La pensée de Thomas Carlyle est tout à fait indispensable à qui veut comprendre la seconde Révolution Industrielle et le Victorianisme en général, et l’écrivain écossais jouissait en son temps d’une immense popularité. Aujourd’hui cependant, son œuvre tend à être marginalisée, voire à tomber dans l’oubli : si personne n’a oublié Charles Darwin, qui lit encore Thomas Carlyle de nos jours ? Il y a bien entendu à ce désintérêt, voire à cette méfiance de la critique, des raisons parfaitement compréhensibles. Essayiste, romancier, critique littéraire mais surtout infatigable imprécateur, Carlyle est l’inclassable auteur d’un certain nombre de déclarations aujourd’hui tout à fait irrecevables. Il était plongé dans une colère noire par la situation économique et sociale de l’Irlande, par exemple, et par l’afflux à Liverpool d’immigrants prêts à tout pour travailler, et qui, de ce fait, aggravaient la baisse des salaires ouvriers1. L’exaspération de Carlyle vis-à-vis de l’Irlande a pu s’exprimer de manière particulièrement violente :
Ireland is like a half-starved rat, that crosses the path of an elephant. What must the elephant do? Squelch it—by heavens—squelch it.2
La pensée de Carlyle dégénère en effet après les révoltes de 1848, qui l’horrifient, de la critique sociale à la nécessité de contrôler les masses laborieuses. Sa ferme conviction de la supériorité anglo-saxonne le conduit à la justification de l’esclavage dans les colonies antillaises3. La pensée de Carlyle devient acariâtre et autoritaire, à tel point que dans une conférence donnée à Cambridge en 1930, l’historien H.J.C. Grierson souligne les points de convergence entre Carlyle et Hitler, via Nietzsche4. Carlyle croyait en effet que le processus historique était mû par les grands hommes, héros visionnaires dont il s’est attaché à écrire les biographies (notamment celle d’Oliver Cromwell ou de Frédéric le Grand). Le penseur écossais serait ainsi à l’origine de l’idéologie fasciste et totalitaire. Le socialiste anglais William Morris se plaisait à dire que Carlyle avait des choses fondamentales à exprimer, il aurait juste eu besoin que quelqu’un lui assène un bon coup sur la tête toutes les cinq minutes5. Néanmoins, le début de la carrière de Carlyle, avant que son désir de réforme ne se mue en conservatisme social, révèle des trésors en matière d’analyse sociale et littéraire. En effet, s’inscrivant contre l’utilitarisme en matière de morale de John Stuart Mill ou de Benjamin Bentham6—à savoir l’axiome selon lequel le bien consiste à maximiser les plaisirs et minimiser les souffrances d’un maximum de personnes—Carlyle est un penseur « radical » précurseur de certaines tendances dans le mouvement écologiste actuel, et dans le courant contemporain de l’écocritique7. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit, dans une traduction de Goethe datant de 1828, la première utilisation dans son sens moderne du terme « environnement »8.
L’ouvrage dont il sera ici question, Sartor Resartus9 (« le tailleur retaillé »), appartient à la première période de Carlyle. Il a été rédigé entre janvier et juillet 1831, pour paraître en feuilleton dans Fraser’s Magazine entre novembre 1833 et août 1834. Carlyle ne trouvant pas d’éditeur britannique, l’ouvrage parut en un volume aux Etats-Unis en 1836 grâce au soutien qui lui fut apporté par Ralph Waldo Emerson. Ouvrage tout aussi inclassable que son auteur, Sartor Resartus s’inscrit dans la tradition satirique du XVIIIe siècle, celle de Swift (pour le mordant de sa satire sociale) et de Sterne (pour son inventivité formelle). Comme Gulliver’s Travels, le texte utilise le procédé de l’editor, inventeur du manuscrit chargé de le présenter au public, et comme dans Tristram Shandy, ouvrage de fiction que Carlyle affectionnait particulièrement10, la voix narrative est rapidement débordée par l’ampleur de la tâche qu’elle s’est assignée. Ici, l’ouvrage tout entier décrit les efforts d’un editor pour rendre accessible au public anglais l’œuvre d’un obscur philosophe allemand du nom de Diogenes Teufelsdröckh, auteur d’un traité magistral intitulé Die Kleider, Ihr Werden und Wirken, traduit en anglais par Clothes, Their Origin and Influence. Le malheureux editor reçoit bientôt l’aide d’un troisième personnage, le Hofrath (conseiller municipal) Heuschrecke, sous la forme de six énormes sacs remplis de papiers volants sensés fournir l’arrière-plan biographique et généalogique de l’œuvre de Teufelsdröckh. Sartor Resartus est la préface (ou plutôt l’échec d’une préface) au traité sur le vêtement du philosophe allemand, qui n’apparaît que dans les citations qu’en fait l’editor.
On le voit dans ce bref résumé, Sartor Resartus est un texte hautement métafictionnel, à tel point que son statut de roman en devient sujet à caution. L’onomastique suggère clairement l’intention satirique de l’auteur (le texte de Teufelsdröckh11 est publié en Allemagne par la maison d’édition Stillschweigen12, située dans la ville de Weissnichtwo13), dont la critique a tout d’abord pensé que Teufelsdröckh était le porte-parole, et donc que Sartor Resartus s’apparentait plus à un pamphlet qu’à une œuvre de fiction. En effet, la « philosophie du vêtement », articulée par Carlyle à un moment où celui-ci estime « en avoir terminé avec » [done with] les écrivains romantiques allemands14, permet à son auteur de donner forme à l’anti-matérialisme et l’anti-utilitarisme qui habiteront toute sa pensée. Pour Carlyle, la physique newtonienne et la morale benthamienne, en transformant le monde en mécanisme dont les lois s’offriraient à la sagacité de l’observateur rationnel, le dépouillent de son « âme » et du mystère de la création. En fondant un système économique (le capitalisme industriel) sur ces lois, la révolution industrielle a de plus détruit les liens de respect et d’obligation mutuelle qui unissaient les hommes, ce qui pour Carlyle est la cause du mécontentement de la classe ouvrière et de la violence politique. Teufelsdröckh dit quant à lui : « the man who cannot wonder (and worship) […] is but a Pair of Spectacles behind which there is no Eye » (SR, 54).
La métaphore du vêtement permet à Carlyle, par le truchement de Teufelsdröckh, d’explorer à la fois la nature de la société et des rapports politiques (on peut citer à titre d’exemple le passage où l’editor se demande, dans une perle d’écriture satirique : « Lives the man that can figure a naked Duke of Windlestraw addressing a naked House of Lords ? » (SR, 49)), du lien entre le corps et l’âme, le corps étant vu comme le vêtement de l’âme, et du rapport entre le langage et la pensée :
Language is called the Garment of Thought: however, it should rather be, Language is the Flesh-Garment, the Body, of Thought. I said that Imagination wove this Flesh-Garment: and does she not? Metaphors are her stuff: Examine Language; what, if you except some few primitive elements (of natural sound), what is it all but Metaphors, recognized as such, or no longer recognized? (SR, 57)
Pour Teufelsdröckh, ainsi que, comme on peut le supposer, pour Carlyle, tout l’univers matériel est vêtement : « All visible things are emblems […] all emblematic things are properly Clothes » (SR, 56) et doit être compris ainsi :
Whatsoever sensibly exists, whatsoever represents Spirit to Spirit, is properly a Clothing, a suit of Raiment, put on for a season, and to be laid off. Thus in this one pregnant subject of Clothes, rightly understood, is included all that men have thought, dreamed, done, and been : the whole External Universe and what it holds is but Clothing ; and the essence of all Science lies in the Philosophy of Clothes. (SR, 56)
C’est donc une alternative à la science de son temps, et non un obscurantisme fanatique, que Teufelsdröckh recherche à travers sa philosophie du vêtement, comme Carlyle dans ses essais. A travers son personnage, Carlyle ne propose pas un anti-matérialisme qui serait un refus de la nature matérielle de l’existence humaine, mais une inversion du paradigme newtonien qui annonce certaines découvertes majeures de la physique et de la biologie contemporaines. A l’inverse des matérialistes de son époque pour qui tout esprit est matière, Sartor Resartus pose que toute matière est esprit (« Matter […] is Spirit, the Manifestation of Spirit » (SR, 52), « Matter exists only spiritually » (SR, 56)), « force » ou « action » (on dirait aujourd’hui « énergie ») : « The withered leaf is not dead and lost, there are Forces in it and around it, though working in inverse order; else how could it rot ? » (SR, 56). Carlyle construit un modèle organiciste influencé par le Bildung du Wilhem Meister de Goethe, qu’il a traduit en 1824, où chaque chose naît, croît jusqu’à devenir ce qu’elle doit être, puis décline, pourrit et meurt pour renaître sous une autre forme. Cette alternance d’un mouvement descendantal15 et transcendantal (SR, 51) fournit la structure de Sartor Resartus et c’est ainsi que la métaphore du vêtement, objet matériel par excellence, indispensable ornement qui définit la nature humaine, exprime l’anti-matérialisme carlyléen.
Il y a une ironie trop peu souvent relevée par la critique dans l’affirmation de Teufelsdrökh selon laquelle « Society […] is founded upon Cloth » (SR, 48), qui peut se comprendre comme une représentation métaphorique quelque peu éculée du « tissu social » mais dont l’originalité réside dans la possibilité concomitante d’une interprétation littérale : la société de Carlyle était au sens propre fondée sur la suprématie britannique en matière de production industrielle, et en particulier textile, due à l’introduction des machines tant décriées par leur auteur. Prendre au sérieux la métaphore de Carlyle, c’est-à-dire examiner l’évolution des costumes et les conditions concrètes de la production de vêtements dans la première moitié du XIXe siècle, devrait nous conduire à apporter notre pierre à l’édifice de la critique post-structuraliste de Sartor Resartus, qui tente de distinguer Carlyle de Teufelsdröckh en précisant la position de l’auteur implicite par rapport à son personnage, et la fonction du narrateur/editor dans la méthode satirique de l’ouvrage. Ce faisant, on tentera de réconcilier post-structuralisme et néo-matérialisme en montrant que l’étude des conditions socio-économiques concrètes de la rédaction d’une œuvre peut conduire à une meilleure compréhension des couches successives du texte littéraire.
On peut d’emblée rapprocher la fonction du vêtement par rapport au corps de celle du signe par rapport à l’idée, ou de l’auteur par rapport à l’auteur implicite, en l’inscrivant dans une dialectique de dissimulation/dévoilement. Le vêtement masque notre nature animale, notre matérialité devenue inacceptable (l’homme matériel, sans ornement, c’est le yahoo de Swift) et révèle nos attributs proprement humains, que ce soit notre place dans la société ou plus récemment notre « individualité ». Pour Teufelsdröckh, dans une analyse anti-utilitariste (et déconstructiviste avant l’heure), c’est cette seconde fonction qui est essentielle, ce qui ne laisse pas d’étonner l’editor du texte :
Philosophical reflections intervene, and sometimes touching pictures of human life. Of this sort the following has surprised us. The first purpose of Clothes, as our Professor imagines, was not warmth or decency, but ornament. (SR, 30)
Le « tailleur » ici, c’est l’editor/narrateur, qui présente la pensée de Teufelsdröckh (de manière significative, en paraphrasant plutôt qu’en citant, ce qui revient à ajouter un voile) en prenant des précautions oratoires afin de ne pas froisser ce qu’il perçoit comme la sensibilité du public anglais. Le fonctionnement du texte en termes de communication littéraire est ici complexe : la superposition des niveaux de narration répète au niveau de la structure du texte ce jeu de dissimulation et de dévoilement. La pensée de Carlyle passe successivement par Teufelsdröckh puis par le narrateur et à chaque étape, à la fois les idées elles-mêmes et celui par qui elles s’expriment prêtent le flanc à l’ironie et à la satire de l’auteur implicite. Ainsi Teufelsdröckh est-il, par moments, une risible caricature du héros romantique, enfermé comme le docteur Faust dans sa mansarde remplie de livres, ou, dans la seconde partie « biographique » du Sartor Resartus, amant éconduit et éploré de Blumine, personnage qui a autant de chaleur et de réalité qu’Olympia, l’automate dont Nathanaël tombe amoureux dans « L’Homme au sable », la nouvelle d’Hoffman. L’editor quant à lui est une parodie de ses homologues du XVIIIe siècle, tantôt obséquieux vis-à-vis de son « courteous reader », découragé face à l’ampleur de sa tâche, cherchant à excuser le radicalisme tout germanique de son professeur, dont il ne comprend parfois même pas la pensée. La question de la fonction du vêtement telle qu’elle est conçue par Teufelsdröckh, comme celle de la recevabilité de son opinion pour l’editor et le public anglais permettent de mettre en évidence le fonctionnement satirique du roman :
Let no courteous reader take offence at the opinions broached in the Conclusion of the last Chapter. The Editor himself, on first glancing over that singular passage, was inclined to exclaim: What, have we got not only a Sansculottist, but an enemy to Clothes in the abstract? A new Adamite, in this century, which flatters itself that it is the Nineteenth, and destructive both to Superstition and Enthusiasm?
Consider, thou foolish Teufelsdröckh, what benefits unspeakable all ages and sexes derive from Clothes. For example, when thou thyself, a watery, pulpy, slobbery freshman and new-comer in this Planet, sattest muling and puking in thy nurse’s arms; sucking thy coral, what hadst thou been, without thy blankets, and other nameless hulls? A terror to thyself and mankind! (SR, 46)
Dans l’interprétation simpliste et erronée qu’en fait l’editor, la philosophie du vêtement se dérobe à la compréhension du lecteur pour laisser la place au rire suscité par l’image très mal choisie, car loin d’être « terrifiante » en réalité, du bébé nu pour illustrer la nécessité de se vêtir.
Après la fonction générale du vêtement, les conditions matérielles de sa réalisation constituent également un arrière-plan du roman de Carlyle. Pour concevoir un vêtement avant l’ère du prêt-à-porter généralisé, il faut une idée du modèle, dictée d’un côté par des facteurs sociaux (la mode) qui imposent un ensemble de contraintes, et de l’autre par les préférences de celui ou de celle qui le portera. Ce sont là des considérations individuelles, dépendant de l’usage, du goût et des moyens de chacun, qui sont un espace de liberté défini par et au sein du cadre collectif. A cela s’ajoutent bien entendu les contraintes imposées par les conditions climatiques, par la disponibilité des matières premières et par le savoir-faire technique et les outils utilisés dans la société en question. Ce système constitué par le jeu d’une création individuelle au sein de règles et contraintes collectives n’est pas sans rappeler celui de la langue et de la parole pour la linguistique saussurienne : le vêtement, au moins avant l’ère industrielle, est donc une métaphore très intéressante de la parole exploitée dans Sartor Resartus.
Le créateur du vêtement doit ensuite réaliser un patron, qui est une représentation à plat, en deux dimensions, d’un corps tridimensionnel, en tenant compte de l’aisance nécessaire aux mouvements et du style que l’on souhaite donner. L’aisance ainsi que les diverses sortes de plis ou de fronces peuvent être considérés comme des formes de l’excès ou du jeu, à la fois au sens mécanique d’un surplus permettant le mouvement des parties de l’ensemble, et en tant que reflet et appropriation personnelle d’un ensemble de règles sociales.
Sartor Resartus est le plus souvent lu par la critique comme un écrit emblématique de la charnière entre Romantisme et Victorianisme16. Justement, à l’époque de la rédaction de Sartor Resartus, les conventions de la mode connaissent des modifications majeures qui reflètent également la transition entre ces deux époques. Dans les deux premières décennies du XIXe siècle, l’influence du radicalisme politique issu de la Révolution Française conduit la mode féminine à rejeter les corsets, perruques, étoffes fastueuses et autres paniers pour adopter un style plus « naturel », fait de tissus de lin et de coton aux couleurs claires drapés autour du corps à la manière antique. C’est à la toute fin des années 1820, exactement au moment où Carlyle écrit le roman, que cette vogue prend fin et que la taille des vêtements, auparavant sous la poitrine (ligne « Empire ») reprend sa place, accentuée par le retour du corset et l’invention de la crinoline17. Même les vêtements pour hommes sont rembourrés au niveau des épaules et des hanches et ajustés à la taille18. Le corps est à nouveau sous contrôle, non plus suggéré et mis en mouvement par des drapés à la manière Romantique mais artificiellement enflé ou aminci.
La seconde partie de Sartor Resartus, qui aurait pu s’intituler « Les souffrances du jeune Teufelsdröckh », se présente comme une parodie du Bildung Wertherien, depuis l’enfance rurale idyllique, en passant par la découverte de la ville universitaire, la rencontre de l’être aimé, puis les déboires amoureux du héros romantique. Cette seconde partie, où l’editor cherche à extraire des innombrables fragments contenus dans les six sacs de Heuschrecke la trame biographique de Teufelsdröckh, reflète cette transition entre Romantisme et Victorianisme apparente dans le costume de l’époque. Le contraste entre l’émotion exubérante du héros et le cadre étriqué, engoncé, défini par le narrateur qui doit l’ordonner et l’interpréter, constitue pour Carlyle un moyen de railler à la fois les excès du Romantisme, ses prétentions illusoires à la simplicité, au naturel, à l’authenticité (il a en effet été dit que le vêtement est d’abord un ornement), et l’étroitesse de vues du public anglais. Le style hyperbolique, héroï-comique des interminables descriptions de la nature d’un Teufelsdröckh qui se raconte à la troisième personne (il est « the Wanderer » dans le passage suivant) sur des papiers volants, figure ce débordement. Placé en regard du découragement de l’editor, cet extrait qui enfile, comme autant de perles, tous les clichés du romantisme, acquiert toute sa saveur comique :
But sun-wards, lo you! how it towers sheer up, a world of Mountains, the diadem and centre of the mountain region! A hundred and a hundred savage peaks, in the last light of Day; all glowing, of gold and amethyst, like giant spirits of the wilderness; there in their silence, their solitude, even as on the night when Noah’s deluge first dried! Beautiful, nay solemn, was the sudden aspect to our Wanderer. He gazed over those stupendous masses with wonder, almost with longing desire; never till this hour had he known Nature, that she was One, that she was his Mother and divine. (SR, 117)
Cette satire de l’hyperbole romantique annonce le tournant « descendantal », le retour vers le concret, de la troisième partie. « Converti » à la philosophie du vêtement, le narrateur se fait lui-même éloquent, sans la moindre ironie cette fois, pour décrire les conditions sociales concrètes dans lesquels les vêtements étaient fabriqués à l’époque :
Let us glance for a moment, and with the faintest light of Clothes-Philosophy, on what may be called the Habilatory Class of our fellow-men. Here too overlooking, whereso much were to be looked on, the million spinners, weavers, fullers, dyers, washers, and wringers, that puddle and muddle in their dark recesses, to make us Clothes, and die that we may live. (SR, 206)
Le mouvement général de Sartor Resartus, qui progresse du métaphorique au littéral en passant par le biographique, et réduit progressivement la distance entre le narrateur et le personnage de Teufelsdröckh, puisque le premier se laisse graduellement convaincre par la philosophie du second, rapproche également l’auteur implicite de son lecteur, en introduisant les préoccupations sociales de Carlyle. On se souvient de son attaque contre la raison industrielle, qui fait des hommes autant de machines19, et c’est la voix de Carlyle lui-même que donne à entendre le narrateur à la fin de Sartor Resartus, où les ouvriers du textile sont décrits comme « haggard hungry operatives who see no farther than their nose » (SR, 205) et leurs produits « mechanically woven and spun » (SR, 205). La « philosophie du vêtement » de Teufelsdröckh acquiert donc dans cette troisième partie une valeur sociale20, que l’on ne peut comprendre qu’en examinant de près, si l’on veut prendre au sérieux la métaphore centrale du roman, les conditions dans lesquelles les vêtements étaient réalisés au tournant des années 1830.
Le XIXe siècle est considéré comme celui de l’avènement de la mécanisation dans les industries manufacturières. Il est indéniable que ce siècle vit l’apparition de machines qui permirent, dans divers secteurs de l’industrie, des gains de productivité considérables, mais Adrian Forty rappelle que la place de la machine dans les processus de fabrication de l’époque est souvent exagérée21. Bien que le fil (spun) et le tissu (woven) soient fabriqués mécaniquement à l’époque où Sartor Resartus fut rédigé, c’est-à-dire au moyen de machines actionnées à la vapeur et trop grandes et onéreuses pour être utilisées ailleurs que dans une usine, la coupe et l’assemblage des vêtements sont encore à l’époque de la rédaction du roman réalisés à la main. La machine à coudre, inventée en 1830 par Barthélémy Thimonnier, ne sera commercialisée qu’à partir de 1851, et il faut attendre la fin de la décennie pour voir arriver sur le marché des modèles suffisamment performants pour être adoptés par les industriels du vêtement22.
Le fait que l’activité soit encore réalisée à la main n’empêche pas, bien au contraire, la division des tâches, ni l’oppression des ouvriers du vêtement23. La division du travail est rendue nécessaire par le fait que, dans la première moitié du XIXe siècle, la puissance économique de la Grande-Bretagne, ainsi que l’expansion et le contrôle de l’Empire Britannique, requièrent la confection d’un nombre croissant d’uniformes, pour l’armée, l’armée coloniale, la police, les détenus ou encore les ouvriers des chemins de fer. Les vêtements sont coupés d’après des patrons standards par les « piece-masters » et les pièces sont ensuite assemblées à domicile par des ouvriers qui vivent dans un dénuement souvent extrême, et qui à ce titre ont été abondamment décrits par Henry Mayhew dans ses lettres au Morning Chronicle, publiées en 1849-5024. Mayhew expose la distinction fondamentale à l’époque entre la partie « honnête » (honourable) et « malhonnête » (dishonourable) de ce secteur de l’industrie :
The tailoring trade is divided by the workmen into ‘honourable’ and ‘dishonourable’. The honourable trade consists of that class who have the garments made on their own premises, at the supposed rate of 6d per hour—the dishonourable, of those who give the work out to ‘sweaters’, to be done at less than the standard price.25
Les tailleurs employés dans la catégorie « malhonnête » de l’industrie travaillent à domicile : ils rapportent chez eux pour les assembler les pièces coupées par les piece-masters, à qui ils rapportent les vêtements terminés. Il y a donc une division des tâches, associée à une piètre qualité du produit fini et à une dévalorisation du métier. Mayhew précise que, au cours des quelque trente ans qui précèdent, la condition des tailleurs a empiré considérablement :
The journeymen tailors working for the ‘honourable’ part of the trade are in ‘Union’. The ‘Union’ consists of six distinct societies, who meet at certain taverns or public-houses at the west end of the town. The number of journeymen present in union is 3,000. In the year 1821 there were between 5,000 and 6,000. It is supposed that from two to three thousand have left the ‘honourable’ trade and become ‘sweaters’.26
On voit donc que Sartor Resartus est écrit à une période de mutations du métier de tailleur, caractérisé par une dégradation des conditions de travail et des liens unissant la communauté, processus qui menace de produire ce que Kropotkine, qui voit dans les syndicats (unions) une continuation de la guilde du Moyen Âge, appelle « des agrégations d’individus sans cohésion »27. Carlyle, qui s’exclame dans Chartism « cash payment the sole nexus »28, partage ce constat (ainsi que la fascination de Kropotkine pour le Moyen-Âge, dont il fait une lecture très différente), même s’il voit les syndicats de son temps comme des symptômes du mal qui affecte l’Angleterre29 et non comme des formes de résistance.
Cela crée une ironie vis-à-vis de la figure du tailleur comme créateur, développée dans l’avant-dernier chapitre : « The tailor is not only a Man, but something of a Creator or Divinity », qui rapproche le tailleur de l’écrivain : « What too are all poets, and moral Teachers, but a species of Metaphorical Tailors? » (SR, 219). Cette ironie est difficile à placer, le lecteur d’aujourd’hui ne sait pas trop si elle s’exerce à l’encontre de Teufelsdröckh, qui essaie de réhabiliter la figure du tailleur en rapportant une anecdote qui fait sourire pour elle-même, celle de la reine Elizabeth saluant une délégation de dix-huit tailleurs d’un « Good morning, gentlemen both! » (SR, 218), ou bien à l’encontre de Carlyle lui-même, dont la vision de l’activité du tailleur est déjà anachronique. Le million d’ouvriers évoqué plus haut a soudainement disparu, et la figure du tailleur semble bien dérisoire à la fin du chapitre, lui-même très court. L’affirmation selon laquelle : « with astonishment the world will recognise that the tailor is his Hierophant, and Hierarch, or even its God » (SR, 220) se laisse lire comme une hyperbole, une pirouette par laquelle l’écrivain parvient à ironiser encore une fois sur son propre rôle.
Carlyle nous laisse cependant avec une réflexion que l’on peut poursuivre dans le cadre d’un parallèle entre écrivain et tailleur : l’outil du tailleur, ce sont ses ciseaux30 (SR, 220). L’assemblage est secondaire, c’est le geste de découper qui est primordial. Le tailleur définit la ligne de partage entre la pièce (ou plus exactement le surplus de couture) et la chute. Appliquée à l’écriture, c’est là une vision en contradiction apparente avec la matérialité du texte écrit. Là ou à l’époque de Carlyle écrire se faisait par ajout (d’encre), plus rarement par retrait de matière sur une surface (gravure), il propose l’écriture littéraire comme action directement sur la surface, ce qui pour Tim Ingold représente une manière de tracer une ligne : « There is, however, a third major class of line, created not by adding material to surfaces, or by scratching it away, but by ruptures in the surfaces themselves »31. Le geste du poète-tailleur consisterait ainsi à déterminer la ligne de partage, à tracer la frontière entre texte et hors-texte. Le texte serait un fragment directement coupé dans le monde, la « surface » sur laquelle travaillent écrivains et tailleurs, ce que Carlyle appelle « the universal World-fabric » (SR, 70). Le trait d’union indique clairement ici qu’il ne s’agit point d’un génitif (le tissu du monde) mais d’une analogie (le monde est un tissu).
Rappeler l’étymologie commune des termes « texte » et « textile » est un lieu commun de la critique littéraire or, comme l’écrivain crée le texte/surface32, l’analogie devrait plutôt être entre écrivain et tisserand, et il est significatif que Carlyle ait choisi de la déplacer. On terminera donc par quelques réflexions sur le tissu dans Sartor Resartus, et sur la pertinence de la métaphore du texte comme tissu dans le cas présent.
Un tissu est une surface textile qui peut être obtenue au moyen de différentes techniques : par tissage, tricotage (aiguilles ou crochet), en dentelle ou en feutre. Chacune de ces techniques suppose un rapport différent au fil, ou à la ligne, et donc la métaphore du texte comme tissu dit quelque chose de différent selon le type de tissu considéré. Le feutre est constitué de fibres de laine enchevêtrées et amalgamées au moyen d’eau, de chaleur et de friction, la dentelle aux fuseaux utilise plusieurs fils qui se s’entrecroisent longitudinalement, le tricot utilise un seul fil qui peut produire un vêtement sans aucune couture (il n’y a donc dans cette technique pas nécessairement de passage par la surface, le plan) et le tissage entrecroise perpendiculairement deux séries de fils. La plupart du temps, quand on considère le texte comme tissu, c’est au tissu tissé que l’on pense. Celui-ci est constitué de fils de chaîne (la « longueur » du tissu) tendus sur le métier et de fils de trame (sa « largeur ») qui passent alternativement dessus et dessous les fils de chaîne, à un angle obligatoirement égal à 90° par rapport à ceux-ci. Il y a trois types de tissage principaux, le tissage simple, le sergé ou twill et le satin33. Le tissage est donc à la fois une technique très simple et très contrainte, qui produit nécessairement un ouvrage d’une grande régularité.
On voit donc difficilement d’après cette description comment les lignes seulement horizontales du texte, et l’immense variété des effets que peut produire l’écriture au sein d’une même œuvre, pourraient s’apparenter à un tissage. Pour Tim Ingold,
The idea of the text as a woven tapestry may seem strange to modern readers who, accustomed to seeing letters and words in print, are more likely to treat the metaphor in a much looser sense, referring to the “weaving” of the narrative that the text relates, rather than of the actual lines of writing on the page.34
Il existe pourtant un sens littéral dans lequel on peut rapprocher le texte du tissu à l’époque de Carlyle : c’est l’impression. L’analogie est évidente, et plus tard William Morris, lui-même influencé par Carlyle, imprimera à la fois tissus d’ameublement et livres. Le début du XIXe siècle voit la vogue des tissus imprimés, et l’invention en 1796 de la presse à rouleaux qui permet d’imprimer des quantités de tissu bien plus considérables que l’ancien procédé, où un ouvrier qualifié pressait sur le tissu des tampons de bois, puis de cuivre à partir des années 1750. La production de tissus de coton imprimés (calicots) est multipliée par 16 entre 1796 et 184035, ce qui les rend accessibles aux classes ouvrières. La question de la qualité du tissu se pose alors en des termes différents : s’il est facile d’évaluer la qualité d’un fil ou d’un tissage à sa finesse et à sa solidité, comment distinguer un motif conçu pour les classes moyennes et supérieures d’un motif « vulgaire » (common) destiné aux ouvrières36 ? Le motif, le « design » prend le pas sur le fond, la structure. C’est également vers 1830, soit au moment de la rédaction de Sartor Resartus, que les concepteurs, ou les « auteurs », de motifs pour tissus cherchent à protéger leurs droits de propriété intellectuelle37.
Transposée au texte littéraire, la distinction entre motif imprimé, dont aucune caractéristique objective ne permet a priori de déterminer la qualité, et tissu, dont il existe des qualités différentes, évoque celle entre la lettre et la page, mais aussi entre sens littéral et sens métaphorique, contenu manifeste et contenu latent, manifestation et essence, exotérique et ésotérique. Comme il est techniquement possible d’imprimer n’importe quel motif sur n’importe quel tissu, le procédé de l’impression tend naturellement à cacher plus qu’à révéler la qualité réelle, ou la vérité, du texte38. C’est donc en fragmentant, voire en faisant voler en éclats les codes du récit narratif, dispersés comme les fragments de la biographie de Teufelsdröckh, et en pratiquant une langue délibérément obscure, que Carlyle suggère le sens apparent dans le « tissage » du texte.
Ingold remarque que ce que nous appelons une « ligne » de texte est en réalité une oscillation verticale et ne s’apparente donc pas au fil de chaîne mais à la rayure formée par le jeu entre trame et chaîne39. Que sont alors trame et chaîne dans le texte littéraire ? On peut avancer l’idée que, dans le roman, genre qualifié par Mikhail Bakhtine de « dialogique »40, ce sont les différentes voix en présence qui constituent la surface du texte. Il en va ainsi des voix de Teufelsdröckh et de l’editor : tantôt l’une est visible sur le dessus du texte, tantôt l’autre prend le dessus. L’auteur implicite reste le « motif dans le tapis » de la nouvelle de Henry James, non pas imprimé sur la surface mais constitué du jeu entre les fils du texte.
Le texte est un lieu d’innombrables carrefours, rencontres, ou entrecroisements, comme « la fabrique des pensées », comparée par Méphistophélès à « un métier de tisserand, où un mouvement du pied agite des milliers de fils, où la navette monte et descend sans cesse, où les fils glissent invisibles, où mille nœuds se forment d’un seul coup »41. Cette analogie entre l’opération de la pensée et le travail du tisserand permet à Goethe de railler la vision mécaniste du savoir, puisque Méphisto continue ainsi :
Il est de fait que est comme: le philosophe entre ensuite, et vous démontre qu’il doit en être ainsi : le premier est cela, le second cela, donc le troisième et le quatrième cela ; et que si le premier et le second n’existaient pas, le troisième et le quatrième n’existeraient pas davantage. Les étudiants de tous les pays prisent fort ce raisonnement, et aucun d’eux pourtant n’est devenu tisserand.42
Cela nous amène à un dernier lieu commun de la métaphore textile : celle du tissu social. Carlyle, qui partage l’aversion de Goethe pour le mécanisme, se sert du tissu pour évoquer le lien social, mais dévoile la métaphore, d’abord en la filant à l’excès43, puis en lui donnant un sens très littéral dans l’histoire du Quaker George Fox. Au premier chapitre de la troisième partie de Sartor Resartus, Teufelsdröckh raconte comment Fox, un Quaker qui a réellement vécu en Angleterre au XVIIe siècle, s’est cousu un costume entièrement en cuir et pose ceci comme événement fondamental de l’histoire moderne. Le cuir n’est pas formé de fibres et il n’est pas tissé : le geste de se faire un costume de cuir est donc l’expression symbolique du rejet de la société de Fox et de son souhait de se retirer dans la nature :
I will to the woods: the hollow of a tree will lodge me, wild berries feed me; and for Clothes, cannot I stitch myself a perennial Suit of Leather!... Stitch away, thou noble Fox: every prick of that little instrument is pricking into the heart of Slavery, and World-worship, and the Mammon-god. (SR, 159-160)
Cependant, Carlyle ironise ici encore : cette fois, c’est l’editor qui fait remarquer que les distinctions sociales seraient bien vite réintroduites par la qualité du cuir (SR, 161). Le tissu et le vêtement sont la condition de l’homme—et de l’écrivain—modernes. Il est hors de question de retourner à un hypothétique état de nature, et l’editor reprend ici la main sur son texte en voilant l’homme, et Teufelsdröckh par la même occasion.
Sartor Resartus est un texte obscur, difficile, dont l’auteur, qui pourtant avait sur le monde des idées bien arrêtées, échappe sans cesse à son lecteur, à la manière des grands satiristes du XVIIIe siècle. Par le jeu entre sens métaphorique et littéral, par le dialogisme de l’œuvre, le texte de Sartor Resartus se dérobe aux regards en même temps qu’il se dévoile au lecteur contemporain—ce qui ramène au point de départ sur l’ambivalence fondamentale du vêtement, à la fois voile jeté sur la nudité du corps et expression de sa singularité et de son appartenance sociale. Sartor Resartus est en dernière analyse une manière de « crazy fabric », titre donné par Dyson à son étude sur l’ironie44, à la fois enchevêtrement, chatoiement et jeux de plis qui déjouent les interprétations trop faciles. C’est un « texte de jouissance » au sens barthésien du terme, jouissance du geste maîtrisé et de la sensualité des étoffes, ce qui invite à reconsidérer aujourd’hui cet austère presbytérien.