Dans la deuxième partie de sa carrière d’écrivain, que l’on a appelée sa « deuxième manière », Jean Giono est allé de plus en plus vers l’économie. Économie de la forme tout d’abord, par des romans plus courts et une exploration du genre de la nouvelle ; économie de la phrase ensuite, qui se fait également plus courte et plus sèche ; économie du sens enfin, le récit étant de plus en plus déconstruit et le sens ambigu. Par conséquent, à mesure que le récit se densifie, le lecteur se doit d’être plus concentré. C’est désormais un lieu commun de dire que plus le sens du roman échappe au lecteur, plus ce dernier doit s’investir pour interpréter le récit et en tirer ce que l’auteur aura bien voulu suggérer. On assiste en quelque sorte à un jeu de piste entre l’auteur et le lecteur, et même à une enquête. Ce terme d’« enquête » correspond particulièrement au roman dont il va être ici question, Ennemonde et autres caractères (1968). Si le lecteur est attentif et perspicace, il comprendra que le personnage principal, Ennemonde, est une véritable criminelle qui n’hésite pas à recourir au meurtre pour arriver à ses fins. S’il ne saisit pas les indices que le narrateur a semés dans le récit, le lecteur pourra simplement penser qu’Ennemonde a eu beaucoup de chance dans sa vie et qu’elle a atteint le bonheur assez facilement, aidée par le hasard et par sa nature généreuse. Cependant, il ne s’agit pas pour Giono d’un « jeu » superficiel ou d’une imitation du roman policier – que Giono appréciait par ailleurs – dont le but serait d’attendre la fin du roman pour révéler les clés de l’intrigue. Le mystère du récit se situe bien plutôt à un niveau ontologique. Giono, pendant la Seconde Guerre mondiale, a perdu ses illusions sur la nature humaine et s’est trouvé confronté, comme beaucoup d’écrivains, à la difficulté d’écrire le mal : comment montrer la noirceur de l’être humain, comment présenter la monstruosité ordinaire de l’homme ? En effet, Ennemonde est, malgré ses crimes, un personnage attachant et qui reste impuni, ses meurtres n’ayant pas été découverts. Le personnage évolue donc dans un cadre tout à fait familier et commun.
Plutôt que d’essayer en vain de cerner le mal et d’épuiser le récit à la poursuite d’une explication et même d’une explicitation de ce mal, Giono a recours au sous-entendu pour le suggérer, afin de présenter son personnage « au plus vrai », dans sa dualité et sa complexité, c’est-à-dire à la fois monstrueux et familier. À la conception métaphysique de l’homme, partagé entre le bien et le mal, correspond une poétique du non-dit que nous nous proposons d’étudier.
Giono a très bien résumé cette poétique dans un entretien avec Luce et Robert Ricatte en avril 1965 : « Il y a deux façons de faire le portrait d’un personnage, c’est de dessiner ses limites et de remplir le personnage [...] ou de dessiner tout sauf le personnage : il apparaîtra en blanc1. » C’est le principe du négatif en photographie, dont Giono s’inspire également puisqu’il entend décrire l’objet « en négatif », c’est-à-dire en le faisant apparaître en creux, dans ce qui manque. Sa devise est la suivante : « décrire tout, sauf l’objet2. » « Ce qui manque » dans Ennemonde et autres caractères, c’est l’explicitation des meurtres accomplis par le personnage. Ce manque constitue le point aveugle du récit, l’angle mort qui va troubler la narration jusqu’au terme du roman, et ce à plusieurs niveaux : le non-dit affecte la narration, autrement dit la composition du roman et de la phrase, mais également le style lui-même, et donc le discours. L’analyse de ces modes narratifs et stylistiques du non-dit ne prétend pas à l’exhaustivité mais se propose d’exposer une des voies du renouvellement romanesque explorées par Giono dans les années 1960 et dont Ennemonde et autres caractères est un exemple probant.
Les « blancs » du récit : ellipses et sous-entendus pour un « ascétisme narratif3 »
Ennemonde et autres caractères présente un paradoxe : le tissu narratif est extrêmement dense et, tout à la fois, constamment percé par des ellipses. Sur ce point, Giono s’est beaucoup inspiré de Faulkner dont il admirait la capacité à suggérer sans nommer :
Faulkner a fait ça très souvent : dans Le Bruit et la Fureur, il l’a fait. Il emploie un langage d’élision pour dire des choses importantes et intelligentes. Et ces choses apparaissent dans le contexte, en blanc, il ne les exprime pas, il exprime tout le reste, et le seul mot que nous aimerions voir prononcé ou écrit n’y est pas, mais il nous le suggère suffisamment fort pour que nous puissions le sentir4.
C’est ce que fait Giono dans son roman : il élabore un « langage d’élision » et parsème le récit de « blancs » qui constituent le cœur du roman puisqu’ils détiennent la vérité de l’intrigue, non pas dite mais suggérée.
L’ellipse narrative, tout d’abord, introduit des hiatus dans le récit. Les meurtres perpétrés par l’héroïne ne sont jamais explicités, notamment celui du mari d’Ennemonde, Honoré, et celui d’un témoin gênant nommé Fouillerot. Pour le premier, voici comment le narrateur passe sous silence le moment du meurtre : « [Ennemonde] trouva Honoré debout dans la cour. Enfin, il était à l’air libre, il voulait savoir d’où elle venait. Deux heures après, on le trouva sous les sabots du mulet5. » Pour le deuxième, le narrateur commence par évoquer le marché noir auquel se livre Ennemonde pendant la Seconde Guerre mondiale : « Elle faisait de très bon marché noir […] Ce n’était pas faute de recevoir des dénonciations anonymes. Dans certaines, on crut reconnaître la main de Fouillerot. Un matin, on le trouva mort devant sa porte6. » Dans les deux cas, le point qui sépare la phrase apparemment anodine de la phrase annonciatrice du décès est à la fois le point aveugle du récit et le point focal : rien n’est dit, mais tout est dit. On ne peut faire dire plus de choses à un point. Dans ces ellipses se dévoile alors la vraie nature d’Ennemonde, que Giono préfère faire « sentir » au lecteur plutôt que de la décrire, ce qui serait sans doute réducteur et incomplet. L’implicite permet ici de ne pas fausser la vérité.
L’ellipse grammaticale permet elle aussi de suggérer plus qu’il n’est possible d’en dire. Contrairement à l’ellipse narrative qui consiste à passer sous silence un moment de l’histoire, il s’agit ici de supprimer un mot ou un groupe de mots dans une phrase du récit. En ce sens, la description initiale d’Ennemonde est frappante. Le narrateur dresse un portrait enchanteur du personnage – qui, rappelons-le, est par ailleurs obèse et a perdu toutes ses dents – mais ce portrait ne fait que préparer un renversement de la description, renversement qui se produit au moyen d’une ellipse grammaticale : « Elle avait un joli teint frais et rose, ses yeux marron étaient très purs, sans rides ni cernes, avec de longs cils courbes. Leur regard était parfois celui d’une jeune fille, le plus souvent non7. » Ce « non » frappe par la façon abrupte dont il termine la phrase et interpelle ainsi le lecteur sur le sous-entendu de cette ellipse. Si nous résumons le contenu de cette description, nous apprenons qu’Ennemonde a parfois le regard d’une jeune fille mais le plus souvent non. Quel regard a donc Ennemonde, « le plus souvent », si ce n’est pas celui d’une jeune fille ? Nous nous trouvons bien dans le domaine de l’enquête : le lecteur doit deviner ce que sous-entend le narrateur dans cette ellipse grammaticale qui oriente le portrait moral du personnage vers le « négatif » de la jeune fille, à savoir – et le lecteur s’en rendra compte rapidement – le contraire de l’innocence. La description du personnage se termine d’ailleurs par cette remarque du narrateur : « Ce n’était pas une femme vite expliquée. » Nous y retrouvons le paradoxe évoqué précédemment : contrairement à ce qui est dit ici, la narration fait le choix de vite expliquer, sans développer et en passant sous silence la vraie nature de cette femme. Ce parti pris du non-dit, toutefois, répond à l’exigence du narrateur vis-à-vis de son récit, qu’il considère paradoxalement plus complet s’il sous-entend la vérité plutôt que de l’expliciter. Giono fait ainsi apparaître son personnage « en blanc » après avoir dessiné « tout sauf le personnage ».
Il est à noter que, dans Ennemonde, la narration comprend très peu de dialogues, tous intégrés au corps du récit et simplement indiqués par des guillemets. Le plus souvent réduits à une réplique, ils ne constituent pas à proprement parler de « pauses » dans la narration. Seul un dialogue se détache du texte dans tout le roman, typographiquement d’abord en adoptant la présentation traditionnelle du dialogue, ensuite par l’importance qu’il revêt dans l’histoire. Or, ce dialogue entre Ennemonde et sa fille, à la fin du roman, est caractérisé par le non-dit :
« La nuit où est mort ton père, dit Ennemonde, étais-tu éveillée ?
- Non, répondit Alithéa.
- As-tu entendu, as-tu vu quelque chose ?
- Non », dit Alithéa.
Ces non signifiaient oui8.
Dans cet échange de quatre courtes répliques, les deux femmes évoquent sans le dire explicitement le meurtre d’Honoré par Ennemonde ayant précipité son mari sous les sabots du mulet. Des années plus tard, Ennemonde interroge sa fille la plus aimante pour savoir si cette dernière avait connaissance de la vraie nature de sa mère et, malgré cela, l’aimait. C’est donc un dialogue essentiel, presque sublime, qui aboutira à la rupture entre les deux femmes, Alithéa semblant n’avoir supporté le meurtre de son père que tant qu’il n’était pas dit. Ce dialogue, pourtant, ne dit pas mais fait comprendre, puisque « ces non signifiaient oui ». Aussi le seul dialogue, à proprement parler, du récit est-il un « négatif » représentant la poétique lacunaire, elliptique et allusive du roman. Sylvie Milcent-Lawson l’écrit dans son article « Dialogue » du Dictionnaire Giono : « Plus que d’apporter des informations ou de faire progresser l’action, la fonction principale du dialogue gionien est d’instaurer une tension narrative, c’est pourquoi son centre est souvent sa part d’obscurité9. »
Nous voyons que la composition du récit participe de l’« ascétisme narratif » choisi par Giono pour élaborer ce roman du non-dit. À cette économie de la forme narrative répondent des techniques stylistiques qui troublent l’interprétation grâce à ce que nous pourrions appeler des figures de l’ambivalence ou de l’implicite. Comme l’écrit le narrateur dans une remarque toute métalittéraire qui signe un pacte de lecture : « On ne se disait pas tout, mais on se disait certaines choses ; restait à interpréter10. » C’est en effet ce que le lecteur lui-même doit faire dans Ennemonde et autres caractères qui apparaît comme le règne de l’ambiguïté.
Le style à l’épreuve du non-dit : les figures de l’ambivalence
Dans Ennemonde et autres caractères, le discours du narrateur est miné par l’ironie qui introduit alors dans le style du récit une ambivalence constante. En témoigne ce passage évoquant la mort d’un autre témoin gênant, Martin, à qui Ennemonde a donné de l’argent en échange d’un service :
Martin passa commande à Sisteron d’un car tout neuf avec lequel il comptait installer une ligne dans la vallée du Jabron. Il n’en eut pas le temps ; il était batailleur, l’argent lui donna des ergots, et il fut tué, avant même de faire rouler sa patache, par un Piémontais, qu’on arrêta à Laragne, et qui fut jugé à Gap. Là, évidemment, il était question de hasard ; mais de hasard raisonné. On ne peut pas toujours tout faire soi-même, il faut aussi (judicieusement) un peu compter sur les autres11.
Ce passage est ambigu car le narrateur lui-même semble penser qu’Ennemonde n’est pour rien dans la mort de Martin, tué par hasard, semble-t-il, par un Piémontais. Le texte, pourtant, est chargé d’ironie et de sous-entendus, notamment à travers les adverbes « évidemment » et « judicieusement » qui mettent le lecteur sur la piste : ce « hasard raisonné » est bien entendu raisonné (« judicieusement ») par Ennemonde, qui a commandité le meurtre sous couvert d’échauffourée due à la fortune récente de Martin. Le lecteur en aura la confirmation quelques pages plus loin.
Une autre figure de l’ambivalence, au sens premier du terme qui implique la coexistence de deux composantes, est la métaphore. Giono, on le sait, est un « artisan d’images12 » et son style est caractérisé par l’usage immodéré de la comparaison, moteur poétique de choix dans sa « première manière ». Le travail de son style, après la guerre, va le conduire de la comparaison à la métaphore, toujours dans cette perspective d’économie qui le fait adopter un style plus concentré, et donc des figures moins explicites. De fait, dans Ennemonde, la métaphore n’est pas tant utilisée pour son pouvoir poétique que pour sa capacité à contourner un objet, à détourner son sens premier et donc à introduire une ambiguïté. C’est le cas quand le narrateur écrit qu’« il était dit qu’[Ennemonde] ne manierait jamais du plomb, toujours de l’or13 ». Dans le contexte du roman, cette évocation de l’or et du plomb est en fait une métaphore de l’amour absolu opposé à l’amour monotone. En effet, Ennemonde a aimé passionnément un homme appelé Clef-des-Cœurs mais le temps a terni cet amour. Or, Clef-des-Cœurs s’engage dans la Résistance pendant la guerre et est tué en défendant le maquis, ce qui arrange bien Ennemonde qui, pour n’avoir pas à manier du plomb mais « toujours de l’or », aurait fini par le tuer lui aussi. Le « plomb » revêt alors un double sens métaphorique : il renvoie non seulement à l’amour monotone dont Ennemonde est débarrassée mais aussi à l’arme qu’elle aurait dû utiliser pour tuer Clef-des-Cœurs – ce qui n’arrive pas grâce, cette fois, au hasard de la mort de Clef-des-Cœurs sous le feu de l’ennemi.
Nous avons montré un exemple de concentration et d’ambiguïté du sens par l’usage de la métaphore. La périphrase, elle, offre un medium stylistique équivalent pour ce qui est de l’ambiguïté, mais formellement opposé en ce qu’elle dilue le sens et contribue à l’expansion de la phrase. Ainsi, dans un passage à la fois éloquent et obscur du roman, le narrateur résume la stratégie d’Ennemonde à travers des périphrases qui renvoient toutes à un meurtre accompli par le personnage, mais de façon détournée. Il évoque une nuit pendant laquelle Ennemonde arrête son plan machiavélique : « C’est de cette nuit que tout se décida ; le mulet cabochard, et cette pointe aiguë d’intelligence qui la fit miser sur le Piémontais de Sisteron […] ; enfin, maintenant, la mort du pécheur14. » Le « mulet cabochard » se rapporte au meurtre du mari Honoré, mort sous les ruades de l’animal ; le « Piémontais de Sisteron » renvoie au meurtre de Martin, commandité par Ennemonde et prétendument dicté par le hasard ; quant à « la mort du pécheur », elle se réfère au meurtre de Fouillerot. Cette dernière périphrase, la plus ambiguë, trouve son origine dans le proverbe suivant : « Dieu ne veut pas la mort du pécheur. » Le proverbe est ici détourné pour faire comprendre qu’Ennemonde n’est pas miséricordieuse et ne pardonnera donc pas à Fouillerot – autrement dit, le témoin gênant qu’est Fouillerot sera lui aussi supprimé.
Nous voyons la complexité du système de références, et même d’auto-références, qui permet au narrateur de ne pas aborder frontalement la vérité. Parmi toutes ces allusions, le narrateur lui-même semble perdu. Les expressions telles que « je crois », « je ne sais pas au juste de quoi il s’agissait », « je ne suis pas très sûr de mon affaire15 » trahissent un trouble dans la narration, trouble qui se transmet nécessairement au lecteur, et même à la fiction. Le narrateur dit ainsi d’Ennemonde qu’« elle menait parfaitement les affaires de la maison et son affaire personnelle, cette dernière sans s’en rendre tout à fait compte. Elle ne savait même pas qu’elle avait (depuis vingt ans) une affaire personnelle à régler et qu’elle était en train de le faire16 ». Tous les niveaux sont donc affectés par le mystère : la fiction, la narration, la réception. Dans ces conditions, le lecteur doit être attentif au moindre signe lui permettant de suivre la piste tracée par le narrateur. C’est ce que Giono sous-entend lorsqu’il décrit le système judiciaire du pays d’Ennemonde, habitué à être aux aguets afin de démêler les affaires de meurtres coutumières dans la région :
Depuis le temps qu’on joue ce jeu, tout l’appareil politique, financier, administratif, judiciaire, notarial, pénitencier et pieds humides du département et des départements voisins est sensibilisé à l’extrême ; il se met en branle et claque des crocs pour un mot, une conjonction, une simple virgule, parfois un silence17.
Comment ne pas voir dans cette description de « l’appareil politique » une métaphore de « l’appareil romanesque » mis en place par Giono dans son récit ? En effet, comme nous l’avons vu, le lecteur doit déceler le sens du roman derrière « un mot, une conjonction, une simple virgule, parfois un silence ». Giono use de toutes les mécaniques du récit pour créer une « machinerie » voire une « machination » que le lecteur devra élucider. Le jeu entre l’auteur et le lecteur s’immisce alors dans la narration sous forme de guillemets, ponctuation, italiques et parenthèses, autant de signes métadiscursifs qui cryptent le sens du roman et sont parfois la clé de son interprétation.
Une narration « dystrophique » : les clés d’interprétation dans les signes métadiscursifs
De l’hypertrophie des premiers romans à l’atrophie des dernières œuvres, Giono a expérimenté les modalités de renouvellement de la narration en multipliant les points de vue, tant et si bien que les personnages sont devenus opaques pour le narrateur lui-même, alors réduit à l’état de « récitant » ou de « témoin » avec toute la question de fiabilité que ce statut soulève. Ce travail sur la narration, Denis Labouret l’a qualifié de « dystrophie18 », un état du récit où la focalisation variable et le dialogisme font éclater la narration et miment le désordre du monde en proposant une esthétique baroque, à l’opposé des recherches formelles menées par le Nouveau Roman pour renouveler l’art du récit.
À ce titre, les parenthèses constituent un des modes par lesquels le narrateur ne « dit » pas mais « commente », tient un discours secondaire, caché derrière les parenthèses et leur statut métadiscursif voire extradiscursif. C’est paradoxalement dans ces « interstices » de la narration que se glissent certaines clés d’interprétation du récit. Ainsi, lorsque le narrateur évoque les vieillards qui, dans le Haut-Pays, « se recroquevillent et sont la proie des vers avant la mort, qui n’est plus qu’une formalité exigée par la loi », il ajoute : « On pourrait sans risque (de conscience) les enterrer avant cette formalité19. » La parenthèse tient ici un rôle essentiel dans la compréhension du roman : elle brouille la dissociation entre les faits – c’est-à-dire le « risque » de condamnation par la loi – et la morale. En précisant que les meurtres n’ont aucune incidence sur la conscience, le narrateur sous-entend qu’un crime resté impuni n’existe pas, ni vis-à-vis de la loi, ni vis-à-vis de la morale : l’absence de morale déréalise le fait lui-même. C’est pourquoi, dans la suite de la description du Haut-Pays, le narrateur écrit : « la vie ne subsiste qu’avec une constante alimentation en irréalité (comme on le verra20). » Là encore, la parenthèse met le lecteur sur la piste : « on verra » en effet Ennemonde construire son bonheur en recourant au meurtre « sans risque (de conscience) » et, n’ayant pas été démasquée, nourrir alors sa vie de cette « irréalité » des meurtres en quelque sorte annulés par l’absence de conscience morale. Ces parenthèses expliquent également la position du narrateur lui-même qui, loin de porter un jugement sur son personnage, raconte l’histoire en épousant les valeurs du Haut-Pays, valeurs contraires à la morale. Dans une autre parenthèse révélatrice, il en vient même à détourner la morale : l’observation du monde, dit-il, « c’est l’habituelle ressource des pécheurs (de ceux qu’une morale terre à terre appelle pécheurs21) ». Giono dépasse le simple dialogisme qui reniait déjà la conscience unifiante et axiologique du narrateur. Ici, l’instance narrative est soumise à ses personnages qui deviennent donc autonomes et opaques. Aussi Ennemonde apparaît-elle toute-puissante, y compris sur le narrateur, qui met en avant cette supériorité : « Ennemonde va encore plus loin dans l’interprétation des signes ; elle est aussi forte que les errants [les tueurs de cochons, dont le narrateur vient de dresser l’éloge de l’intelligence] pour saisir l’allusion des moindres finesses22. »
Parmi ces « moindres finesses » se trouvent également les guillemets, autre signe métadiscursif qui renforce le caractère allusif du récit. En mettant un mot ou une expression entre guillemets, le narrateur met de la distance entre lui et son discours ; par là, il introduit un espace de non-dit que le lecteur doit interpréter. Outre l’usage des guillemets pour citer un vocabulaire spécialisé ou régional, Giono leur accorde une fonction d’auto-référence, le « plomb vil23 » devenant la métaphore de la fin de l’amour, en référence au passage du roman étudié plus haut, ce qui multiplie les strates interprétatives. En plus de cette épaisseur herméneutique, qui confine parfois à l’hermétisme, les guillemets incorporent au texte des sous-entendus souvent ironiques. La mort de Clef-des-Cœurs est sur ce point éloquente. Rappelons que Clef-des-Cœurs est le deuxième mari d’Ennemonde, pour qui elle a tué son premier mari Honoré et les témoins gênants qu’étaient Martin et Fouillerot. Le narrateur précise alors qu’« elle avait joui complètement d’Honoré, de Martin, et même de Fouillerot en les sacrifiant24 ». Or, nous apprenons également qu’Ennemonde a joui complètement de Clef-des-Cœurs et qu’elle n’éprouve plus pour lui que le « plomb vil » qui l’amènerait à le sacrifier à son tour. Le hasard la devance et l’homme est abattu par l’aviation allemande alors qu’il participe à une opération de la Résistance. Le narrateur évoque alors le « sacrifice25 » de Clef-des-Cœurs entre des guillemets qui interpellent le lecteur sur l’emploi de ce terme, le même qui désignait les meurtres des trois hommes par Ennemonde. Sans les guillemets, le sacrifice renverrait simplement à la mort de Clef-des-Cœurs « pour la France », mais les guillemets ajoutent une strate interprétative : en se référant au sacrifice d’Honoré, Martin et Fouillerot, le narrateur implique que la mort de Clef-des-Cœurs, sans avoir été provoquée par Ennemonde, suit la logique implacable du personnage qui « sacrifie » ses amours moins pour l’Amour lui-même que pour son bonheur personnel. C’est bien ce que sous-entendent les guillemets qui encadrent et soulignent le mot de « sacrifice » : les quatre hommes ont été sacrifiés sur l’autel du bonheur d’Ennemonde.
En plus du caractère elliptique du roman, les allusions portées par le métadiscours du narrateur créent donc un récit dont les clés d’interprétation se trouvent littéralement « entre les lignes ». L’implicite règne en maître à tous les niveaux du roman et le sens de l’histoire est à chercher moins dans ce que raconte le narrateur que dans les signes « dystrophiques » du discours, c’est-à-dire les espaces vides dans lesquels le lecteur pourra percer le mystère du personnage et de l’histoire. Paradoxalement, c’est dans les lacunes de la narration que Giono trouve une manière de construire un « caractère », de donner de l’épaisseur à un personnage, certes « en négatif » ou « en blanc » mais bien en « le suggér[ant] suffisamment fort pour que nous puissions le sentir ».
Ces quelques analyses narratives et stylistiques montrent le potentiel de renouvellement du genre romanesque à l’œuvre dans la poétique du non-dit explorée par Giono dans sa « deuxième manière ». L’auteur a d’ailleurs préféré appeler ses œuvres d’après-guerre des « chroniques romanesques » plutôt que des romans et, en effet, ses récits ne s’inscrivent plus dans la narration linéaire et chronologique du roman traditionnel. Les bouleversements de la narration provoquent une « crise » de l’instance narrative, et pour cause : le mystère qu’entretient volontairement le narrateur rend le lecteur méfiant et lui fait perdre la confiance qu’il accordait traditionnellement au narrateur. Nous pensons alors à ce que Nathalie Sarraute a appelé « l’ère du soupçon26 », autrement dit la méfiance mutuelle de l’auteur et du lecteur qui envahit toutes les strates du roman. Toutefois, Giono propose une autre voie que celle ouverte par le Nouveau Roman. On sait que ce dernier refuse les notions de personnage, d’intrigue, de narrateur omniscient et donne plus de poids à l’écriture en train de se faire, l’écriture consciente d’elle-même, qu’à la « substance » du récit. Au contraire, tout en remettant lui aussi en cause la narration traditionnelle, Giono donne de la substance aux personnages et au récit en les faisant exister « en dehors » du roman, les « blancs » du récit obligeant le lecteur à construire lui-même le sens qui n’est donné qu’en négatif. La poétique du non-dit appelle le lecteur à faire exister les personnages en eux-mêmes, et ce pour trouver un sens au récit qui, sans cela, resterait ambigu et inaccompli.
En quelque sorte, quand le Nouveau Roman travaille sur le « dire », Giono, dans Ennemonde et autres caractères, travaille sur le « non-dire ». Chez lui, la déconstruction du roman consiste à ne conserver que la substance romanesque, fût-ce en la faisant apparaître en creux. « Décrire tout, sauf l’objet », certes, mais pour que l’objet puisse atteindre toutes ses dimensions à travers le mot, le silence, l’allusion ou la contradiction, et surtout à travers la pensée que le lecteur nourrira même après la lecture du roman. Comme l’écrit Giono à la fin d’un autre roman développant une poétique du non-dit, Hortense (1958) : « C’est la suite qu’il serait intéressant de raconter. »