Introduire des vies anomales
Depuis sa mise en valeur dans la réflexion de Canguilhem en histoire de la connaissance de la vie, la notion d’anomalie du vivant présente un écart entre le discours sur l’anormalité pathologique du positivisme et la valorisation, dans un certain héritage nietzschéen, d’une « normativité biologique1 ». Entre l’anormal et le normatif capable de nouvelles normes ou formes de vie se situe l’interstice de l’anomal : une singularité inclassable, hors typologie ; une excentricité imprévisible et ingouvernable ; une marginalité dans le discours savant aussi bien biologique que philosophique. Ce vivant que voici en tant qu’une vie accidentelle fait irruption dans le cours de la vie générale.
L’enjeu est de penser ces vies anomales comme dérangement de l’ordre du discours nomothétique comme conceptuel. Or souvent coïncide avec l’évocation de l’anomalie le surgissement d’une figure dans le discours philosophique, une figure littéraire (Bartleby de Melville chez Giorgio Agamben, l’ami commun de Dickens pour penser la vie immanente dans sa singularité chez Deleuze, l’inconnu suivi par Malte Laurids Brigge de Rilke comme « existence suspensive » d’un singulier ordinaire chez Jacques Rancière). Cette figure à son tour n’est ni un prototype incarnant une essence, ni une illustration du concept par un personnage conceptuel consistant, ni non plus un trope identifiable par une grammaire rhétorique. C’est plutôt une figure passante, un être de fuite, un insaisissable qui vient par surprise dans le cours du concept, qui entre-ouvre par sa silhouette une autre perspective de pensée.
Je fais l’hypothèse, suite notamment aux travaux de Jacques Rancière conceptualisant « l’inadmissible », qu’en ces figures coïncident l’anomalie de la littérature et celle des vies ordinaires, coïncidence qui est un lieu de rencontre entre des régimes hétérogènes de la pensée du monde. Ces figures anomales ne relèvent plus du régime de la norme : anomalos en grec ou anomalus en latin ne signifie pas d’abord ce qui n’est pas conforme aux normes (enormis, denormis) ou entaché d’irrégularité (vitiosus) ; c’est plutôt l’inégal d’un terrain non aplani, l’inhabituel d’une forme qui surprend nos classifications (telle l’anomalocaris, « crevette étrange » dont la bouche ressemble à un corps de méduse), voire l’exceptionnel d’un comportement qui est incomparable à force de n’être pas pareil (de an, privatif, et omalos « uni, pareil »). Ainsi je m’oppose ici à la lecture classificatoire voyant en l’anomal, l’irrégulier encore prévu par la règle (telle la notion grammaticale de « verbe anomal ») réduisant l’anomal à n’être qu’une forme faible d’anormal.
Le normal et le génial : contrepoint généalogique
Mais il faudrait préciser ici la conceptualisation de la normalité qui autorise un discours sur l’anormal. Nous sommes habitués au présupposé que la norme a une réalité transcendant toute situation depuis le discours positiviste identifiant la norme à l’état moyen d’un système, en fusionnant le sens descriptif (moyenne quantifiable, état observable) et le sens évaluatif (la norme est ce qui doit être) voire le sens prescriptif (la norme est à appliquer ou à rétablir). Or il y aurait matière à toute une généalogie de la « normation », du travail de la norme dans la vie culturelle : en deçà de la transgression romantique des règles (du théâtre classique) et des genres2, en deçà des systèmes des beaux-arts proposés depuis le classicisme jusqu’aux Lumières où la norme est le canon impliquant un rapport rationnel de composition des facultés par opposition au génie. Le génial comme type incarnant le génie serait alors cet anormal inimitable car posant lui-même une nouvelle norme. Ainsi chez Kant le génie est tout à la fois un exemplaire original inimitable, car il possède le don naturel de règles qui lui sont propres et à la fois il est celui qui a la capacité d’éveiller l’originalité des autres dans leur « liberté vis-à-vis de la contrainte des règles » (à condition d’être de « bons cerveaux »…) donc le génial communique une liberté créative, la communicabilité étant la dimension universelle et rationnelle de l’expérience esthétique. Ainsi Kant préserve la source transcendante du beau (c’est la nature qui donne ses règles via le génie) et maintient le génie comme « phénomène rare » du talent de constituer un modèle3.
L’anomal comme exception ?
L’anomal provoque des désaccords (anômalia) car il est lui-même en position liminale : ni hors-la-loi, ni complètement intégré. Faut-il y voir le sens de l’exception saisie pour être maintenue au dehors (ex-capere) chez Agamben ? Ce serait sans doute définir l’anomal plutôt comme anormal, produit par un régime d’application de la loi sur la vie nue4. Mon hypothèse à l’inverse est que l’anomal relève davantage du mode d’existence sociale de la vie ordinaire en tant qu’elle résiste à sa capture dans les normes d’un genre ou les formes d’une argumentation, ni type ayant une fonction dans l’ordre du discours comme le type de « l’homme du peuple », ni héros transgresseur des codes.
La pensée littéraire a médité cette figure du marginal par exemple dans la peau du métisse qui ne sait rien de lui-même mais trouble le regard des autres par un indéfinissable « presque rien » qui le rend inclassable. Devant l’injonction normative de l’identification (devenir quelqu’un, c’est-à-dire un individu identifiable, localisable, appartenant), le métisse se révèle multiple et non pas seulement un croisé de deux cultures. Si certains personnages semblent entrer dans un processus d’imitation, d’autres « se métamorphoseront de manière continue et imprévisible, souvent chaotique. Devenir soi-même lorsqu’on est contradictoire, devenir quelqu’un lorsque l’on est multiple, voilà le défi5 » où les personnages semblent échouer alors que cette multiplicité fait la fécondité des œuvres. Car ce sont ces « êtres à identités multiples » qui font vivre les marges comme « espace commun » au cœur des sociétés. Il y a ici une créativité du marginal : en racontant un être mélangé (en arabe mukhallat, participe passif de khallata, « mélanger »), l’auteur s’invente comme un mukhallit « acteur de son propre métissage, tisseur des cultures qui, en lui, s’entrecroisent6 » et par là ouvre un espace où une mêlée d’autres différents pourront s’entremêler et tisser leur histoire.
Ces vies ordinaires anomales sont encore visibles, elles se singularisent par leur être multiple. Qu’en est-il des vies invisibilisées, qui sont maintenues dans l’innommable du dehors, dans l’exclusion des récits ? Les normes sociales comme les codes ou les ordres du discours peuvent-elles laisser une place aux vies exceptionnelles de ceux qui survivent à leur effacement de la société ? L’étude de la figuration du Quart Monde dans les récits de Joseph Wresinski vient sans doute proposer un autre régime de discours, où se rejoue la littérature comme espace social et la philosophie éthico-politique comme pensée du social.
Des anomalies du vivant à la créativité normative
Au commencement du discours sur l’anomalie, s’inscrivant dans ce qui deviendra le paradigme de la norme positiviste, l’anomalie est une caractéristique anormale, une difformité signalant une déviation du type normal voire une déviance, une excentricité à redresser en lui appliquant l’orthopraxie, la correction par la rectitude. L’équerre (norma en latin) est celle du grand architecte du monde des formes (démiurge archaïque, Dieu créateur ou ingénieur biotechnologique), à l’opposé du fil souple servant à mesurer les formes irrationnelles chez Aristote, les individus accidentés pour lesquelles la règle fait défaut. Le risque ici est de confondre l’anomalie avec l’anormalité, une divergence par rapport à la droite règle (orthos logos) qui est à la fois un écart dans l’inconnu et dans l’immoral. La normalisation positiviste est cet acte qui consiste à réduire l’anomalie à une variation mesurable du déjà connu, la norme toujours déjà présupposée comme raison du monde. Or il semble que si l’anomalie résiste à son identification à une anormalité, ce n’est pas par une différence quantitative (excès ou défaut7) mais par une intensité qualitative. L’anomalie est une « autre allure de la vie », une intensité qui change tout l’être et non pas une différence ordonnée selon une échelle préétablie. Certes, le discours de Canguilhem sur l’anomalie est pour une part dépendant d’un héritage médical et biologique où l’anomalie se présente dans une continuité avec le mutant, le monstrueux, le maladif8.
Depuis Geoffroy Saint-Hilaire, l’anomalie est objet d’une science qui se présente essentiellement comme « la science des monstres9 », l’anomalie devenant la forme visible d’un syndrome composite souvent relié à une ou plusieurs mutations génétiques. Canguilhem évoque ces anomalies considérées comme des infériorités (par exemple l’albinisme), produites par des mutations génétiques dans l’ensemble du vivant (l’absence de mélanine touchant des mammifères mais aussi des poissons ou des oiseaux) qui révèlent que les normes sociales d’usage se substituent aux seules normes biologiques dans le milieu humain (selon les univers de croyance, les albinos seront assassinés pour récupérer leurs pouvoirs ou reconnus comme des médiateurs avec les puissances invisibles). Canguilhem identifie par endroit l’anomalie avec la variation, faisant l’hypothèse de « “microanomalies” à découvrir, dont on peut attendre qu’elles révèlent un jour une médiation entre la tératologie et la pathologie10 ». Dès lors l’anomal n’est que la substantialisation d’une potentielle norme vitale, l’anomal n’est que le sujet porteur d’anomalies, reconnu d’abord comme un « mutant d’abord toléré » puis s’il devient « envahissant, l’exception deviendra la règle au sens statistique du mot », l’anomal devenant la norme au sens descriptif. Or la liste proposée par Canguilhem mélange des formes reconnues comme des affections congénitales liées à une mutation sans transmission héréditaire (l’hémophilie), des déficiences sensorielles plus ou moins complètes (le daltonisme), une malformation congénitale issue d’un trouble du développement (la syndactylie) : l’anomalie est donc une catégorie transitoire, aux limites imprécises, fortement orientée vers la notion de norme entendue comme une forme de vie viable, c’est-à-dire productrice de nouveautés.
C’est là que Canguilhem ouvre une autre perspective sur l’anomal. Ce n’est plus « un irrationnel provisoire11 », dont on ne sait si la « singularité individuelle » est à interpréter comme « un échec ou comme un essai, comme une faute ou comme une aventure », ce qui suppose de pouvoir évaluer un vivant par rapport à un type de vie à atteindre (par exemple la fécondité reproductive). Mais ce n’est pas seulement « une inégalité, une différence de niveau » qui fait dire à Canguilhem, reprenant le discours naturaliste de Buffon, « l’anomal c’est simplement le différent ». Car si cette différence n’est pas évaluable par rapport à un canon extérieur, c’est que sa valeur est « référée à [sa] réussite de vie éventuelle », autrement dit l’anomal est l’individuel qui porte en lui une valeur de vie incomparable : « il n’y a même pas à proprement parler de formes manquées. Il ne peut rien manquer à un vivant, si l’on veut bien admettre qu’il y a mille et une façons de vivre ».
Certes, on suppose ici une vie en phase d’individuation : un embryome apparaît comme un amas incapable de vie autonome par rapport à la matrice où il se forme ; un acormien présente une ébauche d’organes, souvent disproportionnés, et ne compose en rien un « corps sans organes12 ». On distinguera le complexe d’anomalies comme une individuation arrêtée dans sa métamorphose et l’anomal comme un existant singularisé, capable de devenir dans son être anomalique.
On retient donc de Canguilhem cette ouverture vers un anomal qui ne soit pas qu’un potentiel normal mais bien un original créateur de valorisation vitale. Ceci ouvre notamment un tout autre regard sur le handicap, non plus défini par des déficiences mais par des différences dans la mise en forme de la vie, un autre style du vivre imprégnant de façon indissociable les capacités psychophysiologiques, les capabilités sociopolitiques, les pouvoirs de se rapporter à l’existence. La créativité normative n’est pas seulement une capacité d’adaptation aux altérations de la vie par tolérance au changement de normes, adoption de nouvelles normes (c’est-à-dire de nouvelles formes de vie où la puissance du vivre se rejoue). La créativité normative comprend une phase où la norme est déjouée, n’a plus cours.
De la personnalité anomique au peuple des anonymes
Dans sa sociohistoire des discours, l’écrivain et sociologue Duvignaud, une des références utilisées par Deleuze lorsqu’il traite de l’anomal, fait apparaître le concept d’anomal sous celui de personnalité anomique. L’anomie désigne avant tout la transition de phase avec suspension des normes, ce sont des faits d’anomie quand ont lieu « des courts-circuits entre les divers discours, brouillant la cohérence des systèmes, provoquant les configurations inédites, non encore conceptualisées, toujours périssables mais dont la mémorialisation, après la disparition, engendre d’infinies conséquences collectives et individuelles13 ». Ainsi les livres de Louise Michel transmettent quelque chose du discours du peuple ; même si son roman-feuilleton (La Misère, 1880-1886) a des côtés didactiques bien datés, il permet à un peuple de se reconnaître dans la narration de son quotidien, dans l’histoire bien banale de cette Angèle qui aurait pu devenir un « être harmonique » sans la pression de la « fatalité moderne, c’est-à-dire la misère14 ». C’est bien cette créativité collective qui fait irruption lors de la Commune comme champ d’expérience du discours anomique propre à la pensée libertaire, là où Duvignaud se focalise sur des individus hérétiques qui « découvrent leur propre individualité comme un champ d’expérience inédit, original », tel Babeuf parlant aux ouvriers pauvres du Faubourg Saint-Antoine en « agitateur qui ne continue rien et qui n’annonce rien, qui ne sera le précurseur de personne15 ». Certes, on peut critiquer chez Duvignaud la focalisation sur l’individuel : par exemple, le personnage de Vautrin chez Balzac est présenté comme « l’homme a-social contestataire de tout ordre » alors que ce personnage incarne aussi la métamorphose sociale (c’est un ancien forçat devenu chef de la Sûreté) et l’ambivalence identitaire, en tant que prêtre et homosexuel non déclaré. Dès lors une interrogation revient : qu’en est-il de la parole des ouvriers pauvres eux-mêmes, quel recueil fait-on de leur pensée, de leurs pratiques de résistance ? N’y a-t-il pas ici une injustice essentielle à garder la mémoire des originaux inclassables qui ont fait œuvre (Sylvain Maréchal et son Manifeste des égaux en 1796, Philippe Buonarroti et sa Conspiration des égaux en 1828, Auguste Blanqui et sa Critique sociale en 1886) tout en ayant perdu les traces de tant de vies anonymes désœuvrées ? Ces vies invisibles ont pourtant chacune leur singularité et ont fait œuvre de leur vie même dans son inaliénable inventivité.
L’anomal dans la machine d’écriture de Deleuze
La section de Mille plateaux où Deleuze thématise l’anomal, « individu exceptionnel16 » prolonge paradoxalement une section sur le « peuplement » comme propagation contagieuse du multiple qui rend compte du devenir animal en tant que phénomène anomique : « si l’écrivain est un sorcier, c’est parce qu’écrire est un devenir, écrire est traversé d’étranges devenirs17 », telle Virginia Woolf qui ne se vit pas comme un loup isolé mais comme un « lupulement », non comme un poisson comme un « banc de poissons » c’est-à-dire des blocs de devenirs entre éléments hétérogènes qui n’ont pas de rapports de correspondance, de ressemblance ni d’identification. Comment penser que « l’anomal n’est pas simplement un individu exceptionnel18 », un sujet unique par sa nature, son identité substantielle ? Il convient ici de resituer la pensée de l’anomal dans la stratégie d’ensemble de Deleuze, à la fois ontologie de l’être multiple et logique de la différence. Pour Deleuze, l’être est multiplicité de multiplicités, alliage de multiples extensifs (les sept personnages du roman Les Vagues de Woolf que l’on peut différencier au moins par leurs noms et positions dans le roman) et de multiples intensifs. Ces intensités sont l’ensemble des virtualités que chaque personnage actualise toujours partiellement mais absolument, comme autant de dimensions enveloppées les unes dans les autres, tout comme chez Bergson les moments d’une symphonie composent une durée indivisible, présente dès le premier thème, tout comme chaque vague est une singularité par son intensité, chaque vague se composant des autres et dans les autres, à la fois fragment et masse. Une telle composition de différenciations, de passages, de métamorphoses ne se laisse jamais identifier à une partition, à une analyse de l’Un total, archaïque, transcendant et final, pas plus que le roman n’est la représentation d’un système, n’est la mise en forme d’une idée souveraine.
Dès lors un problème survient : comment fonctionne ce devenir incessant, pourquoi les vagues ne se concentrent pas en une seule Vague ou Machine abstraite ? Comment une multiplicité se divise en d’autres multiplicités sans s’anéantir, sans perdre ses dimensions passées ? Il y a là deux dangers corrélés : faire du multiple une multiplication indéfinie dans l’informe n’ayant d’autre horizon que de fuir vers le néant (la ligne de fuite qu’est l’écriture de la quête d’Achab devenant « ligne d’abolition, d’anéantissement, d’autodestruction, Achab, Achab19… ») ; faire de la multiplicité un déploiement de l’unité, une explication de l’Un qui se maintiendrait souverain, hors devenir (présupposer que le cachalot n’est que le totem du sujet Achab, voire l’image du refoulé, de la nature pulsionnelle appelant l’affirmation d’un Ego souverain qui est l’auteur).
L’anomal fonctionne donc comme un concept pivot qui va articuler multiplicité et singularité, le chapitre de Mille plateaux sur le « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible » étant celui où Deleuze, par le renouvellement d’un concept dynamique de multiplicité20, opère un tournant par rapport au vitalisme bergsonien pour penser l’être comme disjonction synthétique, rencontre créative.
Comment fonctionne l’anomal ? Prenons Moby Dick. Il apparaît comme « choix anomal21 », par lequel Achab rompt avec la loi des baleiniers (poursuivre la meute) et entre dans son devenir-animal en faisant « alliance monstrueuse avec l’Unique ». Cela signifie que Moby Dick n’est pas ici une particularité (un prolongement symbolique d’Achab) car cela l’entraîne dans un devenir imprévisible. Moby Dick n’est pas non plus un archétype, une « perfection typique incarnée » du Mal ou de la pureté ou de la nature inaccessible, etc., car c’est une Chose échappant aux classifications, à l’obsession taxinomique telle la « cétologie » burlesque d’Ismaël s’efforçant en vain de classifier les cachalots. L’anomal n’est pas une somme d’anomalies identifiables logiquement par des caractères ou des éléments typiques comme en toute tératologie.
Mais dès lors n’y a-t-il plus aucune logique dans ce vaste plan des multiples, comme la mer serait ce chaos innommable ? Deleuze propose pourtant non pas un ordre logique des devenirs mais des critères de transformations, critères immanents qui se découvrent au fur et à mesure de ces transformations, selon le principe de l’empirisme transcendantal où les conditions de possibilité sont coextensives à l’expérience et non pas transcendantes ou surplombantes.
L’anomal est l’opérateur de ces « consistances alogiques » qui retiennent les multiplicités entre le néant et la pétrification. En effet l’anomal a trois fonctions. Premièrement, l’anomal est « phénomène de bordure » qui définit une multiplicité en en déterminant « la dimension maximale provisoire, la stabilité temporaire ou locale22 » : le devenir-homme comme mâle adulte blanc et dominant est le prolongement de devenirs minorisés (devenir-enfant, femme ou homosexuel, implicite chez Ismaël, ou encore le devenir-indien, devenir-Parsi comme Fedallah, etc.) mais ces devenirs fuient à leur tour vers des devenir de plus en plus élémentaires, moléculaires, imperceptibles (devenir-mer, devenir-tel crépuscule). Dans cette fuite à l’indéfini, sans horizon prédéfini d’identités, l’anomal est une singularité qui assemble en traçant une ligne permettant de situer une périphérie toujours décentrée. Moby Dick apparaît comme cette « Muraille blanche qui borde la meute », le nec plus ultra sans au-delà de la quête.
Deuxièmement, Deleuze inscrit sa conceptualisation de l’anomal dans une réflexion sur le devenir-sorcier. L’anomal est « la condition de l’alliance nécessaire au devenir ». La notion d’alliance réfute ici la métaphysique de la participation (prendre part à une commune nature) ou de l’analogie : de même que Moby Dick est l’animal pourchassé, témoin silencieux des abysses insondables, de même Achab est la « personne » s’affirmant souveraine face à l’impersonnel23 de la bête, mais toujours en quête des abîmes du monde intérieur. L’alliance est une dynamique de transformation par voisinage, sans rapports logiques : Deleuze évoque, sans distance critique quant à la pertinence anthropologique, l’initiation comme sorcier de Carlos Castaneda auprès d’un sorcier Yaqui au Mexique, l’alliance n’étant ni la transmission d’un savoir, ni un compagnonnage de formation, mais plutôt une suite de rencontres expérimentales permettant la perception de la réalité non ordinaire, notamment via la consommation de plantes psychotropes. Tout écrivain est engagé dans un devenir sorcier, non pas seulement qu’il s’identifie à ses personnages (« Madame Bovary, c’est moi ») mais qu’une co-évolution a lieu dans un parallèle non mesurable (au cours de l’écriture où la matière de sa vie se tisse dans les Essais, Montaigne s’essaye à devenir lui-même jusque dans ses anomalies qu’il ne peut « contrôler », c’est-à-dire dans le français du xvie siècle vérifier par un enregistrement (un rôle, témoin de vérité), telle l’inconstance qui hante et déplace sans cesse la ligne de son écriture). L’écriture n’est plus le relevé, l’« enrôlement » des anomalies, mais l’espace où elles se fictionnent dans une peinture du singulier sans dessein, sans patron prédéfini.
Il est important de retenir que l’alliance désigne un principe de vie en partage, de « symbiose » : une interrogation, sur laquelle nous reviendrons, porte sur les conditions pour penser cette vie-avec, cette composition de l’anomal et de l’ensemble (meute, groupe, peuple).
Troisièmement, l’anomal est « ce qui conduit les transformations de devenir ou les passages de multiplicités toujours plus loin sur la ligne de fuite24 ». L’expression « ce qui conduit » risquerait de faire entrer à nouveau l’anomal dans le discours du principe directeur, organisateur, commandant un ordre d’apparition des transformations, or Deleuze revendique une anarchie des devenirs, une absence d’arkhè (« fondement » et « principe » ordonnant l’être). L’anomal n’a pas d’origine transcendantale, il a lieu comme événement toujours déjà démultiplié. L’anomal n’a pas non plus de finalité, de telos (« but final » et « terme » mortel d’une vie), d’où l’ambiguïté du discours de Deleuze évoquant « la ligne de pêche » d’Achab comme « la ligne qui traverse le mur, et entraîne le capitaine jusqu’où ? au néant… ». En effet, l’anomal, on l’a vu, est censé éviter cet effondrement dans le rien et maintenir ouverte la ligne de fuite, comme la ligne de pêche est laissée libre. C’est bien ce qu’évoque le « toujours plus loin » : l’anomal empêche toute clôture identitaire ; l’anomal est ce qui reste libre, même quand le récit atteint son point final. Il vit encore de sa vie insituable (ni dans le réel, ni dans le seul imaginaire de la communauté de Melville et ses lecteurs). L’anomal recèle une vie virtuelle qui démultiplie les vies et les textes possibles.
Aller le plus loin possible au long de cette ligne où les devenirs fuient les uns en les autres, c’est suivre combien ces devenirs sont à dimensions croissantes ou décroissantes. Il ne peut s’agir ici d’une croissance qualitative selon une échelle de valeurs des êtres (telle une hiérarchie orientée vers une norme de vie spirituelle, intellectuelle, logique). La croissance en question porte sur des extensions de quantités de puissance. Certains multiples deviennent plus intenses et donc plus individués. Entre les individus-sujets (personnages au sens métaphysique) et les individus-formes (les topos stylistiques, par exemple), il y a une tierce espèce d’individualités, ou plutôt de singularités pré-individuelles ou impersonnelles dont Moby Dick est la paradoxale incarnation. Deleuze nomme (h)ecceité ces singularités qui ne peuvent ni être attribuées à un sujet substrat ni être analysées comme résidus d’une individualisation matérielle. Eccéité (de ecce, « voici » en latin) serait-elle la singularité qui n’est que montrable, comme le monstre que voici, phénomène désigné à la limite de l’ineffable : « (le) voici ! » ? Ainsi y a-t-il des heccéités d’agencement (le corps de Mrs Dalloway chez Virginia Woolf comme un ensemble de vitesses et de lenteurs, « elle se sentait très jeune, en même temps vieille à ne pas le croire25 ») et des heccéités d’interagencement (la promenade de Mrs Dalloway comme milieu où le chien devient la rue, où chacun peut devenir cinq du soir) avec à chaque fois une individuation d’un indéfini (une saison, un climat, un vent, « une vie »).
Deleuze opte cependant pour une autre approche, un autre signifiant, « haeccéité », qui nomme une singularité déliée de tout sujet, une singularité nomade et libre de l’opposition entre le monde impersonnel des choses et la norme de devoir personnifier des sujets26. Cette singularité s’inspire du concept de « transpersonnel » dans la théorie de l’individuation de Simondon mais elle s’oriente davantage vers la vie impersonnelle. En effet la notion d’haeccéité nomme une quatrième catégorie du singulier qui ne présuppose aucune personne énonciatrice (ni lui, ni elle, ni même le collectif d’un « on ») mais un énoncé impersonnel : « il meurt comme il pleut27 ». Deleuze voit cette vie immanente dans un passage de Dickens où le sauvetage de Riderhood laisse voir « une vie jouant avec la mort. La vie de l’individu a fait place à une vie impersonnelle, et pourtant singulière, qui dégage un pur événement libéré des accidents de la vie intérieure et extérieure28. » Il est frappant d’observer que Deleuze délaisse le discours manifeste qui entoure ce sauvetage : si cette vie intéresse les sauveteurs, alors que la « canaille » Ritherhood n’avait aucune valeur à leurs yeux ni dans ce monde, ni dans l’au-delà, c’est « probablement parce que c’est la vie, qu’ils sont vivants et qu’ils vont mourir29 ». Derrière cette banalité s’exprime une solidarité de ceux qui s’efforcent de vivre, de maintenir l’étincelle fragile de la vie. Tel est la vie sur le seuil d’un peuple anonyme confronté à l’anomalie d’être vivant dans un monde morbide, où la Tamise est devenue décharge et cimetière.
De l’Original à l’universelle fraternité
On ne peut qu’être frappé par la proximité entre les trois fonctions de l’anomal dans Mille plateaux et les trois caractéristiques de l’identification psychotique de Bartleby dans le commentaire de très haute densité que donne Deleuze de la célèbre nouvelle de Melville.
De même que l’animal anomal est un Outsider dans Moby-Dick, de même Bartleby est un subalterne placé en marge, mais qui résiste à toute forme exprimée par sa formule comme « trait d’expression informel30 » : « Je préférerais ne pas » (I would prefer not to) qui laisse en suspens le référent de cette absence de préférence. Ce premier trait signifie que Bartleby par cette expression anomalique creuse dans la langue officielle l’ouverture pour une langue étrangée, « l’outlandish, ou le Déterritorialisé, la langue de la Baleine31 ». Pour Deleuze, le scribe pousse à sa limite le langage pour en découvrir le Dehors, silence ou musique, tel le silence où Melville va se murer jusqu’à l’écriture de Billy Budd32. Ce passage à la limite de la langue consiste à en retirer tout présupposé et toute référence : la formule sans référent (« je préférerais ne pas ») surgit sans prétendre même avoir un effet de réalité. La formule exprime une position informelle et non pas une révolte, elle « fait de Bartleby un pur exclu auquel nulle situation sociale ne peut plus être attribuée33 », en le situant comme « un homme sans références, celui qui surgit et disparaît, sans référence à soi-même ni à autre chose34 ». C’est là une hypothèse limite que je conteste dans le présent travail : confondre la vie anomale avec la vie exclue me semble participer d’un brouillage politique des différences d’existence. On a vu plus haut pourquoi la vie anomale ne semble pas être saisie dans le paradigme de l’exclusion mais ouvrir au contraire sur un être en partage et donc un espace politique, comme nous y reviendrons en dernière partie.
Le deuxième trait de l’original est la « zone d’indistinction » décrite comme le marécage de la vie, c’est-à-dire le « point qui précède immédiatement [la] différenciation respective » comme Achab « passe dans la zone de voisinage où il ne peut plus se distinguer de Moby Dick35 ». On retrouve ici l’anomal comme être de seuil par lequel les devenirs communiquent. Cette zone d’indistinction peut amener à concevoir l’être anomal comme un être inqualifiable car échappant à toute qualification dans la mesure où il se maintient sur le seuil. Chez Musil, l’« homme sans qualités » semble rejoindre cette tradition littéraire, depuis Ulysse jusqu’à la polysynonymie de Fernando Pessoa (l’anomal en un sens serait le sans nom dont chaque désignation renvoie à d’autres synonymes) : l’effacement du personnage dans une plasticité de la vie où les expériences sont vécues sans sujet. Mais comme le souligne Jean-Pierre Cometti, la « déliaison de toute propriété » (Eigenschaftlosigkeit), ou l’amorphisme de l’humain chez Musil, s’inscrit dans une polarité, qui habite le personnage d’Ulrich, entre l’univocité du principe d’identité et la plurivocité de la métaphore, source de la complexité de la littérature comme de la vie dans son exubérance36. Loin de demeurer sur le seuil, dans l’apolitisme qu’on lui a reproché, Musil constate la puissance de la normalisation dans l’Histoire amorphe dont l’humain est la matière première mais il reconnaît aussi dans l’indifférence de l’esprit envers les qualités une puissance de détachement, capable de s’abolir dans une exigence éthique de rompre la répétition pour « vivre l’infini des possibles37 », pour participer à une plénitude incommensurable, une mystique d’abandon du moi inspirée entre autres par Martin Buber et son concept d’Eros cosmique. La déliaison de l’être propre n’est en rien une indécision ou une indifférence éthico-politique.
Enfin, le troisième trait de l’original chez Deleuze paraît plus nouveau puisqu’il s’agit d’une notion davantage politique : la « fonction d’universelle fraternité ». Elle se construit sur la dissolution de toute image du père, suivant une « ligne d’alliance ou de voisinage ». Certes on retrouve ici, comme dans Capitalisme et schizophrénie, la critique de toute généalogie, de toute filiation, de tout engendrement. Le peuplement ou propagation par contagion se différencie de la filiation par hérédité, tout en se mêlant aussi à elle, car elle met en jeu des termes hétérogènes, des combinaisons contre nature38.
Comment s’exprime cette fraternité depuis l’original qu’est Bartleby ? Comment poser que le grand problème de Melville serait de « réconcilier l’original et l’humanité seconde, l’inhumain avec l’humain39 » sans retomber dans une dialectique de la communauté qui intégrerait l’excentrique en annulant toute particularité, en totalisant les différences ?
Deleuze travaille tout d’abord sur la tension entre d’une part les « anomalies de l’avoué » (de l’attraction amoureuse à la pulsion de meurtre) qui semblent ressortir davantage à une folie que l’attitude en retrait du scribe Bartleby et d’autre part l’hypothèse que la formule de Melville – « faire fuir l’avoué » – ouvrirait une ligne de fuite au sens où, comme Achab qui « fuit de partout », « le sujet perd sa texture, au profit d’un patchwork qui prolifère à l’infini40 » en un patchwork américain pensable ici comme un rhizome car dénué de « centre, d’envers et d’endroit ». Ce patchwork est l’équivalent rhizomatique du creuset fusionnel censé produire une nation neuve. La ligne de fuite est un vecteur de déterritorialisation qui amène un ensemble à ne pas se clore sur une prétendue complétude ou un corps (politique par exemple), à s’ouvrir sur d’autres connexions. Pour Deleuze, l’apport démocratique de la littérature américaine, et de la littérature anglo-saxonne plus généralement, est cette « morale de la vie où l’âme s’accomplit qu’en prenant la route (…) formant avec des égaux des accords mêmes furtifs et non-résolus, sans autre accomplissement que la liberté41 ». Une ligne de fuite, c’est donc la « phrase-lande » de Thomas Hardy, c’est la grand-route de Kerouac, non pas comme une illusoire sortie du système mais comme sa déstabilisation interne. La littérature de langue anglaise est ainsi tout entière travaillée par cet « usage minoritaire de la langue42 » que sont les Black English, broken English (depuis Henry V de Shakespeare), ou encore les anglais « contaminés » par d’autres langues : l’anglo-irlandais de John Millington Synge utilisant le « et » pour conjoindre les mondes gaélique et anglo-saxon. Ce « et » du « inter-être » à la place du « est » de l’ontologie germanique : tel est le « bégaiement », le vacillement empiriste de l’être supposant la réalité, l’extériorité et la primauté des relations sur leurs termes. La ligne d’écriture comme la route précède et met en rapport les voyageurs, les lieux, les différences.
Deleuze termine son article en invoquant un autre messianisme politique que le messianisme russe, celui du transcendantalisme américain prophétisant une « communauté des célibataires43 », c’est-à-dire des Américains libérés de la fonction paternelle anglaise. Il ne s’agit pas d’une communauté nationale mais d’une communauté ouverte à tous les migrants et explorateurs44, ayant vocation à constituer une « fédération d’hommes et de biens, une communauté d’individus anarchistes » inspirée par Jefferson ou Thoreau. Ainsi la littérature mineure chez Kafka45 comme la littérature américaine chez Melville ferait de l’écrivain le « porteur d’une énonciation collective46 » qui « préserve les droits d’un peuple à venir ou d’un devenir humain47 ». Mais comment ce peuple peut-il s’assembler ?
Avant d’en venir à cette lecture de critique politique de la pensée de l’anomal depuis Deleuze, je propose une dernière bifurcation vers un autre penseur de l’immanence de la vie, Giorgio Agamben. Ceci afin de montrer la corrélation entre l’évidement de la question politique (absence du conflit et des médiations de l’agir politique) et le repli de la pensée dans l’autoréférentialité du langage, ce qui prédispose à pratiquer un « détour » de la littérature.
L’anomal et la puissance pure de la langue
Giorgio Agamben explore son propre projet d’une ontologie de la puissance en se focalisant lui aussi sur la formule du scribe de Melville. En arrêtant de copier, Bartleby ne manifesterait ni une impuissance ni un refus mais une suspension qui libère aussi bien de la volonté d’agir que du passage à l’être. Comme souvent chez Agamben, c’est ce moment d’indiscernabilité des catégories qui est le point culminant de sa thèse, rejoignant la zone d’indistinction du marécage de la vie chez Deleuze. L’anomalie serait l’incompréhensibilité qui n’est ni affirmée, ni résolue mais simplement montrée. Non seulement « le copiste est devenu […] sa propre feuille blanche », mais par là-même il se montre puissance pure de penser, selon la métaphore de la tablette identifiée à l’esprit chez Aristote ; de plus cette puissance serait puissance absolue, non ordonnée par une volonté, dans une anaphore absolue qui tourne sur elle-même. Agamben interprète en effet le to de I would prefer not to comme ne renvoyant à aucun terme antérieur, à aucune réalité qui lui donnerait sens, analogue au ou mallon caractérisant la suspension sceptique (epokhè) dans l’énoncé de Sextus Empiricus « Scylla n’existe pas davantage (ou mallon) que la Chimère48 ».
Mais immédiatement Agamben incurve ce suspens sceptique pour en faire l’annonce du langage : « le langage devient ange du phénomène, pure annonce de sa « passion » […] pure annonce de l’apparaître, intimation de l’être sans aucun prédicat49 », en émancipant la puissance de sa connexion à une raison d’être comme de sa subordination à l’être, supposant que le « pas davantage » se situe au-delà du néant comme de l’être. Cette position de seuil fait de l’être anomal un être hors jugement, une vie irréparable et « insauvable », dans un état de dé-création où s’équilibre le monde des possibles réalisés dans la contingence et le monde des impossibles (les autres mondes possibles contenus dans les lettres mortes jamais acheminées que Bartleby incinérait dans un possible emploi antérieur).
On retrouve ici une tendance spéculative forte : faire de l’anomal un être injugeable car au-delà du jugement, ou en-deçà du jugement, dans la figure de l’innocence adamique à propos de Bartleby pour Deleuze, ou encore dans le puissant mythe littéraire de Perceval, repris dans Parsifal. La quête philosophique vise ici une déliaison par rapport à la loi, au jugement catégorisant et comparant à un devoir-être. Le paradoxe est peut-être de maintenir par là-même un rapport plutôt réactif à la loi ou à la norme dans la mesure où être absolument délié de la loi montre encore une fascination pour elle, de fuir en un sens toute forme de dialectique, là où, par exemple, le texte de Kafka « Devant la loi50 », laisse ouvertes d’autres possibilités : une loi toujours singulièrement faite pour chacun, une loi impénétrable dans laquelle il faut rentrer toute sa vie, etc.
Par là le commentaire d’Agamben rend spéculativement nécessaire et fige une possibilité de fonctionnement du discours sans prêter attention aux conditions, c’est-à-dire aux médiations qui rendent possible ce discours dans son anomalité incomparable. L’effacement du contexte socio-historique (les références de Musil au monde économique, à la situation historique de l’Amérique), l’omission de la main qui a tracé Bartleby, c’est-à-dire tout le jeu de l’écriture de la vie (tissage du biographique, de l’autofiction, de l’hétérobiographique ou écriture de soi dans la ou les voix narratives). L’anomal apparaît comme puissance pure d’autocréation. Or la possibilité même de l’autoréférentialité de la langue ouvrant l’espace d’indifférenciation de la lettre, cette possibilité est toujours déjà inscrite dans une configuration des possibles, donc suppose des médiations, par exemple une conception de l’allégorie qui se réfléchit, inspirée par la correspondance avec Nathaniel Hawthorne, lui-même reconnu comme maître de l’allégorie depuis La Lettre écarlate jusqu’au Faune de marbre.
Certes il s’agit d’un projet philosophique assumé par Agamben, la négation des médiations visant à penser une pure médialité, une pensée de la puissance médiane qui ne soit médiation de rien, notamment dans Moyens sans fin (1995). Mais comme le souligne Richard Pedot, la lecture philosophique risque dès lors d’hypostasier une formule (la formule à laquelle est identifiée le personnage, le récit, l’œuvre de Melville voire la littérature tout entière !) comme signe de la force poétique pure, en omettant tout le tissage entre la fiction et la réalité du monde comme autant de conditions d’énonciation du texte littéraire. Ainsi, en se focalisant sur le scribe, Agamben semble évacuer le conflit avec l’homme de loi (l’avoué), c’est-à-dire la rencontre performative entre la loi et la lettre. En ne voyant l’anomal que dans la créativité singulière d’une poéticité pure, le discours philosophique délaisse la tension entre poésie et narration qui serait le secret de la fiction. Or, c’est un « secret toujours bruyant, toujours déjà “partagé”, divisé51 ». En l’occurrence, ce secret de la fiction hante également le devenir fictionnel de la philosophie comme de la critique littéraire, qui à leur tour deviennent des rumeurs reportant l’écho de lettres mortes. Contrairement à la feinte de la philosophie, feignant de ne pas fictionner, comme à celle d’une critique littéraire irréfléchie, prétendant avoir l’assise d’un paratexte non contaminé par la fiction, tous les textes touchant à l’anomalie littéraire entrent dans le « système de distribution des lettres en souffrance52 », dispositif singulier de l’adresse fictionnelle, irréductible à l’allégorie philosophiquement épurée de la fable concentrée en personnages, intrigue et formule53.
Mais quel est ce secret que partage la littérature ? Ce serait l’anomalie comme impertinence, apparition inexplicable et esthétique (telle la « suave » impertinence de Bartleby). L’anomalie littéraire résiste à la pertinence, à la mise en sens. Là où la pensée spéculative d’Agamben est essentiellement attentive à la façon dont la littérature rend contingente la nécessité (interrompre l’incinération des lettres donc le travail de la mort), la littérature, « cénotaphe du contingent » vient perturber toute la circulation (du courrier dans l’agence, mais aussi du sens dans la langue avec la contagion du verbe to prefer qui devient un verbe d’action agressif, « s’en prendre » dans le discours de Lagrinche54). L’anomalie est ainsi l’agencement textuel comme « énigmatique et insaisissable dispositif d’adresse qui devient questionnement, appel à questionner55 ».
La question se relance ici : à qui s’adresse ce questionnement ? Comment cette adresse se prédispose à être recevable, partageable ? Peut-on identifier la puissance effective de la littérature à une expérience de la langue, fût-elle anomalique, toujours démultipliée et en différences ?
La symbiose des devenirs anomaux
Un des fils directeurs de la critique du fonctionnement de l’anomal chez Deleuze est d’interroger la possibilité d’un être ensemble des vies anomales. Dans son commentaire, François Zourabichvili soulignait que Deleuze ne valorise ni l’indéfinie métamorphose ni le devenir n’importe quoi (une équivalence généralisée des devenirs) mais qu’il propose un critère relationnel, un critère de mise en connexion : ainsi le devenir-femme de Pierre, dans Pierre ou les ambiguïtés de Melville, possède sur tous les autres un « pouvoir introductif particulier56 ». Mais on peut s’interroger sur cette valorisation : pourquoi ce « privilège » féminin ? Qu’en est-il du devenir-homme d’Isabel, la sœur-épouse dont l’identité hante Pierre jusqu’à la fin ? Qu’en est-il d’une ambivalence plus profonde (la transposition des traits du père sur la fille et, du côté de la veuve, ses « grâces transposées étrangement dans l’autre sexe57 ») ? Comment vérifier qu’un devenir peut ouvrir sur d’autres dimensions, donc recèle une capacité de connexion, quand Pierre s’interroge si son désir ne le conduit pas à l’inceste comme « péché anomalique et maudit58 » impardonnable, que sa quête de justice l’amène à l’effondrement final dans le meurtre et le suicide désespéré ?
Ce critère à la fois ontologique et éthique permet de comprendre la valeur relative par intensification de chaque devenir : le devenir-agrégat augmente les dimensions d’un simple devenir moléculaire ; à son tour le devenir-société augmente le devenir-agrégat, et ainsi de suite (devenir-meute, devenir-peuple). Il ne s’agit plus d’isoler un Anomal en principe de conducteur des devenirs ou de stase rythmant les métastases des devenirs mais d’envisager chaque multiplicité comme une symbiose, un ensemble de vies anomales en symbiose, et plus généralement des singularités en coexistence qui s’intensifient. Le « peuple à venir » n’est plus seulement un « peuple-masse » appelé par l’art mais aussi le « peuple-monde » de la philosophie, « peuple-cerveau » de la science, « peuple-chaos59 » corrélé au plan d’immanence ou de consistance des anomalies.
Selon moi, Deleuze ne déduit pas cette primauté du devenir-peuple, d’une intensité traduite par la « corrélationalité » : pourquoi le vécu imperceptible d’une atmosphère de printemps ne recèlerait pas autant de dimensions que le devenir-tout-le-monde ? Comment évaluer qu’un haïku de Bashō a moins d’intensité qu’une fresque hugolienne épique comme La Légende des siècles ? Deleuze ne déduit pas davantage le primat de la vie sur le devenir-minéral, cosmique ou chaotique, l’expression de « peuple-chaos » ressemblant fort à un terme limite, un concept de bordure, ou encore une anomalie conceptuelle.
Les lectures de Deleuze se concentrent souvent sur des traits littéraires, certes informels, ne faisant pas structures, mais essentiellement individualisés, dont la valorisation peut faire perdre l’ambivalence que recèle le texte littéraire. Ainsi la lecture valorisante de Bartleby délaisse une part de la dimension mélancolique alliée au comique, mais aussi tout un ensemble de passions tristes, ce qui amènerait à se demander si Bartleby, plutôt qu’une figure de la résistance60, ne serait pas davantage un naufrage ?
Je partage la thèse que toute vie anomale ne s’improvise qu’à plusieurs, qu’elle se compose avec d’autres pour devenir en sa singularité. Mais il faudrait ici étudier les pratiques de ces vies anomales qui se disposent et se composent, à la fois source de résistance aux totalisations, à la fois configurations revitalisées (pourquoi rejeter d’emblée certains agencements comme la famille, l’État ou la communauté spirituelle ?), et source de créativité dans l’entre-jeu des concepts, des prospects scientifiques et des affects esthétiques, tout en maintenant la spécificité du vivant anomal comme insaisissable à la norme du vivant, irréductible à la Vie en général, parfois inconsistant à la pensée, si concevoir en philosophie, c’est donner de la consistance sans rien perdre de l’infini du chaos61.
Pour Zourabichvili, le seul critère de sélection des devenirs est qu’un mode d’existence est supérieur lorsqu’il fait résonner les modes d’existences les uns dans les autres62, donc qu’il les ordonne en une vérité comme création, à la fois auto-affirmation des puissances d’être et affirmation du nouveau, l’intensification de la vie se faisant joie. Mais comment conjoindre la créativité du vivant (d’où la « normativité biologique » déjà vue chez Canguilhem) et le rapport à la vie non-organique ? Deleuze s’inspire profondément de Bergson selon qui la vie créatrice à la fois se dépose et s’ouvre en chaque organisme à un ensemble de virtualités par lesquelles le vivant excède son organisation, les virtualités étant irréductibles à des potentiels ou à des facultés. L’anomalité serait-elle le nom de la métaphoricité qui déporte le vivant en ses virtualités ?
À nouveau l’articulation avec la dimension relationnelle n’est pas évidente. Certes Deleuze traite le vivant par la co-évolution ou mutualisme, montrant qu’un vivant n’est jamais orienté téléologiquement, ni pensable comme individu séparé de la vie transindividuelle et interindividuelle : c’est le rhizome commun de la guêpe et de l’orchidée63, se déterritorialisant au-delà d’un simple mimétisme. Mais c’est au prix d’une concentration sur la vie non organique d’un « bloc de devenir » où les formes de vie organisées s’entrelacent et se présupposent mutuellement. Qu’en est-il dès lors de la singularité de tel vivant, de l’unicité de son expérience de la vie ? Qu’en est-il de la singularité de cette alliance, de cette composition vivante ? On retrouve ici le risque d’un retour à une composition apersonnelle des multiples dont on a vu que le concept d’anomal est la garantie fragile de sa décomposition en flux, tourbillons et autres marécages informes de la vie64.
Quant à l’affirmation du nouveau, il recèle une autre difficulté de l’éthique ontologique de Deleuze. Comment distinguer l’anomal inventif d’une nouvelle façon de vivre de son envers, l’effondrement du singulier sur lui-même, le trou noir ? L’enjeu de l’anomal se retrouverait dans le schizophrène, autre phénomène de bordure car limite de la société traitée comme anormale, « limite toujours conjurée, réprimée, abhorrée65 » alors même que le « schizo » opère un voyage fascinant mais inquiétant car il se déterritorialise lui-même sans suivre les lignes massives de l’existence sociale. La question éthico-politique s’exprime dès lors ainsi : « comme faire pour que la percée (breakthrough) ne devienne pas effondrement (breakdown) ? Comment faire pour que le corps sans organes ne se referme pas, imbécile et catatonique66 ? ».
Face à cette aporie chez Deleuze, il me semble essentiel de revenir à une étude plus immanente des pratiques qu’ont les vivants pour s’inventer tout en se reliant les uns aux autres dans leur vitalité même. Dès lors sans doute la créativité du vivant, et plus généralement la création dans la vie, n’apparaît plus comme surgissement d’un nouveau absolu (au risque d’une altérité pure abstraite, l’innommable) mais comme libération de possibles à vivre ensemble. Dans leurs pratiques de la vie, les vies anomales se rencontrent comme création en ce qu’elles libèrent des espaces de coexistence, incontrôlables, ingouvernables, imprévisibles. De cela découlent un certain nombre d’enjeux politiques : l’enjeu des modes de désidentification (par exemple le droit à l’anonymat, déjouant l’identification constante des dispositifs de la société de contrôle), l’enjeu de la défonctionnalisation (pratiques de vie où le vivant n’est plus assigné à des fonctions opératoires), l’enjeu corrélé d’espaces d’improvisation où l’inventivité n’est plus sous la gouvernance de pratiques culturelles normées, ce qui implique l’enjeu de valorisation des créativités improbables (à recueillir auprès de publics déconsidérés comme les prisonniers, les migrants illégaux, les exclus en grande précarité). Ces esquisses indiquent les enjeux d’une politique des vies anomales.
Le partage anomalique de l’espace politique
On peut reprendre ici l’analogie entre l’anomal et l’anomie dans la conception de Duvignaud. Si l’anomie se présente selon lui comme une situation de crise de transformation sociale par rupture des normes sociales antérieures67, l’anomalie serait davantage un devenir imprévisible non relatif à la norme. Mon hypothèse initiale était que l’anomalie est échappement, est un débordement de vitalité qui ne se laisse pas ramener à une logique, à une mesure (comme un terrain « non nivelé », anomalos), qui résiste à tout lissage esthétique du rugueux de la vie. La seconde hypothèse considérait que la composition des anomalies fait un ensemble multiple, imprévisible donc ingouvernable, d’où l’on pourrait déduire en retour une tendance socionormative au nivellement, à l’homogénéisation sociale, à la mise en ordre, en considérant que la normation sociocentrique fait des anomalies singulières des anomies transgressives. De là surgit la question transversale : comment des anomalies peuvent-elles vivre ensemble, voire constituer un ensemble (équipe, famille, entreprise, association, nation) ? Cela me paraît un défi aussi bien pour la philosophie politique que pour la philosophie sociale contemporaine. Certes les différentes théories de la communauté désappropriée (Jean-Luc Nancy, Roberto Esposito) ou d’une communauté en partage entre égaux (Jacques Rancière) permettent d’éviter l’appropriation identitaire négatrice de toute altération, de toute anomalie, ou d’éviter le fantasme d’une socialité consensuelle, autorégulée en un corps policé, sans anomalie.
Ces recherches contemporaines permettent-elles de concevoir une société des anomaux, une composition socio-politique des existences anomaliques ? Il ne s’agit ni d’une socialisation des anomalies (sur le modèle de l’intégration des différences par catégorisation, quota, etc.) ni non plus d’une politisation (sur le modèle de l’affirmation identitaire, voire communautariste, de communautés subalternes, minoritaires). Il s’agit de concevoir une sociopolitique où le pouvoir entre ces vies se communique et où une forme de vie sociale s’invente qui ne soit jamais sujet d’une domination.
La thèse centrale de Jacques Rancière est que littérature et démocratie se jouent dans ce partage du sensible autour des vies qui n’ont pas de part au partage social des biens et des fonctions. C’est la critique principale faite à Deleuze : aucun peuple politique fraternel ne se déduit des existences multiples. Pour Rancière, Deleuze pourrait tomber dans le piège d’une lecture allégorique, symboliste, centrée sur l’original : « au lieu de se peupler du désordre des heccéités, elle se centre impérieusement sur la figure héroïque de l’original qui montre son sens en acte68 ». La focalisation de Deleuze sur les héros de Melville comme personnages fabulateurs cache le combat de la communauté fraternelle contre le principe même de la représentation (esthétique et politique), contre la pseudo-égalité des sujets exposés au style de l’écrivain dans son privilège de faire la fiction, car « la grande invention de la littérature, le discours indirect libre » exprime « l’invention du peuple69 » capable de fictionner, de légender.
Flaubert est l’auteur qui a contribué à cette prolifération du discours indirect libre, troublant la posture du narrateur omniscient pour laisser d’autres voix narratives émerger, mais l’essentiel est cette » démocratie fictionnelle » que le roman moderne ouvre autour des vies anomales car quelconques. Il ne s’agit pas de figures d’exception mais de singularités banales, tel le temps quelconque des déjeuners ennuyeux dans la salle à manger humide de Madame Bovary, « entrée des individus quelconques dans ce temps vide qui se dilate en un monde de sensations et de passions inconnues70 ». La grande révolution de la démocratie fictionnelle n’est pas que les masses deviennent le personnage principal de l’histoire mais qu’elles deviennent le tout là où elles n’étaient rien : « le tissu par lequel des événements tiennent les uns aux autres est celui-là même par lequel il arrive des événements à ceux et celles à qui il ne devrait rien arriver, ceux et celles qui sont censés vivre dans l’inframonde du temps de la reproduction ». Le moment quelconque, telle la journée de promenade londonienne de Mrs Dalloway, devient alors un temps inclusif de coexistence des moments et un « temps partagé qui ne connaît plus de hiérarchie entre ceux qui l’occupent », c’est-à-dire entre ceux à qui arrive l’histoire et ceux à qui rien ne peut plus arriver, telle la rencontre de Mrs Dalloway avec cette créature qui chante, « forme tremblante, semblable à une pompe rouillée, dont la voix sans âge ni sexe murmure un chant inintelligible sans commencement ni fin71 ». Cette créature, n’est-ce pas l’anomal, l’être quasiment non identifiable, non reconnaissable, inclassable ?
Tel est le point de contact entre littérature et démocratie : inscrire « l’expérience de la multiplication vertigineuse du banal […] extraordinaire72 », écrire cette expérience de l’impropriété, du quasi-autre. Ainsi Rainer Maria Rilke rapporte dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge l’expérience de ce poète sans foyer, sans bien, qui se voit saluer dans la rue par les pauvres qui viennent se chauffer sur les banquettes du Louvre. C’est tout d’abord une communauté des marges : « l’inhabiter du poème vient se confondre avec l’inhabiter de ces polloï (multiples) qu’on a envoyés coucher ailleurs, au point de cette quasi-disparition où la perte de monde de l’anonyme […] renvoie à la désappropriation de l’écrire73 ». Jusqu’au moment où l’un de ces pauvres s’assoit à la table du poète, intrusion de l’anomal où Rancière reconnaît le visage du « quelconque [qui] bascule déjà dans l’inexistence : en bref, toute la misère du monde ».
On peut certes contester cette équation de l’anomal et de l’être dans la misère. Toute vie en effet a cette dimension anomalique, conjuguant singularité de l’existence, irrégularité du parcours, imprévisibilité du devenir. Cependant, Rancière pointe un passage à la limite : certaines existences ne sont jamais régularisées, vivent en continu ou dans la durée aux rebords de la vie, vies à la ligne irrémédiablement brisée.
Que peut faire la littérature face à cette misère du monde ? « Naître avec elle à la singularité du dire qui invente des noms, des singularités, des multiplicités nouvelles74. » Il s’agit bien d’une co-naissance. Non pas d’une littérature sur les miséreux, eût-elle l’inspiration humaniste d’un Hugo dans Les Misérables (1862) ; non pas une littérature militante mettant en scène la lutte contre la misère : c’est le risque idéologique à l’horizon de tout roman social, tel Le Compagnon du Tour de France (1840) où George Sand incarne la théorie du socialisme fraternel de Pierre Leroux. Il ne s’agit pas non plus de considérer l’expression des personnes qui ont l’expérience de la lutte contre la misère, contre étant en tant que tel de la littérature car cette expression peut suivre d’autres voies, depuis les micro récits (small stories) où se dit la lutte au quotidien jusqu’aux récits de vie longtemps mûris75. Souvent l’œuvre littéraire sera collective, le fruit d’un accompagnement sur plusieurs générations des familles qui vivent sur le rebord de la vie sociale76. Ce qui fait littérature, l’effet littérature se situe bien plutôt dans l’espacement d’une écriture qui accueille d’autres vies77. C’est ce dérangement de l’ordre des discours et des logiques des places sociales qui est le point d’anomalie où se conjoignent l’expérience de l’exclusion et l’expérience de l’écriture littéraire. C’est ce que Rancière nomme l’existence suspensive dans un passage essentiel :
J’appelle suspensive, en général, une existence qui n’a pas de place dans une répartition des propriétés et des corps. Aussi bien ne peut-elle se poser sans déranger le rapport entre l’ordre des propriétés et l’ordre des dénominations. Une existence suspensive a le statut d’une unité en plus, sans corps propre78.
Cette part des sans-part introduit un dissensus. Or c’est le propre de la littérature que cette impropriété qui fait de l’exceptionnel avec du banal, telles les « vies quelconques d’Emma Bovary ou de Bouvard et Pécuchet ». Le génie de Flaubert, inventeur selon Rancière du roman moderne car réflexif sur ses conditions de possibilité, est de restituer la puissance commune de la langue, puissance de rendre extraordinaire l’ordinaire par une « mimesis intégrale des vies muettes, des vies radicalement indifférentes ». Telles seraient les vies anomales, vies sans histoire, sans corps d’appartenance, multiplicités singulières qui n’entrent sous aucune loi ou que toute loi conjure : Rancière suppose que cette hétéronomie du quasi-autre séparant toute identité d’elle-même est le trait d’égalité de la démocratie. Les vies anomales sont le peuple car dèmos désigne les pauvres, les « gens qui ne comptent pas, ceux qui n’ont pas de titre à exercer la puissance de l’arkhè79 », du commandement, mais peuple qui pourtant « parle alors qu’il n’a pas à parler, […] prend part à ce à quoi il n’a pas de part ». Cette participation est l’acte de surgissement politique des sans part, ouvrant l’espace du politique contre toutes ses clôtures normatives sous la loi d’une vie communautaire consensuelle car excluant les sans-part80.
De la littérature comme anomalie
Au risque d’être au bord de ce discours trop généraliste, voire essentialiste, discourant sur la littérature en général, sans considérer la multiplicité de ses phénomènes (genres, domaines, courants, types d’expérience de la littérature), j’ose jeter un lien entre littérature et anomalie au terme de ce parcours, pour tenter de caractériser le discours littéraire. L’hypothèse serait que le littéraire est un discours anomal, au sens où ce discours suit de façon imprévisible sa propre règle, cette imprévisibilité affectant l’intention de l’auteur, le devenir des figures, le tracé de l’écriture. Par distinction, le discours philosophique quant à lui contiendrait davantage son autorégulation car ce discours philosophique produit ou s’efforce de penser sans cesse ses propres marges, discernant ses limites, posant ses fondations, traitant de son en-dehors, mais toujours selon la constance d’une stratégie d’écriture, d’un tissage argumentatif, d’une logique de sa problématique (même si cette problématique est celle d’une équivocité du sens, d’une multiplicité de l’être, d’une polyphonie des voix philosophiques).
Inversement, le littéraire est ce discours qui se surprend jusque dans son autofiction : jouer avec ses effets perlocutoires, traversant la fiction pour se produire comme événement, telle La Nouvelle Héloïse de Rousseau inaugurant une nouvelle sensibilité de la vie dans l’Occident de la fin xviiie siècle ; jouer avec son paratexte, intégrer son propre commentaire, comme dans les « métalepses » du narrateur de Pierre ou les ambiguïtés, qui s’adresse directement aux personnages comme aux lecteurs. Dans tous ces jeux, le littéraire déjoue la règle (la fonction censée être assumée par le discours) pour un détour, un plaisir du mot, un beau geste d’écriture, une incise de grâce pure. Cette anomalité du littéraire est la signature de sa libre expression, de son irréductibilité à toutes les téléologies, à tous les fonctionnements normalisés de la langue. En ce sens, le littéraire est anomal comme une vie est anomalique : c’est sans doute ainsi que la littérature recueille ce qui fait une vie, toute vie, dans son inépuisable poésie.
La spécificité de l’anomalie littéraire, par distinction avec l’anomalie d’un autre art comme le cinéma, ou de tout art, serait-elle que la littérature est composée de « lettres mortes » porteuses d’une vie immanente ? C’est en effet à même les lettres qu’une vie se compose, à la fois textuelle (explicite, figurative, sémantique), intertextuelle (connotative, transformation d’autres textes, sémiotique), méta-textuelle (performative, produisant des effets dans d’autres vies, notamment les amenant à une narration de soi imprévue). Or, comme cela a été évoqué pour le croisement des lectures de Bartleby, l’anomal, l’original, l’outsider, l’être des marges, des bordures et des confins qu’est une vie anomale, entraîne les écritures à faire, non la seule expérience du langage ou du questionnement des limites, mais l’épreuve d’une traversée toujours recommencée qu’est la vie partagée.