« Nothing to tell that’s not better untold1. »
L’univers beckettien est peuplé de corps vieillis, déformés, handicapés, voire démembrés. S’ils apparaissent comme des figures difficilement définissables, en d’autres termes indescriptibles, ils représentent néanmoins l’enveloppe charnelle de l’échec de la parole et jouent un rôle dans la spectralisation d’une poétique du corps longuement discutée dans l’examen de l’œuvre de Samuel Beckett. Un corps échappe pourtant à cette décomposition analytique, comme si un rideau infranchissable empêchait cette figure de prendre place dans le monde physique et social. En effet, l’existence de Beckett s’est opérée sur une succession de problèmes médicaux : entre divers kystes, crises d’angoisse, abcès au poumon, cataractes, périarthrite, sans oublier la maladie de Dupuytren. Bien qu’il soit parvenu à préserver un équilibre entre vie privée et vie publique, il est à ce jour possible d’affirmer que la condition physique de ses personnages reste néanmoins intrinsèquement liée à sa réalité quotidienne. Qui plus est, la part fictionnelle de l’écriture du moi reste cruciale dans le processus, et d’autant plus lorsqu’il s’agit de l’écriture épistolaire. Bien que la lettre ne s’insère pas fondamentalement dans la littérature autobiographique, cette interrogation trouve malgré tout sa place dans une analyse approfondie de la correspondance d’auteurs. Et Samuel Beckett, dont l’œuvre est marquée par une souffrance souvent exprimée par le silence et l’impossibilité de communiquer, était paradoxalement un grand épistolier. Entre anecdotes de la vie quotidienne, récits de voyage, informations relatives à son œuvre et états d’âme, ses lettres semblent également contaminées par la maladie. La dégradation progressive de ses capacités physiques, qu’elle soit liée à l’âge ou à son hygiène de vie, permet donc de remettre certains aspects de sa biographie en perspective et de replacer l’auteur au centre de son œuvre. Après tout, il l’a lui-même affirmé : « mais sache que moi qui ne parle guère de moi ne parle guère que de ça2. »
Il semble donc essentiel d’interroger l’écriture épistolaire comme un au-delà du langage, une manière de figurer l’infigurable et de dire l’indicible. Dans cet « atelier épistolaire3 », cette dichotomie est visible et met en avant la frontière créée entre le dicible et l’indicible, entre le dit et le non-dit. Mais si l’épistolier se construit une figure fictionnelle au moment de l’écriture, il n’en reste pas moins que le travail éditorial joue un rôle prépondérant dans la finalité du dévoilement de l’auteur. Il convient donc de déterminer ce qui appartient au langage du non-dit afin d’entrevoir cette dialectique complexe entre le silence de Samuel Beckett et le travail éditorial effectué a posteriori. C’est en cela qu’il sera possible de démontrer qu’au sein même de la correspondance s’élabore une idée parallèle à sa poétique du corps par la création d’un « persona imaginaire4 » dont le corps souffrant – ou en souffrance – est en perpétuelle mais néanmoins progressive re-création.
Vers un langage du non-dit
« Literatur des Unworts5 » (« La littérature du non-mot »)
L’intégralité de l’œuvre beckettienne est marquée par une dichotomie entre la nécessité de dire et l’échec de la parole. Selon lui, la langue est un « voile » qu’il est nécessaire de « déchirer (…) pour entrevoir ce qu’il se cache derrière – notamment le Rien. » Dans cette célèbre lettre que Samuel Beckett adresse à Axel Kaun en 19376, il fait référence à la notion de « littérature du non-mot ». En prônant le caractère contre-nature des mots (« the unnature of the word »), il signe là un contrat linguistique qui tend inéluctablement vers le non-dit. Il n’est pas anodin que l’auteur d’ouvrages portant des titres aussi évocateurs que L’innommable (1953), Textes pour rien (1955), Mal vu mal dit (1981) ou encore « Comment dire7 » (1988) affronte cette difficulté de s’exprimer au quotidien. Car si les mots et le langage lui font défaut, il lui est pourtant primordial de les utiliser, voire de les manipuler afin de prouver leur insignifiance. Il marque ainsi l’ambivalence de l’écriture : que faut-il dire, que faut-il taire ?
Si déjà pour Molloy « tout langage est un écart de langage8 », tous les narrateurs beckettiens qui lui succèdent se donnent les moyens de l’abuser, en un sens de le défigurer. Par la destruction de la syntaxe, l’appauvrissement des mots et le jeu sur les sonorités, ceux-ci – et donc en un sens Beckett lui-même – parviennent finalement à faire ressortir ce langage du « non-mot » par lequel toute signification est éviscérée. Clov confirme cela dans Fin de partie en arguant : « j’emploie les mots que tu m’as appris, s’ils ne veulent plus rien dire apprends-m’en d’autres. Ou laisse-moi me taire9. » Dénaturés, les mots restent tout de même d’une nécessité équivoque ; c’est là que la négation devient cruciale.
Cette perte du langage notionnel est très présente dans toute la correspondance de Beckett. Rongé par l’inaptitude à dire de manière claire ce qu’il voudrait pouvoir exprimer, il affirme : « you know I can’t write at all. The simplest sentence is a torture. I wish we could meet & talk – before I become inarticulate or eloquently suave10. » En remettant en question sa capacité à correspondre, il rapproche l’écriture d’une insoutenable souffrance physique. De même, la polysémie du terme « inarticulé » renvoie à l’image d’un corps dépourvu d’articulation, incapable de bouger tout autant qu’il rappelle un problème phonique rendant la parole impossible. Sous couvert de nombreux jeux sémantiques, Beckett tente de faire passer son mal de manière implicite. De ce fait, il se rapproche d’une démarche herméneutique car il prédispose son destinataire à interpréter ce qu’il écrit. Cela constitue donc a priori un champ propice à l’épanouissement du vague, hautement perceptible dans ses lettres.
Cette imprécision de l’information sur sa condition physique est très souvent amenée par une locution qui se répète tout au long de sa correspondance comme un leitmotiv qui infecte son esprit et, par extension, sa correspondance : « no better no worse ». Qu’il ne parvienne pas à comprendre les dysfonctionnements de son corps ou qu’il tente d’amoindrir ses dégradations successives, il semble néanmoins incapable de désigner ses problèmes :
Eyes seem no better no worse. Can still manage the car on my little circuit here. Treatment goes on, 20 days a month11.
I’m more or less right though some thing buzzeth in my ear I am a body. Eyes seem no better no worse12.
Cette double négation semble parfaitement décrire l’état liminal dans lequel il se trouve. S’il ne laisse plus de place à l’amélioration de son état de santé qu’il ne considère « ni meilleur ni pire », c’est parce qu’il se sent défiguré par la maladie. Comme le suggère Évelyne Grossman, un processus de « défiguration » est ici à l’œuvre dans la représentation du corps en cela qu’elle constitue un acte de violence destructrice – dans le sens où elle « rend méconnaissable et efface les traits distinctifs de l’homme13 ». Cet effacement renvoie directement aux concepts de l’invisible et l’incompréhensible ; ce qui ne peut être compris demeure inéluctablement indicible. De là vient ce besoin de négation et de rejet de désignation. Ce refus demeure d’ailleurs perceptible dans l’utilisation du suffixe privatif -less. Dans une lettre adressée à Ruby Cohn, Beckett fait état de ses problèmes pour ainsi l’amener à comprendre son incapacité à rencontrer des gens et à répondre au téléphone :
Laid up since early May coughing my guts up. This now appears to be a mere abscess of the lung. Judge of my gratification. Hope to spike it medically – à domicile. Have stopped answering phone & can’t see anyone for the moment. Rise, dress and sit about – drink & tobaccoless. Treatment long & slow at best. England off needless to say. That at last14.
La maladie ainsi nommée, il échoue cependant à retranscrire ce qu’il éprouve. Par ses explications Beckett donne l’impression de ne rien masquer, bien qu’il parvienne pourtant à dissimuler les détails les plus importants. Il applique divers « variantes de nature lénitive15 » telles que définies par Marie-Christine Grassi pour adoucir ses propos. Car bien qu’il mette l’accent sur le fait qu’il ne s’agisse que d’un « simple abcès au poumon », sa condition est telle qu’il ne peut assurer ses obligations sociales, contraint qu’il est à des mouvements restreints. De la même façon, il fait référence à cet abcès au poumon à Josette Hayden : « je commence un rhume qui ne serait rien sans l’histoire de 6816. » La tournure est telle qu’il est impossible de passer outre l’inquiétude sous-jacente. Cette remarque, somme toute anodine, n’aurait pas le même impact si le destinataire n’avait pas au préalable accès à l’information. Cette périphrase un peu mélodramatique amplifie finalement la gravité d’un banal rhume et met en évidence l’instabilité de Beckett qui n’a objectivement plus aucune assurance sur le fonctionnement de son corps. En outre, ce choix d’atténuer ses craintes revient à les mettre sous sédatif pour se rassurer et rassurer son interlocuteur ; au contraire les amplifier stimule l’appréhension. Car en définitive toutes ces occurrences sont autant d’exemples qui sous-entendent que « ce n’est rien ». Et personne n’est physiquement là pour le contredire si nous considérons l’échange épistolaire comme un dialogue de l’absence17.
Dans sa définition la plus triviale, l’échange épistolaire sert à faire passer un message de l’épistolier au destinataire. Si son rôle est universellement reconnu comme vecteur du dire, la parole est cependant à resituer dans un entre-deux qui mêle intimité et sociabilité. Elle suppose en effet une forme de communication fondée sur l’absence physique de l’interlocuteur, exploitant dans un même temps la solitude de l’épistolier. Il n’est en effet pas absurde de rappeler que l’épistolier est seul face à la feuille et que la communication, bien que tangible, ne s’appréhende que dans une dimension spatio-temporelle restreinte. Cette distance permet à l’épistolier un dévoilement plus libre car elle maintient un intervalle silencieux entre la confession et la réaction. C’est dans cette interruption matérielle de l’échange postal que le non-dit s’opère, qu’il créée une parole indicible voire indiscernable. Et puisque l’exercice d’écriture offre à l’épistolier un temps de construction d’une argumentation qui serait impossible dans un dialogue « réel », il n’est de ce fait pas rare d’être confronté à l’expression d’une parole autocensurée : « forgive me for not answering the first of your two last letters. I did write, but it turned out such a jeremiad that I refrained from posting it18. »
Cette invalidation du dire, construite en toute connaissance, rompt l’accord tacite entre l’épistolier et le destinataire, et réfute l’idée même d’un échange spontané. C’est d’autant plus le cas lorsque l’épistolier en question est un auteur qui, dans ses écrits, confronte le lecteur à un dialogue impossible. Cette provocation paradoxale accentue ainsi la puissance de la négativité et de la sémiotique du non-dit. Et cette structure dialogique entre solitude et socialité se retrouve en outre dans l’idée que, dans cet échange épistolaire, la part d’individualité est optimale. Vincent Kauffman met ainsi en exergue le fait qu’un grand nombre d’écrivains recherchent finalement cette incommunicabilité : « cette possibilité idéale de ne pas communiquer est sans doute la raison pour laquelle il entretient souvent des correspondances volumineuses, acharnées, s’efforçant inlassablement de convoquer autrui pour mieux le révoquer19. » Kauffman va plus loin encore en affirmant que le destinataire d’une lettre est un lecteur sollicité en cela qu’il est fondamentalement absent20. En prêtant à l’épistolier une attention particulière mais somme toute virtuelle, cette figure du lecteur offre un espace analytique à l’épistolier qui a finalement la possibilité de mettre en mots ce qu’il ne serait par ailleurs pas parvenu à nommer pour lui-même.
Cependant, la maladie se manifeste comme un obstacle à l’échange épistolaire puisque l’acte même d’écriture demande un effort physique. Les phases successives de dégénérescence du corps remettent donc en cause la capacité de Beckett à correspondre et justifient son irrégularité, sa discontinuité. Qu’elles se trouvent en début de lettre pour excuser un long silence (« J’aurai dû vous écrire plut tôt. J’ai eu un mauvais abscès [for abcès] à la mâchoire, c’est ma seule excuse21. ») ou en fin pour conclure brièvement (« Forgive this wretched scribble. Deeply tired & “nothing to tell22”. »), ces excuses offrent à Beckett l’autorité de dire ou de ne pas dire. De ce fait, les incidences de la maladie sur l’échange épistolaire se ressentent de plus en plus à mesure que le temps passe. Si Beckett a toujours souffert d’une santé fragile, la vieillesse s’accompagne entre autres d’une baisse considérable de la vue (« a banal uncomplicated cataract23 ») ainsi que de capacités de mouvement réduites causées par la maladie de Dupuytren (« no great hope with my Dupuytren claws24 ») et la périarthrite (« périarthrite ( ?) toujours pareil mais plus supportable25 »). Ce sont ces déficiences, prises conjointement, qui lui confèrent donc le droit à l’autocensure. Beckett impose l’interruption de certaines lettres en raison de contingences physiques lorsque celles-ci influent sur la qualité de l’écriture, qu’il condamne souvent, et sont autant de prétextes pour la concision voire l’absence d’information : « do forgive me for not having written long ago to thank you for your letter and notes. There is not much to be said for me as a friend and as a correspondent even less26. »
La correspondance donne ainsi à entendre une parole qu’il est possible de concevoir comme propédeutique, à la base d’une démarche diagnostique qui s’arrête au seuil de l’indicible. Cette démarche oriente la perception même du destinataire sur la figure de l’auteur. Si Beckett semble vouloir occulter ses maux derrière des sous-entendus plus ou moins limpides, l’extrême concision perceptible au fil des lettres oriente vers l’idée d’un besoin de passer ce mal-être sous silence. Deux catégories se distinguent dans ces volumes et se caractérisent par un besoin de marquer le rejet de leur contenu : les lettres qu’il admet ne pas parvenir à écrire et celles qu’il n’aurait pas dû écrire. L’échec de la langue n’est finalement qu’une excuse intermédiaire pour mettre à mal le dialogue et crédibiliser son silence. L’absence de confrontation directe et le caractère solipsiste de la lettre remettent en cause l’existence de l’autre. Le processus d’écriture de la lettre entraîne en effet un cheminement cognitif : ce qu’il écrit est en définitive une réécriture de l’autoanalyse de sa pensée intime. En d’autres termes, Beckett prend la correspondance comme un terrain fertile dans lequel il peut tester toujours plus les limites du langage.
Beckett et le silence diagnostiqué
« Of me nothing tellable to tell, I fare slowly on, in the long farewelling27. »
L’œuvre de Beckett est marquée par une graduelle concision identifiable. De Murphy (1938) à Worstward Ho28 (1983), une dégradation progressive de la syntaxe et de la composition de la phrase est effectivement observable. Cet affaiblissement est également perceptible dans ses lettres puisqu’entre 1929 et 1989 elles passent de deux à trois pages à quelques lignes, principalement écrites pour différer une lettre ou simplement accuser réception d’une précédente missive. Dans cet épuisement de l’outil épistolaire, le sujet semble disparaître comme s’il n’avait plus sa place dans la description : « shall write a proper letter soon. Eyes no worse. Lung trouble practically cured29. » Si le message reste limpide, cette extrême brièveté est évocatrice de sa peur d’en dire trop et de mal le dire. Cela rejoint l’idée que son écriture est comme habitée d’une tension permanente qui l’oriente vers le silence.
Cette condition donne lieu à des glissements de sens grâce auxquels Beckett parvient à jouer sur la polysémie des termes employés. La correspondance est pour lui un espace où le Moi se met en scène dans un exercice stylistique afin de créer une image interne de sa personne par les mots. Cet humour se retrouve au sein de jeux sémantiques qui ne sont une nouvelle fois autres que des excuses pour abréger ses lettres. C’est ainsi qu’il écrit à Kay Boyle : « eyes not much changed as far as I can… see, but make writing difficult, so forgive me now dear Kay and take care of yourself30. » Sur un jeu polysémique du verbe « see » il parvient à accentuer sa déficience visuelle. Le ton sarcastique qu’il emploie pour parler de sa condition est utilisé conjointement à la dépossession des parties de son corps qu’il ne nomme plus comme siennes. Le moi tend par là à disparaître, comme si Beckett avait la volonté de se dissoudre au même moment que le langage se désintègre. Et si le « je » n’a plus sa place, s’il n’est plus nommé, il ne reste finalement plus rien à en dire. Le plus frappant est la volonté de Beckett de vouloir mêler sa condition à l’abondance de nouvelles qu’il donne au sujet des personnes de son entourage. Il se dissimule en mettant en parallèle sa vie et celles d’autres. Il parvient de cette façon à masquer son incapacité à parler de lui en l’enfouissant dans la circulation d’informations :
Rehearsals not going well.
Willie down with liver.
Winnie unequally struggling.
My old pains going great guns.
Feel like suicide in a mud bath.
Not at all sure we’re going to make it31.
Ce bulletin d’information posté lors de répétitions de Oh les beaux jours (1963) à Stuttgart témoigne de l’idée qu’à la fois la concision et l’abondance d’informations permettent à Beckett la dissimulation du moi ainsi qu’une plus grande maîtrise de la langue, lui pour qui les mots font défaut.
Indiquer que les mots peuvent être employés à tort et, plus généralement, que le langage a ses limites, conduit naturellement à confier au silence une part considérable de ce que l’on a à dire. La peur de trop dire ou de mal dire conduit inéluctablement à l’aphasie. Si la correspondance reste un lieu de confidence, elle est surtout un espace pris en charge par l’épistolier qui réprime certains aspects pour offrir une image déformée de lui-même. Ainsi, affirmer qu’il n’y a rien à dire sur sa personne revient à rompre le contrat implicite à l’œuvre dans l’échange épistolaire. Si Beckett ne tait pas entièrement sa souffrance, il use bien souvent d’une heuristique du non-dit. Il en masque les symptômes en accentuant l’idée qu’il n’y a « rien à en dire ». Ce rien reste toutefois plus révélateur que ne rien dire. Il l’affirme d’ailleurs très tôt lorsqu’il cite Goethe dans sa lettre allemande de 1937 : « (…) better to write NOTHING than not to write32. » Il se voit donc forcé d’écrire ce rien, contraint à répondre aux nombreuses lettres qui lui sont adressées. Les éditeurs comparent d’ailleurs cette mécanique épistolaire à l’une de ses pièces :
As the Reader in Ohio Impromptu is prompted to repeat these words by the Listener who knocks on the table, so the letter-writer is prompted to tell about not telling – prompted by another letter landing in his mail-box. And then, as nobody is more aware than Beckett, writing ‘nothing’ is at one and the same time an assertion and a repudiation of the negation this word contains33.
Si « rien n’est plus réel que rien34 » comme l’affirme Malone, il prend alors inévitablement la place du sujet de toute communication. Chaque lettre amplifie toujours plus l’idée qu’aucun commentaire sur sa condition n’est possible car il n’y a finalement rien à en dire :
Forgive silence.
I grow dumber and dumber.
Nothing to tell.
Glad and sorry it’s said and done. All the little.
I think of you often, dear Kay.
Love
Sam35
Même Malone l’affirme : « Je ne parlerai pas de mes souffrances. Enfoui au plus profond d’elles, je ne sens rien. C’est là où je meurs, à l’insu de ma chair stupide. Ce qu’on voit, ce qui crie et s’agite, ce sont les restes. Ils s’ignorent36. » Le narrateur distingue ici une douleur qui, tout en étant sienne, n’est pas ressentie comme telle. Cette dichotomie perceptible entre la chair et la carcasse dans laquelle Malone se protège montre bien que ces « restes » sont finalement indicibles alors même que l’auteur tente de trouver comment les dire.
Notons qu’il n’est pas anodin que Beckett ait décidé de clôturer son œuvre par un travail inachevé ayant un titre aussi évocateur que « Comment dire » (« What is the word37 »). Si cette interrogation représente l’échec de la parole, elle montre surtout la détermination avec laquelle Beckett a, jusqu’à la fin, cherché les mots et la force de les écrire. Ce dernier travail est composé après une chute dans sa cuisine en juillet 1988, à la suite de laquelle lui est diagnostiqué des problèmes d’aphasie. Ce trouble neurologique du fonctionnement de la parole a eu des effets sur ce texte. Laura Salisbury le voit en effet comme « l’expression d’un auteur impotent » (« the expression of a disabled author38 »). Beckett semble avoir tiré avantage de cette infirmité, parvenant ainsi à retranscrire la déconnexion latente entre intention et capacité. Il affirme plus tôt à Nancy Cunard :
As I cannot give you the glittering account of my health that we all would wish, so I shall content myself with remarking that the various eviscerations characteristic of my distemper are at the very top of their form. Can you imagine a quarry in ebullition ? I have now ceased to wish to amuse you. Forgive me39.
Cette mise en souffrance palpable dans l’exploration du moi implique la révélation d’une altérité assumée au sein même de sa personne. En s’incluant dans un « nous » expectatif, il joue sur les attentes de son interlocuteur et offre une image mentale et fictionnelle de sa condition dans laquelle il met en scène la maladie tout en se demandant, sans chercher à comprendre, si le corps et l’esprit sont finalement connectés dans la maladie :
The physical mess is trivial, beside the intellectual mess. I do not care & do not know if they are connected or not. It is enough that I can’t imagine anything worse than the mental marasmus, in which I totter & sweat for months40.
Dès les années 1930, alors qu’il cherche encore sa voix auctoriale, Beckett se plonge dans la lecture de biographies, d’autobiographies et de correspondances d’auteurs, comme l’attestent ses lettres et sa bibliothèque41. Du Journal de Jules Renard en passant par La Vie de Monsieur Des-Cartes d’Adrien Baillet (1691) à Descartes de Mahaffy (1880), son intérêt pour la vie d’auteurs est incontestable. Ses lectures seules ne suffisent pourtant pas ; il s’en inspire pour écrire. C’est ainsi qu’il signe dès 1930 le poème « Whoroscope42 » qui n’est autre que le monologue fictionnel de René Descartes attendant anxieusement que lui soient servis des œufs. Plus important encore est sa lecture approfondie à propos de la vie de Samuel Johnson – on mentionnera The Letters of Samuel Johnson L.L.D. (1788), la biographie The Life of Samuel Johnson rédigée par James Boswell (1791) ou encore Diaries, Prayers and Annals (1958). Son obsession pour l’auteur le mène à l’écriture d’une pièce à la résonance biographique – Human Wishes. Ce manuscrit restera finalement inachevé mais témoigne de son obsession à brouiller la frontière entre réalité et fiction. Il n’est donc pas surprenant que cette porosité s’installe dans l’un de ses premiers ouvrages, Dream of Fair to Middling Women (1932) tandis que le narrateur crée une déstabilisation volontaire des pronoms : « No, but barely you see now what he am43 ? » Ni entièrement “je” ni “il”, le narrateur se trouve dans un espace liminal dans lequel il ne parvient plus à distinguer qui il est dans l’altération de sa condition.
La lettre est elle aussi un lieu où la création d’une image altérée de soi est possible. Cette dimension allie l’imagination, le souvenir et la réalité et ramène la lettre à un « outil d’une fiction vraie44 » où la transformation de l’ordinaire montre bien la métamorphose assumée de l’épistolier. Samuel Beckett se raconte dans ses lettres, comme il raconte ses personnages dans ses livres. Cette mise en fiction se révèle être alors un instrument indispensable pour dissimuler chaque partie d’une identité personnelle qu’il refuse de rendre publique. En outre, puisque la déficience physique s’accompagne toujours d’un souci de ne pas inquiéter le destinataire, elle conduit inéluctablement à un métadiscours épistolaire dans lequel il est difficile de mesurer le degré de sincérité et d’entrevoir le passage entre réalité et mise en scène du Moi. Et à mesure que le temps passe, la distinction entre vie et œuvre se fait de plus en plus fine. Une lettre qu’il adresse à Barbara Bray reprend une image de Krapp’s Last Tape dans laquelle le personnage affirme :
Perhaps my best years are gone. When there was a chance of happiness. But I wouldn’t want them back. Not with the fire in me now. No, I wouldn’t want them back45.
À son amie, Beckett écrit : « I wouldn’t want them back. Not with the ashes in me now46. » Dans cette transfictionalisation du personnage à l’épistolier, la vieillesse est vue comme une mutation entre le feu et les cendres. Mais contrairement à Krapp, qui joue ici sa dernière bande, Beckett tente finalement peut-être de se dérober à ce face-à-face avec lui-même en manifestant l’envie et le rejet de dire la vieillesse.
La génétique du non-dit dans la correspondance
« (…) on ne peut pas tout mentionner à sa place, mais il faut choisir entre les choses qui ne valent pas la peine d’être mentionnées et celles qui le valent encore moins47. »
Si la vie de l’auteur a toujours intrigué – en partie par le fait que Beckett ait toujours refusé tout commentaire sur sa vie et sur son œuvre –, il convient tout de même de replacer l’engouement des études beckettiennes pour le canon gris depuis plusieurs années. Déjà, la publication de la biographie de James Knowlson, Samuel Beckett : Damned to Fame, a suscité en 1996 l’attention de la critique. La récente publication de sa correspondance a redynamisé la tendance pour l’étude des archives disponibles afin de trouver des éléments qui permettraient de replacer en contexte sa vie et son œuvre. Lettres, manuscrits, journaux intimes, de voyage ou carnets de brouillons ; chaque pièce est précieuse pour espérer offrir une vue d’ensemble, dire ce qui n’a pas encore été dit. Stanley E. Gontarski met ainsi la dichotomie public/privé en perspective :
Public posture of diminished authority often became a useful means of deflection for him, that is, itself a performance, inseparable from the mystique of the work. As Beckett canon is extended into the palimpsest that Gérard Genette calls “paratexts”, that is, as more of the peripheral, secondary, or what we might call the ghost or grey canon comes to light and is made public (letters, notebooks, manuscripts and the like), it inevitably interacts with and reshapes, redefines, even from the margins (or especially from the margins), the white canon (or the traditional canon), and the more apparent it becomes that Beckett’s voice was aporetic, as plural if not contradictory as that of his (other) characters48.
Les collections d’archives offrent un espace d’autorité où des documents matériels et visibles peuvent être conservés dans l’espoir d’une certaine permanence. Mais malgré le caractère immuable donné à la voix auctoriale, celle-ci reste pourtant partielle. Certains détails demeurent insondables car entre documents manquants, indéchiffrables ou restés privés, il est impossible d’avoir une appréciation globale de l’intégralité du canon gris. En d’autres termes, beaucoup reste encore inexprimé – voire inexprimable – sur l’auteur, sa vie et son œuvre. Il est néanmoins indispensable de noter que sans ce canon gris, il serait encore aujourd’hui impossible de déterminer ce qui relève de l’autobiographique au sein même de l’œuvre. Il convient cependant à présent de sonder la part fictionnelle de l’autobiographie. Le choix final de Beckett de réduire sa parole au silence revient à se demander ce qu’il est éthiquement possible de dire et d’exposer au public sans aller au-delà de sa volonté. Le rapport conflictuel que Beckett affronte entre voix interne et externe, et entre privé et public, trouve un prolongement dans le travail éditorial que la publication de la correspondance d’auteurs implique. Trois facteurs entrent ici en considération : ce qui ne peut matériellement pas être dit, ce qu’on ne veut incidemment pas évoquer et ce qui ne doit en aucun cas être renseigné49. Entre incapacité, volonté et interdiction, l’imprécision reste donc inéluctablement latente. Il n’en reste pas moins que la correspondance est finalement peut-être le témoignage (auto)biographique le moins fallacieux, là où le bien-fondé des biographies de Beckett fait encore débat. Cependant, si les lettres permettent de révéler l’auteur au moment de l’écriture épistolaire, encore beaucoup de questions restent sans réponse. Le silence prononcé au sein même de la correspondance n’offre en effet pas un tableau entièrement fidèle de la figure de Beckett. S’ajoutant à cela la publication non-exhaustive de seuls 25 % des lettres que Beckett a envoyées au cours de la période, il est indéniable que beaucoup reste encore à découvrir.
La publication des quatre volumes de The Letters of Samuel Beckett est le résultat d’un projet engagé quelques années avant la mort de l’auteur. Sous la direction de Martha Dow Fehsenfeld, nommée par Samuel Beckett lui-même pour sélectionner les lettres qui n’auraient trait qu’à son œuvre (« only having bearing on [his] work50 »), ce corpus couvre la période de ses premiers écrits à la fin de sa vie – soit de 1929 à 1989 – et offre un état chronologique inédit de son évolution en tant qu’auteur. Comme précédemment évoqué, l’auteur donne néanmoins de nombreuses descriptions des vicissitudes de son corps. Et comme les éditeurs le soulignent, la récurrence des représentations de la maladie doit s’entendre comme lien étroit à son travail :
It is the editors’ view that Beckett’s frequent, at times almost obsessive, discussion of his health problems – his feet, his heart palpitations, his boils and cysts – is of direct relevance to the work51.
En prenant en compte ce principe d’inclusion, le choix d’intégrer les lettres contenant des informations purement anecdotiques de la vie de l’auteur lorsque celles-ci apportent un éclairage sur la construction de l’auteur confère à ce corpus une indéniable autorité identitaire. Se pose alors le problème de la subjectivité car il revient finalement aux éditeurs de déterminer ce qu’il est possible de rendre public. Ces échanges épistolaires n’ont en effet pas été écrits avec pour dessein d’être publiés. Le caractère privé de cette correspondance pose donc le souci éthique du dévoilement car il ne s’agit pas de faire dire à l’auteur ce qu’il n’avait pas l’intention de dire. Qu’est-il possible de publier ? Que faut-il dissimuler ? Un tel raisonnement éditorial renvoie directement au principe d’interprétation. Or, pour reprendre la thèse d’Umberto Eco, interpréter revient à identifier le non-dit d’un texte pour pouvoir ainsi remplir l’espace laissé blanc par l’auteur52.
Samuel Beckett s’est toujours opposé à la divulgation de sa correspondance privée ; de nombreux exemples au sein même du corpus l’attestent. Nul doute que cet amendement ait été animé par l’appréhension de savoir cette inévitable entreprise engagée par une personne dont il ne connaîtrait pas les intentions. Déjà en 1958, il se révèle plein d’animosité à voir ses lettres publiées :
Your letter of Jan 5 today. Shall answer it properly ( ?) tomorrow or this evening. This in haste to get something off my muckheap of a mind.
I received from Barney yesterday jacket of book and extracts from our letters, with no indication of what the latter was for. This disturbed me as I do not like publication of letters. I wrote to him at once saying I shd prefer the letters not to be used unless it was important for you that they should be. I see from your letter that it is and this is simply to say all right, go ahead. I may want to remove some phrases and shall indicate any corrections in my next letter. Thanks for the photos, they do me full justice… More tomorrow and thanks for all your efforts53.
Cette lettre soulève deux principaux problèmes. Elle reflète tout d’abord ses réticences à voir ses lettres publiées, vingt ans avant d’autoriser Martha Dow Fehsenfeld à le faire. Mais elle révèle surtout son souci de manipuler la lettre originale avant qu’elle ne soit exposée. Ce même travail de réécriture est plus explicitement à l’œuvre dans la publication de sa correspondance avec Georges Duthuit sur la peinture de Bran Van Velde que l’on retrouve dans l’ouvrage intitulé Three Dialogues54. En effet, à cette période Beckett avoue avoir des difficultés à réécrire ces échanges en vue de leur publication :
Je ne peux remplacer ta voix : celle qui me rappelle qu’il ne s’agit pas de moi… Dès que je m’y mets, sans personne pour me retenir, au lieu de mettre de l’eau dans ma piquette, je trouve qu’il y en (a) déjà trop et qu’un peu de vitriol ferait mieux l’affaire. Comme tu vois, j’ai complètement perdu la tête…55
Nous pourrions alors nous demander si ces deux exemples relèvent d’un travail d’endogenèse ou d’épigenèse56. En soit, il est tout à fait possible de considérer l’envoi postal d’une lettre au même niveau éditorial que l’impression du bon à tirer. Les modifications effectuées a posteriori par l’auteur demandent un travail sur l’après-texte qui n’est pas sans rappeler les méthodes éditoriales exigées dans le processus de publication. Cela montre en soi la fragilité matérielle de l’épistolaire tout autant que la perméabilité de l’écriture de l’intime, qui implique finalement un dévoilement plus ou moins exhaustif que cette figure devenue publique voudrait voir disparaître.
Pour conclure, nous pouvons dire qu’il est donc possible de voir dans la correspondance de Samuel Beckett une manière de dire l’indicible sur un horizon langagier où le non-dit découle d’une incommunicable pensée et d’une insuffisance du langage notionnel tout autant qu’une volonté de taire la souffrance d’un corps qu’il voudrait voir disparaître. Finalement, cette incommunicabilité permet de voir la formation (ou la déformation) d’une figure de l’auteur. Il se met en scène dans cet atelier qu’on pourrait imaginer être un théâtre qu’il façonne en cultivant une dépersonnalisation poussée. Cette zone d’indétermination dans laquelle il se construit un personnage semble mûrement choisie et exploitée par l’imagination. Mais finalement, peu importe avec quelle véhémence Beckett a tenté d’écrire ce rien, il y a toujours quelque chose qui laisse sa trace. Le travail éditorial effectué en aval du processus d’écriture épistolaire permet de se dire que si l’entreprise génétique de la lettre permet une exhaustivité toujours plus complète, l’édition digitale de lettres pourra offrir un accès encore plus aisé et complet et ainsi proposer une meilleure compréhension sur ce qui reste, encore aujourd’hui, inexprimé.