Introduction
En 1848, quelques étudiants de l’Académie Royale de Londres se retrouvent pour parler d’art, expérimenter de nouvelles façons de peindre, et créer un groupe artistique alternatif, la Confrérie Préraphaélite (Pre-Raphaelite Brotherhood). Cette confrérie, pensée sur le modèle des cellules révolutionnaires qui fleurissent un peu partout sur le continent européen, s’affiche discrètement par l’inclusion des lettres « PRB » dans les tableaux qu’elle produit, tout en jurant, d’après Hunt, de garder secret le sens de ces lettres :
Gabriel [Rossetti] improved upon previous suggestion with the word Brotherhood, overruling the objection that it savoured of clericalism. When we agreed to use the letters P.R.B. as our insignia, we made each member solemnly promise to keep its meaning strictly secret, foreseeing the danger of offending the reigning powers of the time1.
La mention par Hunt d’un danger ou d’une offense possible est peut-être une exagération. Il existe, en revanche, une volonté d’aller à l’encontre de l’enseignement dispensé à la Royal Academy et de la peinture britannique telle qu’elle se pratique à l’époque. Cette volonté est confirmée par William Michael Rossetti, dans la courte biographie sur laquelle s’ouvre son édition de la correspondance de son frère :
All three contemned the commonplace anecdotical subjects of most British painters of the day, and their flimsy pretences at cleverness of execution, unsupported either by clear intuition into the facts of Nature, or by lofty or masculine style, or by an effort at sturdy realization. There were of course exceptions, some distinguished and some noble exceptions; but the British School of Painting, as a school, was in 1848 wishy-washy to the last degree; nothing imagined finely, nor descried keenly, nor executed puissantly. The three young men hated all this2.
Malgré ce que les témoignages de Rossetti et de Hunt peuvent laisser penser, c’est plutôt contre la méthode enseignée à l’Académie et les rigueurs du processus d’apprentissage que les jeunes Préraphaélites s’insurgent : contre la discipline, pour Dante Gabriel Rossetti3, contre le principe général établi par Reynolds dans ses discours, pour tout le groupe. D’après Joshua Reynolds, portraitiste, cofondateur et premier président de l’Académie, l’artiste doit en effet suivre la Nature, mais dans le but explicite d’atteindre à une forme d’idéal, à une beauté abstraite que l’œil exercé pourrait déceler après une longue étude des maîtres précédents :
the whole beauty and grandeur of the art consists, in my opinion, in being able to get above all singular forms, local customs, particularities, and details of every kind4.
Dans ses premières réunions, c’est une opposition à cet oubli des spécificités du vivant qu’exprime la Confrérie : les jeunes peintres recherchent l’originalité, la sincérité, la beauté du monde, et non la reproduction d’une forme qu’une convention aurait déclarée idéale5. Là encore, ce n’est pas une doctrine totalement repoussée par les Académiciens : Reynolds mentionne l’étude directe de la nature dans ses discours6, mais la décrit comme une méthode longue et fastidieuse, nécessaire pour les maîtres de la Renaissance mais qui peut maintenant être remplacée par l’étude des autres peintres. L’on retrouve ainsi, chez les artistes préraphaélites, à la fois un rejet des normes académiques et une volonté de revenir à une méthode passée, au mépris des conseils et préconisations de leurs aînés.
La Confrérie est-elle pour autant un groupe désordonné de jeunes rebelles, à la recherche d’une illusion, et trop impatients pour suivre les conseils d’enseignants plus sages ? L’on pourrait interpréter ainsi la naissance du groupe, en particulier si l’on considère la fougue et l’impétuosité de certains membres, Dante Gabriel Rossetti en particulier. Protéiforme et difficilement saisissable, le groupe préraphaélite – que l’on entende par-là la Confrérie elle-même ou les multiples artistes qui s’en sont rapprochés au fil des années – correspond aussi à ce cliché, celui d’un ensemble désuni d’artistes qui ne partagent pas tous le même but et dont le peu de traits communs met en question la définition d’un « style préraphaélite »7.
Cette volonté de sincérité artistique et ce rejet de la conformité académique cachent un projet philosophique réel. L’anormalité de l’art préraphaélite est en premier lieu une question d’esthétique et de réception visuelle, comme le montre Susan Casteras8. Mais elle dépasse le cadre de la peinture pour s’étendre au domaine politique, fonde une proposition de renouveau de la société, et sert de fil directeur idéologique à la multiplicité d’artistes que l’on pourrait rattacher au Préraphaélitisme. Ce projet se concrétise d’abord par le rejet des habitudes artistiques et idéologiques traditionnelles, acceptées et reconnues, au point de provoquer parfois l’indignation. Cette provocation sert à révéler les singularités et la variété qui parcourent la société et devraient donc parcourir l’art afin qu’il donne une fidèle représentation du monde. Enfin, la mise en évidence de cette variété permet de proposer un nouveau point de départ politique : donner toute sa valeur à la variété humaine, contre les normalisations exclusives de la société victorienne.
L’on verra au fur et à mesure de cette démonstration comment l’a-normalité – un refus du conformisme et des normes académiques et classiques – se change en an-omalie, terme qui, selon son étymologie (àν-ώµαλοç), renvoie à l’écart, à l’irrégularité, à l’aspérité. C’est ce glissement d’une norme refusée à un écart revendiqué qui permet de fonder un nouveau « nomos » (νóµοç), c’est-à-dire une nouvelle coutume qui est aussi une nouvelle façon de représenter le monde.
A-normalité, rejet du conformisme
Les Préraphaélites, pseudo-conformistes
Les peintures préraphaélites sont marquées autant par l’ambiguïté et la multiplicité de leurs formes que par leur anticonformisme. D’un point de vue générique, les premières toiles semblent tendre de façon très académique vers la perfection artistique ; les six tableaux majeurs peints et exposés par les Préraphaélites entre 1849 et 1851 représentent des sujets religieux, pour Girlhood of Mary Virgin et Ecce Ancilla Domini (fig. 2) de Dante Gabriel Rossetti, Christ in the House of His Parents (fig. 3) de John Everett Millais et A Converted British Family Sheltering a Christian Missionary from the Persecution of the Druids de William Holman Hunt, ou des sujets littéraires, pour Isabella de Millais et Rienzi (fig. 1) de Hunt.
Ces œuvres relèvent toutes de la peinture d’histoire, la plus haute dans la hiérarchie suivie par les académies européennes, et, d’après Reynolds, la plus apte à permettre une représentation des passions.
De plus, elles obéissent à certains des principes que la Royal Academy, en suivant les « grandes écoles » de la Renaissance, préconise, par exemple le nombre limité de personnages :
But the thing is very different with a pupil of the greater school. Annibale Caracci thought twelve figures sufficient for any story; he conceived that more would contribute to no end but to fill space. [...] Besides, it is impossible for a picture composed of so many parts to have that effect, so indispensably necessary to grandeur, of one complete whole. However contradictory it may be in geometry, it is true in taste, that many little things will not make a great one. The Sublime impresses the mind at once with one great idea; it is a single blow: the Elegant indeed may be produced by a repetition, by an accumulation of many minute circumstances9.
Les deux tableaux de Rossetti sont pour le moins intimistes ; le nombre de personnages et de détails y est à chaque fois très limité. Les tableaux de Millais et de Hunt sont un peu plus détaillés et comportent plus de personnages ; mais si on les compare aux toiles de l’école vénitienne, que Reynolds critique explicitement dans ses discours, ils gardent une certaine unité de composition, et évitent l’abondance que l’on trouve dans certaines toiles du Titien ou de Carpaccio, par exemple.
S’éloigner des normes
Beaucoup d’autres caractéristiques de ces œuvres s’éloignent cependant des préceptes de l’Académie. La symétrie, dont Reynolds fait l’éloge, n’est pas de mise dans la plupart des tableaux : le sujet principal du Rienzi de Hunt par exemple est décalé, dans la partie gauche du tableau, tandis que les soldats et éléments de décor qui auraient classiquement dû être placés autour du sujet se retrouvent dans la partie droite. La perspective et l’harmonie géométrique ne sont pas non plus parfaitement respectées, dans l’Isabella de Millais par exemple, où le déséquilibre entre le nombre de personnages de chaque côté de la table fausse la perspective.
L’usage des couleurs enfin semble aller directement à l’encontre des consignes de Reynolds : dans plusieurs de ses discours, l’Académicien prône la simplicité, l’harmonie, le recours très discret aux couleurs froides pour mettre en valeur une lumière chaude, et, autant que possible, l’utilisation du clair-obscur10. Un tableau comme Ecce Ancilla Domini (fig. 2), au contraire, joue précisément de la force du contraste entre différentes couleurs brillantes ; la lumière y est claire et froide ; la faible variété des couleurs et leur caractère très distinct suivent l’un des principes reconnus par Reynolds, mais c’est un principe qu’il compare à la musique militaire, faite pour célébrer les passions les plus nobles mais aussi les plus dures, en contradiction donc avec le caractère intimiste et religieux du tableau de Rossetti.
Malgré la jeunesse des Préraphaélites au moment où ces six toiles sont peintes, ces déviations par rapport à la norme académique ne sont pas des erreurs de composition, mais des remises en question de l’enseignement académique et des normes conservatrices de la Royal Academy. Il suffit pour s’en convaincre de voir la façon dont ces choix servent le propos des tableaux : dans Ecce Ancilla Domini, la perspective particulière permet d’attirer l’attention sur la Vierge et ainsi sur l’enfantement futur du Christ, tandis que la dominance du blanc souligne à la fois la virginité de Marie et la violence de la scène. Dans Rienzi (fig. 1), l’absence de symétrie accentue l’horizontalité du tableau, souvenir des Pietà de la Renaissance, et sert ainsi à traduire le regret de l’avenir qui échappe alors à Rienzi, ainsi qu’exprimé dans le chapitre du roman de Bulwer Lytton que le tableau illustre :
But for that event, the future liberator of Rome might have been but a dreamer, a scholar, a poet, — the peaceful rival of Petrarch — a man of thoughts, not deeds. But from that time, all his faculties, energies, fancies, genius, became concentrated to a single point11.
L’affaire Dickens
Catholicisme et esthétique
Dans l’ensemble, ce n’est pas par leurs sujets que ces tableaux dévient de la norme académique, mais par le mode de représentation des scènes choisies. L’exemple le plus flagrant est Christ in the House of His Parents de Millais : le Christ, comme les membres de sa famille – personnages sacrés, élevés au-dessus du commun des mortels par la grâce de Dieu – y sont représentés, selon l’habitude prise par les Préraphaélites, sous les traits de personnes réelles choisies parmi leurs proches. La Vierge, Joseph, le Christ lui-même ne sont pas des personnages allégoriques dont l’apparence ne doit représenter que la vertu, mais des êtres humains ; ce ne sont pas des moyens de figurer les valeurs que le Christ et sa famille sont censés symboliser, mais des portraits réalistes de personnages historiques.
Le tableau constitue ainsi non pas une recherche d’idéal, comme le préconise l’Académie, mais une volonté de représenter une scène ancrée dans une forme de réel. Ce réel n’est pas très précis géographiquement et chronologiquement, puisqu’il emprunte aussi bien aux campagnes européennes qu’à l’arrière-pays proche-oriental et à l’Antiquité autant qu’à l’époque contemporaine ; mais il reste reconnaissable comme étant conforme à une certaine réalité. Au lieu de s’inspirer de la nature et des grands maîtres pour produire une version idéalisée d’un épisode biblique destiné à servir d’exemple, Millais, comme Hunt et Rossetti, reconstituent l’épisode biblique : le recours à des modèles réels, dont les traits individuels sont reconnaissables, fait du tableau une réitération de la scène, et non son imagination.
Replacée dans le contexte idéologique de l’Angleterre des années 1840-1850, cette réitération prend une dimension particulièrement sulfureuse du point de vue idéologique. Cette tentative de ne pas simplement imaginer la scène, en particulier la scène biblique, mais de la (re)produire, correspond à une forme d’incarnation : le Christ, la Vierge, Joseph tels qu’ils sont représentés par les Préraphaélites ne sont plus des idées, mais des puissances divines faites chair à nouveau. Outre le potentiel blasphématoire que cela suppose, et qui est relevé par exemple par Frank Stone dans l’Athenaeum12, certains critiques y voient une preuve de la résurgence du catholicisme, avec tout le danger que cela pose pour l’État anglican13.
Le rejet de la norme n’est pas simplement celui des conventions académiques ; c’est aussi un rejet des conventions sociales et politiques, propre à susciter non seulement un débat esthétique, mais aussi une controverse politique, morale, et idéologique. Ainsi que l’analyse Bullen, l’exposition de Christ in the House of His Parents provoque un glissement du paradigme critique : en faisant s’impliquer Dickens, qui n’est pas critique d’art, et en étant à l’origine d’articles utilisant une rhétorique politique et morale et non simplement esthétique, le tableau de Millais retourne le paysage artistique contemporain, et le repolitise14.
Laideur et difformité
Le catholicisme esthétique dont font preuve les Préraphaélites aux yeux de Dickens et d’autres critiques n’est cependant pas la critique la plus durable : elle est contingente au climat politique de ces années, elle n’était pas nécessairement valide une cinquantaine d’années auparavant, et elle pourrait être battue en brèche facilement si l’on observe que les œuvres qui servent de modèles aux académiciens sont, elles aussi, d’inspiration catholique. Deux autres arguments lui sont en réalité attachés, tous deux plus profondément enracinés dans ce qui unifie politiquement les Préraphaélites.
Le catholicisme tel qu’il peut être décelé dans les œuvres de la Confrérie est tout d’abord associé à une vision passéiste et réactionnaire de l’art et de la société ; c’est l’un des arguments majeurs de Dickens dans son article « Old Lamps for New Ones », sur Millais et les Préraphaélites, qui insiste sur le « grand principe rétrograde15 » qui serait à l’œuvre dans le tableau de Millais et qui risquerait de s’étendre à tous les arts. Comme le montre Bullen, ce n’est pas un argument isolé ; tout comme la critique du catholicisme s’inscrit dans une paranoïa anti-catholique plus générale, la critique du caractère supposé rétrograde des Préraphaélites s’inscrit en contre-point de l’idée de plus en plus répandue d’un progrès auquel la société toute entière serait soumise et vers lequel tout un chacun devrait tendre16.
Mais plus encore que le catholicisme ou le passéisme de la toile de Millais, c’est la laideur des personnages qui semble avoir le plus choqué les critiques, Dickens par exemple, qui décrit le tableau par une accumulation de termes très forts :
You behold the interior of a carpenter’s shop. In the foreground of that carpenter’s shop is a hideous, wry-necked, blubbering, red-headed boy, in a bed-gown, who appears to have received a poke in the hand, from the stick of another boy with whom he has been playing in an adjacent gutter, and to be holding it up for the contemplation of a kneeling woman, so horrible in her ugliness, that (supposing it were possible for any human creature to exist for a moment with that dislocated throat) she would stand out from the rest of the company as a Monster, in the vilest cabaret in France, or the lowest ginshop in England. Two almost naked carpenters, master and journeyman, worthy companions of this agreeable female, are working at their trade; a boy, with some small flavor of humanity in him, is entering with a vessel of water; and nobody is paying any attention to a snuffy old woman who seems to have mistaken that shop for the tobacconist’s next door, and to be hopelessly waiting at the counter to be served with half an ounce of her favourite mixture. Wherever it is possible to express ugliness of feature, limb, or attitude, you have it expressed. Such men as the carpenters might be undressed in any hospital where dirty drunkards, in a high state of varicose veins, are received. Their very toes have walked out of Saint Giles’s17.
Le jugement de Dickens est un concentré de violence verbale. De plus, l’argument avancé peut surprendre ; tout comme l’esthétique catholique n’est pas nouvelle et n’est pas toujours si fortement reniée, la laideur ne fait pas son apparition dans l’art britannique avec Millais : les tableaux de Hogarth, pour ne citer que lui, jouent précisément de ce laid, de cet obscène que critique Dickens, et font étalage de tout ce que l’esprit peut imaginer comme « déformité », une déviation par rapport à un état parfait, pour reprendre le terme de Reynolds. Hogarth n’était pourtant pas particulièrement méprisé par ses contemporains, et sa nomination comme Serjeant Painter auprès de George II indique bien son caractère respectable et respecté.
L’explication qu’il est possible d’avancer renvoie une nouvelle fois à la question de l’incarnation, et au rapport au corps et à la vie que les tableaux des Préraphaélites suggèrent. Là où Hogarth se moque, dépeint le laid physique pour critiquer le laid moral, dans Gin Lane par exemple, Millais montre une famille christique que certains trouvent laide pour indiquer la proximité de tous les êtres avec Dieu. La laideur préraphaélite n’est pas satirique ; elle n’est pas faite pour se moquer, pour parodier, ou pour juger ; elle est une représentation directe de la vie, et des aspects multiples et divers de la société.
An-omalie, représentation de l’écart
Cette variété que représentent les Préraphaélites, c’est celle du vivant : l’an-omal (du grec àν- ώµαλοç, qui désigne l’inégal et l’irrégulier), c’est ce qui crée l’écart et résiste aux normes. C’est aussi le cœur de la vie, qui se situe dans les aspérités, dans ce qui n’est pas lisse, dans ce qui fait saillie et échappe à la catégorisation.
Laideur et moralité
Même si l’on considère la laideur préraphaélite comme un miroir du réel, une volonté de rester fidèle à la nature, la critique de Dickens reste surprenante : des romans comme Great Expectations ou Bleak House explorent et mettent à nu la laideur du monde ; les quartiers pauvres de Londres et les vicissitudes de la société victorienne y sont montrés sans fard, et même ce qui est à première vue repoussant – le prisonnier que rencontre Pip dans Great Expectations, par exemple – peut se révéler vertueux. Mais les ouvrages de Dickens sont des romans, et la prose, même quand elle veut faire l’éloge de la vertu, peut se permettre de ne pas faire correspondre aspect physique et valeur morale, en développant un personnage de façon à dédire progressivement ce que sa description suggérait. Reynolds ne suggère pas autre chose, quand il justifie la trahison du réel par l’immédiateté de la peinture : « A painter of history shows the man by showing his actions. A painter must compensate the natural deficiencies of his art. He has but one sentence to utter, but one moment to exhibit18. »
Le choc le plus profond pour les spectateurs habitués aux représentations idéales de l’Académie vient probablement de cette confrontation brutale avec le réel. En refusant les normes et les conventions classiques, les Préraphaélites ne se contentent pas de fonder de nouveaux paradigmes critiques : ils font dévier l’art, qui n’a plus pour but de retrouver la beauté idéale d’un humain réinventé, mais de mettre au jour la beauté réelle de l’humain représenté. Il n’est plus question pour eux de compenser l’immédiateté de la peinture par l’idéalisation des formes ; en se tournant vers la Nature, les Préraphaélites ne rejettent pas seulement les normes académiques, mais la fausseté qu’elles imposent. Il s’établit ainsi une correspondance entre rejet des normes et refonte de la vision, ainsi que le note Umberto Eco, dans son Histoire de la Beauté :
La Beauté ambiguë, moraliste et érotique des Préraphaélites, avec sa tendance au trouble et au macabre, est l’un des effets de la libération de la Beauté des canons classiques. Elle s’exprime désormais en réunissant les opposés, si bien que le Laid n’est plus la négation, mais l’autre face du Beau19.
Plus que des aspects idéologiques et spirituels circonstanciels, c’est cette remise en cause de l’idée selon laquelle la peinture devrait représenter un canon de beauté idéalisée et immuable qui provoque le choc et fait naître une critique aussi violente que celle de Dickens. La méfiance avec laquelle les œuvres de Rossetti sont accueillies dans les décennies suivantes le confirme : l’article qu’écrit Robert Buchanan à l’occasion de la sortie des Poems en 187120 laisse de côté toute critique d’ordre religieux, alors même que l’influence catholique de poèmes comme « The Blessed Damozel » ou « Ave » ne fait pas de doute ; pour Buchanan, les failles sont la mollesse, la sensualité, l’absence de virilité – ce que Susan Sontag21 identifie plus tard comme l’androgynie et l’effacement des genres (genders) au centre de l’esthétique Camp.
Amoralité du réel ?
La critique de la laideur à proprement parler revient sous la plume d’un journaliste anonyme, un an après la mort de Dante Gabriel Rossetti, à l’occasion d’une rétrospective organisée par la Royal Academy. Cet article, repris par le Staffordshire Advertiser22, met en scène John Bull, image de l’Anglais moyen, en pleine visite de l’Académie. Les portraits sensuels de Rossetti sont comparés dans l’esprit de John Bull à ceux, beaucoup plus classiques, de Reynolds, Gainsborough, et plus généralement des « honnêtes artistes anglais », formateurs supposés du goût de l’honnête homme. Lui qui ne connaissait que la grâce et la douceur de la peinture classique se retrouve face à une montagne de sensualité, des lèvres, des chevelures, des regards qui se déploient sans limite ni contrainte dans tous les tableaux.
La conclusion de l’article, qui incite ses lecteurs à refuser la beauté préraphaélite et à revenir aux normes de l’Académie, présente plus nettement le problème que pose l’art de Rossetti :
He can stand by the beauty that Reynolds and Gainsborough have taught him to love on canvas, and all the beautiful women he has known since infancy have taught him to love in life. He can ask the dull and vapouring critics whether the beauty they admire in these hideous faces is the beauty they admire in their mothers and daughters and choose in their wives. If it is a beauty which they would shrink from as ghastly in nature, let him treat with scorn the quack incantations by which they would conjure it into art. A thing of ugliness is a pain forever, a source of literal and grievous suffering while memory retains its hold. There are at least a score of these faces of Rosetti’s on which it is a positive misfortune to have looked. Let no-one who reverences his child’s sense of beauty allow it to catch a glimpse of these23!
Plus que ce que la laideur pourrait impliquer moralement, c’est le décalage entre ce qui est attendu et ce qui est vu qui choque l’auteur de l’article. La laideur est critiquée parce qu’elle est jugée comme belle en peinture et repoussante dans le monde réel, et parce qu’elle contredit l’innocence de l’enfance. Le hiatus est donc double : décalage entre beauté préraphaélite et beauté classique, et décalage entre ce que l’on apprécie sur la toile et ce que l’on apprécie (ou non) dans le monde. Si l’on s’en tient aux doctrines de l’Académie, pourtant, le même décalage existe dans la peinture classique : les personnages étant idéalisés, leur beauté n’est pas non plus celle du monde ; elle est réinventée par l’artiste, qui trahit le réel pour tenter d’atteindre un idéal fictif.
Derrière cet écart entre ce qui est beau dans le musée et ce qui est beau dans la rue se cache cependant une autre cause de critique : la question des convenances. Ce problème était déjà suggéré par Dickens et par Buchanan ; il affleure à plusieurs reprises dans les textes de Reynolds, quoiqu’à demi-mot ; il se révèle dans l’article anonyme à travers la suggestion de l’innocence, et la comparaison entre les femmes de Rossetti et celles que John Bull fréquente ou que Gainsborough a pu peindre.
Les portraits mentionnés dans l’article, Pandora, Mnemosyne, La Pia de’ Tolomei, Mariana (fig. 4), entre autres, ont quelques points communs particuliers. Ils représentent tous des femmes ouvertement sensuelles, aux cheveux détachés ou volumineux, aux vêtements amples, parfois partiellement dévêtues, peintes dans des couleurs riches – même le bleu de Mariana n’est pas froid, les plis et les jeux de lumière suggérant la douceur d’un tissu velouté. Mais surtout, la plupart sont au croisement de la peinture de portrait et de la peinture historique : Pandore et Mnemosyne sont des figures mythologiques ; la Pia et Mariana des personnages littéraires ; la « veuve romaine » que l’article mentionne aussi appartient à l’Antiquité ; toutes pourtant sont peintes comme des portraits, et non dans une mise en scène qui rattacherait clairement le tableau à la peinture historique.
Si ces tableaux étaient considérés comme relevant du genre historique, la question du rapport à la réalité ne se poserait pas, la représentation des valeurs des personnages étant le seul critère académique de vérité et de beauté ; mais la présentation sur le mode du portrait ramène les personnages dans le monde, et introduit des critères de concordance avec le réel. Or, dans le contexte victorien, les tenues de ces femmes ne sont pas anodines : ainsi que le note Galia Ofek24, les cheveux deviennent quand ils sont déliés ou même très légèrement relâchés, des symboles de promiscuité sexuelle.
Les femmes représentées de cette façon, et non avec les cheveux nettement attachés ou couverts d’un chapeau, d’un foulard, ou de quelque autre artifice, ne respectent pas les convenances. Le tableau, en ne présentant ni une femme convenable, ni un personnage clairement fictif, mélange les genres et donne aux héroïnes de la mythologie ou de la littérature l’apparence de femmes déchues, aux yeux du John Bull du Staffordshire Advertiser. Dans certains cas, Mariana par exemple, ce non-respect des convenances est encore accentué par l’action représentée : le personnage est en train de coudre, une activité qui l’ancre encore plus dans le réel. Ces tableaux vont ainsi à l’encontre de ce qui est convenable, et constituent un tournant radical par rapport aux modes de représentation classiques.
Ce refus des convenances accompagne la déviation esthétique par rapport aux normes académiques : le but n’est pas uniquement de choquer en refusant ce qui est convenable, mais de représenter le vrai, au besoin en modifiant la façon dont ce vrai est perçu. Ce procédé peut être rapproché de celui qu’identifie Jauss en littérature : par l’entremise du langage poétique, « l’art devient un moyen de briser l’automatisme de la perception quotidienne en recréant une “distance” (Verfremdung)25. » L’art préraphaélite ne colle pas au réel au point de se passer de tout formalisme, de toute interprétation par le langage poétique ou pictural ; mais il constitue lui aussi un éloignement, un écart, la recréation d’une distance, qui se fait par rapport à la façon dont l’art anglais, sous l’impulsion de l’Académie, modèle la vision que l’homme a du réel.
L’essentiel du retour à la Nature que promeuvent les Préraphaélites à leur création se trouve dans cette idée : l’usage de la sensualité comme élément central de la représentation artistique26 n’éloigne pas l’art du réel, mais de l’artifice académique qui masque le réel. En représentant le corps vivant, jouissant, souffrant, qu’il s’agisse du corps d’une personne quelconque ou de celui de la Vierge Marie, les Préraphaélites s’attachent à rapprocher l’art de la vérité de la vie. Le corps semble parfois torturé, dans les tableaux A Vision of Fiametta ou Roman Widow de Rossetti par exemple : les mains des femmes y sont figurées dans des positions qui, à première vue, ne semblent pas naturelles. Mais il s’agit en réalité d’un mouvement tout à fait naturel, que le corps peut effectuer de façon inconsciente, et que l’artiste fige sur le tableau au lieu de suivre des normes pré-établies. Cette union entre le rejet de la normalité esthétique académique et la volonté de représenter l’an-omal, ce qui interroge le regard en forçant à prendre conscience du réel, et en empêchant de se réfugier dans le confort de la convention académique, permet d’amorcer une nouvelle façon de voir le monde et de le représenter.
Nouveau nomos pour nouvelle société
Pour les Préraphaélites, il ne s’agit pas simplement de rejeter une norme et de prôner l’irrégularité : l’art libéré des conventions académiques doit permettre de changer profondément les coutumes, ce qu’il est admis de faire – le nomos (νóµοç).
Visibilité anti-normale
Le rejet des conventions est aussi un rejet de la facilité : plutôt que de chercher ce qui a déjà été dit, de reproduire ce qui a déjà été peint, et de lisser le monde pour le faire apparaître sous un jour connu et attendu, les Préraphaélites – et ceux qu’ils inspirent – sortent des sentiers battus. Il s’ensuit plusieurs confrontations directes : entre les artistes et la critique, mais aussi entre les spectateurs et la peinture préraphaélite. Comme le démontre Susan Casteras en comparant les tableaux, The Hireling Shepherd de Hunt par exemple, les critiques qui leurs sont adressées, et des manuels de physiognomie et d’étiquette, Hunt, Millais, et d’autres donnent à voir aux visiteurs de l’Académie et des autres lieux d’exposition des personnes qui ne fréquentent pas le même monde. Cela est d’ailleurs directement lié à la méthode préraphaélite, certains de leurs modèles les plus connus (Elizabeth Siddal, Jane Burden Morris, Fanny Conforth, Annie Miller) venant des couches populaires.
En représentant des hommes et des femmes rattachés par leurs traits ou leurs positions à la frange la moins noble de la population, les artistes forcent le monde de l’art à se confronter directement au monde, en invitant la totalité de la société victorienne dans des endroits où elle n’avait jusqu’alors pas droit de cité : « in the realm of fine art, a sinister or unappealing figure with limbs akimbo in a pose of indecorous slouching elicited little sympathy since these attributes suggested a class that was not to be portrayed by “artists”27 ». C’est là sans doute une autre raison du choc que provoque la peinture préraphaélite : à travers leurs tableaux, c’est le monde, dans toute sa diversité et sa différence, qui fait irruption dans le cercle fermé, normé, et conventionné de la peinture académique.
Ce désenclavement n’est d’ailleurs pas simplement une affaire de classes sociales ; sous le pinceau des Préraphaélites, ce sont aussi les minorités raciales28 ou sexuelles qui fleurissent sur les murs des galeries. Il s’agit parfois d’une simple question de réception, comme les personnages des tableaux de Hunt, que certains critiques trouvent trop Italiens, ou trop Juifs29. Dans d’autres cas, il s’agit de représentations directes et fidèles de modèles qui, sans être totalement non-blanches, ne correspondent pas vraiment aux critères de blancheur du XIXe siècle : Jane Burden Morris, Maria Spartali Stillman, Maria Zambaco, toutes trois peintes abondamment par Rossetti et Edward Burne-Jones, sont beaucoup trop brunes et ont des traits trop méditerranéens pour correspondre aux critères de beauté victoriens. Les cheveux, tantôt trop sombres, tantôt trop roux, ne correspondent pas aux portraits roses et nets que l’Académie et le « bon goût » conventionnel victorien conseillent.
Force est de constater que les goûts préraphaélites se sont progressivement imposés ; ainsi que le note Susan Casteras, et grâce en partie à l’abondance de tableaux les figurant30, les modèles privilégiées par les Préraphaélites sont devenues au bout de quelques années de nouveaux standards de beauté :
[In 1878,] Jane Burden Morris’s features, particularly her columnar neck, thick lip, heavy mantle of hair, well-defined jawline and brow, and boneless posture, all epitomized a revised standard of beauty popularized by the Aesthetic Movement. Moreover, even red hair, its fiery hue a matter of such concern to critics of Millais’s work in 1856 especially, was finally fashionable31.
Toutes les tentatives préraphaélites de s’extraire de la norme ne connaissent cependant pas le même succès, et toutes ne sont pas aussi visibles. C’est le cas notamment de Fanny Eaton, modèle d’origine jamaïcaine, souvent dessinée ou peinte (par Simeon Solomon, Rebecca Solomon, Dante Gabriel Rossetti) mais identifiée et « redécouverte » par Pamela Gerrish Nunn à la fin des années 1980. Avec sa peau noire et ses cheveux crépus (fig. 5), son visage tranche encore plus que celui de Jane Burden Morris avec les conventions victoriennes. Ses origines – fille d’une esclave et, probablement, d’un propriétaire d’esclaves – et son milieu social – servante, mère de dix enfants, compagne puis veuve d’un conducteur de calèche – la placent à l’intersection de plusieurs catégories sociales généralement exclues de la représentativité victorienne.
Cela n’empêche pas Fanny Eaton de devenir, par la peinture, l’égale des autres femmes et hommes de la société victorienne. Le tableau de Simeon Solomon The Mother of Moses (fig. 6), peut-être une des œuvres les plus connues l’utilisant comme modèle, la montre tenant le futur prophète juif dans ses bras, pendant qu’une jeune fille à côté tente de regarder l’enfant. Il s’agit là encore d’une peinture historique, qui représente une scène biblique fondatrice ; Fanny Eaton y devient Jochabed, et endosse donc symboliquement le rôle de salvatrice originelle du peuple juif – celle grâce à qui l’homme qui s’opposera à Pharaon va pouvoir survivre. C’est là un moyen de représenter un type physique très différent des normes victoriennes, mais aussi un moment d’oppression, que l’on peut lire comme un écho des discussions contemporaines sur l’Empire et l’esclavage, et d’espoir, symbolisé par la survie de Moïse et par les deux colombes en arrière-plan. Fanny Eaton n’y est donc pas représentée par goût de l’exotisme, ou dans le simple but de provoquer ; elle s’inscrit dans une représentation politique, visant à susciter la réflexion.
Androgynie militante
La modification des standards de beauté et la remise en question de la norme victorienne s’appliquent aussi à la représentation de la sexualité et du genre. Si l’érotisme est plus présent et plus explicite en poésie qu’en peinture32, la sensualité des modèles est, on l’a vu, une des pierres d’achoppement de la réception victorienne des Préraphaélites. Il ne s’agit cependant pas que d’une question de sensualité, comme le précise Susan Casteras : « inappropriate differentiation of the sexes was another subtext of contemporary vituperative response33. » En représentant femmes et hommes sur le même mode, sans variations chromatiques par exemple et sans respecter la division entre la beauté masculine noble, virile, et puissante, et la beauté féminine délicate et douce, les Préraphaélites entament déjà un travail de sape des conventions de genre.
Mais cette entreprise va plus loin qu’une simple perturbation des attentes victoriennes. Les femmes de Rossetti, parmi les nombreuses critiques qui leur sont adressées, sont souvent jugées trop fortes, leurs traits trop épais, presque masculins. C’est souvent la conséquence de la fidélité du peintre à ses modèles, Fanny Conforth ou Jane Burden Morris en particulier, ou du mélange entre la tête de l’une et le corps de l’autre. L’on retrouve ainsi la carrure imposante de Fanny Conforth dans The Blue Bower (fig. 7), mais aussi dans Lady Lilith (fig. 8), où son visage est devenu celui, encore plus masculin peut-être, de Jane Burden Morris.
Ces deux tableaux dégagent une sensualité importante, Lilith grâce à sa gorge partiellement dénudée et à ses longs cheveux dénoués, la femme de The Blue Bower grâce au contraste entre la douce chaleur de ses vêtements et de sa chevelure et la froideur éclatante de son visage et de la porcelaine en arrière-plan. Mais les deux femmes se distinguent aussi par leur caractère physiquement imposant, qui les différencie très nettement des portraits classiques, ceux de Reynolds, de Gainsborough, et même de Millais. Cette masculinité de la féminité reste assez peu revendiquée chez Rossetti – dans ses tableaux du moins ; mais elle ouvre la voie à une représentation plus trouble et plus androgyne, chez Burne-Jones et chez Solomon en particulier.
Les personnages de Burne-Jones ne sont pas interchangeables ; en accord avec la tradition préraphaélite, il prend pour modèles des personnes réelles, des individus différenciés, qui sont donc reconnaissables – The Golden Stairs par exemple peut sembler un annuaire de la société artistique victorienne, tant sont reconnaissables les différentes femmes ayant posé pour lui. Mais la façon dont les visages sont traités laisse au second plan cette individualité, pour donner naissance à une sorte de troisième genre, ni masculin ni féminin, et surtout non conforme aux normes victoriennes. Dans Le Chant d’Amour (fig. 9), le chevalier, la dame qui joue pour lui, et l’Amour qui active l’instrument sont bien différents ; mais leurs traits partagent la même délicatesse irréelle, et seuls les habits permettent de genrer les trois personnages.
Le même trouble se retrouve dans de nombreux tableaux de Burne-Jones, ou à l’intersection de ses œuvres : la figure du chevalier de Childe Roland to the Dark Tower Came et celle, encapuchonnée, de Saint Luke ne sont pas plus viriles que la Vénus de Laus Veneris ou que les trois Grâces de Garden of the Hesperides. En écho au thème très fréquent chez cet artiste de l’enfermement, du piège, ou de l’obstacle, les visages, les corps, les postures posent problème : par-delà masculin et féminin, ses personnages sont faits pour provoquer la société victorienne et pour remettre en question la façon dont elle perçoit et représente masculinité et féminité.
À cette androgynie peu dissimulée s’ajoute, chez Simeon Solomon, une représentation claire de l’homosexualité, ou un reflet du désir homosexuel du peintre lui-même. Ainsi que l’ont montré Deborah Lutz, Colin Cruise, ou Claire Masurel34, ses dessins et tableaux sont souvent des représentations codées du désir : ses jeunes prêtres et officiants brandissent des hosties dont la consommation fait écho à l’acte sexuel, ses figures mythologiques tiennent des bâtons qui fleurissent spontanément, métaphore de l’éjaculation ; le traitement des visages, des mains, des regards est chargé d’une sensualité dont le but est d’insinuer une idée de désir homosexuel.
Certaines œuvres tentent aussi de donner une visibilité à la fois à l’homosexualité et aux types physiques minoritaires : c’est le cas de l’aquarelle Sappho and Erina in a Garden at Mytilene (fig. 10). La poétesse grecque (à droite) y est associée à des éléments indiquant clairement un cadre antique et littéraire, comme la lyre, la couronne de laurier, l’olivier, le rouleau de parchemin, qui placent le tableau dans le cadre de la peinture historique ; l’Antiquité permet de dissimuler le propos, et de faire passer le tableau pour une œuvre classique et conventionnelle. Mais les traits androgynes de Sappho et son embrassade qui dévoile le haut du sein d’Erina font basculer la représentation, en présentant la poétesse comme lesbienne, et ainsi revendiquant une interprétation encore très largement minoritaire.
Le médiéval pour Burne-Jones, l’Antique et l’exotique pour Solomon permettent de dissimuler l’androgynie, l’homosexualité, et le trouble des représentations du genre. Mais ils n’effacent pas l’inscription de leurs œuvres dans le discours contemporain sur le désir et la normalité sexuelle, ainsi que la volonté de représenter une certaine liberté du corps et de l’amour. La remise en cause des normes esthétiques s’associe à la revendication visuelle d’une altérité morale : leurs personnages ne dérogent pas simplement aux règles académiques du Beau, mais aux lois de la société dans son ensemble, aux règles supposées de l’univers, et aux normes morales.
Représenter et faire
Burne-Jones, Rossetti, et Solomon ne sont pas pour autant des militants actifs d’un mouvement LGBT victorien. Ils sont toutefois victimes de l’atmosphère homophobe de l’époque, et par là même impliqués avec leurs œuvres dans le débat public : Solomon, condamné par deux fois pour homosexualité, se retrouve mis au ban de la société et rejeté par la plupart de ses pairs à partir des années 1870 ; Rossetti, et dans une moindre mesure Morris, Swinburne, et Burne-Jones, sont accusés implicitement d’homosexualité par Robert Buchanan, ou au moins d’ambiguïté sexuelle et de manque de virilité35. L’attaque se porte tantôt sur l’artiste, tantôt sur son œuvre, mais garde toujours en son cœur l’argument de l’inconvenance morale.
Cette inadéquation entre les Préraphaélites et la société n’a pas pour seules conséquences la polémique, le conflit, ou le changement progressif des standards de beauté. Si les artistes manquent aux normes victoriennes, c’est parce qu’ils en créent d’autres par leurs tableaux : le mélange des genres, la visibilité donnée à des profils atypiques ou anormaux, la volonté de rester au plus près du réel ne sont pas de simples méthodes, mais des façons de réaliser une nouvelle société, œuvre après œuvre. En octroyant à des figures minoritaires ou marginalisées l’immortalité artistique que l’on attribue habituellement aux idées et aux personnages nobles, la peinture confirme l’existence de ces personnes. Le même processus s’applique d’ailleurs à la population dans son ensemble : en représentant un réel non édulcoré, en prenant pour modèles des individus et non des figures idéalisées, les Préraphaélites se font les miroirs du peuple. Même si les modèles sont sélectionnés selon les goûts des artistes et les sujets de leurs tableaux, c’est une partie du peuple absente des couloirs de la Royal Academy dont les peintres se font les défenseurs.
Cette égalité par la représentation n’est pas qu’une simple question esthétique. Elle fonde une nouvelle morale universelle qui proclame l’égalité du rapport à la vie entre les individus : bourgeois et nobles comme ouvriers sont des êtres vivants, agissants, des corps en mouvement dont l’existence ne peut se résumer au masque lisse des conventions. Si la représentation de la vie elle-même est délicate, voire impossible36, ses manifestations peuvent être captées par le pinceau, et ne divergent pas d’un individu à l’autre.
En se jouant des conventions, les artistes révèlent la possibilité d’une beauté non-normative, qui ne se fonde pas sur des qualités morales supposées ou sur une harmonie artificielle, mais sur une présence sensible et sensuelle. Ce sont des éléments structurels et immanents – le mouvement, la jouissance des sens, le travail du et au corps – qui établissent l’égalité, et non une loi verticale. D’un point de vue plus politique encore, cet égalitarisme fondé sur la puissance de vie se retrouve dans les théories de William Morris, et sur ses projets d’« usines ouvertes », intégrées à la nature, où l’homme peut travailler, mais aussi s’instruire, se cultiver, vivre – à des lieues de l’industrie productiviste qui se développe à l’époque.
L’utilisation de gens du commun dans des scènes littéraires, historiques, et bibliques va aussi dans ce sens, et la déviation que cette pratique représente par rapport aux normes académiques constitue une marque à la fois d’humilité et d’ambition. Cela est particulièrement flagrant si l’on examine le tableau de Hunt The Light of the World (fig. 11) et sa réception critique :
Mr Hunt’s Light of the World is but one example among many of that utter neglect of form and elevation of type; that preference, in fact, for the revolting; that too obvious selection, not of the beautiful, but of the grotesque and degraded [...]. To gather and select out of nature all the noblest, the most beautiful, and therefore, the most true; to redeem and exalt, and purify that which is low and common-place; to correct nature’s errors by nature’s perfections […] is the true province of art37.
L’argument de ce critique reprend presque mot pour mot les conseils de Reynolds : l’artiste doit corriger les défauts de la nature et l’élever. La pratique préraphaélite de reproduction fidèle de la nature, le rejet de l’idéalisation et de la correction38 devient ainsi une marque d’humilité : ce n’est pas à l’artiste de corriger ce que Dieu – ou l’évolution, selon les opinions de chaque peintre – a réalisé ; l’art ne doit pas se laisser aller à l’hybris en pensant pouvoir modifier ce qui est. Mais il y a aussi dans cette pratique une forme d’ambition pour l’humanité entière : en donnant aux divinités, aux allégories, aux héros les visages réels d’individus communs, l’artiste élève ces individus, et donne à chaque personne la possibilité d’être divine – homines sicut dei.
Conclusion
L’esthétique préraphaélite n’est pas une révolte adolescente qui aurait duré plus que prévu, ni une réelle tentative de prendre la place de l’Académie. Certes, l’esprit de révolte reste vivant jusque chez les successeurs du mouvement, Swinburne, Wilde, Beardsley par exemple ; certes encore, certains maîtres préraphaélites deviennent, quelques années après la dissolution officielle de la Confrérie, membres de la Royal Academy, Millais notamment. Mais le Préraphaélitisme en lui-même, tel qu’il se construit esthétiquement et idéologiquement, ne devient une norme qu’en ce qu’il défait progressivement les carcans victoriens contre lesquels il se dresse.
Cette nouvelle norme, née de l’anormalité et d’un attrait pour l’anomalie, ne s’impose en réalité que parce que l’influence des Préraphaélites – ou plutôt, de Rossetti et de ses proches – est moins officielle que celle de l’Académie. C’est une influence plus vague, plus diffuse, plus diverse aussi puisque l’unité présumée d’un style rossettien s’atteint par la récurrence d’éléments structurels, d’une volonté de représenter la vie telle qu’elle se manifeste et de s’affranchir d’une idéalisation normative aussi abstraite qu’absurde.
La diversité de l’héritage préraphaélite permet de prendre conscience aussi bien de la force de cette influence que de son caractère élusif : s’y côtoient des peintres aux productions très classiques, comme Frederic Leighton ou John William Waterhouse, et des avant-gardistes comme Arthur Rackham, Fernand Khnopff ou Akseli Gallen-Kallela. Les Préraphaélites ne s’établissent pas simplement par le rejet d’un jeu de conventions, mais par l’affirmation d’une nouvelle norme qui n’est qu’écart et rugosité.