Points de repère sur un philosophe international du langage
Parler de « matérialité et écriture » dans le cas de Ferruccio Rossi-Landi (1921-1985) risque de conduire vers la généralité et même l’imprécision, et ce pour deux raisons au moins. D’abord, parce que Rossi-Landi n’est pas un écrivain, mais un sémioticien, et en conséquence son écriture ne s’inscrit pas dans le narratif ou le romanesque, mais plutôt dans la théorisation épistémologique. Ensuite, parce que la matérialité n’a rien à faire ici avec le caractère abstrait que lui attribue Ingold1, mais doit plutôt être considérée au sens de la dimension extrêmement matérielle que prend tout produit langagier, malgré l’habitude de considérer le langage et ce qu’il permet de produire comme quelque chose qui appartiendrait à ce qu’on appelle la production « immatérielle ».
Il vaudrait mieux dire qu’en parlant de « matérialité et écriture » dans l’œuvre de Rossi-Landi nous voulons signifier les effets que la matérialité a eu sur son écriture, ou pour être plus précis, le rapport de son élaboration théorique au matérialisme dialectique, l’influence que celui-ci a eu sur celle-là. C’est pourquoi on peut parler ouvertement d’une sémiotique matérialiste, comme nous le montrerons de plus près, une sémiotique qui devançait ainsi le « materialist turn » et même défendait cette posture à la fois scientifique, intellectuelle et politique, à contre-courant du tournant herméneutique, de la vogue du postmodernisme et de la « pensée faible » sévissant dans les années 1980. C’est peut-être à cause de cette position ouvertement matérialiste-dialectique que la théorie sémiotique de ce philosophe italien du langage n’a pas reçu l’attention qu’elle méritait en milieu universitaire, où elle a été souvent réduite à une belle approche métaphorique et dépourvue de conséquences pratiques, quand elle n’a pas été ignorée2.
La plupart des ouvrages de Rossi-Landi ont été traduits en anglais et en d’autres langues, alors qu’en français on ne trouve qu’un extrait de son essai le plus important, paru dans L’Homme et la société, et les quelques textes de ses conférences, publiés dans des recueils devenus rares3. Cela s’explique probablement par sa critique des courants structuralistes (et même marxistes) dans une époque où ils étaient encore hégémoniques, ce qui ne l’a certes pas aidé à recevoir en France l’admiration que lui accordait le père du « matérialisme culturel » anglais, Raymond Williams. Ce dernier a obtenu la collaboration de Rossi-Landi dans Contact: Human Communication and its History. Dans cet ouvrage, juste après l’introduction de Williams, Rossi-Landi présentait un résumé de sa vision sous le titre de « Language »4. Les traces de l’admiration que lui portait Williams se retrouvent dans la déclaration de l’éditeur de l’édition anglaise du chef-d’œuvre rossi-landien Ideologia, publiée dans la collection oxonienne « Marxist Introductions » dirigée par Williams et Steven Lukes : « Raymond Williams had a special regard for the work of Ferruccio Rossi-Landi and the purpose of this note is to record this fact, which would otherwise receive no mention between these covers »5.
Ce que nous venons de rappeler laisse croire que le contact entre les deux théoriciens matérialistes a été tardif6. Mais la culture universitaire anglaise avait déjà joué un rôle de premier ordre dans l’évolution de la sémiotique de Rossi-Landi, à partir de son premier séjour à Oxford en 1951. Rappelons au passage que les années 1950 marquent une période d’intense travail d’étude, de traduction et de critique de l’œuvre majeure de l’Anglais Gilbert Ryle et de l’Américain Charles Morris, contribuant ainsi à introduire la pensée méconnue de ces auteurs dans une Italie où la sémiotique était encore à ses origines et sous l’influence de l’opérationnisme7. 1961 marque le passage de l’ordinary language des philosophes oxoniens au « parler commun », considéré comme l’ensemble des techniques collectives et communautaires auxquelles un individu doit recourir s’il veut parler et communiquer. Mais c’est seulement en 1966, après ses séminaires américains sur la relativité linguistique8, que Rossi-Landi mène une critique des philosophes analytiques et de leur théorie des « words as tools », pour conclure à un usage marxien du second Wittgenstein, sur lequel nous ne pouvons nous arrêter ici9.
Travail, capital, marché : une approche homologique de la reproduction sociale
C’est donc au milieu des années 1960 que Rossi-Landi en vient à élaborer sa théorie de l’homologie de la production linguistique et de la production matérielle10. S’appuyant sur la capacité humaine de travailler à la base de l’hominisation telle que l’ont décrite Hegel et Marx, Rossi-Landi montre la relation insécable et consubstantielle à la reproduction sociale entre les deux champs qui déterminent cette dernière—la production des objets qu’on appelle matérielle et la production des signes qu’on appelle linguistique—au niveau de leur racine commune : le travail humain. Ainsi, il propose de considérer le langage comme travail et comme marché, au-delà du « métaphorisme » auquel on a tenté de réduire son approche. Le langage (dans son sens général) est donc travail, alors que la langue (non au sens saussurien, mais plutôt toute langue historico-sociale) est le produit de ce travail, produit qui peut être utilisé ou réinséré dans le procès productif en tant que moyen ou matériau d’une nouvelle production d’artefacts linguistiques, de même qu’il arrive dans la production d’objets matériels, suivant un schéma de correspondances homologiques en dix niveaux :
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Niveau du pré-travaillé : matériau phonique ou graphique ; matériaux physiques.
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Niveau des semi-travaillés de départ : phonèmes et morphèmes ; matériaux modifiés.
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Niveau des éléments complets et séparables : mots ou monèmes ou lemmes ou autres unités linguistiques ; pièces constitutives et séparables d’un outil.
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Niveau des outils utilisables : énoncés simples ; outils simples.
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Niveau des ensembles d’outils : énoncés composés ; outils complexes.
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Niveau du mécanisme : syllogismes et raisonnements ; machines ou outils mécanisés.
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Niveau du mécanisme complexe et auto-suffisant : discours et essais ou cours et livres ; machines pour travaux multiples.
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Niveau du mécanisme total : codes complets conditionnant et absorbant les individus ; machines automatiques et autorégulatrices.
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Niveau de la production non-répétable : production (littéraire, artistique, scientifique) originale en modèle unique ; prototypes ou exemplaires sous forme de modèles.
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Niveau de la production globale : production linguistique totale d’un homme, d’un groupe, d’une civilisation ou de l’humanité entière ; production matérielle totale, avec les mêmes distinctions d’échelle que pour la dimension linguistique11.
Ce schéma nous permet de saisir à la fois la matérialité de la production linguistique et le matérialisme de l’approche rossi-landienne. Le fait de considérer la langue comme produit (en tant qu’objectivation, cristallisation d’un travail linguistique), comme instrument et comme matériau (parce qu’on travaille avec la matière linguistique et sur elle) pousse Rossi-Landi à parler de capital (linguistique) fixe, ce qui implique que la langue, en tant que moyen d’échange par excellence, est aussi argent—question sur laquelle nous reviendrons—c’est d’ailleurs ce qu’on aperçoit quand on parle instinctivement du « patrimoine » linguistique d’une communauté quelconque. Suivant Marx, s’il y a un capital fixe, il y a aussi un capital (linguistique) variable, composé par la « marchandise parlante », la force de travail linguistique des hommes qui parlent cette langue et sans lesquels il ne resterait que le vocabulaire d’une langue morte12. La place manque ici pour montrer comment cette illustration partielle de l’approche de Rossi-Landi nous permettrait d’ores et déjà de vérifier le décalage entre lui et ces philosophes du langage qui ignorent la notion de travail linguistique, d’où la critique possible de leurs théories : le marginalisme de Saussure et de Hjelmslev, l’approche physiocratique de Wittgenstein, le mercantilisme de Ryle, l’utopisme de Jakobson et de Chomsky13.
Rossi-Landi développe l’homologie au niveau du marché, non seulement parce que la marchandise peut contenir des messages, mais surtout parce qu’elle « fonctionne comme un message dans le cadre d’une situation communicative non-verbale très complexe » ; et inversement, dans cette forme d’immense marché que constitue une communauté linguistique, les messages circulent de même que les marchandises14 —et ce jusqu’à atteindre la dimension d’exploitation aujourd’hui typique d’une production postfordiste usant proprement de la communication pour produire du profit. Cette considération des messages comme marchandises est un autre point fondamental de la théorie rossi-landienne, qui s’oppose à l’approche confusionnelle du signe-marchandise d’Henri Lefebvre, appliquant à la réalité complexe de la marchandise la division saussurienne du signe en « le signifiant (l’objet susceptible d’être échangé) et le signifié (la satisfaction possible, virtuelle, pas seulement différée mais dépendante de l’achat) »15. Rossi-Landi y voyait une association arbitraire et donc interchangeable à volonté16, ce qui nous permet de prolonger cette critique relativement à ses avatars chez Jean-Joseph Goux, Jean Baudrillard et Serge Latouche17.
Langage et aliénation : argent, exploitation et plus-value linguistiques
La caractérisation du langage comme travail et comme marché révèle également la dimension homologique d’exploitation qui leur est propre et que Rossi-Landi a envisagée par une étude des problèmes de l’aliénation linguistique. Il s’agit, d’une part, de la non-liberté de l’usage de la langue—produit social et moyen social dont les producteurs sont expropriés ainsi qu’il advient dans le processus de la production matérielle—et, d’autre part, des conditionnements idéologiques qui affectent la communication et qui, s’ils sont découverts et refusés, provoquent une révolte langagière pouvant aboutir à des conséquences tragiques. Selon Rossi-Landi, « [q]ui n’apprend pas à parler comme les autres, ou se met à parler une langue personnelle qui dévie des modèles, n’est plus entendu »18, au prix d’être expulsé ou mis en marge de la société. On voit bien que l’on passe aisément de l’aliénation économique à l’aliénation linguistique et à l’aliénation mentale, que le système social appelle « folie ». C’est donc que, pour continuer à fonctionner, le système linguistique (comme le système capitaliste) doit en même temps garder la langue et (re)produire les travailleurs linguistiques. Pour que cela advienne et que le travail soit exploité en tant que marchandise, ces travailleurs doivent être produits « avec le langage, en les associant à la production linguistique », afin de les rendre contrôlables et exploitables : « en transmettant la langue de génération en génération, on transmet aussi l’aliénation linguistique », écrit ainsi Rossi-Landi19. En effet, on apprend à utiliser, à employer et même à reproduire inconsciemment des « produits déjà existants » et des messages admis, auxquels se limite la liberté du parlant au sein des deux champs homologues de la production : « Production en tant que pur usage de produits : voilà ce qui est transmis », précise-t-il20.
Ainsi, on assiste à un remplacement du rapport originaire aux produits par une forme de réification, voire de fétichisme des propriétés des produits, présentant ces derniers comme naturels et immuables et faisant oublier à l’homme les processus du travail qui les a créés et dont il est à l’origine, et par conséquent sa capacité à les retransformer. Ce processus détache davantage « l’homme de la nature et l’homme de l’homme »21, selon les termes de l’auteur. Nous retrouvons ici ce que Marx dénonça dans le fonctionnement du système capitaliste : l’échange des marchandises par l’argent cache les véritables rapports entre les hommes, qui sont aussi des rapports de force, de production et d’exploitation entre les classes. De plus, en développant le problème de la non-liberté de l’usage de la langue et de la « propriété privée de la langue (qui est publique) »22, par une relecture de la théorie de l’information, Rossi-Landi a redéfini la classe dominante comme la classe qui possède les moyens de communication (codage, circulation et décodage des messages, redondance, bruit et brouillage de l’information), et les classes subalternes comme celles qui « en subissant la classe dominante se limitent à en employer les codes ou sinon se taisent »23.
À ce propos, lorsqu’il parle d’argent linguistique, Rossi-Landi se réfère à un phénomène particulier d’exploitation linguistique, fondée sur l’apanage du privilège linguistique, qui « se forme par le fait qu’une classe sociale, dominante par rapport aux autres, accède au langage plus que les autres, grâce à tous les moyens de formation et de contrôle qui composent l’éducation, dans le sens le plus vaste du terme, les idéologies, la propagande »24. C’est là qu’a lieu la production d’« une plus-value linguistique, qui est employée seulement par une minorité »25 :
Le travail vivant, dépensé par la masse parlante sous forme de langage commun, sert non seulement à reproduire immédiatement la langue quotidienne, mais aussi, de manière non-immédiate, à reproduire les différentes sous-langues spécialisées. Cet excédent, qui n’est pas nécessaire aux besoins de la masse parlante, est du sur-travail qui lui est imposé, il forme par conséquent une plus-value qui s’accumule dans la langue comme argent et capital linguistique ultérieur. […] On demande au locuteur ordinaire de voir le monde dans l’optique de cette langue spécialisée, un peu comme l’ouvrier doit dépenser son salaire pour acheter les biens que le capital lui a imposé de produire.26
Vers une approche unitaire de l’exploitation dans la reproduction sociale
À partir de toutes ces réflexions élaborées dans la décennie 1965-1975, Rossi-Landi a repris et développé à la fin des années 1970 une étude qui lui paraissait fondamentale : celle de la reproduction sociale, qu’il considère comme « le principe de toute chose ». Autour de ce sujet, il avait envisagé un recueil jamais publié, mais dont il reste des textes parus ailleurs. Surtout, certains développements sur la notion de « reproduction sociale » se retrouvent dans le livre de 1978, réimprimé et augmenté en 1982, Ideologia, probablement le chef-d’œuvre de Rossi-Landi et son étude la plus détaillée sur l’idéologie, qui reste inégalée aujourd’hui encore.
Rossi-Landi considère la reproduction sociale au sens général comme l’ensemble des processus permettant à une société de survivre, de se développer et de continuer à exister. C’est pourquoi, à son avis, tout matérialiste ne saurait se passer de la tenir pour point de départ de son étude, d’autant qu’elle se présente comme la totalité à laquelle doit être toujours ramené chaque élément ou moment particulier qui a été tiré d’elle, isolé et envisagé dans sa singularité pour raisons d’analyse. En fait, Rossi-Landi considère aussi la reproduction sociale de façon plus spécifique comme un appareil gigantesque, très complexe, qui fait partie de la réalité sociale : en d’autres termes, c’est l’organisation instrumentale inventée et construite par les hommes afin de produire l’histoire et comprenant à la fois la nature et les hommes-mêmes comme matériaux et comme moyens. Cette histoire qui produit les hommes et la nature est à son tour le produit de la pratique sociale, c’est-à-dire du travail exécuté par les hommes dans la société au moyen des hommes-mêmes et de la nature modifiée par eux (à savoir, l’histoire passée) en tant que matériaux et instruments à la fois.
On voit bien que la triade pratique sociale/reproduction sociale/histoire qui compose la réalité sociale n’est pas cloisonnée, mais plutôt dialectique, car chacun des facteurs implique et continue l’autre. Se fondant précisément sur la considération au sens strict de la reproduction sociale comme moment instrumental, Rossi-Landi envisage donc la possibilité d’une première approche visant à la constitution d’un catalogue des groupes d’activités fondamentales pour l’existence d’une société : de l’activité économique de production, d’échange et de consommation à la question de l’environnement nécessaire à une communauté ; de la transmission culturelle à l’organisation des relations sociales ; du soin des membres de la communauté à la prolifération des arts et sciences ; etc.. Mais comme aucune de ces activités ne correspond à la totalité de la reproduction sociale, Rossi-Landi préfère considérer cette dernière au sens large comme celle qui les recouvre toutes, « la matrice de toutes les catégories possibles », « le principe à la fois réel et méthodologique de toute chose »27. Ainsi, il suggère d’envisager la reproduction sociale, comprenant à la fois la réalité sociale et la nature, comme le résultat dialectique de la pratique sociale en tant que travail, de l’appareil de la reproduction sociale même, vue dans son moment instrumental, et de l’histoire comme produit.
Rossi-Landi tente alors d’intégrer deux autres approches : d’une part, le modèle marxien de l’économie, qui explique la reproduction sociale par les trois moments principaux de la production, de l’échange et de la consommation, ce qui pour le sémioticien italien ne saurait concerner seulement la dimension des biens matériels, mais aussi celle des artefacts linguistiques. C’est précisément là que s’insère la théorie rossi-landienne de l’homologie susmentionnée. D’autre part, Rossi-Landi reprend l’approche marxiste quelque peu orthodoxe et mécaniste, qui divise la reproduction sociale entre la structure (le mode de production) et les superstructures (dites « idéologiques »), pour la critiquer dans son insuffisance. Tout en admettant une action des superstructures sur la structure en contrepoint de celle, prééminente et présentée comme telle par l’orthodoxie, de la structure sur les superstrucures, ni Lukács ni Gramsci (et ni Williams non plus28) n’ont clairement expliqué les modalités de leurs relations. Pour Rossi-Landi, la détermination des superstructures par le mode de production, de même que la rétroaction de celles-là sur celui-ci permettant ainsi des projets révolutionnaires à même de changer le cours de l’histoire, ne peuvent se comprendre qu’en en remplaçant la bipartition classique par une tripartition posant entre les deux facteurs reconnus un troisième élément souvent négligé : le système de signes.
Une fois de plus, le fait que ce dernier soit intermédiaire entre la structure et les superstructures ne signifie pas qu’il est cloisonné par rapport à elles. Rossi-Landi dénonce clairement l’erreur qui consiste à confondre le système signique avec le seul système de signes verbaux, car il y a aussi des signes non-verbaux, dont le système vaste et très complexe va des objets trouvés en nature ou produits par l’homme aux comportements de ce dernier et aux institutions sociales. C’est dire que les signes sont présents à tous les niveaux auxquels a lieu la reproduction sociale : permettant une médiation entre l’un et l’autre qui peut se lire en plusieurs directions, vu leur interpénétration dialectique, ils permettent aussi la planification sociale des comportements aux trois niveaux susdits. Cette extension du troisième modèle que propose Rossi-Landi permet aussi un parallèle avec la tripartition de la deuxième approche suivant une terminologie courante qui associe la production à la base économique et l’échange à la communication. La correspondance des institutions idéologiques ou superstructurelles au moment de la consommation justifierait l’idée que les hommes doivent sans cesse se nourrir d’elles. La consommation permise par l’échange de ce qui a été produit démarre une production nouvelle, justifiant ainsi la rétroaction et renouvelant le cercle structure-superstructure29.
En remarque critique on pourrait dire que l’approche rossi-landienne gagnerait à être mise en relation avec des développements apportés par les féministes marxistes sur la question de la reproduction sociale, comme nous le suggérerons plus bas. Il n’en reste pas moins que la contribution de Rossi-Landi est un pas important vers une théorie unitaire de l’exploitation qui a lieu à tous les niveaux de la reproduction sociale.
L’idéologie comme praxis sociale et son actualité dans le panorama théorique
La monographie de Rossi-Landi sur l’idéologie reste ainsi inégalée non seulement pour les différents niveaux de classification qu’elle propose, mais aussi pour avoir saisi le rôle que joue le langage en tant que pivot de l’articulation dans le binôme marxiste de structure et superstructures. Sur le fond d’une analyse gramscienne du consensus comme moyen de domination sans recours à la violence physique, Rossi-Landi nous révèle donc la place qu’occupe le langage dans le maintien de la reproduction sociale, les programmes de communication ou de comportement exécutés quotidiennement n’étant que de petites composantes d’une plus vaste programmation de la société, qui s’exerce par une pratique sociale dictée et préservée par l’idéologie considérée comme projet social.
En partant de la définition marxienne de l’idéologie comme fausse conscience, Rossi-Landi en propose onze conceptions différentes allant du degré le moins conscient, le moins dangereux et le moins général de ce qu’il appelle le faux penser (de i à vi), au degré le plus conscient, le plus dangereux et le plus général (la philosophie, « stade suprême de l’idéologie »), pour ainsi entrer dans l’idéologie comme vision du monde (de viii à xi) où, par un parcours inverse (à savoir : de conscience, danger et généralité décroissantes) on atteint au simple sentiment :
(I) mythologie, folklore, croyances populaires, stéréotypes et préjugés répandus ;
(II) illusion et auto-déception ;
(III) sens commun ;
(IV) mensonge non délibéré, obscurantisme volontaire mais non planifié, automystification semi-inconsciente, contrefaçon socialement induite et devenue automatique dans l’individu ;
(V) escroquerie ou tromperie consciente ;
(VI) faux penser en général ;
(VII) philosophie ;
(VIII) vision du monde à caractère systématique ;
(IX) intuition du monde à caractère émotif, religieux, irrationnel ;
(X) système de comportements ;
(XI) sentiment30.
Rossi-Landi précise que ladite « critériologie » n’a qu’une fonction, celle de résumer et coordonner les différents usages ou conceptions du terme idéologie : « Une fois qu’on a fait rentrer l’idéologie comme science des idées [façon Destutt de Tracy] dans la philosophie, les dix autres conceptions se disposent autour des deux pôles indiqués maintes fois, celui de l’idéologie comme faux penser (sens négatif ou péjoratif) et celui de l’idéologie comme vision du monde (sens principalement descriptif ou neutre) »31. Le premier pôle a son expression la plus générale en vi, les autres cas se distinguant par leur degré de conscience et de volonté. Le deuxième pôle trouve son expression la plus forte en viii, les autres pôles étant des cas moins développés au niveau de la systématicité, de la généralité, de l’élaboration et de la conscience. Rossi-Landi focalise donc sa réflexion sur deux fronts : l’un plus proprement aliénant de l’idéologie comme faux penser, impliquant la condition aliénée de l’homme et le rapport de la fausse conscience à la praxis ; l’autre concernant l’idéologie comme projet social, qui dépasse la simple vision du monde : « quelque chose de planifié à plusieurs niveaux de la conscience, quelque chose qui, du moins en principe, investit la société dans son entier et dans la longue période »32. « Notre thèse est que l’idéologie comme vision du monde, lorsqu’elle ne se limite pas à une attitude contemplative, devient nécessairement pratique prospective, projet social qui investit la société dans son ensemble »33. Ces deux aspects essentiels « imposent de voir les hommes comme producteurs et comme victimes à la fois, comme agents conscients ou inconscients mais tout de même toujours capables d’agir. De ce point de vue, distinguer parmi les idéologies signifie distinguer parmi les pratiques sociales ; et si on veut changer d’idéologie, on doit changer de pratique sociale »34.
On comprend bien que cette lecture ne réduit pas l’usage idéologique du langage—et donc ses effets sur la praxis quotidienne—au contexte du discours de la « politique » au sens strict, mais invite aussi à déceler tout ce que d’autres discours cachent et impliquent de politique, bien qu’ils se prétendent « non-idéologiques ». C’est donc là que la distinction de Rossi-Landi se fait tranchante, entre un projet social conservateur sinon réactionnaire et un autre novateur, voire révolutionnaire. Pour Rossi-Landi, la seule opposition possible à l’état des choses entretenu par une idéologie conservatrice ou réactionnaire, usant de discours « hypo-historiques » tendant à présenter le capitalisme comme « naturel » et parfaitement accordé à la « nature » de l’homo œconomicus, ou « supra-historiques » faisant appel aux abstractions idéalistes et religieuses, consiste dans une pratique sociale fondée sur une idéologie infra-historique et révolutionnaire, en vue d’un projet de transformation sociale. Infra-historique signifie matérialiste.
C’est pourquoi il faisait sans cesse appel à une prise de conscience et à une pratique de lutte de classes. Or la première nécessite un travail de démystification des produits langagiers dont on use de façon irréfléchie ; la seconde demande des mots d’ordre à même de rassembler et de déclencher les forces révolutionnaires. En ce sens, le langage étant étroitement lié avec la reproduction sociale au même titre que la production économique, Rossi-Landi invitait non seulement à un travail collectif de destruction de l’ancien, mais aussi à un travail « supplémentaire visant à la construction du neuf », un effort désaliénant pour réaliser enfin « la réunification de l’homme comme conscience-praxis dialectique » et la transformation de la société35.
Par la considération de l’idéologie comme pratique sociale à même de réaliser un projet de société, la réflexion matérialiste de Rossi-Landi atteint son apogée et son aspect le plus militant—et le plus édulcoré, si ce n’est oublié, par ses commentateurs. Cet aspect permettant de saisir pleinement la matérialité tout autre qu’abstraite à l’œuvre dans la production langagière et la reproduction sociale s’avère d’une actualité étonnante, à en croire les ateliers émancipateurs sur la désintoxication de la langue de bois que mènent certaines coopératives d’éducation populaire en Bretagne et ailleurs en France, travaillant à une prise de conscience de l’idéologie cachée dans la novlangue, et invitant à la réappropriation collective du langage36.
À ce propos, nous voudrions souligner cette actualité en évoquant rapidement quelques possibles « prolongements rossi-landiens » dans plusieurs domaines de la réflexion théorique : une application de la sémiotique de Rossi-Landi dans le champ de la critique philosophico-littéraire, comportant également une comparaison avec Bourdieu37 ; une convergence étonnante entre l’homologie rossi-landienne et la réflexion sémiotique des surréalistes dans les années 197038 ; l’usage des catégories de la sémiotique rossi-landienne pour relire de façon matérialiste La tâche du traducteur de Walter Benjamin, à contre-courant des interprétations métaphysiques dominantes39 ; la critique déjà rappelée des théories linguistiques de la valeur du signe, qui peut s’appliquer au-delà des cas dénoncés par Rossi-Landi lui-même, ce qui permet aussi une extension de l’homologie entre théories économiques et sémiotiques de la valeur sur la base de la formule marxienne de la valeur d’une marchandise, que Rossi-Landi a pourtant négligée40 ; une extension des notions de « reproduction sociale » à la « reproduction sexuée » et de plus-value linguistique en plus-value idéologique, et leur usage en fonction critique dans le champ des théories du « féminisme matérialiste »41.
Une théorie matérialiste des messages verbaux et non-verbaux
Cette dernière question mérite qu’on s’y arrête un moment, parce qu’elle permet de reprendre un autre pan du matérialisme de la sémiotique rossi-landienne. Précisons tout d’abord que, Rossi-Landi ne s’étant pas ouvertement occupé des théories féministes42, notre propos sur ce sujet vise plutôt à intégrer les apports de ces dernières sur les formes d’exploitation non-monétaire et les acquis du marxisme, sur la base de la sémiotique rossi-landienne à même de fournir un cadre méthodologique commun pour l’étude de la reproduction sociale. Pour ce qui est de cette dernière, par sa théorie de l’homologie Rossi-Landi a particulièrement concentré son attention sur l’une des composantes de la reproduction sociale restée peu considérée jusqu’à lui—la production linguistique—en fonction d’une autre composante que Marx a amplement démystifiée—la production matérielle ou économique au sens strict. Rossi-Landi n’ignorait certes pas la troisième composante—la (re)production des êtres humains—que les fondateurs du matérialisme dialectique ne manquèrent pas non plus d’envisager à leur époque déjà :
Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent ; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce.43
Cependant, tout en n’ignorant guère ce moment de la reproduction sexuée, Rossi-Landi le met de côté pour se consacrer à ces autres priorités que nous venons d’évoquer par sa théorie du « langage comme travail et comme marché ». Pourtant, contre l’argument hypo-historique tendant à réduire la reproduction sociale à quelque chose de purement biologique, Rossi-Landi n’oubliait pas de préciser que c’est plutôt la reproduction sociale qui englobe et même soumet la reproduction biologique, tant des êtres humains que des autres formes de vie importantes pour l’humanité44. Rossi-Landi n’en est donc pas venu à traiter des questions féministes, mais il a appliqué l’analyse marxienne des valeurs d’usage et d’échange de la marchandise au cas non-mercantile des femmes qui sont objet de l’échange exogame décrit par Claude Lévi-Strauss et Maurice Godelier45.
Cette application nous intéresse d’autant plus qu’elle implique à la fois l’échange des corps et l’échange des signes, comme dans tout échange par ailleurs, bien qu’on ne s’en rende pas compte. Pour un homme toutes les femmes ne sont pas égales sur la base de la loi de la consanguinité, qui établit le tabou de l’inceste ; en termes sémiotiques, elles « signifient » différemment : soit l’interdiction d’avoir des relations sexuelles (ce qui implique l’accessibilité de ces femmes pour d’autres hommes), soit la possibilité d’en avoir (ce qui signifie que ces femmes sont interdites pour d’autres hommes)—d’où l’échange exogame dont parlent les anthropologues susnommés. En ce cas, il est tout de même manifeste que c’est le corps d’une femme qu’on consomme et non son signe46. Il en va de même pour un poulet rôti, indépendamment du contexte de signification—rituelle, de prescription religieuse ou législative, de consommation de masse, de précis de haute cuisine française, etc.—dans lequel il est inséré : quoi qu’il en soit, c’est toujours un poulet qu’on mange et non son signe47. Et quand on envoie un bouquet en signe d’amour, ce sont les fleurs qui sentent bon et non le message qu’elles signifient48.
Toute cette réflexion à partir de ces exemples plutôt évidents aboutit à un corollaire de grande importance dans la proposition de Rossi-Landi de bâtir une sémiotique matérialiste. Elle se construit en opposition aux thèses d’une sémiotique idéaliste, que Rossi-Landi résume de la sorte :
-
Signs are not bodies – Les signes ne sont pas des corps ;
-
All bodies are signs – Tous les corps sont des signes.
Considérées individuellement, la première thèse ne reconnaît aucune corporéité aux signes, y compris à ces corps qui ont été transformés, interprétés (donc annulés) en signes, donc son résultat est de mener droit à l’immatérialisme ; et la deuxième thèse fait de tous les corps des signes, laissant champ ouvert au panlogisme sémiotique, ce qui est aussi une manière de réduire au mental, au symbolique, tout ce qui a une dimension sociale. Mais comme le souligne Rossi-Landi lui-même, ce qui étonne davantage, c’est que, considérées ensemble, ces deux thèses se contredisent : si « les signes ne sont pas des corps », on ne saurait comprendre alors comment « tous les corps sont des signes ». Et pourtant, le fait d’avoir rendu tous les corps de purs signes privés de toute matérialité est ce qui permet ce paradoxe. Rossi-Landi remplace donc cette vision idéaliste par sa proposition des trois thèses d’une sémiotique matérialiste :
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All signs are bodies – Tous les signes sont des corps ;
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Not all bodies are signs – Tous les corps ne sont pas des signes ;
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All bodies can be signs – Tous les corps peuvent être des signes49.
Rossi-Landi en vient ainsi à formuler le concept de « résidu corporel des messages non-verbaux »50, qu’il étend dans une « théorie des résidus des signes »51. Afin d’éviter tout malentendu, précisons que le résidu est ce qui excède la dimension signique, ce qui se trouve en surplus par rapport à toute interprétation possible, ce qui reste en-deça (ou au-delà) du signe : le corps. D’un côté, Rossi-Landi rappelle que l’échange matériel, c’est-à-dire non-verbal, quoiqu’on oublie souvent son aspect signique parce que sa matérialité corporelle l’emporte, est tout de même une forme de communication52, au point que l’économie peut être considérée comme ce secteur de la sémiotique qui étudie précisément l’échange (non-verbal) des messages-marchandises53.
En effet, la spécificité de la communication non-verbale est qu’elle peut avoir lieu avec des corps déjà existants en nature, ou des corps produits pour d’autres buts, ou des corps produits expressément pour porter des signes, alors que c’est seulement avec ces derniers que peut se réaliser la communication verbale. C’est dire, contre tout panlogisme immatérialiste, que lorsqu’on a affaire aux messages non-verbaux, au-delà de l’interprétation sémiotique qu’on leur attribue comme ensemble de signes, il reste toujours leur corps, qu’il soit « déjà existant » (les êtres humains dans l’échange exogame, une pierre ou un arbre comme symboles de quelque chose, etc.) ou produit de toute pièce (une peinture, un objet, toute marchandise en général, etc.), ce qui est d’autant plus manifeste dans le cas où sa production matérielle serait détachée de sa consommation signique (c’est le cas des panneaux de signalisation, par exemple).
De l’autre côté, le fait que ces deux dimensions soient parfaitement réunies dans la communication verbale car, comme nous l’avons dit, elle se réalise uniquement à l’aide des corps produits exprès, qui n’ont d’autre but que d’être porteurs de signes, n’empêche pas pour autant d’étendre la théorie des résidus aux messages verbaux. De fait, pour Rossi-Landi, au lieu d’être le résultat d’une production « immatérielle », même les signes verbaux ont un caractère matériel, mieux vaut dire extérieur, qu’il s’agisse des sons articulés dans une conversation orale ou des mots lus sur une page ou un écran. C’est seulement qu’à la différence de la communication non-verbale, cette corporéité étant intériorisée, voire intérieure, donc annulée comme extériorité par l’esprit, surtout dans le cas des signes simplement pensés par la conscience au moyen des relations neuronales du système nerveux, elle apparaît de ce fait tellement faible qu’on ne reconnaît aucune matérialité aux signes verbaux54. Mais leur appréhension matérialiste-dialectique peut aller au-delà.
Pour ce faire, Rossi-Landi propose de distinguer non pas entre signifié et signifiant, mais bien entre signans et signatum. Ainsi, les matériaux employés dans la formation du signe ne constituent que le résidu corporel du côté des signantia. Mais il est également possible de retrouver le résidu du côté des signata, à savoir : le concept agissant comme interprétant sur le comportement ou la structure de l’interprète ; l’usage même des signantia (relisant ainsi l’idée wittgensteinienne que « la signification d’un mot est son usage dans le langage »55) ; la référence (comme construction ontologique ou relation sociale) ; le référent, le denotatum (objet physique ou non-physique auquel renvoie le signe en dehors de lui-même). En d’autres termes, il s’agit d’une substance sociale, c’est-à-dire des résidus classifiés en termes de reproduction sociale, ce qui nous ramène au rôle des systèmes langagiers au sens large (verbaux et non-verbaux) à tous les niveaux de la structure et des superstructures, dans le cadre de l’idéologie conçue comme pratique sociale prospective, liée à un projet.
En guise de conclusion sur la relation entre « matérialité et écriture », qui peut enfin s’étendre à celle entre reproduction sociale et production signique, nous rappellerons ce mot de Rossi-Landi : « opérer sur les systèmes fondamentaux de signes qui régissent une société […] signifie préparer idéologiquement la révolution »56.