Comme le roi a deux corps, le corps sacré, presque divin, de la fonction royale, et le corps défroqué de l’homme ordinaire, simple sujet1, la langue a deux corps, un corps abstrait, celui de son usage standard, et un corps de la défroque, celui de l’écrivain en lutte qui refuse de faire de l’écriture « l’entonnoir de la pensée de tous »2. Et si la défroque d’Artaud n’est pas celle de Céline ou de Beckett, elles ont toutes la même origine : des souterrains creusés sous la langue pour révéler tout ce qu’elle peut mais que l’on a du mal à mesurer, une langue en fait libérée de son usage quotidien à l’image d’un corps dont Spinoza montrait déjà en son temps que l’on ne pouvait entrevoir tout ce dont il était capable3.
Tout ce que peut la langue, c’est justement ce que, seul, peut ressentir l’écrivain quand il risque sa syntaxe et qu’il accepte de sortir de la sécurité qu’offre la langue. C’est de cette manière qu’un écrivain comme Artaud fait éclater la gangue de la langue pour creuser les failles de la nomination. Mais perdre la sécurité de la langue, ce n’est pas pour autant tomber dans la folie, celle du fou qui, en perdant sa langue, perd la raison. En refusant la sécurité langagière, Artaud ne manifeste aucun trouble du langage à l’origine d’un désordre du comportement. Il n’est pas dans la folie ; il touche au contraire une réalité en folie, non pas parce qu’il est pris dans des moments de démence, mais parce qu’il affole la langue. Au plus profond de ses crises d’écriture, Artaud fait ainsi courir un risque, autant au langage qu’à lui-même. Il risque sa vie devant la puissance de ce qu’il découvre dans cette réalité en folie. La défroque devient alors l’état dans laquelle se trouve cette langue qui se cache sous la langue quand elle accepte de courir des risques et de se mettre en péril au sens où René Char l’entend dans Les Matinaux : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder ils s’habitueront. » S’habituer à ceux qui font courir un risque au langage parce qu’il faut bien faire exploser ses sécurités pour reconnaître la singularité de la langue. Risquer sa vie pour toucher cette langue sous la langue pour Artaud, c’est ce qui met l’écrivain dans cet état de défroque. Mais la défroque n’est pas la guenille, autrement dit la partie tronquée d’un tout, un mot si usé qu’il ne voudrait plus rien dire. La défroque n’est pas non plus l’état défroqué dans lequel se trouvait Artaud à sa sortie de l’asile d’aliénés de Rodez. Elle est plutôt la langue en état de risque, une forme apparemment incompréhensible, le « atara tatara rana /otara otara katara / otara ratara kana… » des Lettres de Rodez, l’expression que l’écrivain provoque par le concassage des mots qu’il module au gré de ses scansions.
Ces formes, a priori aberrantes, sont des expressions qui sortent du creux de la langue qu’Artaud met au jour. « Otara ratara » devient cette langue en mouvement, un processus d’écriture, une défroque, la régurgitation de la langue standard qui ne digère plus ces syntaxes nouvelles, l’état d’une réalité en folie en fait. À chaque concassage une défroque, et à chaque défroque un infiguré de la langue au sens où l’infiguré n’est certainement pas un état inachevé mais une figure en construction qu’aucune figuration ne saurait circonscrire. L’infiguré de cette langue sous la langue tient sa vitalité de sa relégation4.
La langue est un corps qui relègue l’écrivain tout en étant reléguée elle-même. Elle relègue en s’affirmant comme un ordonnancement auquel l’écrivain doit se soumettre (la langue l’emprisonne), mais elle est reléguée par l’affrontement qui l’oppose à l’écrivain. En écrivant, Artaud se libère du carcan du langage pour toucher cette langue sous la langue ordinaire. Infiguré aussi parce que cette langue se refabrique en permanence. Avec Artaud, nous sommes devant une langue familière puisqu’elle vient de l’intérieur, le for intérieur du français comme langue maternelle, mais nous sommes aussi devant une langue étrangère puisque pour exister comme ligne de style, l’écriture doit réveiller des scansions qui n’appartiennent plus à la langue. Toutefois, ce n’est pas la même langue, ou plutôt c’est la même langue mais avec deux corps différents que le phrasé d’Artaud façonne, deux corps en fait pour un seul être pris dans une modulation continuelle. L’intention ici est de réfléchir sur cette langue qu’Artaud creuse sous la langue, mais aussi sur le fait de savoir comment son écriture nous permet de passer de la langue d’Artaud à Artaud et la langue.
« Il faut vaincre le français sans le quitter,/ voilà 50 ans qu’il me tient dans sa langue,/ or j’ai une autre langue sous l’arbre,/ il faut/ le courant,/ le délabyrinthé,/ le discursif,/… »5 : trouver cette autre langue sous l’arbre, c’est le projet de ce petit essai. Sous l’arbre, il n’y a pas la langue d’Artaud, mais un mouvement qui permet à la langue d’échapper à ce que le langage veut en faire, pour toucher sa matière brute, ce que l’écrivain appelle sa « masse de chair »6, véritable processus vital de la langue qui permet au poète d’entrer dans un véritable corps à corps avec ou contre la langue. Ce corps à corps est identique à celui que mène Blanchot dans son écriture quand il travaille sur « l’écriture hors langage » dans L’Entretien infini.
Hors langage, c’est autant hors du langage que sans langage. Être hors du langage ou sans langage, cela revient à dire que l’écriture ne se soumet pas aux qualités fonctionnelles que le langage revendique, l’agencement formel de ses embrayeurs notamment. L’écriture revendique l’interruption, la rupture en permanence comme elle n’accepte pas un langage à parité fixe. « Le langage n’existe pas, mais fonctionne […] moins pour dire que pour ordonner »7 écrira Maurice Blanchot, perspectives que Foucault et Deleuze/Guattari déclineront à travers la notion de mots d’ordre et d’agencement collectif d’énonciation. L’écriture se retrouve alors hors du langage comme pour revendiquer sa matérialité et sa capacité à exister sans se laisser prendre par la captation forcée du sens. Écriture sans langue, écriture hors langage, il n’y a là aucune situation paradoxale ; plutôt la reconnaissance que la langue a deux corps comme nous l’évoquions précédemment. Deux corps pour deux postures ; un corps ordinaire et organisé pour une langue standard, et un corps vivant et autonome pour une langue quand elle est cette masse vivante, une langue qui se fait en se faisant et qui n’acceptera jamais d’être la partie—un organe—d’un tout organisé—l’organisme. C’est d’ailleurs tout ce que recherche Artaud quand il crie son mot d’ordre : le corps sans organe comme nous le verrons.
À chaque fois c’est la même intention : saisir l’informulé dans le connu du mot. La matérialité de la langue serait là, non dans la complexité linguistique mais dans la capacité de l’écrivain à saisir ce qui se cache « sous l’arbre », et dans sa volonté de comprendre pourquoi la proximité s’affirme dans son éloignement au sens où le dehors de la définition – le sens commun – sort du dedans de l’écriture – l’intimité du mot.
Artaud fait ainsi partie de ces écrivains qui ont la langue dans le collimateur, mais à la différence de beaucoup d’autres, il ne cherche pas à l’apprivoiser ou à la domestiquer, plutôt à se mesurer à elle. Dans cette lutte à main nue, sans artifice rhétorique, se trouve autant la force d’une langue qui lutte contre ce que l’on veut en faire, que le travail d’une écriture hors langage quand elle va sous la langue. En fait, ce n’est pas sa langue comme agencement linguistique qui pose problème, mais la langue comme matière brute ou masse de chair qui nous submerge. Ce n’est pas non plus Artaud ce soi-disant « fou » qui écrit qui nous interpelle, mais cet être fou même pour la folie. Deux occasions finalement pour la même intention : toucher la réalité en folie.
Artaud, le défixé
Dire : « Sous la langue, Artaud », ce n’est pas pour trouver le type d’écrivain qui se cache sous son écriture comme si l’on cherchait sous les pavés la plage. Ce n’est pas non plus pour qualifier l’écriture d’Artaud de schizophrénique ou de non schizophrénique comme si l’on disait la vie ou la mort. C’est encore moins pour mesurer la révolution langagière du poète comme si une telle entreprise pouvait se mesurer. « Sous la langue, Artaud », c’est plutôt pour tenter d’entrer dans les souterrains qu’il creuse, non pas dans la langue maternelle mais dans le matériau de cette masse de chair, la matière vivante et brute en quelque sorte de la langue, une langue qui aurait expulsé toute syntaxe pour faire exister sa nature agrammaticale. Aller sous la langue pour se poser la question de savoir ce que l’on peut faire d’un tel corps.
Une seule issue pour écrire : saisir cette masse, cette matière brute même si l’expression « matière brute » peut paraître hasardeuse, la langue n’ayant rien d’immédiat, d’immature, d’indéterminé ou de discontinu. Paradoxe en effet difficile à comprendre : comment parler de matière brute, voire de brutalité alors que la langue est un objet de médiation par excellence par le sens qu’elle véhicule. Artaud saisit en fait cette masse de chair en creusant ce qu’il y a sous les choses sans se laisser prendre par les vertus mystiques de la parole immédiate, pure ou primitive, la parole impensée et improférée, l’Être immédiat et divin de Maître Eckhart par exemple.
Artaud n’est pas dans cet improféré. Sa brutalité reflète plutôt la violence de l’écrivain, une violence qui n’est pas dans l’effet, le coup asséné à l’auditeur endormi, mais dans ce qui surgit du mouvement intérieur de la réalité, sa modulation en quelque sorte, une modulation qui correspond au mouvement que l’écrivain effectue quand il creuse sous la langue. Cette modulation, rappelant la formule de Blanchot : « On modula le chant d’un mot »8, se construit comme une mélodie, musicale ou verbale, selon différents accords que l’on appelle harmonie en musique ou phrasé en littérature, mais surtout selon différents plans de composition, le contrepoint musical ou l’écriture hors la loi de la langue. Écriture hors la langue pour montrer comment Artaud s’y prend, en creusant une langue sous la langue, pour modeler cette masse de chair et proposer des contours sans aucun périmètre comme nous le verrons, autrement dit une figure hors d’atteinte de la figuration, une figure sans motif particulier ni agencement anecdotique.
Le contrepoint se construit ainsi comme une conversation à plusieurs voix. Il fait « chanter ensemble ou converser plusieurs parties mélodiques également expressives, et pourtant l’une sur l’autre brodées dans le colloque vivant de la polyphonie »9. Cette polyphonie du contrepoint rappelle les scansions d’Artaud, une écriture hors du périmètre de la langue. Et ce sont ces scansions qui, dans leurs variations mélodiques, mettent cette masse de chair en mouvement par résonance. La mélodie, autant chantée que dansée par Artaud, ne se borne pas à une succession linéaire de notes (suite de hauteurs de tons définissant des motifs particuliers en musique, ou succession de mots que la phrase agence en littérature), mais elle s’inscrit plutôt dans une modulation (variation de la trame mélodique en musique ou scansion du phrasé en littérature) à l’origine d’un mouvement qui donne corps à la langue pour en faire une matière vivante. Cette modulation, par ses propres vibrations, dévoile ce qui se cache sous elle. Cette masse de chair qu’est cette langue sous la langue trouve dans le phrasé d’Artaud l’occasion de faire vibrer des mots pour les mettre en résonance. Mais cette résonance ne recherche pas l’effet sonore des criaillements ou braillements. Le cri avec Artaud est tout sauf un son inarticulé. Au contraire, cette écriture provoque, par ce phrasé singulier, une ondulation qui investit le corps tout entier. Le cri devient ainsi ce qui se rit du mot, mais surtout ce qui fissure la langue commune, et c’est de cette manière qu’Artaud creuse des souterrains sous la langue. La cavité souterraine amplifie cette résonance par ce qu’il appellera, comme pour en faire un point de fiction, « la boule à cri ».
« La boule à cri » représente la glotte, ce qu’Artaud serrait pour inciter ses acteurs, quand il les faisait répéter, à aller au bout d’eux-mêmes en allant au bout du cri. Mais la boule à cri n’est pas un point de fixation à partir duquel la voix doit se stabiliser comme si cette boule était un simple instrument mécanique pour faire vibrer la voix. Elle est plutôt un point de fiction par lequel le cri fissure la langue et casse la voix pour mettre le langage à l’épreuve afin de le pousser dans des retranchements extrêmes jusqu’à ce qu’il accouche de cette masse de chair. Ces souterrains sont en fait les trouées de l’écriture en creux d’Artaud. L’écrivain n’est pas dans le plein de la langue commune, un plein déjà rempli avant même de parler, mais dans le creux de la tentative d’extraction d’une langue sous la langue, ce que met au jour finalement son écriture.
Mais que sont ces souterrains creusés par Artaud ? Rappellent-ils le poème de Paul Éluard, « Jean Paulhan le souterrain », dans lequel il parlait de : « Soleil de plomb, visage noir, bouche d’ombre » pour qualifier le personnage de Paulhan ? Tous ces termes conviennent d’ailleurs à Artaud. Dans ce noir de la bouche d’ombre qui nous mène au cœur du souterrain, peut-être trouverons-nous, non ce que la langue révèle, le secret du sens, mais sa crudité, le cru du Festin nu de Burroughs par exemple, ce qu’il y a au bout de la fourchette une fois que l’on s’est débarrassé de l’artificialité de ce qu’il y a à avaler. Ce cru n’a rien de pur, d’originel, de parfait ou d’immaculé ; il est tout simplement l’ordinaire de la viande, son état brut, une matérialité à ingurgiter ou à régurgiter selon l’idée que l’on se fait de la langue et de l’envie que l’on a de parler, d’écrire ou de manger.
La régurgitation de la langue n’est pas la simple expulsion d’une syntaxe que l’écrivain digère mal parce que ce n’est pas la sienne. Elle est plutôt l’occasion de faire sortir volontairement un corps entré par effraction—la langue ordinaire—pour ensuite la transformer en se la réappropriant—le phrasé du poète—comme si Artaud ingurgitait du français pour régurgiter une autre langue, celle qu’il invente. Cette masse de chair dont parle Artaud est bien ce corps, d’abord familier car à l’intérieur, puis étranger pour que l’écrivain s’en empare véritablement. Cette langue familière puis étrangère, chacun peut l’expérimenter au quotidien. Il suffit de prononcer plusieurs fois de suite un mot familier dans sa langue maternelle jusqu’au moment où ce mot, au départ si commun que l’on y prête aucune attention, finit par devenir, lointain, étrange et inconnu.
Pour vivre cette langue sous la langue et la faire sienne il convient d’abord de l’exfiltrer de son propre corps pour la digérer à nouveau. C’est le seul moyen de sentir la langue au même titre que l’anorexique ressent les aliments comme des corps extérieurs quand il les régurgite. Artaud régurgite sa langue maternelle pour sentir la vraie nature de cette masse de chair. Cela revient en réalité à se perdre dans la langue pour mieux savoir ce que l’on veut en faire : soit un corps familier mais anonyme—la langue maternelle —, soit un corps allogène mais ordinaire—une langue étrangère —, soit un corps familier dans son étrangeté et étranger dans sa familiarité—cette masse de chair. De toutes ces langues, Artaud travaillera la dernière parce que c’est la seule qui mérite un véritable corps à corps.
Se perdre dans ces souterrains, c’est aussi l’occasion de montrer qu’il n’existe aucune cartographie de cette langue sous la langue, cartographie balisée par la signification des mots. Artaud travaille cette masse de chair pour mettre au jour SA langue. Et heureusement que le lecteur, comme l’auteur, se perd dans cette masse de chair. Cela prouve au moins qu’il est encore en vie. Il n’y a rien de plus triste que de s’orienter dans une langue, trouver un orient pour ensuite situer son occident. Pourquoi s’orienter dans la pensée d’ailleurs ? Pour avoir le nord, le sud et le reste comme le suggère Kant dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Non, plutôt pour comprendre qu’avant de s’orienter il faut s’insinuer dans les choses sans jamais chercher de points de repère. S’insinuer dans la langue pour accepter qu’avant de traduire un sens, la langue porte une charge commune dont l’écrivain, en creusant sous elle, tente de se débarrasser. L’écriture serait là, dans cette tentative de « défixation » de la langue. Appeler un chat un chat n’a que le sens que lui prête la langue ordinaire. Un chat ne peut être un chien, c’est vrai. Mais un chat ne peut être un chat parce que le chat « défixe » le chat.
Défixer, terme inventé par Gaston Bachelard pour parler du Lointain intérieur d’Henri Michaux10, revient à entrer sous la langue comme on entrerait dans une danse, non pas pour trouver la présence d’un mot mais pour affouiller le sens jusqu’à découvrir l’absence qu’il porte. Contrairement aux apparences, appeler un chat un chat résonne comme une disparition, et la matérialité de ce dessous de la langue prendrait forme dans cette disparition. C’est justement parce qu’il ne peut appeler un chat un chat que l’écrivain comprend combien le mot est davantage l’instant d’une disparition que d’une apparition : « Nommer le chat, c’est, si l’on veut, en faire un non-chat, un chat qui a cessé d’exister, d’être le chat vivant, mais ce n’est pas pour autant en faire un chien, ni même un non-chien. Telle est la première différence entre le langage commun et le langage littéraire. »11 Le premier, la langue ordinaire, admet que le chat existe comme chat ou comme non-chat sans pour autant que le non-chat soit un chien. Le chat est chat puisque c’est sa définition, mais le chat est aussi un non-chat dans la mesure où la définition ne donne pas pour autant vie au mot. Cette langue ordinaire nous incite en fait à parler avec des phrases toutes faites ou des clichés : « … il n’y a personne qui parle, il y a un flux de mots qui se produisent sans aucune intention de parler qui les gouverne »12.
Le deuxième langage au contraire, la langue comme masse de chair, a la capacité de nous perdre au fond des souterrains de la langue pour nous montrer que ce n’est pas la nomination du chat qui importe mais l’insinuation que l’acte d’écriture suscite, une insinuation pour nous faire accepter l’idée que le mot est bien un lieu de disparition : le chat est un chat possible à dire parmi le chat impossible à signifier. Avec la langue comme masse de chair, on ne parle plus avec des formules toutes faites ; on réfléchit sur la possibilité ou l’impossibilité à fabriquer des phrases tout en sachant pertinemment que, quoi qu’il arrive, elles nous échapperont.
La matérialité, ce corps de la langue, est une langue qui existe sans le sens que l’on y met. Cette langue sans signification, c’est aussi son épaisseur, son opacité, sa résistance et sa texture. La matérialité de la langue serait là, dans son refus de vouloir signifier les choses, sa capacité en fait à être un corps qu’aucune signification n’arriverait à circonscrire. Il s’agit en fait d’une langue qui existerait sans le sens qu’on mettrait dans le mot. Étrange paradoxe mais il faut bien approuver une telle situation pour comprendre pourquoi la langue peut être un corps étranger à celui qui la parle. Accepter finalement l’existence d’une langue qui existerait sans le sens qu’on y mettrait ; accepter cela pour comprendre la matérialité de ce corps, expulser la langue courante pour permettre à la masse de chair d’exister.
Mais la matérialité de cette masse chez Artaud n’a rien à voir avec les conditions matérielles de son écriture ou le fait de savoir si ses troubles pathologiques sont symptomatiques ou non de sa façon d’aborder la littérature. Ce n’est pas non plus pour dire que la substance concrète de la langue serait dans le souffle ou le son du mot. C’est encore moins l’analyse sociologique des conditions de production de l’écriture, voire la critique génétique des textes ou leurs études philologiques. La matérialité chez Artaud pose une autre question. Qu’il s’agisse de la matérialité de la langue ou dans la langue, le problème est de comprendre pourquoi cette matérialité n’est pas dans la genèse de l’écriture—étude génétique des textes —, mais dans cette écriture hors langage.
C’est ce que traduit la définition du chat qui est, comme toute définition, à la fois morte car elle fige ce qu’elle définit, et à la fois vivante car elle laisse vivre ce qu’elle ne définit pas. On retrouve dans ce que le mot « chat » ne définit pas la possibilité qu’il a de toucher ce qui se cache sous les choses : être éventuellement un non-chat. C’est en ce sens que la nomination est plus le moment d’une disparition qu’un travail de repérage. En creusant sous la langue, Artaud réalise alors une opération d’excavation—l’affouillement —, et de soustraction—la régurgitation—et non un travail de remblaiement—l’ingurgitation. En soustrayant on s’allège de ce que la langue ordinaire nous impose par nécessité, quitte à ne plus rien retrouver du tout et à s’égarer jusqu’à perdre la raison. L’écrivain court le risque permanent de se laisser alors submerger par la vague qu’il déclenche : perdre ses repères pour que la stabilisation sémantique soit impossible ; l’écriture d’Artaud ne supportant aucune classification ou nomenclature, fût-elle psychiatrique.
Écriture schizophrénique, glossolalie, cri, parole soufflée ou autre déclinaison du corps sans organes… ces qualificatifs réduisent son travail à des anecdotes littéraires, voire psychiatriques. Par contre, comprendre la danse qui se cache sous la langue que le poète triture offre d’autres perspectives plus proches des intentions du poète, comme explorer les souterrains évoqués précédemment pour saisir ses ondulations plus que ses glossolalies, ou la modulation de ses scansions plus que ses cris, tout ce qui se passe en réalité dans ce creux de la langue que cette masse de chair actualise.
« Sous la langue, Artaud », cela veut dire deux choses : en premier lieu que la langue est une matière que l’écrivain fait vivre par son écriture, et qu’elle appartient plus à celui qui la fabrique qu’à celui qui la parle. Elle a juste besoin d’un écrivain capable de mettre au jour des scansions singulières que son phrasé révèle. En second lieu, cela signifie que le mouvement que son écriture engendre est plus ondulatoire que corpusculaire. Plus ondulation que mouvement corpusculaire dans la mesure où son écriture refuse tout sujet centré autour d’un « je » qui écrit. Elle renvoie à la discontinuité de l’être « défixé » que l’on retrouve dans la philosophie du devenir, d’Héraclite à Bergson. Pas de sujet constitué autour d’un centre parce que la langue n’est pas là pour assurer l’unité d’un sujet parlant, mais pour le faire disjoncter en provoquant un court-circuit que Maurice Blanchot décline dans La Part du feu, notamment tout au long de « Le mystère dans les lettres »13. Ce sujet « défixé » agit comme un écho qui pose la question de savoir qui parle et quelle langue ce « qui » parle.
L’écho est intéressant quand il s’affirme comme mise en mouvement et non comme point d’arrivée. En ce sens, il interroge le sujet et lui demande : « mais qui est donc l’émetteur ? » Ce que nous définissons comme écho, autrement dit la réverbération d’un son sur une paroi, n’est qu’une traduction faible : la duplication d’un son. Par contre, dès que l’on envisage l’écho comme l’expression de la dissemblance, alors on montre les limites de l’émetteur. L’écho nous dit explicitement que le sujet émetteur n’est pas un moi autonome et uni mais une multiplicité éclatée. Il nous dit aussi que le sujet n’est pas continu par analogie mais discontinu par différence, au même titre que le métis n’est pas métis par la seule couleur de son enveloppe, mais par sa capacité à se reconstruire en permanence.
Se recomposer en permanence, c’est la qualité première de cette langue sous la langue. Se recomposer en permanence comme le fait le métis pour nous dire que l’être originel n’existe pas ou que l’idée d’unité est déjà une falsification idéologique. Pas d’unité ni de centre, mais un cercle à circonférence nulle, presque sans géométrie. L’écho est tout cela en même temps, mais il est surtout écho par sa capacité à mettre les choses en perspective plus qu’à les isoler pour les individualiser.
Qui parle, quelqu’un a dit qui parle, qui parle… ces moments de « défixation » que Beckett décline dans Textes pour rien montrent que l’écho ne reproduit pas un son en l’altérant, mais qu’il est lui-même écho d’un point d’arrivée et cela à l’infini. Se défixer, pour comprendre l’instant où l’individu n’est ni dans, ni hors mais « entr’ouvert » comme l’écrit Bachelard dans sa Poétique de l’espace. Artaud se revendique comme un être défixé que ses médecins-traitants tentent vainement de raccrocher à la circonscription d’une pathologie. Mais pour comprendre ce sujet « défixé », il faut accepter que le problème n’est pas « la langue d’Artaud », mais « Artaud et la langue », ou plutôt « Artaud sous la langue ».
La langue comme masse de chair n’est plus le fixateur du sujet parlant ; elle n’est pas un agent stabilisateur, mais ce qui fait que l’écrivain court un risque ou qu’il entre en résistance face au cours des choses. Ce n’est pas pour autant que les flux verbaux, ce que l’on qualifie habituellement de glossolalies et qui donnent l’apparence d’une défixation continuelle, sont le point d’orgue de sa création littéraire. Faut-il voir d’ailleurs dans la glossolalie une parole qui commence par ne rien vouloir dire pour ensuite devenir une glose exprimant l’universalité du sens ? Est-elle une parole de fou qui n’appartient à aucun langage humain, Woyzeck par exemple, voire une parole en langue étrangère dans une langue maternelle ? En réalité, la glossolalie devient expressive quand on ne la réduit pas à un commentaire mystique ou à une parole savante. Sa force vient de la manière dont elle s’affirme comme l’explosion de la matière brute. Ce n’est pas le sens que la glose porte qui nous éclaire sur l’écriture d’Artaud, mais le mouvement que l’écrivain déclenche dans ses phrasés dont la glossolalie n’est qu’un effet.
En fait, la violence de ses scansions n’explique ni l’état glossolalique, ni le trouble psychiatrique ; elle relève plutôt de la nature intrinsèque du mouvement qui l’incite à aller sous la langue. Les glossolalies ne sont pas les logorrhées sonores d’un sujet souvent qualifié d’excité, mais l’actualisation de la masse de chair sous la langue, masse de chair qui se donne à entendre plus qu’à voir. Elles ne se lisent pas, ni ne se chantent mais se dansent, et leurs pas ne se voient pas mais s’entendent. La chorégraphie sonore l’emporte sur la géographie visuelle car le mouvement ne signifie pas toujours déplacement comme nous le verrons plus loin. Artaud n’est pas l’agité, l’énergumène plein de tics qui bouge dans tous les sens. Il danse simplement un pas que les médecins qualifient de violent par ignorance.
La violence d’Artaud n’est pas dans ses effets d’écriture, ce que les psychiatres appellent des logorrhées glossolaliques, mais dans les ondulations de son mouvement d’écriture, son phrasé finalement, ce qui en musique correspond à la production d’une phrase musicale faisant ressortir ses rythmes et ses variantes. La petite musique que nous joue Artaud est comme celle de Proust ; elle est le temps d’un lien déterminant la fiction d’un lieu, autrement dit un temps qui prend la forme de l’espace, un temps qui condense tous les espaces possibles. C’est l’idée du « temps hors de ses gonds » de Shakespeare évoqué par Malraux dans ses Anti-mémoires, le temps du lien pour une fiction du lieu qui permet à Proust par exemple de faire de l’espace un lieu de mémoire possible : « Ce temps qui se refabrique si bien qu’on peut encore le passer dans une ville après qu’on l’a passé dans une autre »14.
Avec Artaud, comme avec Proust, l’ondulation plus que le corpuscule permet à cette masse de chair de mettre au jour le processus de différenciation de l’écriture ; l’écriture dévoilant cette part maudite, celle que l’on trouve sous la langue. Part maudite parce qu’elle se révolte en raison de l’usage que l’on veut en faire. La langue sous la langue résiste et c’est ce qui l’anime. Part maudite aussi car elle refuse la part de l’ange, celle qui sanctifierait et sacraliserait le langage pour en faire un acte de communication.
Artaud et la langue, c’est Artaud sous la langue parce que ses paroles ne font qu’un avec lui tout en restant étrangères. Son écriture traduit alors l’état d’un corps à la fois étranger – il sort de sa matière de corps –, et à la fois familier – il en vient. Artaud échappe ainsi à la langue ordinaire, cette langue maternelle, pour se réfugier dans le même instant dans une langue qui se matérialise indépendamment de ce qu’il en fait. Il en sort et il en vient en même temps, mais ce n’est pas de la même langue qu’il s’agit. En sortant de la langue commune pour venir sous la langue, il vient dans le même mouvement qu’elle sans faire un avec elle. Pas d’unité possible car l’ondulation refuse toute idée de centre puisque le corpuscule est absent. Artaud n’est pas un sujet locuteur dont le centre se mesurerait à l’échelle de ce « je » parlant. La question est plutôt celle d’Artaud et la langue car son corps est dans la modulation d’une langue, et la langue dans la modulation de son corps : « … Moi, je n’ai pas d’esprit,/ je ne suis qu’un corps. »15
La modulation de cette scansion a l’avantage de faire disparaître la figure du sujet comme objet moléculaire. Le « je » n’existe pas comme l’entité centrée d’un moi. Le « je » n’existe que comme possibilité d’une résonance. Il n’y a pas de point d’ancrage mais la possibilité de prolonger un mouvement dont on ignore l’origine. Pour toutes ces raisons, la glossolalie n’est pas une addition de mots sans fin mais l’impossibilité de saisir le point d’origine de la phrase. C’est sans doute pour cela que l’auditeur se noie. Il est submergé par la vague déferlante d’Artaud. Pas de centre de gravité mais un mouvement désaxé en permanence : « … ce qui importe ce n’est pas d’ajouter le corps à la parole,/ ce n’est pas d’incarner d’une part les mots,/ de l’autre de faire saillir le démon de l’anatomie humaine parlant toute seule et pour son compte à côté de la grammaire des mots purs,/ non,/ c’est la raison d’être elle-même du langage de la grammaire que je désaxe… »16 Désaxer, défixer pour Bachelard, parce qu’il n’y a aucune harmonie dans l’organisation, aucune pureté grammaticale mais une langue du corps qui est en même temps corps de la langue : « Les paroles aussi sont des corps. »17
Lorsque Artaud défixe le langage ce n’est pas pour retrouver l’axe d’un « je » autour duquel le sujet tournerait. Défixer au contraire comme on désaxerait afin d’éviter toute possibilité d’unité et de centre de gravité. La langue ne gravite pas autour d’un agencement grammatical comme Artaud ne fait pas graviter la langue autour d’un style contrairement à ce que propose la lecture psychiatrique. Pour les médecins, le corps schizophrénique est corpusculaire au sens où il serait un point, même si ce point a perdu son centre, et qu’il suit le rythme des disjonctions permanentes du malade. Et même s’il existe des correspondances entre Artaud et le sujet schizophrène au sens où pour les deux les mots sont des choses extérieures et allogènes, il n’en reste pas moins vrai que pour le poète le corps extérieur n’est pas un corpuscule situable sur un territoire, celui de l’organisme par exemple, mais une ondulation dont l’amplitude traduit la complexité de la proximité dans l’éloignement, ou le dedans du dehors pour reprendre l’évocation poétique de Michaux. Corps et langue ne font qu’un tout en étant séparés l’un de l’autre.
Le « et » d’Artaud et la langue devient alors ce lieu excentré à partir duquel il est possible de défixer l’œuvre entière de l’écrivain, au risque de ne retrouver ni la langue ni Artaud lui-même. La question n’est pas de savoir quelle est la langue d’Artaud, mais quelle valeur accordée à ce « et » d’Artaud et la langue. Gloser sur « la langue d’Artaud », cela revient à faire de la langue une matière à œuvrer qu’il serait possible d’étudier savamment. Par contre, affirmer « Artaud et la langue », surtout quand on cherche ce qu’il y a dessous et qu’on la travaille en creux, c’est mener un autre combat, autant contre la langue que contre le corps. Contre la langue, parce que la langue ordinaire tue l’écriture par l’absence de résistance qu’elle valorise (l’effet stylistique) ; contre le corps, parce que l’ordonnancement des organes tue le corps par l’organisation qu’il lui impose (la bonne santé).
Francis Bacon traduira dans sa peinture des modulations de corps qui renvoient aux ondulations d’écritures d’Artaud, cette puissance du corps à se libérer de la figuration des organes : une bouche, une jambe, un bras, une tête, un tronc qui ne sont jamais des bouches pour manger, des jambes pour marcher mais des amas de viande qui crient leur refus d’exister comme chair ou comme forme plastique.
Vers quel souterrain nous conduit alors Artaud et pour quelle folie ? Peu importe la langue, le français ou le papou puisque seule la violence rend compte de la puissance d’écriture. Peu importe la grammaire puisque la langue est un corps à part, extérieur à celui qui l’emploie : « Que mes phrases sonnent le français ou le papou c’est exactement ce dont je me fous. / Mais si j’enfonce un mot violent comme un clou je veux qu’il suppure dans la phrase comme une ecchymose à cent trous…. / Sous la grammaire il y a la pensée qui est un opprobre plus fort à vaincre, une vierge beaucoup plus revêche, beaucoup plus revêche à outrepasser quand on la prend pour un fait inné…/ Mais que les mots enflés de ma vie s’enflent ensuite tout seuls de vivre dans le b a–ba de l’écrit. »18
Creuser sous la langue pour la faire vibrer jusqu’à ce qu’elle fasse éclater tout mot qui tenterait d’entrer en contact avec elle. Artaud nous plonge ainsi dans une physique poétique dont les vibrations sont débarrassées de son énergie cinétique. Sans cette énergie, le mouvement que ses modulations mettent en scène trouve une autre nature. Il devient un mouvement qui n’aurait pas oublié la folie du pas de danse d’Artaud, un mouvement débarrassé de ses lois cinétiques ; l’expression en fait d’un esprit laissant rêver les lignes, une expression sans point de fixation. Cette folie de l’œil propose un mouvement d’un autre genre ; il est l’instant où « les yeux, en se fixant sur ce qu’ils voient, cherchent le point où la vue se perd »19. La vue se perd pour oublier une vision contrainte par les lois d’optique, mais la vue se perd aussi pour réussir à sentir et comprendre que derrière la géométrie spatiale se cache une géométrie poétique ; la vision n’étant plus le sens de l’intellect par excellence.
La vision se perd avec Artaud parce qu’il réussit à se libérer des exigences optiques de la pensée. Cette libération n’est pas sans rappeler le « Parler ce n’est pas voir » de Maurice Blanchot. Mais la vision se perd surtout parce que le pas de danse qu’il effectue vient du plus profond d’un corps qui tente de mettre cette masse de chair dans le mouvement d’une ingurgitation-régurgitation continuelle. Artaud, et plus tard Blanchot, balaie devant l’espace comme pour nettoyer ce qui l’encombre. Ne restent finalement que des possibilités d’expressions, à la manière des autoportraits d’Artaud.