Force est de constater que la matérialité (et ses déclinaisons, matière, corps) de la bande dessinée est récemment devenue un sujet à la mode à l’université. Parmi les colloques et les appels à contribution des années 2010, citons le numéro de la revue Communication et Langages portant sur le « pari de la matérialité »1 dans la bande dessinée, la journée d’étude « (Im)Matérialité de la bande dessinée »2 organisée à l’École européenne supérieure de l’image d’Angoulême, le colloque « Les langage du corps en bande dessinée »3 qui s’est tenu à l’École Normale Supérieure de Lyon ou encore « Les figures du corps augmenté dans la bd »4 organisé à la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image. Certes, les descriptifs de ces journées ouvrent la porte à plusieurs interprétations, mais ils n’en manifestent pas moins une volonté commune d’explorer les matérialités de l’objet bande dessinée.
À cette tendance, il est possible de voir plusieurs raisons, à commencer par un mouvement de revalorisation de la matière, depuis les années 90 avec les travaux fondateurs du philosophe François Dagognet5, et ses prolongements, par exemple dans la critique et l’histoire de la littérature6. De plus, et pour en revenir à la bande dessinée, les mutations de ses formes et de ses usages soulèvent avec acuité la question de sa matérialité. Dans ce contexte, il s’agit d’étudier le livre-objet face au numérique, ainsi que les contaminations de la bande dessinée avec d’autres médiums tels que le cinéma ou le jeu vidéo. « Depuis quelques années, le papier ne suffit plus forcément à [la] frange expérimentale de la Bande Dessinée », écrit Jean-Christophe Menu dans La Bande dessinée et son double, « à chaque fois qu’il s’aventure ailleurs, le médium importe avec lui un certain bagage potentiel à renouveler l’Art »7. Ajoutons que cette insistance à parler de matérialité ou de corporalité est peutêtre l’indice que le sujet était jusqu’alors passé à la trappe et/ou que le corps de la bande dessinée ne va décidément pas de soi.
Avant d’aller plus loin, tâchons de préciser ce que l’on entend par matérialité et admettons que si la matière première de la littérature est verbale, celle de la bande dessinée est graphique. Elle repose sur une pluralité d’images qu’il s’agit d’agencer les unes avec les autres, de transformer en matériau, à travers les opérations de mise en page et de découpage8. Aussi minimale soitelle, cette définition pose déjà problème, tant viennent se mêler d’autres notions telles que la monstration et la graphiation. Quand on cherche à décrire ce qui est constitutif de l’expérience de lecture, on remarque que, tandis que la littérature se caractérise par le retrait et que rien dans l’objet-livre (maquette, mise en page, polices de caractères) ne porte les marques de la présence de l’auteur, le récit de bande dessinée se caractérise au contraire par les traces d’une gestualité. Pour désigner ce « tracé de la BD », Philippe Marion a proposé dans sa thèse le terme de graphiation ou énonciation graphique9. Ce tracé, le lecteur le « perçoit comme la marque d’une identité graphique dont le responsable est le graphiateur, […] une instance construite par le lecteur, responsable de l’inscription des textes et des dessins »10. Outre cette énonciation matérielle visuelle, il faut évoquer la nature synoptique de la bande dessinée, c’estàdire qu’elle se compose d’une suite de doubles planches de cases qui constituent autant d’unités narratives élémentaires que le lecteur entrevoit d’un seul coup d’œil. Cette visibilité immédiate fait obstacle à la mise en place d’une tension narrative, comme l’a fait remarquer Raphaël Baroni dans son livre éponyme11. Ainsi, la matérialité de la bande dessinée bouleverse dans le même temps le système énonciatif et l’expérience de lecture, et vient se confondre avec la notion de monstration. D’ailleurs, n’oublions pas que le neuvième art fut traditionnellement accusé de tout montrer (et de priver ainsi les enfants de leur faculté d’imagination) ou de trop montrer (violence, érotisme12…).
D’emblée, la matérialité de la bande dessinée s’énonce et se dénonce, à tel point que nombre de ses commentateurs, ne sachant qu’en faire, ont longtemps voulu la nier et qu’œuvrer pour la reconnaissance de cet art a paru se confondre en lutte contre sa matérialité. En d’autres termes, matérialité et légitimité sont deux questions étroitement liées dans son histoire. Cet article examine, dans un premier temps, les formes qu’ont pu prendre le déni de matérialité dans le discours théorique et propose, dans un deuxième temps, les formes que peut prendre une analyse critique prenant en compte la matérialité d’une œuvre – ici L’Ascension du Haut-Mal de David B.
La monstration au service de la démonstration
Considéré comme l’inventeur et le premier théoricien de la bande dessinée13, Rodolphe Töpffer a mis l’anti-matérialisme au centre de sa conception de la littérature en estampes. En 1845, il en publie le premier ouvrage de théorie, intitulé Essai de physiognomonie14. Pourtant, ardent contempteur de cette pseudoscience en vogue à son époque, il se moque volontiers de son promoteur Johann Caspar Lavater et de ses admirateurs qui ont « la stupidité de croire que tel homme est fatalement malicieux, parce que sa narine affecte une certaine forme »15. C’est de matérialisme qu’il accuse cette méthode qui consiste à faire du corps le reflet de l’âme et de toute surface visible une voie d’accès vers l’invisible.
À l’inverse, Töpffer croit à la supériorité de l’âme sur le corps et ne porte d’intérêt à la physionomie humaine « qu’autant que l’âme l’y empreint »16. À l’instar de plusieurs contemporains17, il mesure toute la puissance plastique de la physiognomonie. Nul besoin, selon lui, d’avoir d’autres connaissances que celle du visage et de ses expressions pour faire de la littérature en estampes. Il en décrit, dans son essai, le processus créatif : il dessine des formes sur le papier, y reconnaît des visages auxquels il prête des caractères, à partir desquels il raconte une histoire. En d’autres termes, il s’agit de se rendre attentif aux formes qui se déposent sur le papier. Pour cette raison, Töpffer insiste sur l’importance de l’autographie, ce procédé d’imprimerie permettant de transposer des dessins sur une pierre lithographique et d’éviter ainsi le lourd procédé de la gravure. L’autographie lui permet de rechercher la rapidité d’exécution et la spontanéité de ses dessins, qui à ses yeux « n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont tracés directement par la plume même de l’écrivain, et au fur et à mesure qu’ils sont nécessaires »18.
L’attention que Töpffer accorde à la matière est ambiguë. C’est bien l’effet sensible de son propre dessin qui le conduit au développement de l’intrigue. En effet, le scénario se déroule en suivant l’évolution du dessin, une image en appelant une autre. De cette manière, la littérature en estampes fait découler la matière fictionnelle de la matière sensible. Toutefois, le texte de Töpffer ne laisse aucun doute sur la capacité du récit à s’annexer entièrement ses formes matérielles, à les mettre au service non seulement de l’art de raconter des histoires, mais de « s’expliquer par des exemples graphiques »19. Il nous faut d’ailleurs ajouter que Töpffer ne poursuivait pas un but esthétique mais moral, il désirait participer à l’éducation du peuple. Dès lors que la bande dessinée se définit comme un art de la monstration en même temps que de la démonstration, on comprend toute l’importance de l’économie narrative et graphique chère à Töpffer. Dans une « série de croquis », écrit-il, « la correction ne compte pour rien, et, au contraire, la clarté de l’idée, cursivement, élémentairement exprimée, compte pour tout »20.
Afin de mieux comprendre sa philosophie, il est éclairant de lire un autre essai qu’il a publié en 1841 et consacré à la critique de la photographie21. Pour justifier sa condamnation de la récente invention de M. Daguerre, il développe une théorie de la représentation opposant l’ « identité perçue par nos organes » à la « ressemblance sentie par l’esprit »22. Au nom de la spiritualité de l’art, il importe, selon lui, de poursuivre la ressemblance, qui est un ensemble de signes « que seul l’esprit est capable de percevoir »23. Dès lors, « le signe peut être non seulement indéfiniment abrégé, mais il peut devenir indéfiniment conventionnel »24. Cette approche permet d’établir entre Töpffer et Lavater des points communs inattendus. Tous deux partagent une conception de la ligne conforme à l’esprit de leur époque, favorable à la simplification de l’idée, à l’épure et au dessin de contour. Chez Lavater comme chez Töpffer, et dans la lignée de William Hogarth, « il ne s’agit pas de transcrire ce que l’on voit […] mais une pure visée de l’esprit », d’ « affirmer que les lignes simples et sans ombres constituent la meilleure technique permettant de rendre compte visuellement des mouvements de l’âme »25.
Ainsi, les impératifs de lisibilité, de décryptage et même de révélation qui entourent la physiognomonie s’inscrivent non seulement dans une démarche éducative, mais dans une culture du XVIIIe siècle propice à l’expression visuelle, à la théâtralité, à l’exercice du tableau et « au primat […] du spectaculaire sur le littéraire ». Dans son article sur « les formes du spectacle dans les récits graphiques »26, Philippe Kaenel rappelle notamment le modèle scénique que suivait Töpffer, qui jouait mentalement les personnages de ses histoires et inversement jouait des pièces de théâtre en suivant les codes physionomiques qu’il évoque dans son essai27. Si « son œuvre apparaît en quelque sorte symptomatique du retour du corps de l’acteur au XIXe siècle, de ce corps iconique, qui accompagne la fortune de la pantomime en tant que modèle de l’animation iconique »28, il importe de souligner que ces « drames » qu’il entend jouer constituent à ses yeux autant d’exemples pour démontrer, de cas pour illustrer des valeurs morales.
Cette idée selon laquelle la bande dessinée serait un art d’illustration et non d’invention, destiné seulement aux enfants, fut tenace. Il est donc logique que pour s’y opposer, certains exégètes se soient directement attaqués à son pouvoir de monstration. C’est par exemple le cas de Scott McCloud qui, pour la cause, fait un sort aux formes d’incarnation prises par son objet d’étude.
Un art invisible et immatériel
Le célèbre livre de Scott McCloud intitulé Understanding Comics: The Invisible Art29 a connu un succès retentissant lors de sa publication. Livre d’intuitions d’artiste30 bien plus qu’ouvrage de théorie, il regorge d’approximations qui n’auront pas échappé aux théoriciens. L’enthousiasme qu’il a suscité ne peut qu’interpeller. Sa conception de la bande dessinée comme d’un art invisible – l’adjectif en dit long, d’entrée de jeu, sur la place faite à la forme – charrie des idées qui ont la vie dure tant dans l’imaginaire commun (l’art de masse et ses enjeux) que chez les théoriciens (la tentation de l’audiovisuel).
Un chapitre nous intéresse particulièrement, intitulé « Du sang dans le caniveau »31 et consacré à l’opération de l’ellipse. L’auteur y explique que les Américains ont nommé l’espace entre les cases « gutter », c’est-à-dire « gouttière » ou « caniveau » : « l’ellipse pour le sang, les caniveaux pour les veines »32. Selon lui, un album n’est qu’un étalement de planches, un agencement de cases, donc un espace qui requiert un travail de construction. Il nomme ellipse ce phénomène consistant à n’observer que des fragments mais à comprendre une totalité. « L’auteur de bande dessinée nous demande de participer à la danse de ce qu’il montre et de ce qu’il cache… à la danse du visible et de l’invisible »33. McCloud décrit le processus de lecture comme une hallucination de nos sens et l’espace entre les cases comme le lieu d’une magie qui se produirait par l’intermédiaire du lecteur, presque aux dépens de la bande dessinée elle-même34. « Plusieurs fois par page, le lecteur se retrouve comme un trapéziste qui s’élancerait dans l’espace illimité de l’imagination… Puis serait happé par des mains tendues vers lui : en fait l’inévitable case suivante ! »35 L’essayiste américain relie le processus de lecture à un désir de complétude : à la faveur de l’opération de l’ellipse, l’album devient le cadre d’apparition de figures se révélant les unes après les autres et conduisant à un audelà du livre. En faisant de l’opération de l’ellipse le principe fondateur de son art, McCloud apparaît comme l’héritier d’un dualisme tout platonicien : si la bande dessinée se mue en une « danse du visible et de l’invisible », c’est à la condition que la lecture s’effectue au détriment du support.
D’ailleurs, il n’est pas anodin que l’auteur cherche à évacuer les qualités visuelles et sensibles de son dessin, privilégiant, de toute évidence, des formes fonctionnelles, dénuées de style et proches du mode d’emploi. Dans l’article qu’il a consacré en 2013 à cet ouvrage, L. L. de Mars s’étonne que personne n’ait fait remarquer auparavant à quel point le dessin de McCloud y est laid, laborieux et parfois même manqué36. Il estime que, de cette manière, l’auteur américain fait du dessin, qui constitue pourtant le corps même de l’art qu’il entend conceptualiser, un « espace athéorique », un « accident tolérable s’il est immédiatement récupéré, ordonné, remis en coupe par la prééminence de l’écriture, de ce qu’il appelle assez grossièrement le sens »37. Ainsi, son style témoigne de l’indifférence qu’il manifeste pour les spécificités matérielles de la bande dessinée et illustre parfaitement sa théorie selon laquelle l’essentiel du récit, dans la mesure où il serait destiné à ouvrir un accès vers une dimension idéelle, se passerait en dehors des images. Comme le souligne LL de Mars, l’image est par définition « en attente d’être enfin sauvée par la signification, c’est-à-dire moins encore que le langage : par le code »38. C’est toute une théorie du sens que fonde McCloud : celle d’un chemin vers le sens et d’un sens qui transfigure.
Derrière cette théorie se profile la tentation du modèle audiovisuel, qui a séduit plusieurs théoriciens. C’est le cas de Benoît Peeters, qui, dans un chapitre intitulé « Les plaisirs de l’entre-deux », écrit que « la véritable magie de la bande dessinée, c’est entre les images qu’elle opère, dans la tension qui les relie »39. Il invente la notion de « case fantôme », « vignette virtuelle entièrement construite par le lecteur » qui permettrait à ce dernier de cultiver un souvenir « proche de l’hallucination »40. Bien entendu, la bande dessinée n’est pas un art audiovisuel41, mais l’enjeu de la comparaison est ici évident : c’est un moyen de laisser de côté le monde du livre, la comparaison infructueuse avec la littérature, et sa dimension visuelle (plastique, matérielle) pour explorer sa dimension idéelle. Retour sur un dualisme platonicien, dont le titre – Un Art invisible – annonce le programme.
Malgré leurs profondes différences, les théories élaborées respectivement par Rodolphe Töpffer et Scott McCloud reposent sur le même fantasme de transparence, sur le même déni de matérialité au profit d’une quête de sens : les formes se dissolvent dans la démonstration chez le premier, dans la lecture chez le second. En cela, le patronage de Marshall McLuhan est en luimême significatif42. Face aux difficultés à prendre en compte la bande dessinée dans sa singularité, nombreux sont les commentateurs43 qui continuent à en parler comme d’un médium, le terme présupposant une équivalence entre le médium et le message, une transparence entre le contenant et le contenu, autrement dit l’invisibilité des formes d’incarnation. Plusieurs théoriciens le déplorent depuis une vingtaine d’années44. Par exemple, Laurent Dubreuil et Renaud Pasquier se demandaient déjà en 2006 pourquoi on continuait ainsi à préférer le terme de médium, « omniprésent, jusqu’à la nausée, dans toutes les études et recherches concernant la Bande dessinée »45. Peut-être parce que nous continuons à l’associer à l’art de masse, voué à la facilité d’accès et à une diffusion universelle. Par définition, l’œuvre d’art de masse doit être « appréciable (ou consommable si l’on préfère), sans intermédiaire, sans processus interprétatif, avec seulement l’objet technique adéquat »46, au détriment de toute incarnation singulière, de tout particularisme. Rien ne doit faire obstacle à son intelligibilité, à commencer par sa matérialité. Toutes ces approches amatérielles apparaissent comme fortement tributaires des différents wagons auxquels on a voulu raccrocher la bande dessinée : littérature, audiovisuel, art de masse. L’enjeu d’un rapatriement s’avère donc de taille.
Quand l’auteur vient buter sur la matière
Dans les années 90, cette fausse transparence est fortement remise en question à travers une révolution éditoriale qui a déjà été amplement commentée47. Les auteurs contestent un certain nombre de contraintes imposées par l’extérieur (la loi du marché, les maisons d’édition) ainsi que la tentation de singer les procédés propres au cinéma. Ils revendiquent, au contraire, les spécificités formelles de la bande dessinée48. Cette volonté se traduit de plusieurs manières, et notamment par une attention accrue pour l’objet-livre. La maison d’édition Frémok (FRMK) est sans aucun doute celle qui a poussé le plus loin leur exploration de la réalité matérielle des œuvres, au point de publier des livres réalisés avec du sang de bœuf49 ou au white-spirit50. Pour expliquer la raison de leur recours à des techniques picturales, les éditeurs expliquent qu’il importe non seulement de lire les figures, mais la matière elle-même : « Nous aimons la matière parce que la matière raconte. Et parce que le livre raconte la matière »51. Dans ce cas, la conquête de la légitimité passe par le soin apporté à l’objet-livre dans toute sa singularité, conformément à ce qui a eu lieu dans le monde de la littérature et de ses biens symboliques52.
La revendication des caractères formels irréductibles du neuvième art prend aussi la forme de nouveaux genres, tels que l’autofiction, le carnet de voyage, le carnet de croquis, le journal de rêve, qui ne cessent de montrer, depuis les années 90, qu’il n’y a rien d’évident à (se) raconter en bande dessinée et de déconstruire au passage l’illusion de son évidence. Ici comme ailleurs, l’écriture à la première personne joue un rôle clé pour battre en brèche toute illusion de transparence énonciative. Ce fut d’ailleurs déjà le cas en littérature, quand de nouvelles variantes de l’écriture de soi, telles que l’autofiction et l’autoportrait, sont venues mettre en évidence les difficultés de l’auteur53. En s’opposant au fantasme de la transparence et en pointant du doigt l’opacité qui se glisse dans les procédures d’écriture, de mémoire et d’identité, l’autofiction introduit de manière privilégiée une nouvelle pensée des rapports entre écriture et matérialité.
À la lumière de ces évolutions, il est devenu plus évidemment absurde d’analyser une œuvre en séparant matérialité et narrativité. Pour conclure cet article, je propose l’analyse critique d’une œuvre de David B., L’Ascension du Haut Mal, qui s’inscrit dans le cadre du renouveau éditorial décrit plus haut et au cœur de laquelle s’articule une tension entre figuration et matérialité. Pour cause, David B. raconte la maladie de son frère, l’épilepsie, contre laquelle lutte la famille tout entière et qui conditionne le développement de la personnalité de l’enfant. Il se lance dans une vaste entreprise de figuration puisqu’il entreprend de raconter et de montrer l’épilepsie, autrement dit de rendre visible (et lisible) l’invisible54, cet invisible « haut-mal » qui rythme la vie de toute la famille. C’est particulièrement visible dans cette planche extraite du tome 6, où l’auteur joue avec une certaine production d’une image du corps, avec la « mise en bande dessinée » de son propre vécu et la transformation de ses images-souvenirs en spectacle (Fig. 1). Le premier strip55 rend manifeste l’extériorisation par le jeu des cartouches et des bulles. « Souvent je tâte les os de mon crâne à travers ma peau.
C’est pour sentir comment est faite ma tête de mort »56. En passant d’un monologue intérieur (contenu dans le cartouche) à un soliloque (inscrit dans la bulle), l’artiste joue avec les catégories du récit et du discours et inflige à la pensée un mouvement d’extériorisation et même d’incarnation.
En mettant la figure à la fois en lumière et en péril, David B. ne cesse de court-circuiter la dimension idéelle fantasmée par un McCloud pour privilégier une approche plus incarnée de la bande dessinée. Il en donne un exemple éloquent quand il rêve du visage de son frère (Fig. 2). Le narrateur raconte qu’il voit le visage de son frère se déformer « comme si un adversaire invisible l’écrasait sous ses coups »57. « Chacun de ces coups fait un bruit atroce »58 et semble scandé par le rythme implacable du gaufrier : en dépit des chocs qu’il subit, Jean-Christophe reste impassible, immobile au fil de ces neuf cases parfaitement identiques et métronomiques. Le temps semble ici suspendu. Le découpage à la fois simple et strict en gaufrier, caractérisé par ses bandes horizontales composées d’un nombre fixe de cases, propose un cadre presque transparent mettant en évidence la linéarité narrative. En reposant sur l’invariabilité de la taille des cases (le même), le gaufrier accentue les variations de matière d’une case à l’autre (l’autre). Si l’aîné de la fratrie est né dans un chou, il retourne ici à sa condition originelle, comme le suggère l’obscurité dans laquelle le personnage et la planche s’enfoncent progressivement. Cette planche montre le néant d’où le visage de Jean-Christophe est tiré et dans lequel il retourne. Multiple, sérielle, prise dans un continuum, l’image de bande dessinée semble toujours sur le point de disparaître et de renaître de ses cendres et laisse ainsi poindre la menace du temps.
Apparaissant dans toute sa matérialité, la planche se présente ainsi comme ce qu’elle est : une suite de cadres découpés et mis en page. David B. pousse plus avant cette caractéristique de la bande dessinée en portant sur son frère un regard de plus en plus intrusif : preuve en est cette planche dans laquelle il raconte que ce dernier a été admis dans un centre spécialisé dans lequel il reste enfermé sans se révolter (Fig. 3). En abîmant son regard sur le visage de son frère, l’auteur restitue la tension entre un sentiment de claustration et un désir de révolte. De minces travées blanches séparent nettement les cases les unes des autres, offrant une belle unité de regard qui n’en exacerbe que davantage la menace de dissolution identitaire qui plane sur cette planche. Le regard du dessinateur détaille en même temps qu’il disloque le corps du modèle. En indiquant clairement les traces de la découpe, c’est toute une temporalité que l’auteur restitue et qu’il renforce encore par la pulsation régulière des cartouches. Il révèle des moments dans l’élaboration de la planche et choisit de braquer son projecteur sur le dispositif de présentation : le modèle détaillé devient ainsi l’emblème de l’œuvre, l’indice de l’opération de la mise en bande dessinée, l’indice de l’opération de représentation. Définitivement courtcircuitée, la danse du visible et de l’invisible cède la place à une approche plus corporelle de l’œuvre qui redéfinit l’exercice du regard. La case devient ce trou de serrure permettant de détailler le modèle et, par la même occasion, de rendre la planche à sa dimension plastique et le regard à sa dimension physique59. Aux prises avec la matière, l’auteur ne se contente plus de ramener à la surface des souvenirs ou des traces, au contraire il remodèle l’espace et le temps, autrement dit les conditions de l’expérience.
Espérons qu’un travail d’analyse critique de ce type viendra alimenter une théorie de la bande dessinée prenant en compte la singularité et la matérialité de ses formes d’incarnation. À ce titre inachevé, cet article pourrait donner une illusion historiciste, en donnant l’impression que la matérialité fut par le passé totalement occultée alors que nous vivons une époque qui enfin la révèle. L’objectif serait au contraire de prendre conscience de la temporalité de cette question, qu’il importe d’inscrire dans une approche transmédia. De ce point de vue, la matérialité se présente comme un outil aussi modeste que structurant pour appréhender à la fois les caractères et les évolutions du neuvième art, pour comprendre comment s’est (ou ne s’est pas) construit son discours critique et théorique et comment s’est échafaudée une histoire de l’art avec ses angles morts, ses apories et ses contradictions. Elle nous met notamment en garde contre la manière dont la compréhension des processus de création et de cognition peut être entravée par certains mythes, désirs de comparaisons et fantasmes.