine brestoise mais se focalise, au contraire, sur leurs gestes quotidiens et plus précisément sur les gestes ou les activités du quotidien qui leur sont interdits, en partie liés à l’expression d’une certaine forme de féminité.
Extérieurs à l’usine, les poètes bretons engagés le sont aussi restés et ceci pour plusieurs raisons. Si certains d’entre eux, comme Gilles Servat, ont occupé une place importante au moment des grèves en organisant des concerts ou des festoù-noz de soutien aux ouvriers, une fois le conflit terminé et les gwenn ha du des manifestations remisés, l’intérêt pour la langue et plus largement pour la culture bretonne s’est rapidement émoussé et à aucun moment les partis régionalistes ou autonomistes de l’Emsao (comme l’UDB, par exemple dont faisaient partie nombre de ces poètes) n’ont véritablement obtenu de dividendes électoraux de ces mouvements sociaux68. Ceci semble confirmer l’idée que les ouvriers ne sont là que pour illustrer une certaine idée de la révolte, qui est en réalité celle des poètes ; ce ne sont donc pas les gestes ouvriers qui sont mis en mots mais la vision qu’ont ces artistes de la situation sociale des usines et leur envie de la voir changer, même si la lutte pour l’amélioration des conditions de travail ou des salaires menée par les ouvriers eux-mêmes n’a finalement que peu à voir avec l’engagement beaucoup plus global pour une Bretagne socialiste que ces poètes appellent de leurs vœux. Les ouvriers ne sont là que pour exprimer la révolte des poètes, comme dans le texte que Paol Keineg a consacré à « Rennes Citroën ». Soucieux sans doute de faire pièce aux critiques qui soulignent le décalage entre poètes et ouvriers, on remarque dans ce poème un intéressant glissement du « vous » au « nous » :
Vous n’avez plus de visage |
N’hoc’h eus ket a zremm |
vous n’avez plus de lèvres |
n’hoc’h eus ket a ziweuz |
vous n’avez plus de bouche. […] |
n’hoc’h eus ket a c’henou. […] |
Vous êtes l’homme déchu |
C’hwi zo mab den dilignezet |
Réduit à la trame de lui-même |
koazet betek e steuenn greiz |
chez Citroën |
e ti Citroen |
Nous sommes roués de coups |
dismegañset ha gwallgaset omp |
chez Citroën |
e ti Citroen |
Nous sommes humiliés et brutalisés |
Ni zo tomm ha dibleg |
chez Citroën […] |
e ti Citroen |
Nous sommes indestructibles et chauds |
stankaat a ra an douar dindanomp |
chez Citroën |
emañ dir ar frankiz o glec’hiañ |
la terre s’affermit sous nos pieds |
e ti Citroen69. » |
l’acier de la liberté trempe |
|
chez Citroën. |
Un autre élément non négligeable permet peut-être de mieux comprendre ce décalage : contrairement aux paysans, les ouvriers sont majoritairement francophones et ceci à plus forte raison en Haute-Bretagne, pour l’usine briochine du Joint Français ou celle de Citroën à Rennes, cet autre aspect pouvant compromettre la volonté de faire converger les luttes des poètes et des ouvriers. S’il a pu arriver que les ouvriers aient repris en chœur La blanche hermine de Servat à certaines occasions, il ne ressort pas de cette époque de chants en breton qui auraient été repris par les ouvriers en grève dans les usines de Basse-Bretagne. Le décalage est donc aussi un décalage linguistique et la révolte culturelle et linguistique à laquelle appellent les poètes n’est pas reprise par les ouvriers.
En définitive, comme les paysans servaient à exprimer la nécessité de conserver l’ordre social pour les auteurs du XIXe siècle, les ouvriers ont servi à dire la révolte pour les poètes des années 1960-1970. Ni pour les uns, ni pour les autres, ce ne sont les gestes du travail, et donc une éventuelle volonté de réalisme dans la description des catégories concernées, qui prédominent. Dans ces deux cas, les paysans comme les ouvriers sont érigés en symboles servant à dire et à légitimer la révolte d’une catégorie sociale qui pourtant les domine et qui se sert de ce qu’ils représentent afin de défendre une vision politique que les premiers ne partagent pas nécessairement.