Introduction
Sophie Marceau, submergée par ses émotions, transformant, dans un sanglot, sa leçon d’agrégation en déclaration d’amour : tel est le portrait d’une étudiante en lettres que nous propose le film L’étudiante en 1988. Si nous pouvons attribuer une qualité à cette comédie romantique, c’est de relayer de façon caricaturale, donc explicite, des stéréotypes. L’étudiante en lettres y est séduisante, jeune, pulpeuse, et sentimentale : elle tombe amoureuse sur une musique à l’eau de rose et ne cherche finalement dans le savoir qu’à apprendre à aimer. Quelques décennies après le film de Claude Pinoteau, avec la généralisation de l’enseignement supérieur, la doxa française associe l’image de la jeune fille au statut de l’étudiante. Dès lors, dans les arts, choisir un personnage d’étudiante revient à s’intéresser à un personnage de jeune fille, en particulier pour deux caractéristiques, qui ne sont liées que de loin avec son rapport au savoir et à la connaissance : la jeunesse et la naïveté. En outre, elle est souvent présentée comme désirable – en vertu de ces deux caractéristiques justement. Mais il faut rappeler que l’accès des femmes à l’université est relativement récent en Europe et qu’il a tout un temps nécessité pour elles d’être actives et volontaires, drainant dès lors des stéréotypes à l’opposé de celui de la midinette, en particulier celui de l’Intellectuelle ou de la « Cerveline ».
The Black Prince1 de Iris Murdoch et Se una notte d’inverno un viaggiatore2 d’Italo Calvino paraissent respectivement en 1973 et en 1979, donc dans les années 70, qui constituent un tournant historique pour la condition des femmes, et en particulier des étudiantes, comme l’attestent les développements du MLF (Mouvement de Libération de la Femme) en France et du Women’s lib en Angleterre, mouvements précédés par l’UDI (Unione Donne Italiane) et le CIF (Centro Italiano Femminile) italiens3, l’année 1972 voyant se multiplier en Italie les groupes féministes : les femmes accèdent avec plus de facilité à l’université et les romanciers ont acquis une distance critique par rapport aux premiers stéréotypes qui s’étaient développés entre les deux guerres et jusqu’aux années 60.
Les étudiantes présentes chez les deux auteurs sont des personnages secondaires. Dans The Black Prince, Julian est la fille d’Arnold, écrivain à succès et ami du narrateur autodiégétique, Bradley, écrivain lui aussi. Elle demande à ce dernier de lui donner des cours de littérature et d’écriture. S’ensuit alors une relation amoureuse entre eux. Dans Se una notte d’inverno un viaggiatore, l’étudiante, Lotaria, est la sœur de la Lectrice4, Ludmilla. Ces deux étudiantes posent un regard sur la création littéraire. Contrepoint ou faire-valoir, elles apparaissent dans un premier temps doublement en marge : en marge de l’intrigue et en marge des sphères du pouvoir littéraire, espace de la création et espace de la connaissance. Mais il semblerait que, dans un second temps, elles soient justement à l’origine d’un renversement : si elles ne créent pas elles-mêmes, elles se révèlent tour à tour muse ou regard critique. Les deux romanciers, en reprenant avec distance les stéréotypes du début du siècle et contemporains, nous invitent donc à réfléchir à la figure de l’étudiante dans son rapport ambigu au monde du savoir et de la création.
Petit point historique : l’entrée des étudiantes en littérature5
En France, c’est seulement à la fin du XIXe siècle que le mot « étudiante » apparait et, dans le Littré, il est ainsi défini : « Au féminin, étudiante, dans une espèce d’argot, grisette du Quartier Latin ». L’étudiante est celle qui accompagne voire qui a des relations sexuelles avec l’étudiant, non celle qui étudie à ses côtés. En italien, si l’édition de 1900 du Dizionario universale della lingua italiana présente bien une entrée « studentesca6 », en revanche, elle n’apparait pas dans le Vocabolario della lingua italiana par Achille Longhi & Luigi Toccagni de 1884. Le lexique est le reflet d’une réalité historique. Les étudiantes mettent en effet du temps à acquérir leurs lettres de noblesse. Ainsi, en France, la première femme à obtenir le diplôme du baccalauréat en 1861, Julie-Victoire Daubié, peut certes étudier mais n’a en revanche pas le droit d’assister aux cours de l’université. De même, en Italie, l’université ne s’ouvre aux femmes qu’en 1876 et les étudiantes anglaises ne sont acceptées dans les colleges qu’en 1870. En Italie, entre 1877 et 1900, seulement 224 étudiantes dont un grand nombre sont étrangères ou de confession juive décrochent une laurea. Parallèlement, les dénominations évoluent : à partir de l’année universitaire 1889-1890, en France par exemple, on commence à mentionner les étudiantes, quoique séparément des étudiants, dans les statistiques du ministère de l’Instruction publique, en parlant d’« étudiants-filles ». Au XXe siècle, en France, les 13 et 19 mai 1914 ont enfin lieu les premières soutenances de thèse de Doctorat de mesdemoiselles Duportal et Zanta, et la mixité n’est généralisée qu’au milieu des années 60. Enfin, malgré tout, entre 1970 et 1975, l’accès à l’enseignement supérieur demeure plus improbable pour les filles que pour les garçons7. En parallèle paraissent des ouvrages majeurs revendiquant la nécessité d’un réel accès à l’éducation pour les filles comme A Room of One’s Own de Virginia Woolf, publié en 1929, puis Le deuxième sexe de Beauvoir publié en 1949.
L’entrée des jeunes filles dans la vie des étudiants introduit un nouveau type de rapport entre les sexes. Si elles sont souvent plutôt soutenues par leurs confrères, certains manifestent néanmoins leur refus de les voir entrer à l’université en s’appuyant sur plusieurs motifs. Tout d’abord, elles risquent de perturber, par leur apparence physique, les étudiants et les professeurs. Il est ainsi souvent stipulé que l’étudiante ne doit pas accorder de soin à sa tenue. Elles apparaissent même comme dangereuses, en raison de la concurrence qu’elles sont susceptibles de faire subir aux hommes. Dans son article « Une nouvelle figure de la jeune fille sous la IIIe République : l’étudiante », Carole Lécuyer précise : « Tant que les femmes étudient et ne travaillent pas elles sont tolérées. Mais lorsqu’elles souhaitent valoriser leurs diplômes, elles sont considérées par les universitaires, professeurs et étudiants, et par la société en général comme des intruses8. » Jules Wogue, dans Le Matin, parle ainsi d’« invasion des femmes9 ». Enfin, en faisant des études, elles risquent de ne plus pouvoir assurer la fonction domestique10, elles dont l’activité intellectuelle se tournerait vers la pratique plutôt que vers l’abstraction, elles qui seraient émotives et intuitives11. Au début du XXe siècle, la place de la femme comme étudiante dans le même espace que les hommes est donc loin d’être acceptée, en vertu d’une supposée différence à la fois physique et morale qui entrainerait naturellement une différence de rôle et d’espace. La femme peut, à la rigueur, être étudiante, mais à la marge : longtemps ainsi il y eut deux agrégations, une masculine et une féminine en France.
La littérature se fait l’écho de ces ambivalences face à l’aspiration des femmes à entrer dans l’espace du savoir jusque-là réservé aux hommes. En France, les romans à succès s’emparent du thème et font souvent de l’étudiante un anti-héros. Georges Magnane dresse, dans La bête à concours, un portrait des agrégatives bien éloigné de celui que donne quarante ans plus tard Pinoteau : « Anormales à force de laideur, de dédain affiché de leur corps, de sécheresse guindée, de prétention pédante, de faux savoir livresque et d’ignorance de la vie... La plupart sont chastes par nécessité et féministes par jalousie12 ». Il met en particulier en avant le fait que leurs prétentions seraient contre nature puisqu’elles remettent en question le caractère d’évidence du mariage et surtout de la maternité pour la femme13. Dans les romans de Colette Yver, la « Cerveline », femme fatale, ne veut ainsi pas sacrifier sa carrière à sa fonction naturelle de mère14 et est condamnée moralement pour cette raison. Néanmoins, Carlotta da Silva, dans son article « L’étudiante en médecine dans la fiction fin de siècle : héroïne ou anti-héroïne romanesque15 ? », montre que ces personnages de femmes fatales peuvent également susciter une forme de désir et de fascination. Alors que nombre de ces romans visent un lectorat féminin avec un objectif didactique, ces figures devant susciter un effet repoussoir, ils contribuent parfois, au contraire, à en faire des héroïnes, en les virilisant, en leur attribuant du courage et en les plaçant sous le regard fasciné d’un personnage masculin moins important. En 1958, les Mémoires d’une jeune fille rangée marquent un tournant avec la publication de mémoires d’une femme établie, à la première personne. Beauvoir y explique ainsi que le fait de se faire appeler par un nom masculin, « le castor », est un choix lié à sa nouvelle identité d’étudiante et d’intellectuelle. Elle décrit également les ambivalences de ses parents, fiers de sa réussite, mais angoissés aussi par le fait qu’elle ne pourrait peut-être pas se marier : « Mes parents rompaient avec les usages et m’orientaient non vers le mariage mais vers une carrière16. » Elle rappelle en ce sens les comparaisons à sa cousine qui lui sont imposées : « Ma cousine Jeanne était peu douée pour les études mais très souriante et très polie ; mon père répétait à qui voulait l’entendre que son frère avait une fille délicieuse, et il soupirait17. » Or, ce père antiféministe se délecte justement « des romans de Colette Yver », car « s’il aimait les femmes d’esprit, [il] n’avait aucun goût pour les bas-bleus18 ».
Grande lectrice de Beauvoir19, Murdoch a en tête ces clichés liés à la figure de l’étudiante lorsqu’elle écrit The Black Prince, quoiqu’elle affirme quant à elle n’avoir pas senti de différence dans son traitement par rapport aux autres en raison de son sexe20. Dans son roman, comme dans celui de Calvino, la construction de ce personnage reprend les caractéristiques du stéréotype formé au début du siècle par la littérature à succès, tout en se confrontant à celui de la midinette, en train de se développer.
De la Cerveline à la midinette : jeu avec les stéréotypes
À l’image des Cervelines, Lotaria et Julian sont androgynes, mais Julian apparait également à plusieurs reprises sous les traits de la candide et naïve jeune fille sentimentale.
Lotaria, une caricature de la militante féministe ?
Dans Se una notte d’inverno un viaggiatore, l’étudiante Lotaria présente des caractéristiques viriles21. Cela est tout d’abord visible dans l’onomastique : si le lien entre les deux sœurs est souligné par l’utilisation de la même initiale, on remarque l’opposition entre la douceur des consonnes liquides « Ludmilla » et la dureté des consonnes [r] et [t] de Lotaria. Ensuite, l’attitude de Lotaria traduit une certaine agressivité. Sa voix « sonne dure, un peu ironique22 », traduisant par ailleurs sa distance critique. En outre, à plusieurs reprises, le narrateur use d’une métaphore militaire pour la qualifier, comme l’atteste l’expression : « Te voici enrôlé sous la bannière de Lotaria23. » De même, ses camarades sont comparées à une armée : « Derrière Lotaria se pressent les avant-postes d’une phalange de petites jeunes filles aux yeux limpides et tranquilles, un peu inquiétants peut-être parce que limpides et tranquilles à l’excès24. » La description de ces amazones modernes joue du paradoxe entre la métaphore militaire et les attributs stéréotypés du type de la naïve : avec les adjectifs « petite », « jeune » et le syntagme « yeux limpides ».
Enfin, la relation de Lotaria au savoir est comparée à une forme de prise de pouvoir, voire de castration. Elle se présente comme une maitresse d’école, se plaçant donc dans une position de supériorité par rapport aux autres, revendiquant le monopole de la juste lecture des textes. Elle évalue en effet sa sœur en termes scolaires, alors qu’il est question de désir, s’exclamant : « je vois que tu as fait des progrès25 ! » Et elle semble faire passer au Lecteur un examen26 en lui posant des questions de compréhension : « Lotaria veut savoir comment l’auteur se situe par rapport aux Tendances de la Pensée contemporaine, et aux Problèmes qui réclament une Solution. Pour te faciliter la tâche, elle te suggère une liste de noms de Grands Maîtres, parmi lesquels tu devrais pouvoir le situer27. » L’ironie du narrateur se lit dans l’utilisation des majuscules qui donnent aux termes « Tendances de la Pensée contemporaine » une solennité artificielle. Ainsi, Lotaria est présentée comme un personnage ridicule qui tente d’imposer une lecture simplifiée des textes à partir d’idées toutes faites. Le narrateur précise, en ce sens, agacé : « Elle est bien capable d’avoir déjà des idées sur la Cimmérie, celle-là. Qui sait ce qu’il en sortira. Attention28. » Or les connaissances de Lotaria, sous couvert d’expliquer le texte, le forcent et lui font violence. En effet, l’herméneutique n’est pas une conséquence de la lecture mais lui préexiste. Lotaria, précieuse ridicule moderne, caricaturant la démarche structuraliste, découpe le texte pour lui faire dire ce qu’elle veut et va jusqu’à changer son langage, puisqu’elle le résume en concepts abstraits. Sa lecture est ainsi décrite :
On s’arrête ici pour ouvrir la discussion. Evénements personnages atmosphère sensations sont mis de côté, pour laisser la place à des concepts plus généraux.
- Le désir pervers-polymorphe…
- Les lois de l’économie de marché…
[…]
- La castration… 29
Significativement, l’énumération s’arrête sur ce mot, car il s’agit bien d’une forme de castration à laquelle s’adonnent Lotaria et ses comparses, en découpant le roman, au sens propre comme au figuré. Lotaria a en effet partagé le seul exemplaire avec d’autres étudiants et s’exclame : « le livre est parti en morceaux, mais je crois que j’ai eu le meilleur30. » Sa lutte autour du livre déchiré n’est pas sans rappeler celle des Bacchantes et des Ménades autour d’Orphée. Lotaria et ses camarades apparaissent dès lors comme des représentations caricaturales des étudiantes féministes engagées des années 70 qui déchirent le texte au lieu de le faire entendre, et le narrateur, dans ce passage, reprend le stéréotype littéraire français de la Cerveline virile et monstrueuse.
Lotaria fonctionne comme l’« image spéculairement inversée31 » de sa sœur Ludmilla. Alors que la Lectrice refuse de connaître les dessous du livre32 et aime s’absorber tout entière dans une lecture naïve, passive, soumise au chaos des émotions et tournée vers le plaisir, l’étudiante, au contraire, n’aime rien tant, dans la lecture, que l’abstraction de l’analyse et les discussions politiques qu’elle peut engendrer33. A la figure douce et maternelle de Ludmilla, qui se laisse prendre par le texte, emporter, ravir, s’oppose celle agressive et violente de Lotaria, qui le force en le faisant entrer dans des cases ou en plaquant sur lui des idées préconçues. Dès lors, le désir rassurant suscité par la Lectrice et qui fait avancer la lecture, en vertu de l’analogie filée entre lecture et acte amoureux selon un paradigme masculin – le roman est adressé à un Lecteur – se distingue du désir ambivalent suscité par Lotaria, entre répulsion et fascination. Cela est visible également dans les relations sexuelles que les deux sœurs ont tour à tour avec le Lecteur : romancée, détaillée, avec toute une métaphore du corps comme livre pour Ludmilla ; rapide, semblable à un assaut subi par le Lecteur pour Lotaria, alors comparée à une prédatrice sexuelle.
Néanmoins, les deux personnages se révèlent plus complexes qu’il n’y paraît au premier abord. Si Lotaria est présentée comme un obstacle dans la quête de la lectrice, elle devient au chapitre 9 un adjuvant et, à l’inverse, la douce Ludmilla, peut sembler dangereuse quand elle se met à incarner la version féminine du sultan Sharyar des Mille et une nuits34. En outre, Lotaria apparait à travers plusieurs des personnages féminins des incipits. Calvino effectue ainsi un exercice de style autour du stéréotype de la Cerveline, qu’il soumet à des variations : le physique de Lotaria n’est pas sans rappeler celui des amazones, femmes mythiques, lorsque le Lecteur la voit pour la première fois ; avec ses cheveux courts, elle rappelle ensuite le stéréotype de la Garçonne lorsqu’il la recroise au chapitre 9 ; et elle se transforme en androïde tout droit sorti de la littérature de science-fiction35 lorsqu’elle se met à retirer toutes les couches de vêtements qui correspondent à ses différentes identités : Corinne Gertrude Ingrid Corinne Sheila36. Dans Se una notte d’inverno un viaggiatore, la figure féminine est ainsi fragmentée et démultipliée.
Julian, entre Hamlet et la midinette
L’étudiante du Prince noir, Julian, incarne ces deux pôles que représentent Ludmilla et Lotaria. Comme la seconde, elle présente des traits masculins et, les cheveux courts, évoque le stéréotype de la Garçonne ou de la flapper37. Son prénom tout d’abord est équivoque, Julian. Ensuite, la première fois que Bradley la croise, il la prend pour un jeune homme38. Or, son androgynie, entre autres, suscite le désir de Bradley puisqu’il rêve d’elle en Tadzio qu’il poursuit à travers Venise39 et qu’il lui fait l’amour précisément après l’avoir vue déguisée en Hamlet. Dans cet épisode, Julian complète son travestissement par le fait qu’elle tient un crâne de mouton. Dès lors, elle incarne également la figure de la Vanité. Cette symbolique n’est pas sans rappeler la première fois où Bradley la voit alors qu’elle est en train de disperser les lettres déchirées de son ancien amoureux, illustrant pour l’écrivain la dissolution possible de l’écrit40, ainsi que le moment où il l’observe, assise à la fenêtre de sa chambre, coupant le fil d’un ballon et le laissant s’envoler dans les airs. Enfin, alors qu’elle admire des bottes dans une boutique, il la compare explicitement au « modèle d’une allégorie de la Vanité41 ». Au stéréotype de l’étudiante androgyne se superpose donc d’autres représentations, en particulier le stéréotype de la lectrice sentimentale et passive.
Tout d’abord, lorsqu’elle demande à Bradley de lui donner des cours d’écriture, son propos tranche par sa naïveté : elle affirme ne vouloir lire que les « grands livres », que les livres « difficiles », précisant n’avoir pas le temps pour les plus petits. Elle reste cependant relativement vague sur ses critères de hiérarchisation des œuvres42. Elle traduit ainsi une vision enfantine de la littérature qui apparente son ambition littéraire à un caprice43. De fait, elle présente son désir de devenir écrivain de manière étonnamment passive, demandant à Bradley de la « prendre en main44 ». Elle est tout aussi naïve et passive dans son rapport au savoir que dans ses relations amoureuses : lorsque leur idylle commence, elle attend de lui qu’il prenne les décisions, et qu’il montre ses « qualités de chef45 ». Elle lui demande donc d’endosser le rôle stéréotypé du mâle dominant, se laissant guider passivement. Ensuite, elle apparaît comme la victime inexpérimentée et naïve du désir de Bradley. En effet, leur première expérience sexuelle s’apparente nettement à un viol, puisqu’il se résume aux cris de douleur de Julian, suivis d’un blanc typographique. Enfin, ce sont ses parents qui finissent par la reprendre à leur charge, telle une enfant, en la ramenant manu militari chez eux. à Bradley, ils la décrivent comme une « écolière sentimentale » et « immature46 ». Elle-même finit par souligner sa naïveté, en utilisant la métaphore du livre : « Je suis si stupidement jeune et sans caractère, j’ai l’impression d’être simplement une page blanche47. » Or ce portrait de Julian est contredit par le fait que Rachel, sa mère, la présente également comme ayant pu jouer avec les sentiments de son amant. En effet, elle a déjà été amoureuse de l’un de ses professeurs et Rachel suggère à Bradley qu’il pourrait n’être qu’une victime de plus au tableau de chasse de sa fille48.
La diffraction du personnage de Lotaria invite à une réflexion sur les différentes facettes de la figure féminine tandis que la superposition des références permet non seulement de donner une certaine densité au personnage de Julian, en ne la limitant pas à un stéréotype, mais également de mettre en avant le fait qu’elle est perçue à travers un regard non seulement partiel, mais également littéraire, celui du narrateur autodiégétique, Bradley. Dans ce cadre, les lectrices étudiantes de ces deux romans sont présentées au second plan : situées à une place marginale.
Une place à la marge
Des personnages secondaires
Dans les deux romans, la narration fait la part belle au personnage masculin. Murdoch, comme dans plusieurs de ses romans, choisit de présenter un narrateur autodiégétique mâle49. En tant qu’être en formation, Julian aurait pu être l’héroïne d’un Bildungsroman, voire d’un roman de l’artiste, mais elle est reléguée au second plan, parmi d’autres personnages secondaires féminins, comme Christian, l’ex-femme de Bradley, ou Rachel, la femme d’Arnold, son rival. Chacune occupe en apparence un rôle auprès de Bradley, à la manière dont les femmes entourent Bel-Ami en assumant des fonctions différentes, la femme, la maitresse, la jeune femme à séduire. Dans ce cadre, Julian incarne la jeunesse et la naïveté : elle présente un regard admirateur sur le héros qui le valorise, mais apparaît également comme sa victime potentielle. Par ailleurs, elle est en quelque sorte instrumentalisée par Bradley, qui touche son rival en séduisant sa fille. De façon symbolique, dans le jugement final de Bradley pour le meurtre d’Arnold, Julian est invisible – il n’est pas question d’elle – alors que Bradley est au centre de l’attention.
De même, dans Se una notte d’inverno un viaggiatore, l’étudiante est un personnage secondaire. Adressé avant tout au Lecteur, et seulement dans un second temps à la Lectrice, le roman s’intéresse moins encore à Lotaria, qui a la fonction narrative de faire obstacle dans la quête vers la Lectrice. Elle suspend en effet les retrouvailles entre Ludmilla et le Lecteur en répondant à la place de la première au téléphone puis en embrigadant le Lecteur dans son séminaire au lieu de le laisser continuer sa lecture, avant de l’arrêter dans son nouveau roman. Dès lors, contrairement au personnage de Julian, sa psychologie est peu développée et elle reste une figure un peu caricaturale.
Des personnages à la marge de la communauté du savoir et de la création
À la marge de la narration, ces deux personnages sont en outre en marge de la communauté du savoir et de la création. Le système des personnages de Se una notte d’inverno un viaggiatore présente des duos antinomiques et oppose, ce faisant, d’un côté les personnages féminins, les deux lectrices, Lotaria et Ludmilla et, de l’autre, les personnages masculins, par ailleurs beaucoup plus nombreux : le Lecteur et le non Lecteur ; les deux écrivains imaginés par Silas Flannery, le productif et le mélancolique ; et enfin les deux professeurs, Galligani et Uzzi Tuzzi. A la lumière de cette répartition, on remarque que le discours de Lotaria est subordonné à celui d’un professeur, dont le titre fait autorité, sous l’égide duquel elle se place et dont elle n’est qu’une représentante, sans compter qu’elle incarne, comme on l’a déjà vu, une représentation négative, caricaturale et ridiculisée de la connaissance. Ainsi, l’aspiration de Lotaria à un savoir sur la création et son incapacité à y accéder sont présentées simultanément mettant, par contraste, en valeur Ludmilla.
Julian ne fait pas meilleure figure. En échec scolaire, marginalisée dans son parcours, elle reprend difficilement des études et est souvent méprisée par les autres personnages. Bradley précise d’emblée qu’elle n’est pas très intelligente, ne pouvant donc aspirer qu’à un avenir peu glorieux : « Il n’était guère douteux que le destin de Julian était de devenir dactylographe, institutrice, maîtresse de maison, sans briller dans aucun des rôles50. » De fait, lorsqu’elle lui demande de lui donner des cours, elle reste très vague, ce qui souligne son ignorance. Elle explique le considérer à la fois comme son enseignant, son maitre et son gourou51. En outre, à la fin de leur premier entretien, elle se tourne, comme on l’a évoqué plus haut, vers une boutique de chaussures, ce qui permet au narrateur de souligner sa superficialité. Or c’est justement en regardant ses jambes et non en discutant avec elle que Bradley éprouve du désir. En outre, l’unique cours qu’il lui donne, même s’il occupe une place centrale, à la fin de la première partie, est finalement peu consistant.
Dans ces deux romans, les figures d’auteur sont masculines et en conflit : s’opposent en effet un romancier productif et un romancier contemplatif ou mélancolique. La figure féminine de l’étudiante ou de la lectrice (Ludmilla comme double de Lotaria) apparaît alors comme la muse, qui cristallise la rivalité entre les deux hommes, le point vers lequel ils tendent tous deux. Elle est donc moteur de création mais non créatrice elle-même, en marge également du savoir. Néanmoins, dans les deux romans, le point de vue de la marge semble paradoxalement permettre de produire un regard lucide et original sur la création.
Un regard de la marge sur la création
Les étudiantes lectrices introduisent une dimension métaromanesque
La présence d’étudiantes en lettres dans un roman introduit une dimension spéculaire. Elle est en effet l’occasion de passages théoriques métaromanesques et invite le lecteur à réfléchir, dans le roman, sur ce qu’est un roman. Or les deux textes s’articulent autour d’un jeu avec le lecteur et avec les conventions. The Black Prince met en scène un narrateur qui commente son travail d’auteur, présentant des réflexions théoriques sur l’écriture, mais aussi des commentaires ponctuels sur la façon dont il raconte l’histoire. De même, le caractère spéculaire du roman oulipien Se una notte d’inverno un viaggiatore n’est plus à démontrer : il se présente comme une « encyclopédie du lecteur » et s’adresse directement à ce dernier dès l’incipit en utilisant le « tu ».
Les deux romans présentent l’un un séminaire, l’autre un cours particulier. Le cadre didactique permet aux romanciers de présenter des réflexions théoriques sur le littéraire en confrontant les points de vue divergents de personnages d’enseignants. Ainsi, Calvino s’appuie sur un conflit fictif concernant l’étude d’une civilisation imaginaire pour confronter deux façons d’analyser les textes et Murdoch rapporte les débats qui opposent Julian et Bradley sur l’art.
Le professeur Uzzi Tuzzi semble en effet s’opposer directement à la pratique de Lotaria lorsqu’il se désole à propos des étudiants : « Ils veulent des problèmes à débattre, des idées générales à ajouter à d’autres idées générales52. » Il présente ensuite une description très poétique du travail critique :
L’enveloppe universitaire n’est là que pour protéger ce que le récit dit et ne dit pas, son souffle intérieur toujours sur le point de se disperser au contact de l’air, l’écho en lui d’un savoir disparu qui ne se révèle qu’à travers la pénombre et de tacites allusions53.
L’attention particulière que le professeur accorde aux risques de l’interprétation n’est pas sans rappeler la façon dont Calvino refuse de « houspiller les mythes54 » en leur imposant une interprétation univoque et unique dans sa leçon « Légèreté ». Uzzi Tuzzi est en effet ainsi décrit :
Partagé entre la nécessité d’intervenir, de faire appel à ses lumières interprétatives pour aider le texte à développer la pluralité de ses significations, et la conscience que toute interprétation exerce sur le texte une violence arbitraire, le professeur ne trouvait rien de mieux, lorsqu’il rencontrait des passages particulièrement embrouillés, pour te faciliter la compréhension, que de se mettre à lire le texte dans la langue originale55.
Néanmoins, l’étudiante Lotaria n’apparaît pas seulement comme un repoussoir. Dans le chapitre huit, elle rencontre l’auteur Silas Flannery et lui parle d’un ordinateur qui lit pour elle en faisant des listes des termes les plus utilisés. Cette possibilité laisse le romancier mal à l’aise jusqu’à ce qu’il envisage à son tour une machine qui écrirait des livres après en avoir lu. Le fantasme d’une machine littérature est cher à Calvino qui la développe également dans son article « Cybernétique et fantasme56 » écrit dix ans plus tôt, dans lequel il décrit également sa fascination pour la combinatoire. Dans cette perspective, si les analyses de Lotaria fonctionnent comme des caricatures des travaux structuralistes, elles en présentent également l’aboutissement fantasmé, une machine littérature qui fascine Calvino. On nuancera néanmoins que la machine est ensuite présentée, au chapitre 9, comme un outil potentiel pour la censure, une menace donc.
Enfin, les personnages d’étudiantes en lettres superposent à la figure de l’étudiante la figure de la lectrice. C’est le cas pour le couple Ludmilla/Lotaria, mais aussi pour Julian, qui se présente comme une lectrice en devenir. Or la Lectrice est également une figure, qui draine des fantasmes et des stéréotypes, comme l’atteste par exemple le succès de librairie de Laure Adler et Stefan Bollmann, Les femmes qui lisent sont dangereuses57. Plongée dans son roman, la femme se libère-t-elle ou au contraire se soumet-elle ? Est-elle hors de portée, ou tout entière conquise à l’auteur ? La fascination pour la lectrice est mise en scène dans Se una notte d’inverno un viaggiatore : les deux auteurs se disputent en effet ses faveurs, et Silas Flannery se heurte à son absence de désir pour lui, en tant que personne physique.
La représentation de la femme-lectrice pose aussi la question d’une façon de lire, genrée ou non, que les deux romanciers jouent à subvertir. Dans cette perspective, Lotaria apparaitrait comme une caricature de ce que serait une lecture virile – avec une dimension militaire, abstraite, intellectuelle, active – par opposition à ce qui serait une lecture féminine de Ludmilla – caractérisée par un certain abandon, lié au plaisir –, dont Calvino précise qu’elle est son lecteur idéal. Inversement, Bradley semble, quant à lui, voir le monde à la manière d’une romance, genre traditionnellement relégué au féminin parce qu’il engage une lecture passive et impliquée. Ainsi, lorsque Arnold interdit à Julian de le revoir, il la fantasme « prisonnière58 » de son père, se représentant comme celui qui irait la délivrer ; et lorsqu’il ose lui avouer son amour, il la décrit comme une idole inatteignable, un fantasme qu’il n’ose ou ne veut pas rendre réel. De fait, dans ce passage, c’est Julian qui rappelle la midinette Bradley à la réalité en lui faisant remarquer que son amour est très solipsiste : « Votre amour doit être très… quel est le mot… solipsiste, si vous ne cherchez même pas à imaginer ce que je peux ressentir59. » Si Rachel voit en Bradley un Don Quichotte, il apparait plutôt au lecteur comme une Emma Bovary. En lui faisant cette remarque, Julian l’invite à dépasser une forme égocentrée et illusoire du sentiment amoureux pour accéder à ce que serait pour Murdoch l’amour véritable, à savoir l’ouverture à l’autre, sur lequel on ne plaque plus de grille de lecture. De personnage secondaire, elle accède ainsi à une place plus centrale et se retrouve, malgré elle, à donner un enseignement fondamental à Bradley. Une des lectures possibles de The Black Prince serait celle d’un roman d’apprentissage au cours duquel Bradley apprend à dépasser son narcissisme initial pour s’ouvrir l’amour, source d’inspiration qui lui permet d’écrire son plus grand roman.
Ainsi, quoique secondaire, le regard des étudiantes sur le point de vue dominant fait entendre des dissonances dans la représentation qui est donnée et invite le lecteur à adopter une certaine distance.
Le regard de l’étudiante remet en question le point de vue masculin
Même si elle apparait comme une figure caricaturale dans le roman, Lotaria introduit une dimension critique. Sa présence, parce qu’elle est sollicitée par Ludmilla, invite le personnage masculin à remettre en question ses premières impressions : en lui donnant le numéro de Lotaria et non le sien, Ludmilla le tient à distance. Ce faisant elle ne lui apparait plus seulement comme objet de son désir, mais également comme sujet désirant (ou non). Or Ludmilla a des raisons de vouloir tenir les hommes à distance, puisqu’elle subit, à l’instar de Julian, les assauts de Silas Flannery qui lui fait violence. L’excès de ces figures masculines, présentées avec ironie et distance, introduit une dénonciation du phallocentrisme et surtout de la violence de ces mâles lorsqu’ils sont dans une position de domination.
De même, le point de vue de Bradley, narrateur de ce roman mémoires, est nuancé lorsque se fait entendre Julian. Cette dernière accède ponctuellement à la parole, d’abord à travers les lettres et dialogues que Bradley retranscrit. Ces derniers sont néanmoins sujets à caution puisque le narrateur autodiégétique non fiable pourrait les avoir modifiés. Ensuite, l’éditeur fictif lui accorde une place de parole, littéralement dans la marge, puisque en postscriptum, qu’il fait apparaitre comme un « droit de réponse ». Or dans ce postscriptum, Julian donne une version quelque peu différente du récit. En particulier, elle remet en question les qualités d’enseignant et d’écrivain de Bradley, apparaissant dès lors moins naïve que ce que le discours de ce dernier nous donnait à voir : elle lui reproche ainsi de connaitre assez mal Shakespeare60 et de lui avoir donné de mauvais conseils. En outre, elle reproche à son roman de n’avoir pas réussi à exprimer la vérité de leur relation, ce qui en fait « un échec littéraire61 », selon ses derniers mots. Ce faisant, elle critique la théorie de Bradley sur l’art en avançant une réflexion esthétique : selon elle, l’art ne devrait pas être soumis à l’eros sous peine de ne pas être assez « froid » pour toucher à la vérité. Murdoch, qui s’intéresse de près à la philosophie platonicienne, ne partage pas le point de vue de son personnage, néanmoins elle souligne ainsi les possibles limites de son propre roman et met en avant les critiques potentielles à l’égard de son narrateur autodiégétique. En particulier, ces deux points de vue divergents renvoient à l’épisode de leur première relation sexuelle, considérée par Bradley comme une étape dans son parcours d’écrivain, fonction qui lui est ainsi déniée par Julian (en refusant vivement que l’eros prenne part à la création)62. Enfin, si Julian défend des théories sur l’art que Murdoch ne soutient pas, en revanche elle incarne, comme contrepoint à Bradley, une ouverture à l’altérité nécessaire à la création, centrale dans les réflexions de l’écrivaine irlandaise. Par ailleurs, le lecteur découvre, également dans cette marge que sont les postscripta, que Julian a fini par écrire. Quoiqu’elle se dévalue et soit également dévalorisée par l’éditeur, ami de Bradley, elle est devenue poète, accomplissant donc hors des mémoires fictives la destinée que lui traçait son prénom : Julian of Norwich est la première femme de lettres anglaise.
Conclusion
Lotaria, même si elle est présentée comme une caricature de la féministe engagée, précieuse ridicule structuraliste dont on rit, fascine également en incarnant une figure dangereuse et menaçante, héritière de la Cerveline. Ce n’est pas le cas du personnage de Julian qui se construit également à partir du stéréotype de la midinette. Mais le choix d’un narrateur autodiégétique invite le lecteur à prendre de la distance avec ce portrait : est-ce seulement Bradley qui la perçoit ainsi, qui voudrait la percevoir ainsi ? Dans ces deux romans, le point de vue masculin est dominant, sans doute parce qu’il est censé incarner l’universel, comme le justifie Murdoch, au moment où les romanciers écrivent. Les personnages d’étudiantes sont cantonnés à des rôles secondaires. Mais ces femmes qui aspirent à penser et à créer, même si elles sont souvent mises en échec et parfois ridiculisées, introduisent un regard de la marge, un regard de l’écart sur la création qui met à jour, sans néanmoins le dénoncer clairement ni frontalement, un certain phallocentrisme. Elles permettent en particulier aux auteurs de proposer au lecteur d’accorder une attention différente au monde, à l’instar de Julian qui, sous le regard aimant de Bradley, s’absorbe dans la contemplation des galets. Cette image pourrait de fait apparaitre comme celle spéculairement inversée de Roquentin au début de La nausée63, une invitation à retrouver une attention émerveillée au monde.