Que la question des normes dans une société soit affaire de littérature ou d’autres œuvres expressives – un film, une chanson, un tableau, nul n’en doute. Les romans, les récits, les poèmes, les opéras nous donnent à voir et à sentir la vie multiple et conflictuelle de ces créatures étranges qui ont le pouvoir de tracer la frontière entre conduites « normales » et celles qui, y dérogeant, désignent les individus et les groupes d’individus « déviants », qui se conduisent « mal ». Mais ces œuvres, les plus puissantes en tout cas, détiennent aussi le pouvoir de nous faire sentir ce qui ne peut qu’être senti. C’est ce pouvoir particulier qui définit un art. Les artistes sont les ouvriers de tout ce qui peut défier l’intelligibilité des logiques purement rationnelles. Ainsi se confirme, dans ce domaine comme en d’autres, la précession de l’artiste.
Quant à la sociologie (et les sciences sociales en général), son affaire est avant tout de dénombrement et de classification. Elle catégorise. Ce n’est pas rien. Prétendre, comme Durkheim, que le crime, ou plus précisément, qu’un certain taux de crime, constitue, pour chaque société, un « fait social normal », dont s’écartent les formes pathologiques, c’est opérer par rapport aux morales dominantes une véritable révolution : il n’existe donc pas de morale absolue, mais seulement des morales, toutes relatives à un certain état des sociétés – de quoi, s’il était lu, se voir accuser de relativisme (procès qui fut fait, comme on sait, à Deleuze et Foucault). Ceci pour autant ne résout pas notre problème. À ce point en effet, la question reste entière de savoir s’il existe une manière d’utiliser le langage et les procédures reçues du champ scientifique qui permettrait au lecteur de percevoir quelque chose d’autre que l’opposition entre les formes normales et pathologiques, entre les « normaux » et les « anormaux ». Or il existe de telles tentatives dans l’histoire de la sociologie, de façon soit directe, soit indirecte.
Indirectement, les travaux interactionnistes américains sur la déviance des années 1960-1970 y contribuent en effet, en ébranlant la frontière censée séparer les « déviants » des « normaux », dégageant en creux un espace pour l’« anomal ». Deux ouvrages parus la même année, en 1963, vont dans ce sens. Le premier est celui d’Erving Goffman, Stigma, consacré à l’étude des relations entre « stigmatisés » et « normaux ». Il y démontre qu’il existe une certaine continuité entre moi et autrui, entre « normaux » et « stigmatisés », de sorte que :
[L]a notion de stigmate implique moins l’existence d’un ensemble d’individus concrets séparables en deux colonnes, que l’action d’un processus social omniprésent qui amène chacun à tenir les deux rôles, au moins sous certains rapports et dans certaines phases de sa vie. Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes, mais des points de vue1.
En publiant Outsiders2, Howard Becker s’attache de son côté à montrer que la déviance dépend fondamentalement d’un processus de désignation ou d’étiquetage (théorie du labelling). À cette époque, la plupart des études assument sans s’en rendre compte « les valeurs du groupe qui juge », et prennent les actes déviants comme une donnée et non comme un produit social : les actes déviants seraient une espèce d’actes, au sens naturaliste, et il existerait une personnalité déviante. Là aussi Becker détruit une ligne de démarcation établie et ouvre une perspective de recherche tout à fait nouvelle. Pour autant, si se trouvent ainsi dégagée de certains obstacles la possibilité d’interpréter les pratiques déviantes, dont certaines n’ont rien d’« extraordinaire » et sont même très ordinaires, en faisant un saut dans un autre ordre de réalité, on demeure dans l’ombre.
Certaines méthodes d’investigation, plus anciennes et largement utilisées dès les années 1920 dans l’école de Chicago, rendent plus directement accessibles une intuition de l’« anomal ». Il s’agit d’enquêtes immersives, de descriptions ethnographiques, d’histoires de vie, de corpus de lettres entre les immigrés et leur famille au pays d’origine, ou d’une focalisation sur les pratiques les plus quotidiennes. C’est cette « sociologie de la vie quotidienne », développée d’abord aux États-Unis avant de gagner l’aire francophone, que nous prendrons pour fil conducteur, en exposant la manière dont Michel de Certeau, anthropologue, sociologue, historien, et accessoirement jésuite, n’ayant obtenu en France qu’une reconnaissance partielle et tardive, a thématisé l’irréductibilité des arts de l’« everyday life ».
Formes de pratiques
Le but serait atteint, écrit Michel de Certeau3, si les pratiques du quotidien ou « manières de faire », cessaient de représenter la base nocturne de la vie sociale, et si toute une série de questions théoriques, de catégories et de perspectives, perçant la nuit, rendait leur articulation possible. Cette proposition établit très directement l’objet de l’analyse : il ne s’agit pas de telle ou telle activité se référant à un contenu socialement défini (faire des courses, regarder la télévision ou flâner), mais de la manière dont ces actes sont accomplis : les « arts de faire ». L’hypothèse pose qu’il existe un ordre des conduites dont les techniques d’interprétations scientifiques habituelles échouent à rendre compte. Prenons pour exemple la consommation des programmes de télévision en milieu ouvrier : on peut en connaître la quantité, la régularité, les préférences. Ces données nous en apprennent beaucoup sur la différenciation sociale des goûts. Et pourtant, ce que Richard Hoggart montre remarquablement bien, dans La Culture du pauvre4, ce sont les formes concrètes d’usage de la télévision (le mode d’attention : coup d’œil occasionnel ou regards latéraux ; le type de public : ensemble, en famille…), par lesquelles se révèle la signification de ces activités. En bref, ce qui compte, c’est la manière de s’en servir, y compris les commentaires des spectateurs ponctuant les images. Hoggart ne nous propose pas simplement une description plus subtile et précise : il nous fait toucher un niveau de réalité sociale pourvu d’une logique propre (tout comme Goffman tout au long de son œuvre cherche à établir la consistance d’un ordre interactionnel sui generis).
Ces pratiques et façons de faire (Certeau se réfère explicitement aux « speech acts » de la philosophie du langage) sont-elles visibles et localisables ? Si l’on veut situer l’impact d’une sociologie de la vie quotidienne, c’est une question essentielle. Or les pratiques ordinaires ne disposent pas d’un espace propre et se déploient dans celui d’autrui. Au sens littéral du terme, elles sont aliénées. Cette proposition enveloppe plusieurs conséquences. Parce qu’elles sont « sans domicile » et jamais « chez soi », les formes pratiques sont simultanément partout, et donc n’importe où. Elles forment une sorte de doublure des pratiques sociales, un état omniprésent de « marginalité » :
Cette marginalité-là ne concerne plus seulement les petits groupes, mais une marginalité de masse, où les non producteurs de culture ont pourtant une activité culturelle, non signée, non lisible, non symbolisée… mais qui devient universelle. Cet état marginal tend à former une majorité silencieuse5.
Le paradoxe de l’expression « marginalité de masse » renvoie au statut paradoxal de ces performances partout agissantes, bien qu’il n’existe pas de théorie qui puisse les formaliser. Impossibles à localiser bien qu’omniprésentes, elles sont dès lors invisibles. Harold Garfinkel définit de façon très précise cette propriété des choses ordinaires quand il parle d’arrière-plans « vus bien qu’inaperçus » (« seen but unnoticed »), sorte d’ « invisible visibilité ».
Pour toutes ces raisons, leur degré d’invisibilité n’est pas homogène. Il existe ce qu’on pourrait appeler des scènes privilégiées, où le regard myope et maladroit de l’observateur est guidé par l’objet lui-même. C’est ce qui se passe dans les rituels triviaux et minutieux de la vie quotidienne, dans ses apparences les plus théâtrales et les plus stéréotypées. On y trouve un « stock » de formes similaires à celles discernées par John Langshaw Austin dans le discours ordinaire :
Les façons de parler habituelles, n’ont pas de contrepartie dans le discours philosophique et ne peuvent y être traduites, car il y a en elles plus que dans ce dernier. Considérées sous l’angle de performances linguistiques, elles nous révèlent des complexités logiques que les formalisations savantes ne peuvent soupçonner6.
Pour rendre sensible le statut exact de la quotidienneté, on la comparera à celui des rêves dans la pensée de Freud : la « voie royale » d’accès à l’inconscient. Ce dernier est partout, invisible bien que sous nos yeux. Le rêve (tout comme le lapsus ou le mot d’esprit), offre donc une scène où les relations de désir et de pouvoir les plus cachées, affleurent à la conscience, fût-ce sous forme déguisée et matière à interprétation. De même, plutôt que de délimiter un champ spécifique laissant de côté intacts les champs voisins, l’attention aux formes de la vie quotidienne permet de percevoir intuitivement, là où elle est la plus accessible, une dimension de résistance aux pouvoirs coextensive à la vie sociale (tout comme, ainsi que l’a montré la « microphysique » de Foucault, les pouvoirs qui sont eux aussi dispersés).
Logiques non rationnelles du quotidien
Michel de Certeau ne prétend pas élaborer une théorie critique au sens habituel de ce mot dans les sciences sociales. L’analogie avec le « linguistic turn » et la philosophie du langage qui s’intéresse aux « contextes d’usage », nous montre qu’il faut distinguer deux niveaux de réalité : celui du système et celui des relations concrètes développées par les acteurs avec ce même système. Dans la même perspective, la compréhension des pratiques quotidiennes requiert de prendre en compte « l’art de faire » des acteurs au sein des institutions. La « perruque7 » ouvrière, la pratique du braconnage, le bricolage des « sauvages » de Levi-Strauss, consistant dans un réemploi continu d’éléments recombinés, l’analyse du « pratiqueur » d’Emmanuel Mahé8 en sont des exemples. Certeau accorde une importance particulière au syncrétisme des religions populaires, magnifiquement étudié par Nathan Wachtel dans La vision des vaincus9, montrant comment les Indiens colonisés surent surmonter la destruction de leur culture et donner une nouvelle signification à un dispositif symbolique donné et institutionnellement établi, en l’occurrence le catholicisme. Le champ des études d’acculturation offre une inépuisable source de tels exemples. Mais la distinction entre un système et son utilisation ne suffit pas à rendre compte de sa nature : nous devons comprendre qu’il s’agit, entre un système et ceux qui y agissent, d’une relation de pouvoir. Certeau tient pour acquise la prédominance d’une rationalité productiviste et technocratique dans nos sociétés. C’est à cette rationalité que « les logiques non logiques » de la vie quotidienne s’opposent. Mais saisir la nature de cette opposition n’est pas si facile. Il y a à cela plusieurs raisons.
La première est que, précisément parce qu’elles sont prises dans des relations de pouvoir et que les acteurs sont sous l’emprise des institutions dominantes, les pratiques quotidiennes sont hétérogènes, et varient selon le temps et le lieu. Ne disposant pas d’institutions pour les représenter officiellement, elles s’organisent en fonction des situations et des marges de liberté accordées par les circonstances, en particulier lorsqu’un groupe se sent « chez lui ». Le sentiment de se trouver « entre soi » (et donc relativement à l’abri des pressions sociales), représente une des conditions parmi les plus favorables à l’émergence de pratiques ordinaires dans les plus pures de leurs formes. On pourrait pour désigner ces espaces parler de « lieux francs ou d’« interstices ». Il n’est en fait jamais possible de saisir deux ordres de réalité séparés, mais, plus ou moins directement, les effets de l’un sur le fonctionnement de l’autre.
On doit comprendre ensuite que ces deux ordres ne sont pas dans une opposition semblable à celle qui sépare deux types d’organisation sociale. Il n’existe pas un point d’où l’on pourrait saisir les pratiques quotidiennes comme une totalité : elles ne s’insèrent pas dans une vision politique globale, mais sont dispersées dans le tissu social comme des fragments répétitifs toujours repris et jamais complets. On ne peut dès lors les considérer comme une contre-culture. Les formes contre-culturelles sont une expression parmi les plus faibles et les plus distantes des logiques pratiques, dans la mesure où elles demeurent très dépendantes de l’ordre existant dans le moment où l’on cherche à lui opposer une réponse systématique ou une alternative cohérente.
Il existe bien un conflit : celui de pratiques ordinaires opposant à l’ordre établi une résistance muette et obstinée. Mais celle-ci ne prend ni la forme d’un projet de réforme ni celle d’une quelconque doctrine du changement social. Cette absence de confrontation ouverte est inhérente à la vraie nature des pratiques ordinaires. Elles sont le fait de ceux qui sont sans pouvoir, ne possèdent ni institutions propres, ni espace théorique où les exposer. Il s’agit là de la plus ancienne et immémoriale forme d’intelligence, peut-être enracinée dans la nature elle-même, et dont plantes et animaux sont capables d’utiliser les ruses. La mètis grecque en offre comme l’idéal type :
Si vaste que soit le domaine où s’exerce la mètis, si importante sa position dans le système des valeurs, elle ne se manifeste pas ouvertement pour ce qu’elle est, elle ne se montre pas au grand jour de la pensée, dans la clarté d’un écrit savant qui se proposerait de la définir. Elle apparaît toujours plus ou moins « en creux », immergée dans une pratique qui ne se soucie, à aucun moment, alors même qu’elle l’utilise, d’expliciter sa nature ni de justifier sa démarche10.
Certeau a tenté de penser ces particularités dans l’opposition entre « stratégie » et « tactique ». Son analyse montre pour l’essentiel que, privé de contrôle sur un champ institutionnel qui permettrait un calcul stratégique, les tactiques ordinaires sont des tactiques de l’occasion : comme Ulysse le « polytrope », littéralement « celui qui a mille tours dans son sac », elles « font avec » ce qu’à un moment donné on a sous la main, consacrant la primauté du « kairos » (savoir saisir une circonstance favorable, par opposition au temps long du stratège).
Si tant d’activités ordinaires paraissent obscures et illogiques à l’observateur, c’est que leur « rationalité » appartient à une logique d’opportunité et que leur projet s’épuise à l’instant même où elles sont accomplies, à l’inverse des puissances qui capitalisent dans le temps long. Pour ne pas s’inscrire dans une rationalité utilitaire, bien des rituels quotidiens apparaissent absurdes ou inintéressants aux yeux du savant. Dès lors rien n’est plus efficace que l’étude des « tactiques ordinaires » si l’on veut résoudre les dilemmes de la question hobbesienne.
Implications épistémologiques
La vraie nature de l’objet révélé par une sociologie de la vie quotidienne altère de l’intérieur la relation que le chercheur entretient avec ce qu’il connaît et l’idée de savoir qui prévaut dans son monde social. Quiconque s’intéresse de près aux logiques pratiques ressent la nécessité d’une telle transformation de soi, quand bien même il ne parviendrait pas à l’accomplir lui-même. L’ introduction de Pierre Bourdieu à son livre intitulé Le sens pratique11 en offre une illustration convaincante. Son sous-titre (« Critique de la raison théorique ») se réfère intentionnellement et clairement à la révolution copernicienne dans le savoir opérée par Kant dans sa Critique de la Raison pure (1781), c’est dire l’ambition de Bourdieu. Kant établissait les limites infranchissables de la Raison théorique (ou « pure »), incapable d’atteindre autre chose que les apparences « phénoménales » et laissant place à la croyance. Bourdieu souligne les limites insurmontables qui séparent l’explication théorique de la pratique : la rationalité conceptuelle détruit jusqu’à un certain point son objet dont la logique est précisément et purement pratique. Il faut comprendre que le rationnel n’épuise pas entièrement le raisonnable et qu’il existe d’autres raisons que la raison analytique. Il est dès lors surprenant de voir que le reste du livre de Bourdieu opère un retour complet au plus orthodoxe des rationalismes. Mais dès lors, que faut-il faire, que faut-il penser d’autre ? Nous résumerons en quelques propositions la nouvelle orientation proposée par Certeau.
Comprendre les sciences sociales ne consiste pas simplement à questionner leurs conditions formelles de possibilité. Elle implique de les considérer elles-mêmes comme un fait socio-historique. De ce point de vue, la science apparaît comme une entreprise de conquête et d’arraisonnement, ne différant pas en nature de la société dont elle prétend rendre compte. Certeau (1974) explique, dans un autre texte, comment la science du social se construit en discréditant le savoir ordinaire, réduit au statut de préjugés et de superstition. Seule la transformation des pratiques étudiées en un corpus mort de propositions et de données coupées du contexte au sein duquel elles s’exercent réellement, permet de leur appliquer un statut négatif. C’est dans leur opérativité que repose l’essence des cultures ordinaires : elles sont ce qu’elles font. Les transmuter en un simple discours soumis aux normes de la rationalité implique une méconnaissance et un dénigrement de leur signification. De fait, l’histoire des sciences humaines et sociales émerge avec la production permanente d’un clivage entre les langages artificiels et transparents de la science et l’obscurité du langage ordinaire. Cette science prétendument neutre exhibe toutes les caractéristiques d’une stratégie. Elle crée des institutions assujetties aux standards de productivité et à une hiérarchie d’experts. L’espace délimité de l’institution constitue un site de pouvoir à partir duquel le monde extérieur, c’est-à-dire l’objet, est analysé et devient visible.
Cette analyse générale de la science comme processus de rationalisation se combine avec une analyse de ses moyens spécifiques : l’écriture. Il n’y a, en elle, rien de purement instrumental et il serait naïf d’y voir de purs et simples moyens externes d’expressions des idées. La construction d’un texte se fonde sur un modèle de rationalité productive et, contrairement à la voix qui ne vise pas un progrès, la science recherche une efficacité sociale. En se séparant du « monde magique des voix » le mode scriptural accrédite l’existence d’un métalangage fictif : se tenant au-dessus de la parole, la langue écrite la survole et en crée une vision totale. Certeau considère la page blanche comme un espace cartésien, lieu hautement stratégique où le sujet qui à la fois contrôle sa propre pensée et s’auto-contrôle, peut s’imaginer qu’il contrôle aussi son objet. Il n’est dès lors pas surprenant que la production de sujets sociaux adaptés à l’imaginaire de nos sociétés technocratiques, suppose d’apprendre à écrire, condition aujourd’hui indispensable de tout « succès » social.
Ce qui s’oppose à cette conception dominante de la science n’est pas une théorie philosophique, mais une façon différente de faire de la science, supposant d’abandonner un certain nombre de croyances appartenant à l’idéologie scientifique. Bien loin d’avoir à rectifier ou redresser son objet, le savant se laissera tout au contraire guider par lui. « Pour lire et écrire la culture ordinaire, il est nécessaire d’apprendre à nouveau les façons d’agir communes faisant de sa propre analyse une variante de son objet12. » On peut par exemple se souvenir que Freud, pour comprendre les rêves et comme il le dit explicitement, dut prendre position contre les savants en faveur de l’opinion populaire. La science sociale ne découvre ni ne dévoile jamais quoi que ce soit qui ne soit déjà connu du sens commun d’une manière pratique, ce qui signifie deux choses différentes.
D’abord, cela implique qu’il n’existe pas de métalangage : comme n’importe qui d’autre, le savant travaille dans l’enceinte infranchissable du langage commun. La langue scientifique n’a pas l’universalité abstraite à laquelle elle prétend ; elle aussi est liée aux singularités et particularités d’une « Lebensform ». Il me semble que la leçon de Wittgenstein trouve ici un écho comme dans toute sociologie de la vie quotidienne. En second lieu, toute la théorie de la rupture épistémologique se voit reformulée par une telle approche. L’opposition entre discours commun et discours scientifique ne peut plus longtemps être pensée en termes d’ « erreur » et de « vérité ». La rupture ne consiste pas à passer de quelque chose de faux à quelque chose de vrai, mais, via une performance culturelle historiquement limitée, à imposer une nouvelle manière de lire le monde. Dans cette perspective, la science constitue simplement un mode spécifique de construction d’un nouveau « sens commun » par une société technocratique qui pense sa propre nature et tend à l’imposer comme nouvelle norme du vrai. Cette analyse doit être confrontée à des points de vue voisins, même si ceux-ci sont exprimés de manière légèrement différente. On doit toujours souligner la continuité entre connaissance ordinaire et sciences plutôt que leur discontinuité.
Quand Garfinkel étudie les ethnométhodes mises en œuvre dans le travail scientifique, quand il refuse de donner à la sociologie toute forme de fonction curative qui corrigerait le sens commun, il partage la même perspective. Maffesoli quant à lui restaure la parenté essentielle entre pensée ordinaire et l’élaboration scientifique13 :
À l’expérience du monde communément vécue, correspond une expérience de pensée qui souligne simplement telle ou telle caractéristique, comparée à d’autres, sous forme de tableau ou de métaphore, en bref l’attitude idéal-typique appliquée diachroniquement ou synchroniquement : voilà ce qu’est une « sens-communologie14 ».
Quatrième proposition : repenser le statut des sciences implique une autre conception du sujet connaissant. L’idéologie de la science fait du savant un maître, et du savoir un pouvoir.
En reconduisant les langages et les pratiques savantes à leur foyer natal, c’est-à-dire à la vie quotidienne, l’étude de ce quotidien ne découvre pas seulement un nouvel objet dans le champ de tous les objets possibles, mais réalise une opération qui resitue et redéfinit la nature du discours sur ces objets – un discours qui n’est pas simplement « objectif », mais « objectivant ». Une telle appréhension de la vie quotidienne ne laisse pas intact le système de position soutenant la science, car le sujet de la connaissance y est ramené à la place commune, ou, pour utiliser une expression familière, » remis à sa place ». L’idée même d’« auteur » et d’« autorité », expression la plus forte accréditant l’existence d’un sujet individuel doté de ses « propriétés propres », paraît alors pour ce qu’elle est en réalité : une fiction. Ce qu’un individu pense ou écrit n’est jamais rien d’autre que le résultat de son inscription dans une longue histoire dont il bénéficie. Ce qu’il accumule et croit posséder, le chercheur le doit à de nombreux et bien souvent anonymes créanciers. Mais comment, lui qui en ce monde est devenu un spécialiste coupé du commun troupeau et un expert, tirant de cette autorité des bénéfices symboliques et matériels, comment ce savant peut-il retrouver sa vraie place, celle de l’ « homme sans qualités » ? Pour une sociologie évoluant à l’écart des théories dites critiques (il en existe évidemment plusieurs versions), ce n’est pas le moindre paradoxe que d’offrir néanmoins, en prenant la réalité telle qu’elle est, ce qu’on pourrait appeler une « politique de la recherche ». Il ne s’agit pas tant d’élaborer une nouvelle théorie que d’agir dans le champ scientifique de façon tacticienne : produire des effets sur la science, y faire entendre de nouvelles voix conduisant au sentiment et à l’intime conviction que quelque chose ne cesse de nous échapper, et qui, ne pouvant être exprimé ou dit dans le registre du conceptuel, peut seulement être fait, agi.
Cet « art de faire » peut s’investir à la fois dans la production écrite et dans un style de relations sociales. Les méthodes déjà mentionnées, prennent ici toute leur signification : descriptions ethnographiques, études de cas, histoires de vie, intégration du roman dans l’analyse, et tant de procédures proches de la narrativité, qui font surgir de l’intérieur du texte savant quelque chose de comparable aux contes dont la vie quotidienne est tissée. Dans son rapport aux institutions, le chercheur du quotidien oppose au productivisme académique une économie de l’échange et du don, dont les anthropologues ont démontré la persistance autant dans les sociétés anciennes que modernes15 :
En comparaison du système économique dont les règles et hiérarchies se retrouvent dans les institutions scientifiques, essayons le détournement… On peut, dans le champ scientifique, faire un nouvel usage du temps dû à l’institution : construire des objets textuels qui font signe vers un art et une forme de solidarité, fomenter des voies de connivence et de ruse, répondre aux présents par des dons et, dès lors, subvertir la loi qui, dans la fabrique scientifique, subordonne le travail à la machine et, dans la même logique, finit par anéantir la nécessité de créer et le « devoir de donner16. »