Être humaniste dans l’après-guerre n’est pas une position qui va de soi, les horreurs de la seconde guerre mondiale ont, pour beaucoup, jeté le discrédit sur la nature humaine, en révélant son caractère ambivalent, voire pour certains monstrueux. Comment, en effet, croire encore en l’homme étant donné Auschwitz, Hiroshima, ou l’épuration ? Le mot d’humanisme devient presque tabou dans l’immédiat après-guerre, et celui qui s’en revendique est souvent accusé d’aveuglement ou moqué. Il y a un réel désespoir de l’homme chez une partie des intellectuels dans l’après-guerre, y compris les romanciers, ce qui explique la multiplication des personnages d’antihéros, mais aussi l’effacement progressif du personnage chez ceux qui fondent le Nouveau Roman. Nombreux sont les écrivains désabusés qui affichent dans leurs romans d’après-guerre leur désillusion sur l’homme1 et dressent des tableaux sans concession de l’être humain. L’humanisme se retrouve également rejeté dans cette période par une partie des penseurs marxistes, comme le souligne Jacques Ellul en 1947 :
Sitôt que l’on parle d’humanisme, on est en plein dans le domaine des malentendus. On pense à un certain sentimentalisme, à un certain respect de la personne humaine, qui n’est qu’une faiblesse et un luxe bourgeois et l’on ne peut s’empêcher de penser qu’un écrivain communiste [...] avait en partie raison quand il écrivait : « la dignité humaine, les droits de l’homme, le respect de la personne, etc., on en a les oreilles rebattues ». Cette réaction est dure, mais je crois qu’elle est légitime en face de tout ce que l’on a appelé « humanisme2 ».
Aux yeux de beaucoup, l’humanisme semble donc être devenu, depuis la fin de la guerre, un discours creux de bien-pensance, une vague philosophie élitiste, une illusion d’intellectuels bourgeois enfermés dans leur tour d’ivoire qui restent sourds et aveugles au monde. Il est donc peu d’auteurs pour se déclarer ouvertement « humanistes » dans cette période tant la position est un équilibre difficile, entre lucidité sur ce dont l’homme est capable et volonté de ne pas désespérer de lui. Cette dichotomie rend leur humanisme moins évident, plus chancelant que celui qui sous-tend les grandes œuvres humanistes de l’entre-deux-guerres3 et semble le repousser dans les limites du texte, presque hors-champ. Parmi ceux qui, dans l’après-guerre, font encore partie de ces humanistes lucides se trouve Romain Gary. Écrivain aux deux prix Goncourt, Romain Gary fut soldat de la seconde guerre mondiale, déserteur à l’armistice, combattant dans les Forces Françaises libres, Compagnon de la Libération, et surtout immigré juif polonais très récemment naturalisé, dont toute la famille paternelle a disparu dans les pogroms : chacun de ces « titres » aurait pu être une raison de désespérer de l’homme, et pourtant, Gary n’a jamais cessé de proclamer sa foi en l’être humain.
Comment, dès lors, concilier traumatisme de la guerre et déclaration humaniste ? Comment dire l’homme, sans renier la vision problématique des hommes induite par la guerre ? Peut-on encore dire l’humanisme après la seconde guerre mondiale ? Nous allons nous intéresser à ces questions dans une œuvre de Romain Gary, Les couleurs du jour, publiée en 19524. Le roman gravite autour de deux compagnons d’armes, Rainier et La Marne, anciens combattants en série, de la guerre d’Espagne à la guerre de Corée, en passant par la seconde guerre mondiale et la Résistance. Les deux hommes ne sont pas des combattants perpétuels par goût du sang ou de la gloire, mais par idéalisme : ils partent défendre leurs idéaux partout où ils les sentent menacés. Chacun de leur combat est, en réalité, un combat pour la dignité humaine, la protection des plus faibles, l’égalitarisme, la liberté, pour un humanisme qui ne dit jamais son nom. En effet, tout au long du roman, ils ne cessent de multiplier les stratégies d’évitement pour ne pas admettre leur idéal humaniste, pour ne pas le formuler ouvertement, voire pour tenter de s’y soustraire. Mais comment faire un roman humaniste, dans une période où le simple mot d’humanisme est soumis à la raillerie ? Il s’agira donc de distinguer les différentes stratégies mises en place par Gary dans un premier temps pour repousser l’humanisme hors-champ, aussi bien ses stratégies d’évitements intra-diégétique que stylistique, puis de montrer comment le non-dit trouve néanmoins un moyen de réintégrer le texte et d’envahir le roman.
Des stratégies d’évitement intra-diégétiques
Il s’agit des stratégies mises en place par les personnages eux-mêmes, au cœur de l’intrigue, pour cacher leur humanisme (à soi-même ou aux autres) – c’est-à-dire le taire, en faire un non-dit – quand ce n’est pas pour lutter contre lui – et donc d’une certaine manière le repousser loin d’eux, l’extraire de leur récit, le renvoyer hors-champ. En effet, Rainier et La Marne combattent de toutes leurs forces leur propre idéal, leur propension à poursuivre un absolu inaccessible, celui « d’un humain humaniste et humanisant, tendrement tolérant et humainement impossible5 ». Cet homme-là, on ne peut, semble-t-il, que le rêver, et on ne peut le mentionner qu’en signalant immédiatement son irréalité, son impossibilité. Rompus aux guerres et à l’horreur, alors que la seconde guerre mondiale semble s’être achevée simplement pour voir d’autres conflits naître, l’homme leur semble une chose impossible, et pourtant ils ne peuvent s’empêcher de se battre pour cette chimère. Le caractère indicible de l’humanisme dans le roman a ceci de particulier qu’il répond à un moment particulier de l’histoire et à son impact éthique et serait donc un indicible historicisé, « inséparable de l’événement », comme le présente Astrid von Busekist :
Une chose dicible, nommable en un point X de l’Histoire peut ou doit, par le poids des événements mais surtout par le sens que lui confèrent les individus, devenir, en un point Y, indicible. Or cet indicible peut ne pas être impensable, mais relever du refus (ou de l’impossibilité, c’est le cas limite) de le penser – ou de l’imaginer, de le dire –, auquel cas la représentation subjective comme la réalité existent ; en revanche, la compréhension au sein d’un espace éthique fait défaut6.
Dans le roman, les personnages, frappés de plein fouet par l’histoire, oscillent sans cesse entre déclaration idéaliste au lyrisme emporté, et affirmation de leur volonté d’y renoncer, mais jamais ils ne se revendiquent humanistes. Rainier décrit son propre engagement comme un « extrémisme de l’âme » et affirme qu’il est désormais temps « de [se] défendre, de refuser de [se] désincarner7 ». En effet, l’humanisme et l’idéal sont toujours, au sein du roman, associés à l’élévation, au ciel, à l’abstraction ou encore à la désincarnation, et la lutte contre cette vaine poursuite pousse les personnages à s’accrocher au réel, au concret. Gary renvoie donc clairement l’homme idéal et ce qu’il représente dans le domaine céleste, dans l’inconnu, loin de la réalité que vivent les personnages. Le ciel qui abrite ainsi l’humanisme devient hors-champ pour le personnage qui tente (sans succès) de garder les yeux rivés au sol. Les personnages veulent donc se raccrocher à quelque chose de tangible, de terrestre : La Marne affirme même son « besoin de ramper8 ».
Parler d’amour pour taire l’humanisme
En effet, l’intrigue amoureuse au cœur du roman entre Rainier et Ann Garantier, star de cinéma, se veut, d’une certaine manière, une lutte contre l’idéal. Rainier cherche à réincarner cet amour abstrait de l’humanité dans la femme aimée, à aimer quelqu’un d’enfin atteignable, non plus l’homme, mais un individu. Pour repousser l’humanisme, trop compliqué, trop grand pour les hommes, Gary met en avant l’amour d’une personne. Au moment où ils se rencontrent, Rainier s’est déjà engagé pour la guerre de Corée, il ne reste plus que quelques jours avant le départ du bateau. Tout au long du roman, il tente de convaincre Ann, mais surtout de se convaincre lui-même, qu’il ne prendra pas la mer, qu’il choisira Ann et l’amour, et non pas la Corée et la défense de son idéal humaniste. Dans un premier temps, il est persuadé que toute sa vie et son engagement prennent sens depuis sa rencontre avec Ann :
Ici c’est un homme qui parle, une main, une gorge, une rage, un espoir d’homme. […] Tout ce qu’il a raté dans la vie, tout ce qu’il a poursuivi en vain — la paix et la justice et des champs de blé à l’infini — voilà que tu me le donnes, enfin. Tout ce que j’ai poursuivi en vain en Espagne, dans le ciel d’Angleterre, tout ce qui m’a été volé sur les champs de bataille de Corée et de l’Indochine — voilà que je le tiens enfin contre ma poitrine, toutes mes victoires me sont enfin rendues. Qu’il est bon de te sentir contre ma poitrine comme la fin des causes perdues9.
La femme aimée semble ici devenir le point d’aboutissement du combat idéologique de Rainier, qui croit avoir trouvé dans l’amour qu’il éprouve pour Ann une récompense pour ses luttes, et surtout la fin de sa quête d’absolu. L’amour deviendrait donc un moyen de mettre de côté l’humanisme, ou plutôt de le réinvestir, puisqu’il devient en réalité central dans l’humanisme de Gary et y prend la place qu’occupait la raison dans l’humanisme du XVIe ou du XVIIIe siècle, ce qui amène Jean-Marie Catonné à affirmer que c’est « l’amour et non la raison universelle [qui] fonde l’humanisme de Gary10 ». Il est aussi un amour charnel, physique, visible, présent, palpable et sonore dans les descriptions qu’en fait Gary, qui vient s’opposer à ce flou un peu absurde et écrasant de l’humanisme. Cet amour devrait combler les désirs idéalistes de l’éternel combattant, mais alors le sentiment serait la fin de la quête humaine, or il en est à la fois le point de départ et l’aboutissement, la fin et le moyen. Rainier se ment à lui-même : c’est parce qu’il est un idéaliste qu’il tombe éperdument amoureux d’Ann, et parce qu’il l’aime qu’il repart se battre pour défendre ses idées humanistes. Comme Rambert dans La peste de Camus, il ne peut rester auprès de celle qu’il aime s’il n’a pas d’abord tout fait pour défendre l’humanité dans son ensemble. Dans un sens, il ne serait plus capable, ou plus digne d’aimer un être humain, s’il ne montrait pas, dans ces temps de crise, sa valeur humaine, son amour de l’humanité : « cela le gênerait pour aimer celle qu’il avait laissée11 ». L’amour universel au centre de l’humanisme trouve sa source et son aboutissement dans l’amour individuel, il y trouve aussi un moyen d’expression qui lui permet alors d’envahir le texte sans pourtant être jamais réellement prononcé. Le rejet n’est donc qu’apparent, et c’est une stratégie d’évitement qui échoue. Loin de diminuer l’humanisme idéal ou de le réduire au silence, cet amour concret, exprimé, le sublime et le réalise. Loin de constituer la fin de l’idéal, ce qui le ramènerait sur terre, l’amour de Rainier pour Ann devient une raison supplémentaire de partir. D’ailleurs, personne n’est réellement dupe, pas même lui, ou en tout cas pas longtemps : « Mais à présent c’est fini, je ne pars plus, pensait-il et il écoutait la voix heureuse qui l’emplissait encore. Comme je me rappellerai bien d’elle à l’autre bout du monde12 ! » Immédiatement, au moment même où il formule sa décision de rester, il la dément par la dernière exclamation. Gary utilise à plusieurs reprises la focalisation interne, autant pour Rainier que pour La Marne, focalisations internes qui défont systématiquement les grandes déclarations d’amour – ou même d’égoïsme – et les refus de la poursuite de l’idéal que professent les personnages, en particulier Rainier. Même lorsqu’il se refuse à se reconnaitre idéaliste, il est trahi auprès du lecteur par la focalisation interne, qui laisse encore deviner l’espoir derrière l’amertume ou la désillusion. Il est absolument incapable de se soustraire à son humanisme, quand bien même il essaye de toutes ses forces. Et même lorsqu’il tente de le rejeter, celui-ci resurgit au travers de la présence et de la représentation particulière de l’amour qu’éprouve Rainier pour Ann.
L’obscène comme rempart contre la tentation humaniste
Ainsi, pour tenter de s’empêcher de s’élever, de se désincarner, de se laisser happer par la force d’abstraction de cet humanisme hors-champ, les personnages vont au contraire adopter des comportements répondant à un schéma inverse de verticalité censés les rabaisser, les maintenir au sol. L’une des principales armes de leur lutte contre l’idéal va être l’obscénité langagière, comportementale ou morale. À l’idéal qui les élève et menace de les enlever et qu’ils refusent donc de formuler, ils opposent l’argot, la sexualité, la vulgarité, puisque, selon l’adage de La Marne : « il faut dire trois “bougre de con” pour rester sur terre, comme on dit trois “pater noster” pour aller au ciel13 ». Pour ne donner qu’un exemple de l’obscénité langagière, force est de constater que les nombreux « mon cul », qui remplacent chez La Marne les formules de politesse, sont avant tout un moyen de démontrer publiquement qu’il n’est pas un idéaliste. On peut aussi signaler sa volonté sans cesse répétée d’acheter à Rainier un dictionnaire d’argot pour contrer ses discours tendres, humains ou fraternels. La sexualité, en tout cas la sexualité crue, exacerbée, étalée en place publique, est aussi utilisée par les personnages pour prouver au reste du monde qu’ils ne sont pas des idéalistes invétérés. Ainsi Rainier garde en permanence une page de magazine dans sa poche. D’un côté se trouve « une paire de nichons14 », pour sauver l’honneur, ce qui permet de cacher la véritable raison pour laquelle il garde toujours ce papier sur lui : au verso de cette image pornographique se trouve la Constitution américaine, en particulier l’article défendant le droit de chacun à poursuivre son bonheur, un des fondements de l’humanisme de Gary. La vulgarité des personnages est élevée en rempart censé maintenir la distance entre eux et le ciel, entre leur réalité et l’humanisme. Pour maintenir à distance cet idéal, Gary choisit de convoquer un comportement qui lui est souvent opposé, et les personnages revendiquent cette vulgarité comme la preuve de leur pragmatisme, alors même qu’il n’est parfois qu’une feinte pour éviter les railleries, les reproches associés à l’humanisme dans l’après-guerre que nous avons rapidement évoqués en introduction.
Ces « obscénités » ne sont jamais qualifiées comme telles, elles sont présentes sans aucun jugement de valeur, ni sans aucune atténuation ou précautions d’usage. Dans Les couleurs du jour, Gary va retourner les attendus et les normes. Ce qui serait normalement perçu comme obscène : les gros mots, la vulgarité – ce qui devrait donc être indicible dans le roman – est ici affiché. Ces comportements sont définis comme une forme de « pudeur virile » qui permet de sauver l’honneur en ne montrant pas son humanisme, alors que le mot obscène est réservé quant à lui aux comportements nobles, courageux, ou même simplement humains, qui doivent être passés sous silence ou réduits à la portion congrue. Ainsi, toutes les tentatives de récit des exploits de la résistance sont qualifiés par La Marne d’obscènes, tout comme les idéaux politiques et ce d’autant plus lorsqu’ils sont prononcés en présence de la prostituée du bar, donnant une scène d’un comique grinçant et paradoxal :
Pedro les observait de ses yeux sérieux et tristes. […]
« Pourquoi tu fais ça, Rainier ?
- Pourquoi je fais quoi ?
- La Corée ?
- La France, dit Rainier.
- Je vous en prie, supplia La Marne. Pas de mots comme ça. On ne peut pas employer des mots comme ça. C’est trop gros. Vous me faites rougir… Il y a une dame ici. Excusez-le, mademoiselle.
- Oh moi, vous savez…, dit la fille.
- La France, dit Pedro, tu ne sais même plus ce que c’est.
- C’est le sang qu’on donne pour autre chose que la France.
La Marne devint vraiment mauvais.
- Encore un mot comme ça et je fais un malheur, annonça-t-il. Le premier qui prononce encore une fois ce mot-là, je lui casse la figure. Je ne veux plus l’entendre, vous m’entendez ? Je suis un gentleman, nom de nom. Parlez de cul, soyez polis15. »
Là où la doxa voudrait que le discours vulgaire soit celui de la sexualité, l’obscénité et le tabou portent sur le mot « France » qui chez Gary, revêt une véritable mystique humaniste. Il y a donc une double interdiction : pour éviter d’employer des mots comme homme, ou humaniste, il le remplace par un mot-symbole, « France », mais même ce détournement ne semble pas suffisant, il en « dit » encore trop et il devient lui-même mot interdit. L’indicible frappe aussi le mot-symbole, en raison de la relation métaphorique qui les unit, contrairement au mot obscène qui vient remplacer la notion ineffable, parce que si le premier est de l’ordre de la substitution, le second opère une dissimulation, et renvoie le non-dit entre les lignes. Cet échange de valeur morale entre l’humanisme et la sexualité, c’est ce que Gary appelle dans le roman le « langage à l’envers » qui est utilisé par presque tous les personnages, qui deviennent alors des idéalistes clandestins qui se dissimulent et usent de ce langage comme d’un code masquant leur humanisme aux yeux du monde et que Gary définit ainsi :
Il était incapable de parler droit : cela lui faisait l’effet d’une obscénité. Il ne pouvait qu’émettre des messages chiffrés, stridents, brouillés, dans l’espoir d’être compris de quelqu’un dont la sensibilité aurait la même longueur d’ondes16.
Et en effet, le langage et avec lui le style de ce roman participent grandement de cet effacement, du moins effacement apparent, de l’humanisme.
Des stratégies d’évitement stylistiques
Nous l’avons vu, Gary a créé dans Les couleurs du jour des personnages qui tentent d’échapper à leur humanisme, et qui transcrivent dans le même temps la difficulté de Gary lui-même à parler d’humanisme. Dans cette partie, nous allons voir plus précisément les stratégies stylistiques ou linguistiques que Gary mobilise pour traduire l’impossibilité de dire l’humanisme dans l’immédiat après-guerre.
Le plus évident, c’est l’absence (ou la quasi-absence) du mot lui-même. Le mot « humanisme » pourrait être omniprésent dans Les couleurs du jour étant donné le sujet, mais en réalité, on ne le trouve qu’à deux reprises, une fois dans la bouche de Pedro, patron de bar communiste, qui fait un reproche assez semblable à celui d’Ellul à Rainier et la Marne :
Vous pouvez vous mettre votre métaphysique quelque part, dit Pedro. Tous des intoxiqués. Vous passez votre temps à parler de l’humain, d’humanisme, et vous finissez par en faire quelque chose de vide et d’abstrait17.
On le retrouve aussi dans une citation de Gorki dont Rainier essaye désespérément, et vainement, de se souvenir : « Les clowns lyriques qui font leur numéro de tolérance et d’humanisme dans l’arène barbare du cirque capitaliste18… ». Dans chacune de ces occurrences l’humanisme est déprécié, il est ramené à une attitude, une pose pseudo-philosophique voire une coquille vide dans la première, où l’humanisme n’est qu’un discours sans acte, qui, à force de guetter l’homme, en oublie les hommes, et un jeu de cirque, un rôle à jouer dans la seconde, et non plus une conviction sincère. La citation de Gorki est déformée, comme le souligne J.-F. Hangouët, qui a retrouvé le texte original19. Cette déformation répétée, puisque la citation est différente à chaque occurrence, rappelle aussi le caractère irréalisable de l’idéal humaniste, symbolisé par l’incapacité de Rainier à se souvenir de cette citation. On peut aussi relever deux occurrences du mot humaniste par le comte de Bedbern, le personnage que joue La Marne aux côtés de Willie, auquel il se présente comme un « ancien humaniste20 » et à qui il affirme :
À défaut de l’humain – et j’entends par là, bien sûr, un humain humaniste et humanisant, tendrement tolérant et humainement impossible – à défaut de l’humain, il nous faut travailler à quelque chose de tellement inextricable que l’on ne puisse plus distinguer un nez d’un cul21.
Ces occurrences ne sont pas nécessairement péjoratives, mais elles renvoient l’humanisme à un passé révolu et désormais impossible. La Marne/Bedbern était humaniste au temps des Brigades Internationales, il ne semble plus pouvoir l’être après la seconde guerre mondiale, puisque l’humain lui-même fait défaut. Il y a donc un rejet du terme qui semble à chaque fois mis à distance, voire décrédibilisé par Gary. Néanmoins, cet humanisme n’est pas si révolu qu’il n’y paraît, et c’est une autre forme d’humanisme – qui n’est plus une pose vide mais le moteur non-formulé de leurs actions – que Rainier et la Marne, « humanitaristes bêlants22 », vont aller défendre en Corée. Si Gary n’emploie pas le mot d’humaniste pour qualifier ses personnages, certainement à cause de la connotation désormais ridicule du mot, Rainier les définit, La Marne et lui, comme des « hommes de gauche éternellement bêlant à la poursuite de la tendresse humaine, de la tolérance et de la fraternité23 », une longue périphrase pour ce qu’on résumerait en un mot, mais un mot désormais frappé de tabou : humanistes.
La transcription stylistiques des silences et des non-dits
Puisque le mot humanisme et ses dérivés semblent devenus tabous, alors ce qu’ils représentent est de l’ordre de l’indicible et cela s’exprime stylistiquement. Parmi les signes stylistiques évidents du caractère indicible de la notion, on peut citer deux figures de rhétorique qui reviennent à plusieurs reprises dans le roman, l’aposiopèse24 et l’épanorthose25, souvent associées sous la plume de Gary et qui, de fait, mettent l’emphase sur le caractère précaire du discours dans lequel elles interviennent.
Vous n’y arriverez pas, affirma [La Marne], solennellement. Hitler n’y est pas arrivé. […] Elle reste propre ! Elle reste propre ! On ne peut pas la souiller ! Elle reste propre la fig… hum…, propre, bien qu’imprononçable26 !
Les points de suspension viennent ici transcrire une aposiopèse bien particulière parce que ce n’est même plus le discours qui est interrompu, mais le mot lui-même, soulignant ainsi que si la nature de l’homme n’a pas été affectée par l’événement historique (puisqu’elle reste « propre »), le mot est rendu imprononçable, presque physiquement indicible. Plus que d’être laissé sans voix, traumatisé par l’événement, avec un discours inachevé, La Marne semble concrètement incapable de prononcer jusqu’au bout certains mots. Selon Marie-Chantal Killeen, « l’aposiopèse s’avère riche en possibilités pour communiquer le sentiment de défaillance et d’horreur devant l’indicible27 », et cela semble être le cas ici. L’homme comme idéal a failli pendant la seconde guerre mondiale, et le terme se retrouve frappé d’horreur, il est devenu imprononçable. La Marne essaye mais ne peut pas se résoudre à vocaliser certains mots : « l’homme qu’il avait devant lui et qui avait perdu un bras pour la jus… et la fra… pour l’imprononçable28 ». Selon Julien Roumette, c’est aussi la récupération de ces mêmes valeurs, notamment pendant la seconde guerre mondiale, qui explique l’incapacité à verbaliser certaines notions :
Les grands principes ont tellement été invoqués pour tromper et pour couvrir les crimes de masse qu’ils sont devenus des gros mots, que plus personne n’ose prononcer sans rougir. Ils sont devenus littéralement, impossible à articuler29.
Ce qui est sûr c’est qu’aux yeux de Gary, le mot et la réalité ne se recoupent plus, et que certaines valeurs éthiques qui sous-tendent l’humanisme traditionnel – l’humanisme d’avant-guerre – ne peuvent plus être librement utilisées, elles n’ont plus le même sens ni la même légitimité et se retrouvent littéralement avalées par le texte, enfouies dans le silence des points de suspension.
En dehors des aposiopèses, qui marquent l’impossibilité de verbaliser, de ramener sur le devant de la scène une notion trop datée, Gary déconstruit parfois son discours immédiatement, par le biais de l’autocorrection.
Ils passèrent et le baron souleva son chapeau, très rapidement, et puis demeura raide et indifférent, le sourcil levé avec distinction proclamant peut-être très haut de toute sa dignité la survie de quelque phénix immortel — l’honneur de l’homme, la propreté inaltérable de ses mains, le refus de s’incliner devant des lois humiliantes et absurdes — ou quelque autre bêtise comme ça30.
La dernière apposition, « ou quelque autre bêtise comme ça », vient potentiellement décrédibiliser, mais surtout dédramatiser, dé-solenniser, le discours. Si cette épanorthose joue sur la désacralisation comique, d’autres viennent simplement reformuler, exprimer une pensée tâtonnante, tournant autour de notions désormais inabordables.
Ces figures, l’aposiopèse et l’épanorthose, sont principalement utilisées dans les discours humanistes ou idéalistes, rappelant l’indicible de cette philosophie mise à mal par la seconde guerre mondiale, soulignant l’incapacité des personnages à verbaliser cet idéal, que ce soit par « pudeur virile » selon la formule consacrée par Gary, ou parce que le décalage entre la réalité et l’idéal rend impensable la verbalisation. Mais il ne s’agit pas non plus chez Gary d’un indicible qui aurait à voir avec une méfiance à l’égard du langage ou le constat d’une impossibilité du langage à traduire la pensée, comme on l’observe régulièrement dans l’après-guerre, notamment chez Beckett par exemple. Ici ce n’est pas tant le langage qui est en faillite mais la réalité, la notion même d’humanisme qui est interrogée. L’humanisme est indicible parce qu’il ne paraît plus, après Auschwitz, une évidence et Gary questionne la possibilité même de son existence. C’est un discours rendu intenable par le contexte historique. Les mots sont devenus tabous parce que la réalité qu’ils portent en eux est une position difficile à tenir en société, à assumer, ce qui explique sa non-verbalisation. Cette remise en question, même si elle est réelle, n’aboutit pas pour autant à la disparition, à l’anéantissement de la notion que recouvrent les mots imprononçables. En effet, il semble parfois aussi que si ces mots ont du mal à être prononcés dans le roman c’est parce qu’il recouvre une réalité trop absolue, trop pure, en décalage complet avec le contexte, et l’attitude de La Marne est, à quelques moments, autant une attitude de peur que de déférence.
Un humanisme non-dit qui affleure pourtant sans cesse, de manière détournée
En effet, bien que non verbalisable, indicible, l’humanisme reste au centre du roman, et s’il est « imprononçable », il faut bien que Gary trouve un moyen de le rendre sensible, perceptible. Il ne peut être dit, mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas, ou qu’il n’est plus un idéal valable. Il faut simplement le réinvestir autrement, le redéfinir en quelque sorte. Parce qu’elle doit dépasser les non-dits, exprimer un idéal qui ne semble avoir sa place que hors-champ, ce nouvel humanisme prend sa place entre les lignes, dans l’à-peu-près, loin des certitudes meurtrières de la seconde guerre mondiale, comme le rappelle J. F. Pépin :
L’à-peu-près n’est pas une expression du vague, de l’indéfini, mais d’un possible sans cesse repoussé, sans cesse renouvelé. Il ébauche la seule géographie admissible de l’homme, celle de la « marge d’humanité », espace vierge où tout peut advenir, frontière mouvante d’un humain à construire31.
Gary ne fait pas le constat d’une disparition de l’humanisme qui aboutirait à la disparition du mot lui-même. Si la disparition du mot est un signe du questionnement de Gary sur la pertinence et la légitimité de la notion, elle ne signifie pas sa disparition pure et simple. L’humanisme hante le texte sous le mode du dibbouk32, que Gary réutilise plus tard dans La danse de Gengis Cohn. Pierre Bayard a appliqué ce mode d’apparition dans les textes de Gary aux victimes de la Shoah, très peu nommées, mais qui resurgissent çà et là sous la plume de l’auteur, au détour d’un mot ou d’une expression33. Selon lui « les œuvres littéraires de notre culture [dont celles de Gary] sont hantées, parfois à l’insu même de leurs créateurs, par les fantômes des disparus dans les grandes exterminations34 ». Bayard démontre cette idée à propos des victimes du génocide, mais dans Les couleurs du jour, cette présence fantomatique est celle de l’humanisme dans son ensemble. Que le mot n’apparaisse presque jamais dans l’œuvre n’empêche nullement qu’il soit un des premiers qui viennent à l’esprit à la lecture des Couleurs du jour. Rappelons que Rainier et La Marne sont tous les deux des figures de l’auteur dans ce roman et que leur affrontement autour de la question de l’obscénité de certaines valeurs, et la possibilité de parler encore, ou non, d’homme et d’humanisme dans l’après-guerre, est celui de Gary lui-même, écartelé entre l’inanité qui frappe certaines notions, certaines valeurs – dont l’humanisme – et le désir d’y croire encore, entre l’amertume et l’espoir. Il est d’ailleurs un passage du discours intérieur de Rainier qui peut tout à fait s’interpréter en cri du cœur de Gary :
Remarquez, si vous préférez le mutisme viril, celui qui ne se mouille pas, celui qui serre noblement les mâchoires, celui qui ne bronche pas et pour lequel le mot « tendresse », le mot « humain », le mot « chérir », le mot « fidélité » sont devenus des obscénités innommables, des attentats publics à la pudeur, et bien je regrette beaucoup ; moi j’extériorise. Du moins en mon for intérieur, comme en ce moment35.
Outre la question la vocalisation impossible de son humanisme puisque Rainier n’extériorise jamais qu’en son « for intérieur », c’est bien une déclaration d’intention méta-romanesque que nous offre Gary dès la deuxième page du roman. Le mutisme viril en question, c’est aussi celui de la tradition des romans chantant les héros de la Résistance, qu’on observe dans l’immédiat après-guerre, renouant avec l’héroïsme épique et construisant le mythe d’une France unie contre l’envahisseur et à laquelle s’oppose Gary, qui lui choisit de laisser la place et la voix à l’humanité, à la faiblesse et à la tendresse. Il extériorise, au sein de ses romans, un discours peu courant dans l’après-guerre que ce soit par la discours humaniste ou par le refus du manichéisme qui semble régner alors, divisant le monde entre bons et méchants, vainqueurs et vaincus, sauveurs et monstres. Le discours humaniste, bien que voilé, détourné, n’est donc pas absent des Couleurs du jour.
Dire l’humanisme de manière détournée
Sans utiliser le terme d’humaniste et ses dérivés, ou très peu, Gary va développer plusieurs moyens de faire affleurer dans le texte une réalité qu’on ne peut plus dire, d’exprimer l’indicible. L’autodérision est la technique qu’il emploie le plus souvent. Il se moque sans cesse de ses propres valeurs et paraît parfois dans un premier temps les discréditer, comme avec l’épanorthose déjà citée « ou quelque autre bêtise comme ça », mais cela permet malgré tout de les formuler. Dans le roman, cette technique est la spécialité de La Marne, pour qui l’humour est une arme, et qui essaye de mettre ses idéaux à distance en les tournant au ridicule, en jouant les « clowns lyriques ». Mais loin de discréditer les valeurs auxquelles il s’attaque l’humour joue dans Les couleurs du jour, comme souvent chez Gary un rôle de validation. Non seulement la moquerie permet de rendre visible ces valeurs et ces idéaux en leur donnant une place dans le texte, mais si l’ironie désacralise, elle ne décrédibilise pas l’humanisme. Pour Gary, si une valeur survit à l’humour, à la moquerie, alors elle vaut la peine qu’on se batte pour elle, comme il l’explique quelques années plus tard dans La nuit sera calme :
Il n’y a pas de démocratie, de valeurs concevables sans cette épreuve de l’irrespect, de la parodie, cette agression par la moquerie que la faiblesse fait constamment subir à la puissance pour s’assurer que celle-ci demeure humaine36.
Se moquer de l’humanisme, si cela en fait ressortir les limites, cela permet donc aussi de s’assurer que celui-ci reste à l’échelle humaine. L’une des inquiétudes de Gary est, en effet, qu’à trop rêver l’homme, on en oublie les hommes, voire on les sacrifie à cet idéal. Un humanisme qui oublie l’homme concret, réel, au profit d’un concept fantasmé et démesuré n’en aurait plus que le nom, et le soumettre à l’épreuve de l’humour, de la moquerie, est une manière de s’assurer de la pertinence et de la validité de celui-ci. Ici, l’humanisme à l’inverse n’a plus de nom, en tout cas, il n’est pas appelé humanisme, mais il survit à toutes les tentatives de La Marne pour le faire chuter de son piédestal, à coup d’onomatopées, de mimes, d’obscénités ou de gesticulations, sous l’œil mi-amusé, mi-méprisant de Garantier : « Vous n’arriverez pas à desserrer l’étau de l’idéalisme sur votre tête, je vous le dis, moi37. »
Mais il existe chez Gary d’autres stratégies d’expression détournée de l’humanisme. Certaines sont limpides, pour ne pas dire transparentes, comme le changement de langue. Si Gary doit vraiment utiliser des mots ayant trait à l’humanisme – s’il doit le faire sérieusement – alors il change de langue. Dans Les couleurs du jour par exemple, Rainier aperçoit les mots : « human rights » griffonnés sur un papier, par une main inconnue. Il y a ici un mélange de deux « stratégies » : la traduction, qui permet au mot tabou d’apparaître sans être vraiment là sous la forme qu’on lui connaît, mais aussi la citation. Le narrateur n’est pas alors celui qui formule ces mots si lourds de sens, si difficiles à prononcer, il ne fait que les lire, écrits d’une autre main. C’est un stratagème dont Gary use à plusieurs reprises. En effet, souvent, l’expression de l’humanisme se sert d’un intermédiaire, pour dépasser son statut d’idéal indicible, de notion potentiellement vide de sens, puisqu’il n’est précisément pas « dit » par un des personnages, en tout cas pas directement. Dans ces cas-là, Gary recourt à des citations ou à des références à d’autres textes pour se décharger, se dédouaner du discours idéaliste et humaniste en s’en faisant le simple lecteur, le simple dépositaire. On peut penser à la citation partielle de Gorki qui jalonne le roman, mais aussi à la constitution américaine, déjà évoquées, ou encore la « prière du para », qui vient remplacer le discours que Rainier n’arrive pas à tenir sur la mort de ses compagnons de la RAF, sur leur sens du sacrifice et surtout sur les valeurs pour lesquelles ces hommes ont donné leur vie.
Parmi les stratagèmes pour parler d’humanisme sans prononcer l’imprononçable, on trouve ce que Gary lui-même appelle un « jeu de synonyme » et qui relève d’une relation métaphorique :
Goumenc, Mouchotte, Pijeaud… Il prononçait souvent ces noms. Par ces temps de pudeur virile, de mutisme et de sérénité crispée, c’était la seule façon possible de parler d’honneur. C’était, au fond, un simple jeu de synonyme38.
Il s’agit alors de substituer aux mots usés, éculés, ou qui ont perdu leur sens ou leur légitimité à cause de l’histoire immédiate, d’autres mots. Ainsi, si Gary n’emploie quasiment jamais le mot d’humanisme, ces personnages se battent pour la « dignité humaine », la « liberté », la « noblesse » de l’homme, pour défendre la « faiblesse ». L’un des synonymes les plus employés lorsque Gary cherche à recouvrir la réalité de ce qui est derrière le mot « humanisme », est le terme de féminité, ou de valeurs féminines. Il associe généralement, et en particulier dans Les couleurs du jour, la violence, la volonté de vaincre, l’ambition, l’héroïsme c’est-à-dire tout ce qui peut déboucher sur l’inhumanité, à ce qu’il appelle des valeurs masculines, ou machistes, et, à celles-ci, il oppose des valeurs féminines : l’amour, la douceur, la faiblesse, la compassion, la non-violence et la dignité respectée39. Ces valeurs, qui sont pour lui celles de la civilisation, sont quelque part une garantie d’humanité. Ces mots-synonymes et les notions qu’ils recouvrent viennent donc pallier l’absence de l’humanisme devenu indicible, et le rendent malgré tout perceptible, et même parfaitement limpide, pour le lecteur. L’auteur crée avec ces jeux de synonymie, de symboles ou de métaphores un système tel que l’a théorisé Gérard Genette :
[L]’aptitude à constituer un système est précisément le trait caractéristique de tout ensemble de signes, et c’est cette constitution qui marque le passage du pur symbolisme à l’état proprement sémiologique, puisqu’un symbole ne devient signe qu’au moment où il cesse d’évoquer par lui-même et en vertu d’une relation analogique ou historique […] qu’il entretient avec son « référent », pour signifier d’une manière indirecte, médiatisée par le rapport de parenté et d’opposition qu’il entretient avec d’autres symboles concurrents40.
Ce sont les corrélations entre les différents symboles/métaphores de l’humanisme qui permettent la création d’un système qui prend la place de l’humanisme et fait sens, alors même que l’humanisme a justement perdu son sens au point de devenir indicible. Tous ces termes ne sont qu’une manière de parler d’humanisme sans jamais prononcer le mot : un stratagème pour prononcer l’imprononçable. Ce ne sont pas nécessairement d’ailleurs des noms communs que ces synonymes. On le voit bien dans la citation où l’expression « jeu de synonymes » apparaît et qui débute par une litanie des compagnons de Gary dans les Forces Françaises Libres ; certains noms propres et certaines figures de l’histoire sont utilisées comme garantie d’humanisme, comme Malraux ou Camus par exemple. Ce jeu de synonyme appelle une dernière stratégie, le recours au symbole, aux connotations symboliques, voire mythiques, de certains noms propres. Gary joue énormément sur le symbolisme pour dire l’humanisme qui ne peut plus être exprimé ouvertement. Ainsi, le mot « France », dont l’usage choquait tant La Marne lors de leur échange avec Pedro, a une très forte portée symbolique chez Gary, la plupart du temps en lien avec l’humanisme. Le mot France désigne généralement dans l’œuvre de Gary la France « princesse des contes ou […] madone aux fresques des murs41 » qu’évoque De Gaulle dans ses Mémoires, celle de Montaigne ou d’Hugo, une France fantasmée et symbolique, humaniste avant tout. On peut également penser pour illustrer ce détour symbolique pour dire l’humanisme à l’anecdote qui donne son titre au livre : les fameuses couleurs du jour. Les couleurs du jour sont les fumées colorées tirées par les avions de la RAF pour se reconnaître entre eux, et qui changeaient tous les matins, mais pour Rainier, elles sont aussi les valeurs humanistes qu’il défend : « Car nous ne renonçons à rien, ô vous, assis sur vos derrières comme on se protège. Ni à la tolérance, ni à la sensibilité, ni au respect de la faiblesse humaine, ce sont nos couleurs, nous marchons les yeux fixés sur elles, c’est elles que nous suivons42 ». Ces couleurs du jour, et à travers elles le ciel, sont celles de l’humanisme et elles concrétisent le désir d’absolu des personnages, ce qu’il appelle plus tard dans Les cerfs-volants « la poursuite du bleu43 », quête inachevée, quête indicible, mais à laquelle aucun des protagonistes de Gary ne semble pouvoir échapper.
En effet, si l’humanisme est indicible, en raison de l’histoire immédiate, et notamment du traumatisme de la seconde guerre mondiale qui a révélé pleinement et indubitablement l’horreur dont l’homme est capable, il est, exactement pour la même raison, une nécessité à laquelle, selon Gary, on ne peut se soustraire. Parce qu’il y a eu Auschwitz, Hiroshima ou l’épuration, on se doit, si on veut rester un homme, de rester malgré tout fidèle à son idéal. Rainier a beau s’accrocher à la terre de toutes ses forces, tenter désespérément d’étouffer ses velléités humanistes, il ne peut y échapper, en tout cas sans y perdre sa propre humanité :
[Il] regarda le ciel qui se balançait sur les lignes télégraphiques et resta planté là, les dents serrées, planté là comme un défi dans le rire et dans la dérision universelle, dans la gorge déployée et se laissa avaler, se laissa emporter, se laissa désincarner et devint une cause, un idéal, une idée, une abstraction, mais cela aussi, il fallait l’accepter pour rester un homme, et le doute était en lui comme son seul allié sûr comme le plus noble tâtonnement de l’homme à la recherche de ses lendemains44.