Jean Genet : une anomalie littéraire

Éloge des anormaux dans Notre-Dame-des-Fleurs (1943)

DOI : 10.56078/motifs.682

Resumo

Si la norme sociale semble absente de l’univers romanesque de Jean Genet, celui-ci ne se cache pas d’avoir voulu, avec Notre-Dame-des-Fleurs, son premier récit publié en 1943, s’adresser à « l’ennemi », soit aux représentants de la norme. Destiné au « vous » des « banquiers », des « concierges » ou des « agents de police », c’est un livre habité d’assassins, de souteneurs et de prostitués qui leur est donné à lire. À bien des égards, Genet se veut le chantre des anormaux. C’est d’autant plus évident que celui-ci, en se mettant en scène à l’intérieur du livre comme le récitant des aventures de héros paupérisés, en vient à brandir un éthos d’écrivain hors-la-loi en ceci qu’il apparaît incarcéré à Fresnes où ne le divertissent que des rêveries homoérotiques inspirées par ces criminels fictifs. De sa cellule, Genet fait non seulement figure d’anormal mais s’érige encore en anomalie littéraire par la production d’un roman proprement é-norme dont la figure centrale du travesti Divine dit bien la volonté de contrevenir à toutes les lois qui régissent la France des années 1930 et 1940, celle, sociale, qui divise les hommes en classes et celle, phallique, qui les divise en sexes. Si bien que dans un monde presque sans femme l’auteur en vient à féminiser tous et tout dans un geste salutaire et utopique de dépassement des clivages mortifères et des identités restreintes.

Plano

Texto completo

On n’écrit pas de sa cellule comme on écrit de son bureau d’auteur, de son salon bourgeois ou de son lit de mort. La situation d’écriture de Notre-Dame-des-Fleurs, premier roman de Jean Genet paru en 1943, dit déjà beaucoup du rapport de l’auteur à la norme. L’histoire est connue :

Au total, sans compter Mettray, Genet passera presque quatre ans dans des prisons pour adultes, pour l’essentiel à la Santé ou à Fresnes, près de Paris. Entre 1937 et 1943, il sera condamné onze fois à des amendes et des courtes peines de prison, principalement pour vols de livres, de vêtements ou de bouteilles d’apéritif… Il connaît différentes prisons et notamment celle de Fresnes, sous l’Occupation nazie, avec un régime presqu’identique à celui connu par Verlaine, emprisonné quant à lui en Belgique, une petite centaine d’années plus tôt1 !

Composé en partie à la prison de Fresnes où il purge une peine pour vol avec récidive, le roman de Genet garde une trace énonciative de cette situation. La norme – et ses corolaires, les normés, les normaux – est ce à quoi s’adresse l’auteur. Aussi la norme se trouve-t-elle inscrite comme la destinataire d’un texte qui se veut son contraire et sa transgression. Il suffit de se rappeler la première phrase du livre pour révéler le triangle énonciatif dont un certain lectorat se trouve, d’emblée, soumis à une dialectique d’inclusion-exclusion :

Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, la tête emmaillotée de bandelettes blanches, religieuse et encore aviateur blessé, tombé dans les seigles, un jour de septembre pareil à celui où fut connu le nom de Notre-Dame-des-Fleurs2.

Encadré par le nom de deux assassins pensés comme l’objet même du texte – l’un réel, l’autre imaginaire –, le lecteur normé est à la fois appelé et congédié, via l’emploi d’un pronom, « vous », dont l’implicite réside dans la mention d’un « je » encore latent, celui du narrateur « Jean Genet ». Dans plusieurs entretiens, le romancier revient sur l’importance de ce dispositif. Sommé par l’imprimeur de corriger ce « vous », anormal, en « nous », traditionnel, Genet persiste. C’est que ce « vous » dit tout de la situation narratoriale et de l’éthos auctorial :

J’aurais voulu que mon livre tombe entre les mains de banquiers catholiques ou dans des chaumières, chez des agents de police ou des concierges, chez des gens comme ça3

Il s’agira toujours de s’adresser avant tout à l’ennemi, aux normaux, et de le faire dans leur langue, celle, proustienne, du grand style classique, de la période à la cadence connue, au souffle familier ; à ceci près que la torsion que l’auteur, voyou et voyant – pour reprendre l’intitulé d’une œuvre que le poète et philosophe Benjamin Fondane consacre à Arthur Rimbaud4 – inflige à la syntaxe a-normalise la langue. Il n’est qu’à relire la phrase déjà citée et proposée en guise d’ouverture à cet opus en forme de pied de nez à toute la société française des années 1940 : l’emploi encore mesuré de l’hyperbate et de la synchise y résonne déjà comme annonciateur du trouble. De fait, l’empilement des circonstanciels (7 au total !) finit par brouiller le sens de la phrase et même sa cohérence. La coordination met audacieusement sur le même plan la proposition « encore aviateur blessé » et l’adjectif « religieuse ». Le genre achoppe déjà au paradoxe : si l’adjectif est au féminin, le substantif impose quant à lui le masculin, de sorte qu’il devient aberrant de relier la proposition « encore aviateur blessé » à la « tête emmaillotée » de Weidmann comme la coordination semble pourtant y inviter. On voit ainsi à l’œuvre toute la dialectique genetienne : tout en excluant-invitant un « vous » auquel s’oppose un « nous » implicite que constituerait l’alliance (esthétique) entre Genet et les figures du crime que sont Weidmann et Notre-Dame, la langue mêle la révérence au classicisme (par son ampleur) et son irrévérence (par sa torsion). Le ton est donné. Il s’agira de contrevenir à la norme : sociale, d’abord, en laissant la phrase liminaire s’encadrer de deux figures d’assassin, comme pour mieux prendre au piège le lecteur bourgeois, respectueux des lois, à la manière d’un film de gangster ; linguistique ensuite en produisant une phrase programmatique de la torsion qui aura cours jusqu’aux pointillés qui ponctuent le roman ; esthétique enfin en conjuguant dans ces quelques lignes le réel (Weidmann) et le fictionnel (Notre-Dame), le temps commun (l’« édition de cinq heures ») et le diégétique (« un jour de septembre pareil »), l’immoral (l’assassin guillotiné) et le moral (les « bandelettes » associées au religieux). Ainsi, après avoir mis en évidence le contexte social et historique dans quoi s’inscrivent cette geste du hors-norme que constitue Notre-Dame-des-Fleurs et l’éthos anomal de son auteur, nous verrons que deux figures subsument chez Genet, l’anomalie et l’anormalité, celles du criminel et du travesti contrevenant à la norme phallique avant d’observer en quoi la dissidence chez l’auteur est une dissidence de genre au sens littéraire, sexuel et social, comme s’il s’agissait de déréguler à la fois les identités de genre et le genre romanesque.

Le « Je nais » de Genet : l’émergence d’un auteur hors-norme

Un éthos de l’illicite

En inscrivant à l’origine même du récit une figure narratoriale autoréférentielle, Jean Genet favorise le déploiement d’un éthos. Certes, ce premier roman n’est pas, à strictement parler, autobiographique. Il n’en demeure pas moins que l’auteur s’y met en scène écrivant, imaginant ses personnages, en dévoilant leurs liens avec des figures réelles de criminels ou de prostituées. Alors que la construction labyrinthique du récit s’organise autour de différents protagonistes, dont le principal reste bien entendu le travesti Divine, la figure de narrateur est sans doute ce qui sert au lecteur de fil d’Ariane. Or, l’éthos développé dans ce premier roman marque une rupture très nette avec ceux des auteurs consacrés antérieurs à Genet, tels que Gide ou Proust, et se rapprocherait davantage de figures littéraires moins académiques telles que Carco ou Charles-Étienne, connus pour leurs romans de mœurs situés pour partie dans les milieux homosexuels de l’entre-deux-guerres5. L’originalité réside dans la conception d’un éthos voyou venu s’opposer au « vous » bourgeois évoqué dans l’introduction. Genet ne cache pas, dans ce premier opus, sa position de paria, sa situation d’incarcéré, de rétif à l’ordre6. L’auteur de Notre-Dame-des-Fleurs (par l’entremise de son narrateur) se veut à la fois hors-norme et hors-la-loi. C’est pourquoi, avant même d’en arriver à son personnage principal, l’auteur propose d’abord un récit de prison :

C’est janvier, et aussi dans la prison, où ce matin à la promenade, sournoisement, entre détenus, nous nous sommes souhaité la bonne année, aussi humblement que le doivent faire à l’office entre eux les domestiques7.

Fort de ses 71 occurrences (dans la version expurgée publiée par les éditions Gallimard), le terme revient de façon obsédante d’un bout à l’autre du récit. Il n’est d’ailleurs pas anodin de voir à l’issue du livre les mentions d’une date et d’un lieu (« Prison de Fresnes, 1942 ») venir situer son écriture. L’auteur n’a de cesse de rappeler au lecteur son appartenance au monde des marges : il est un prisonnier qui écrit. Ainsi l’éthos de l’auteur est-il forgé en rapport à une norme, celle de la loi, celle des juges et des gendarmes :

Pèsent sur mes pauvres épaules le poids atroce de la justice de robe et le poids de mon sort.

Combien d’agents déjà, d’inspecteurs sur les dents, comme on dit si bien, pendant des jours et des nuits, se sont acharnés à débrouiller une énigme que j’avais posée ? Et je croyais l’affaire classée, tandis qu’ils cherchaient toujours, s’occupant de moi sans que j’en sache rien, travaillant la matière Genet, la trace phosphorescente des gestes Genet, me besognant dans les ténèbres8.

Genet renoue ici avec une tradition ancienne de l’écrivain voyou, du poète justiciable qui, pour faire court, va de François Villon à Arthur Rimbaud, deux figures majeures aux yeux de l’auteur. C’est dire si Genet se place explicitement hors de la norme, qu’elle soit littéraire ou judiciaire. Du reste, et c’est bien le jeu de la dialectique genetienne, l’ethos se fait tout simplement hors-norme en se refusant à toute forme d’unicité. Le moi de l’auteur, soumis à la fictionnalité, se démultiplie en dehors de toute logique réaliste, au point que le locus de la prison en finisse par se confondre avec celui du roman lui-même :

C’est un autre Jean, ici, qui me raconte son histoire. Je ne suis plus seul, mais de ce fait je suis plus seul que jamais. Je veux dire que la solitude de la prison me donnait cette liberté d’être avec les cent Jean Genet entrevus au vol chez cent passants, car je suis bien pareil à Mignon, qui volait aussi les Mignon qu’un geste irréfléchi laissait s’échapper de tous les inconnus qu’il avait frôlés ; mais le nouveau Jean fait rentrer en moi-même – comme un éventail, qui se replie, les dessins de la gaze – fait rentrer je ne sais quoi9.

Les personnages imaginés – et montrés dans le texte comme provenant d’une imagination – fonctionnent comme des doubles fictionnalisés de l’auteur. C’est qu’ils proviennent comme lui de l’au-delà des normes judiciaires et sociales, de l’au-delà, aussi, des normes sexuelles.

La norme straight : Jean Genet, dissident sexuel

Le « vous » auquel s’adresse d’abord le narrateur Jean Genet ne représente pas seulement dans le récit la norme bourgeoise – soit un lecteur qui incarnerait à la fois les valeurs patriotiques de travail et de famille. Il est également la norme sexuelle contre quoi bute la narration. Car l’éthos hors-norme de Jean Genet ne se construit pas seulement autour des notions de vol, de criminalité et d’incarcération. Il relève d’une autre forme de dissidence. De sorte qu’au leitmotiv de la prison correspond également celui de l’homosexualité comme liant tous les personnages entre eux, y compris le narrateur :

La pédérastie, parce qu’elle met le pédéraste hors la loi, l’oblige à une remise en question des valeurs sociales et s’il décide de s’occuper d’un jeune garçon, il ne s’en occupera pas d’une façon plate. Il le mettra au fait des incohérences, à la fois de la raison et du cœur, qui s’imposent dans une société normale10.

C’est en cela que le roman fut, à sa sortie, d’une nouveauté proprement scandaleuse : car il sortait explicitement de la norme et, plus précisément, de l’hétéronormativité. Pour la première fois, un écrivain traitait de l’homosexualité en son nom en la soumettant pour ce faire à la « langue de l’ennemi11 ». Cocteau le savait bien qui écrivait dans son journal le 22 février 1943, à propos de la « bombe Genet », dont il fut l’un des premiers lecteurs :

Le livre est là, dans l’appartement, terrible, obscène, impubliable, inévitable. On ne sait par où le prendre. Il est, il sera. Obligera-t-il le monde à devenir tel qu’il puisse paraître ? Pour moi, c’est le grand événement de l’époque. Il me révolte, me répugne et m’émerveille. […] Mais que faire ? Attendre. Attendre quoi ? qu’il n’existe plus de prisons, de lois, de juges, de pudeur ? [...] J’ai relu Notre-Dame-des-Fleurs ligne par ligne. Tout y est odieux et prestigieux. Genet dérange12.

On voit, à lire les premières impressions de Cocteau, à quel point Jean Genet se place en-dehors de la norme – littéraire, judiciaire, morale –, en quoi il la « dérange », la trouble. Parce qu’il s’inscrit au sein de sa fiction en brandissant son patronyme, son identité civile, Genet se constitue, dans une dialectique de fierté et de honte, un éthos homosexuel propre à surprendre dans la France pétainiste et occupée des années 1940. C’est que la norme est plus rigide encore qu’elle ne l’était avant la guerre. Si Genet décrit dans son roman les bals travestis, comme ceux du Magic-City des Années folles, lorsque ceux-ci étaient autorisés – sous une réglementation certes stricte –, la publication survient au moment où l’homosexualité est passible de déportation. Dans la France des Années folles, comme le souligne Fared Chenoune dans l’article qu’il consacre aux bals travestis, une tolérance existe qui permet à certaines expressions de genre de se manifester :

Rappelons que si la loi, depuis 1800, interdisait toujours aux femmes d’aller vêtues en hommes, aucun texte toutefois n’interdisait aux hommes de se travestir13

Cela n’empêche pas évidemment la police mondaine d’arrêter les travestis pour atteinte à la morale publique, d’où les autorisations exceptionnelles de travestissement pour le bal :

Le bal des travestis avait lieu deux fois par an, la veille l’un du Mardi-Gras, l’autre du jeudi de la Mi-Carême. Ces soirs-là, la préfecture de police autorisait qu’on se travestît pour aller aux bals costumés et masqués, selon la tradition de Carnaval de retournement des hiérarchies de classes et des assignations de genre14.

Elizabeth Stephens rappelle cependant dans son introduction à Queer Writing, livre qu’elle consacre à la figure de Genet romancier, la situation proprement anormale dans laquelle le place la rédaction, puis la publication, d’un roman comme Notre-Dame-des-Fleurs :

Il est l’auteur de textes homoérotiques explicites et révolutionnaires écrits pendant l’occupation allemande de Paris, lorsque les homosexuels identifiés risquaient d’être déportés dans les camps de concentration15

Dans Les oubliés de la mémoire, Jean Le Bitoux revient quant à lui sur la déportation homosexuelle et son effacement de la mémoire collective :

Une menace peut réellement peser sur eux par des rafles, des interrogatoires, à tout le moins par des mesures de surveillance et de rétorsion. Personne à Paris n’a réagi par rapport au carnage qui dure depuis sept ans outre-Rhin, à quelques centaines de kilomètres de là16.

On ne peut donc pas oublier que le contexte politique dans lequel surgit Notre-Dame-des-Fleurs – et avec lui l’auteur Jean Genet – est un contexte mortifère pour les dissidents sexuels. Genet se place sciemment dans la catégorie des ennemis de l’Allemagne nazie et du gouvernement de Vichy. Si les policiers interviennent le plus souvent dans le récit pour mettre à l’arrêt l’assassin ou le voleur, ils servent aussi de régulateur de l’ordre sexuel de la société. La figure de l’homosexuel est une figure de l’anormal, au sens où l’entendait Foucault qui mentionnait dans son Histoire de la sexualité « un portrait type de l’homosexuel ou de l’inverti » fondé sur « ses gestes, sa tenue, la manière dont il s’attife, sa coquetterie, mais aussi la forme et les expressions de son visage, son anatomie, la morphologie féminine de tout son corps font régulièrement partie de cette description disqualificatrice17 ». Dans Testo Junkie, Paul B. Preciado rappelle à quel point l’homosexuel, et avec lui le travesti, le transgenre, font figure d’anormaux : « Dès lors qu’un corps abandonne les pratiques que la société où il vit autorise comme masculines ou féminines, il glisse progressivement vers la pathologie18 ». Quand il rencontre Mignon, le narrateur mêle implicitement l’illégalité du travail de souteneur à celle de l’homosexuel. Deux normes se devinent alors auxquelles contrevient le narrateur, celle de la justice et celle de la sexualité :

Je fus à lui à la seconde, comme si (qui dit cela ?) par la bouche il m’eût déchargé jusqu’au-cœur. Entrant en moi jusqu’à n’y plus laisser de place pour moi-même, si bien que je me confonds maintenant avec gangsters, cambrioleurs, macs, et que la police, s’y trompant, m’arrête19.

Le narrateur se confond avec les macs et les gangsters du fait de son union homoérotique avec eux. Si l’amour du narrateur ne porte que sur des criminels – et nous faisons autant référence à Mignon qu’aux assassins à qui est dédié, dans les premières pages, le roman, c’est-à-dire Weidmann, Pilorge, Ange-Soleil, etc. –, c’est aussi et surtout parce que ce type d’amour est considéré comme criminel. Ainsi, ce roman qui constitue pour Genet une entrée en littérature affirme à chaque page le caractère anormal et transgressif de l’homosexualité. Tant et si bien que le « vous » à qui se destine le livre et que nous avons analysé dans la partie précédente comme dessinant les contours d’une classe sociale supérieure à celle du détenu peut se lire comme le référent d’une classe sexuelle, la société straight à laquelle contreviennent tous les personnages du récit. Genet adresse son livre aux représentants de l’ordre sexuel hégémonique. Dans un esprit farouche d’opposition et de provocation, il destine sa parole à ses ennemis de classe et de sexe : c’est le bourgeois blanc hétérosexuel qui est visé par ce « vous » liminaire essaimé d’un bout à l’autre de cette histoire métissée d’un lumpenprolétariat travesti, féminisé, homosexuel, transgressif et criminel.

Un éthos antipatriotique

Un dernier point enfin sur l’antipatriotisme radical qui se dessine au sein de Notre-Dame-des-Fleurs et parachève la constitution d’un éthos anormal. À nouveau, le roman contient en son sein une proposition et sa contradiction : tout en exprimant son admiration pour les « guerriers blonds qui nous enculèrent le 14 juin 1940 », Genet ne cesse de rappeler une identité homosexuelle qui le voue aux gémonies de ce même régime. Bien sûr, ces éloges gardent des années plus tard leur charge provocatrice. Leur caractère inacceptable pour quiconque a conscience de l’horreur et de l’inhumanité des camps d’extermination demeure pleine et entière mais il serait erroné de penser que ces éloges, sporadiques et relativement courtes dans l’économie générale de l’œuvre, révèlent une fascination véritable pour l’idéologie nazie ou pour l’antisémitisme. On note en tout cas chez Divine un antipatriotisme provocateur qui lui vient tout droit de son inventeur :

– Quatorze juillet : partout le bleu, le blanc, le rouge. Divine, par gentillesse pour elles, méprisées, s’habille de toutes les autres couleurs20.

Le passage peut faire sourire – il serait tentant d’ailleurs d’y voir la création anticipée du drapeau LGBT et de faire de Divine la patronne française du mouvement des luttes d’émancipation queer. Il n’en demeure pas moins que Genet, par cette allusion, revendique une pensée antipatriotique. C’est la France qui est visée par le personnage scandaleux du travesti ou de l’homosexuel – la France de Pétain autant que d’Albert Lebrun. C’est la patrie qui est moquée, injuriée ; patrie et matrie du reste, car, à travers le motif de la nation, c’est autant la mère que le père qui est rejetée. Et le passage suivant poursuit la charge antipatriotique du livre en l’associant toujours à l’expression de genre :

Mignon est un géant, dont les pieds courbes couvrent la moitié du globe, debout, les jambes écartées dans une culotte bouffante de soie bleu ciel. Il trique. Si fort et calmement que des anus et des vagins s’enfilent à son membre comme des bagues à un doigt. Il trique. Si fort et si calmement que sa virilité observée par les cieux à la force pénétrante des bataillons de guerriers blonds qui nous enculèrent le 14 juin 1940 posément, sérieusement, les yeux ailleurs, marchant dans la poussière et le soleil. Mais ils ne sont l’image que du Mignon tendu, arc-bouté. Leur granit interdit qu’ils fassent les macs entortillés21.

Genet file la métaphore du « trou » (la prison empuantie) qu’il associe aux « anus » et aux « vagins » qui « s’enfilent » à Mignon. C’est la France entière qui se retrouve dotée dans ce paragraphe d’orifices pénétrables. Le motif de la virilité de Mignon permet à Genet de parler des allemands qu’il révèle ici en tant que parangons de la masculinité. D’ailleurs, quand Divine se souvient d’Alberto, c’est aux soldats allemands qu’elle le compare :

Alberto était immobile sur le bord du chemin, presque dans les seigles, ses deux belles jambes écartées dans l’attitude du colosse de Rhodes ou dans celle que nous ont montrée, si fiers et solides sous leurs casques, les factionnaires allemands. Culafroy l’aima22.

Les allemands sont donc associés à des macs ou des voyous virils, à des chasseurs de serpents phallicisés. L’Allemagne est phallique, ce qui, par conséquent, fait de la France une tante, un travesti. Les « guerriers blonds qui nous enculèrent le 14 juin 1940 » sont ici valorisés au détriment d’une France qui assume, aux yeux de Genet, la position féminine, c’est-à-dire la position de soumission, la position rectale. Genet se place sciemment au-delà de la norme patriotique, au-delà de la citoyenneté française. L’éloge des soldats allemands est à entendre dans le sens d’une charge antipatriotique. C’est d’autant plus notable qu’en homosexualisant la figure de l’occupant, Genet en sape toute crédibilité : la satire est à double-détente et la norme phallique est sapée.

La loi phallique : de la norme du genre au genre énorme

Les rappels à la norme : Notre-Dame-des-Leurs

Du latin enormus – de e-, « hors », et normis, « la règle » –, l’adjectif français « énorme », au-delà de son sème de profusion et de protubérance, rappelle l’en-dehors de la règle, l’hors-norme. Aussi n’est-il pas étonnant que, dans un récit consacré – au sens quasi étymologique du terme – à la figure d’un travesti, le genre louvoie entre la norme et l’énorme dans une zone dévolue aux êtres abjectés, anormés et anormaux. Il est utile de rappeler d’abord que Genet s’annonce ici comme un Proust prolétaire en proposant une « Recherche » qu’il situe dans les bas-fonds. De fait, en guise de duchesses, ce sont des bouchers travestis. C’est que le locus du roman est nettement délimité dans les sphères imperméables d’un lumpenprolétariat dont nous pouvons rappeler la définition qu’en donnait Marx :

Des roués désargentés aux moyens d’existence douteux, et à l’origine tout aussi douteuse, des rejetons dépravés et aventureux de la bourgeoisie, des vagabonds, des soldats limogés, des détenus libérés, des forçats évadés des galères, des escrocs, des saltimbanques, des lazzaroni, des pickpockets, des joueurs de bonneteau, des joueurs, des maquereaux, des tenanciers de bordels, des portefaix, des littérateurs, des tourneurs d’orgue, des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants, bref, toute la masse indéterminée, dissolue, ballotée et flottante, que les Français appellent la « bohème23 ».

Intéressante à plus d’un titre, cette définition de Marx construite autour d’une longue énumération a le mérite d’intégrer les « littérateurs » or c’est précisément cette figure du littérateur que Genet incarne dans la masse des truands, des voleurs et des prostituées, masse vouée à la marge, au parasitage et à la traîtrise :

Quant au lumpenprolétariat, ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de la vieille société, il peut se trouver, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne ; cependant, ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre à la réaction24.

Ainsi les personnages genetiens ne peuvent-ils se situer ni dans la norme bourgeoise ni dans la norme prolétarienne révolutionnaire. Marx est revenu à plusieurs reprises sur la dimension apolitique du lumpenprolétariat et sur son absence de conscience de classe le poussant (comme le font Mignon, Notre-Dame, Seck) à la trahison d’autres membres de cette lie ou des prolétaires avec qui ils partagent plus qu’un espace de vie :

Ils appartenaient pour la plupart au lumpenprolétariat qui, dans toutes les grandes villes, constitue une masse distincte du prolétariat industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce, vivant des déchets de la société, individus sans métier avoué, rôdeurs, gens sans aveu et sans feu25.

Genet met exclusivement en scène des personnages issus de cette pépinière désocialisée qu’est le lumpenprolétariat. Or, la mise en parallèle des voyous lumpenprolétarisés et des folles qui les accompagnent permet d’établir deux niveaux d’anormalité.

Des traîtres au straight : le refus de la norme hétérosexuelle

En faisant évoluer ses personnages de criminels, voleurs et maquereaux, et les travestis, dans les mêmes sphères sociales, dans les mêmes zones urbaines, Genet exprime la relégation de l’individu transgenre, travesti, efféminé ou homosexuel, dans l’abjection sociale. En cela, le roman semble correspondre à l’analyse que Judith Butler développait dans Bodies that matter (Ces corps qui comptent) :

L’abject désigne précisément ces zones « invivables », « inhabitables », de la vie sociale, qui sont néanmoins densément peuplées par ceux qui ne jouissent pas du statut de sujet, mais dont l’existence sous le signe de l’« invivable » est requise pour circonscrire le domaine du sujet26.

Le travesti comme le voleur, l’homosexuel comme l’assassin, ne peuvent prétendre au statut de sujet. Ils évoluent en-dehors de la loi et, dans le cas du travesti et de l’homosexuel, en-dehors de la loi hétéronormative. C’est pourquoi tous les protagonistes de cette lie parisienne, le souteneur Mignon-les-Petits-Pieds, l’assassin Notre-Dame-des-Fleurs relèvent également de l’homosexualité. Ayant échappé à la normativation sexuelle autant que sociale, les personnages genetiens évoluent dans des zones inhabitables qui ne leur confèrent pas le statut de sujet :

Cette zone d’inhabitabilité constitue la limite définissant le domaine du sujet ; elle constitue ce site d’identification redoutée contre quoi – et en vertu de quoi – le domaine du sujet circonscrit sa propre revendication d’autonomie et de vie. En ce sens, donc, le sujet est constitué à travers la force d’une exclusion et d’une abjection, qui produit un dehors constitutif du sujet, un dehors défini comme abject qui est, finalement, « à l’intérieur » du sujet, comme la répudiation qui le fonde27.

Abjecté, rejeté, relégué aux périphéries des villes et de l’effort social, le travesti Divine doit donc se constituer – subjectivement – en tant que tel. Cette construction de l’anormal, du rétif à la loi du genre, Genet en rend compte abondamment. L’injure est ce par quoi se produit le rejet, faisant passer l’individu de la norme (« je suis une femme ») à l’a-norme (« je suis infâme »). Rappelons pour illustrer cette réflexion la scène d’intronisation de Divine à Pigalle qui, s’arrêtant dans un bar, se trouve nommée, c’est-à-dire identifiée, stigmatisée, abjectée, par tous ces occupants :

Le café était silencieux à tel point que l’on y entendait distinctement tous les bruits. Tout le café pensa que le sourire de : (pour le colonel : l’inverti ; pour les commerçants : la chochotte ; pour le banquier et les garçons : la proutt ; pour les gigolos : celle-ci, etc.) était abject. Divine n’insista pas. D’une minuscule bourse à coulisse de satin noir, elle tira quelques pièces, qu’elle posa sans bruit sur la table de marbre. Le café disparut et Divine fut métamorphosée en une de ces bêtes peintes sur les murailles – chimères ou griffons – par un consommateur, malgré lui murmura un mot magique en pensant à elle : – Pédérasque28.

La scène intervient tôt dans le roman. C’est une scène de genèse (de « genetse » ?). Divine fait l’expérience de sa condition sociale, celle (le mot est lancé par l’auteur) d’abjectée. Toute la force de la scène réside dans le fait que le personnage n’est pas seulement rejeté d’un lieu, d’une classe, d’un territoire, mais de l’humanité entière. L’en-dehors de la norme chez Genet se situe au-delà de l’espèce. Être anormale c’est être anomal. Homosexuel, travesti, l’héroïne relève de l’anomalie. Divine est bannie de l’espèce ; preuve en est l’invention d’une injure erronée (« pédérasque ») qui souligne le caractère inédit de l’abjection. On note par ailleurs que les clients sont des hommes, les représentants d’une hégémonie sexuelle occupant un lieu de socialisation essentiellement masculin, le bar. Ils n’interviennent que sous l’anonymat de périphrases désignant leur statut (« le colonel, les commerçants, le banquier »), preuve qu’il s’agit bien dans cette scène de nier l’existence sociale du travesti, de prononcer l’acte d’abjection. Commentant la scène du café, où le terme de « pédérasque » est lancé, Didier Eribon donne ce commentaire :

C’est le récit d’une métamorphose digne de celle de Kafka qui nous est ici proposé. L’injure est un faisceau lumineux qui dessine sur le mur une image grotesque de l’individu paria, et le transforme en un animal fantastique, une chimère, à la fois imaginaire (n’existant que comme le produit des regards phobiques) et bien réelle (puisque devenant la définition même de la personne ainsi transfigurée : un « pédérasque29 »).

La dimension chimérique du travesti – mi-homme mi-femme ou ni homme, ni femme – est toute entière contenue dans l’élaboration de l’injure :

Dans le terme « pédérasque », c’est toute l’homosexualité telle qu’elle est fantasmée, et donc façonnée par le regard social, qui d’un seul coup transforme l’individu pris dans ce faisceau de lumière en monstre fabuleux. Il est nommé, classé, inscrit dans une catégorie dont il n’est plus qu’un des représentants. Et cette appartenance devient alors l’explication de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il fait, de tout ce qu’il pense30.

Et de fait Divine, « semant » sur son passage « froufrous et paillettes d’un falbala invisible31 », s’applique constamment à correspondre au monstre rupestre inventé par le regard social dont les clients du bar ne sont qu’un avatar parmi tant d’autres. La multiplication des métaphores florales autour du personnage de Divine, et plus largement des personnages d’homosexuels, est pour Genet une façon de magnifier la métamorphose à laquelle la « tante » est contrainte. Loin de chercher à correspondre à l’identité qui lui permettrait de revenir dans le rang des humains, Divine colle à la chimère qui la caractérise non sans lui réinjecter un sème supplémentaire et revalorisant. Comme le narrateur l’énonce lui-même :

Que j’annonce que je suis une vieille pute, personne ne peut surenchérir, je décourage l’insulte. On ne peut même plus me cracher à la figure32.

Ainsi Divine brandit-elle son identité – la théâtralise, l’hyperbolise – au même titre que le narrateur. Refusant l’assignation masculine qui est la sienne mais se voyant rejeter l’hypothèse d’une identité féminine, le travesti en vient à figurer un genre énorme.

Divine : de l’anorme à l’énorme

De fait, le genre de Divine défie toute velléité taxonomique. Hors-norme, elle est aussi de l’ordre de l’inclassable :

Elle courait de la fille au garçon, et les passages de l’une à l’autre – parce que l’attitude était nouvelle – se faisaient en trébuchant. Elle courait après le garçon à cloche-pied. Elle commençait toujours ses gestes de Grande Évaporée, puis, se souvenant soudain qu’elle devait se montrer virile pour séduire l’assassin, elle les achevait dans le burlesque, et cette double formule l’enveloppait de merveille, faisait d’elle un pitre timide en bourgeois, quelque folle empoisonnée33.

Toute la destinée de Divine est de s’opposer à l’enfermement dans un sexe, à la catégorisation définitive. Le travestissement chez Genet ne relève jamais d’une volonté d’adhérer à une identité. Il relève d’une performance de genre protéiforme. Vaincre le déterminisme du corps, la catégorisation qu’implique sa matière, c’est en somme réaliser le vœu de Monique Wittig :

La catégorie sexe est une catégorie totalitaire. […] Elle forme l’esprit tout autant que le corps puisqu’elle contrôle toute la production mentale. Elle possède nos esprits de telle manière que nous ne pouvons pas penser en dehors d’elle. C’est la raison pour laquelle nous devons détruire et commencer à penser au-delà d’elle si nous voulons commencer à penser vraiment, de la même manière que nous devons détruire les sexes en tant que réalités sociologiques si nous voulons commencer à exister34.

À bien des égards, Divine revendique un corps utopique. Ce qui est en jeu dans ses performances est moins l’expression d’une norme féminine que la destruction des normes sexuelles. C’est aussi ce qui est en jeu dans l’utilisation de l’absolutif « la Toute-Toute », leitmotiv de l’héroïne qui vient en substitut d’une identité qui lui est interdite :

Ayant à exprimer un sentiment qui risquait d’amener l’exubérance du geste ou de la voix, les tantes se contentaient de dire : « Je suis la Toute-Toute », sur un ton confidentiel, presque de murmure, souligné d’un petit mouvement de leur main baguée qui apaise une tempête invisible. Le familier qui avait connu, du temps de la grande Mimosa, les cris éperdus de liberté obtenue, les gestes fous d’audace provoquée par des sentiments gonflés de désirs crispant les bouches, illuminant les yeux, montrant les dents, se demandait quelle douceur mystérieuse remplaçait les passions échevelées. Quand Divine avait commencé sa litanie, elle ne s’arrêtait qu’épuisée. La première fois qu’il l’entendit, Mignon l’avait seulement regardée, ébahi35.

Si elle n’est ni homme, ni femme, c’est que Divine est, précisément, « Toute », par la foi du langage qui la promeut. Aussi est-elle, successivement et simultanément, « la Toute-Dévergondée36 », « la Toute-Froufrouteuse37 », « la TT38 », « la Toute-Éplorée39 », « la Toute-Molle40 », « la Toute-Morte41 ». L’emploi de l’absolutif sert ici d’illustration à la toute-puissance poétique du travesti. S’il construit toute une œuvre romanesque autour des figures d’êtres abjectés, Genet tente d’en resémantiser les constructions identitaires. C’est pourquoi l’acte homosexuel y est obsessionnellement représenté. Nulle trace d’hétérosexualité dans la diégèse genetienne. De même n’est-il accordé que peu de place à la féminité cisgenre. Pourtant, dans ce monde sans femme que donne à lire Genet, la féminité est partout. C’est qu’il s’agit de nier une autre norme, celle du phalle, et de le faire par la langue.

« Vagir enfin42 » : prolégomènes à une écriture queer

Pénis partout, phallus nulle part : Notre-Dame-des-Leurres

À trois reprises, le narrateur passe par le code des signalements policiers pour donner de ses personnages masculins une description faussement définitive. Mais ces signalements ne se contentent pas de livrer une description physionomique des personnages. Genet, au contraire, subvertit le genre pour ajouter leurs dimensions péniennes. Il s’agit bien évidemment de traiter avec ironie des normes étatiques et les pratiques policières vouées à la classification des individus. L’homoérotisation de ces critères de reconnaissance les sape ainsi d’entrée de jeu :

Signalement de Notre-Dame-des-Fleurs : taille 1,71 m, poids 71 kg, visage ovale, cheveux blonds, yeux bleus, teint mat, dents parfaites, nez rectiligne, membre en érection 0 m. 24, circonférence 0 m. 1043.

Signalement de Mignon : taille 1.75 m, poids 75 kg, visage ovale, cheveux blonds, yeux bleu vert, teint mat, dents parfaites, nez rectiligne, membre en érection 0 m. 24, circonférence 0 m. 1144.

Bien sûr, les représentations péniennes et érectiles abondent dans l’œuvre genetienne. Mais la mention très systématique des membres en érection semble avant tout fonctionner comme un leurre en ceci qu’elle donne du livre et de ses représentations une image faussement virile. Longtemps désignée par la critique comme phallique, voire phalliciste, l’œuvre genetienne nous paraît au contraire mettre en place un vaste processus de déphallicisation dont le personnage inaugural de Divine n’est que l’incarnation la plus flamboyante. À bien des égards, il s’agit ici de contrevenir à la norme phallique, de féminiser insidieusement les représentations masculines en apposant sur le corps social l’anomalie d’un vagina fantasmatique. Cela, Kate Millet l’avait déjà entrevu dans le chapitre qu’elle consacre au romancier français dans Sexual Politics :

Les mâles cruels qu’elle [Divine] sert et que Genet chante ne sont que des mannequins de vitrines, des fétiches de la masculinité et non des hommes45.

De fait, peu à peu, la castration symbolique qu’affiche sans pudeur le personnage de travesti semble se déporter sur les personnages masculins. C’est que Divine ne se contente pas de vanter les mérites de sa propre castration. Sa position reste cependant ambiguë dans la mesure où le travesti loue à la fois l’érection, c’est-à-dire le phallus un temps matérialisé, et sa féminisation, c’est-à-dire le phallus toujours, mais détrôné. Comme si le phallus n’opérait qu’en ceci qu’il est, précisément, systématiquement déphallicisable. De sorte que, dans une dynamique toute schrödingerienne, il y a et il n’y a pas de phallus chez Genet. Il n’est que de citer ce passage dans lequel le travesti féminise son souteneur, jouit de le voir castré par la langue :

Mignon a mis quelque temps à s’habituer à parler d’elle et à lui parler au féminin. Enfin, il y parvint, mais ne toléra pas encore qu’elle lui causât comme à une copine, puis peu à peu il se laissa aller, Divine osa lui dire : T’es belle, en ajoutant : comme une bite46.

La jonction d’un adjectif féminin (« belle ») et du substantif paronymique argotique désignant le sexe masculin (« bite ») appelle à une dévirilisation du personnage. Divine est celle qui partout porte les valeurs positives de la castration. On ne pourra, dans le cadre d’un article, mentionner toutes les scènes de déphallicisation présentes dans le roman. Ce qu’il s’agit ici de mettre en avant est le processus obsessionnel mis en place par le narrateur afin de saper la norme phallique. Dans cette épopée parodique (les héros, Mignon, Notre-Dame, portent comme les héros homériques des épithètes qui tiennent lieu de description définitive), Mignon est un double évident – mais diminué – d’Œdipe aux pieds enflés. Cependant, Mignon ne finit pas aveugle mais castré. Et c’est sur cette castration que s’achève le roman. Le souteneur est alors en prison (Notre-Dame est mort) et envoie à Divine une lettre qui s’achève sur des « pointillés » dans lesquels le travesti doit pouvoir reconnaître le pénis de l’aimé :

Tâche aussi d’avoir un permis pour venir me voir et m’apporter du linge. Mets-moi le pyjama de soie bleue et blanche. Et des maillots de corps. Ma chérie, je suis bien fâché de ce qui m’arrive. Je n’ai pas de pot, reconnais-le. Aussi je compte sur toi pour m’assister. Je voudrais bien pouvoir t’avoir dans mes bras pour te caresser et te serrer bien fort. Rappelle-toi le plaisir qu’on avait. Tâche de reconnaître le pointillé. Et embrasse-le. Reçois, ma chérie, mille bons baisers de ton Mignon.

Ce pointillé dont parle Mignon, c’est la silhouette de sa queue. J’ai vu un mac bandant en écrivant à sa môme, sur son papier sur la table poser sa bite lourde et en tracer les contours. Je veux que ce trait serve à dessiner Mignon47.

Ce n’est pas un hasard si le roman de Genet se finit, non pas sur la verge de Mignon, mais sur ses contours. La lettre multiplie les signes de concession à la castration programmée en début de livre. Mignon veut être mis (notons au passage la formulation qui fait la part belle à la voix passive) dans « un pyjama de soie bleue et blanche ». Or, le pyjama de soie est l’un des attributs de Divine. Il n’est donc pas anodin que Mignon, dans cette lettre sous forme d’aveu et d’abdication (d’abdication à l’assomption de virilité), demande à être placé dans un pyjama de soie : il demande à être placé dans la peau féminine, à devenir « soi » autant que « soie », c’est-à-dire autre chose qu’un homme. Aussi la lettre s’achève-t-elle sur des « pointillés ». La signature de Mignon n’est plus le phallus en lui-même mais ce que celui-ci contient : le creux. Passée sous les mains de Divine, la verge du mac n’est plus que contours, pointillés, n’est plus que du vide. L’écriture genétienne a rendu son verdict : être phallus, c’est être vide. La norme phallique, virile, érectile, est balayée. Le phallus en plâtre conçu par Divine et conservé par le narrateur signifiait déjà cette vacuité :

De lui, tangible, il ne me reste, hélas, que le moulage en plâtre que fit elle-même Divine de sa queue, gigantesque quand il bandait. Plus que toute autre chose, en elle ce qui impressionne, c’est la vigueur, donc la beauté, de cette partie qui va de l’anus à la pointe du pénis48.

Chose étonnante que de retrouver dans les mains du narrateur le phallus évidé de son personnage. Le passage du phallus d’une main à l’autre souligne également la porosité constante à laquelle est soumise l’esthétique romanesque, de sorte que le moulage en plâtre finit par s’identifier à la plume avec laquelle écrit l’auteur – demeuré lui dans une autre forme de « trou », celui de sa prison. La « pointe du pénis » et la pointe du stylo se confondent. C’est pourquoi, sans doute, l’écriture genetienne porte partout les traces de ses manquements à la norme. Narrant les aventures de protagonistes hors-normes, Genet se doit d’employer une langue idoine.

De la parlure des tantes à l’écriture comme travestissement

La parole chez Genet fait office de travestissement, au même titre que la robe, la perruque ou l’éventail de Divine. Aussi l’auteur dote-t-il ses folles d’une parlure bien à elles qui déjoue les normes grammaticales d’une langue faite pour et par les hommes. Elle est un moyen de se travestir soi autant que de travestir la réalité. L’étude des dialogues et des répliques des folles témoignent ainsi d’inventions lexicales, de détournements syntaxiques, d’emphases et d’hyperboles, de métaphores spontanées, d’une théâtralisation générale de la parole comme pure performance :

Mon Dieu, mes Belles, j’ai failli m’évanouir. Les gendarmes m’ont soutenue. Ils étaient tous autour de moi à m’éventer avec leurs mouchoirs à carreaux. Ils étaient les Saintes Femmes qui m’essuyaient la face. Ma Divine face : revenez à vous, Divine ! Revenez, revenez, revenez à vous, criaient-ils ! Ils me chantaient49.

Divine parle ici avec un hématome au visage. Loin de l’éventer, les gendarmes l’ont frappée. Peu importe, la langue de la folle resignifie la scène passée, la travestit. Les gendarmes deviennent ainsi des saintes ou des chanteuses. Féminisés par la langue de la folle, ils finissent par chanter les louanges de la folle, par la consacrer comme leur déesse personnelle, leur sainte patronne. Genet évoque ainsi le langage de « Haute-Pédalerie » pour parler du langage des folles dont Elizabeth Stephens dit qu’il « mobilise une artificialité consciente d’elle-même qui métamorphose le monde de tous les jours en quelque chose de fabuleux50 ». La langue des tantes est ce qui permet de transformer la norme ultime, celle de la réalité. Ce n’est pas pour rien que Divine est assimilée au dictionnaire :

(malgré son sourire, Divine eut tout à coup le visage grave de la dame du Larousse, qui sème à tous vents la graine de pissenlit51)

La dimension communautaire de la langue des folles est elle-même évoquée :

Ces cris (Mignon dira : « Elle perd ses cris », comme il pensait : « Tu perds tes légumes » ou « Tu prends du rond ») étaient un des tics que Divine avait dérobés à Mimosa I. Quand, avec quelques autres, elles étaient réunies dans la rue ou dans un café de tantes, de leurs conversations (de leurs bouches et de leurs mains) s’échappaient des fusées au milieu desquelles elles se tenaient de la façon la plus simple du monde, discutant de sujets faciles et d’ordre ménager52.

Ce passage a l’avantage de s’intéresser davantage au ton du discours qu’au discours à proprement parler. Dans la bouche des folles, les mots se transforment en « cris », en « tics », en « fusées ». La suite de ce passage permet de donner un exemple de la langue des folles :

– Je suis bien sûr, sûr, sûr, la Toute-Dévergondée.

– Ah ! Mesdames, quelle gourgandine je fais.

– Tu sais (le us filait si longtemps qu’on ne percevait que lui), tussé, je suis la Consumée d’Affliction.

– Voici, voici, regardez la Toute-Froufrouteuse.

L’une d’elles, interrogée sur le boulevard par un inspecteur :

– Qui êtes-vous ?

– Je suis une Émouvante.

Puis, peu à peu, elles s’étaient comprises en se disant : « Je suis la Toute Toute », et enfin : « Je suis la T’T’53. »

Ce dialogue donne un bref aperçu des pratiques linguistiques et stylistiques des folles. Les absolutifs permettent la création de substantifs emphatiques (« la Toute-Dévergondée »), les épizeuxes témoignent de la dimension musicale du discours, du chant des folles (« sûr, sûr, sûr » ; « voici, voici »), les adjectifs se substantivent (« une Émouvante »), l’apocope dissout le lexique (« la T’T’ ») de sorte que la langue n’est plus articulée, n’est plus qu’un bruit, qu’une implosion palatale, qu’une « fusée ». Les actes de parole sont à chaque fois des moyens de contourner, voire de saper, la langue normée, masculine. Ils sont aussi le moyen de contrevenir à la norme sexuelle puisque la langue est ce par quoi se féminise le travesti. En se genrant sans cesse au féminin, la folle revêt son vêtement le plus convaincant. Du reste, la langue des tantes vaque à une féminisation générale. Les pronoms sont autant d’armes tranchantes émasculant leurs destinataires. Les exemples abondent de cette muliérisation forcée par la pronominalisation, l’adjectivation et l’accord féminin :

Elle s’en va guerroyer la Roger. Elle va faire son amazone54.

Ta Notre-Dame a levé le pied ? Elle a levé la cuisse, ta Notre-Dame. Mais c’est épouvantable. C’est une gourgandine55.

Elle part soldat. Tu penses, là-bas, avec les officières, elle va m’oublier56.

Mimosa dit à Mignon : – Tu fais la maîtresse de maison. C’est pour nous fuir57.

La féminisation des macs ne se fait pas seulement pas les pronoms mais aussi par l’article, par la foi d’un usage connu dans les campagnes qui équivaut à substantiver un nom propre :  

Mignon, je suis peut-être frappé d’amour pour toi, terrible Mignon, mais là, dans la tombe, y a la Charlotte ! La Charlotte est là ! Nous rîmes, car nous savions que la Charlotte c’était son grand-père au fond du cimetière, dans une concession à perpétuité.

– Comment va la Louise ? (c’était le père de Mimosa). Et la Lucy ? (sa mère).

Ah ! Divine. Ne m’en parle pas. Elles se portent beaucoup trop bien. Elles ne crèveront pas, les connes. C’est des gueuses58.

La parlure des tantes relève donc d’un hors-norme linguistique. On féminise d’ailleurs jusqu’à l’idée de Dieu : « Notre-mère qui êtes aux cieux59 ». En faisant se superposer les pronoms et les attributs, les adjectifs et les substantifs, féminins et masculins, Genet sape la grammaire bourgeoise, et, sans pour autant la débinariser radicalement, en révèle l’artificialité, le caractère normatif et excluant : Divine n’a pas sa place dans la grammaire. Le classicisme affiché de la langue est sans cesse perverti. Encore une fois, Genet concrétise sa volonté d’ « accepter cette langue mais la corrompre60 ». Dans un passage de Gender Trouble, Butler revient sur le cas d’Herculine Barbin qui permet à Foucault une réflexion sur les pratiques discursives et les identités. Elle déclare alors : « Herculine n’est pas une “identité”, mais l’impossibilité sexuelle d’une identité61 ». En bien des points, Divine – qui n’est pas comme Herculine une intersexe – correspond à cette assertion. Butler développe ensuite :

Les conventions linguistiques qui rendent intelligibles des soi qui ont un genre trouvent leurs limites en Herculine précisément parce qu’elle/il fait converger et bouleverse les règles qui commandent au sexe/genre/désir. Herculine déploie et redistribue les termes d’un système binaire, mais cette même redistribution déstabilise ces termes, les fait proliférer et sortir de la binarité proprement dite62.

Parce qu’elle fait advenir en elle, par la praxis du corps, l’assomption des deux sexes et des deux genres, Divine procède au même redéploiement, à la même redistribution des termes. En refusant de s’installer dans une catégorie, dans une norme, Divine tend à montrer que toute identité est un leurre, un artifice, et, pis encore, un vecteur de normalisation, de régulation et, par là même de domination. Elle rejoint en cela le traitement que Foucault, d’après Butler, inflige à Herculine :

Dans sa lecture cursive de Herculine, Foucault propose une ontologie des attributs accidentels qui révèle que l’identité est un postulat qui fonctionne comme un principe de régulation et de hiérarchisation culturellement réducteur ; en bref, comme une fiction régulatrice63.

Divine n’est pas une femme et Divine n’est pas un homme parce que personne ne l’est. Ce sont là des « fictions régulatrices », hiérarchisantes, auxquelles personne ne peut, dans l’ordre hétérosexuel patriarcal, véritablement échapper. Preuve en est la position narratoriale signifiante de ce roman qui laisse toujours apparaître son caractère fictif, imaginaire : Jean, le narrateur, écrit, romance, rêve et fantasme, bref, produit de la fiction, de sa cellule. Or, que symbolise cette cellule sinon l’ordre sexuel bourgeois régulateur et hiérarchisant ? Jean se trouve dans la prison d’une grammaire genrée et le seul moyen de s’en évader est de s’imaginer un double romanesque, un alter ego fictif, en la personne de Divine. Cette « féminité » d’où découle son écriture fait de lui un travesti au même titre que Culafroy. Le langage est ce dans quoi l’auteur se drape pour performer un genre. La narration est d’ailleurs explicitement assimilée à une robe au cours du roman :

Pourtant j’étais sûr qu’un jour ou l’autre, il me raconterait son aventure. Je n’aime pas ces sortes d’histoires. Malgré moi, je pense au nombre de fois que le narrateur dut la réciter, et il me semble qu’elle m’arrive comme une robe que l’on se passe jusqu’à… Enfin j’ai mes histoires. Celles qui me sourdent de mes yeux64.

L’auteur considère l’art romanesque comme un travestissement. Or, à bien des égards, le livre et la langue de Genet se confondent avec son sujet :

… je m’efforce à un style décharné, montrant l’os, je voudrais vous adresser du fond de ma prison, un livre chargé de fleurs, de jupons neigeux, de rubans bleus65.

Bien sûr, on pourrait penser que ces « fleurs », ces « jupons », ces « rubans », sont les accessoires des « tantes » qui parsèment l’intrigue. Cependant, si Genet fait ici mention de son « style » (« décharné » comme Divine), c’est bien que ces « fleurs », ces « jupons », ces « rubans », sont avant tout ses mots, ses phrases, ses sonorités – ces allitérations, ces assonances, ces paronomases que l’on sait récurrentes. L’écriture – et la lecture – de Genet engagerait donc à une sorte de féminisation par la robe du récit. Mais c’est également par l’invention formelle d’un roman lui-même genre-fluid qu’il parvient à faire coïncider l’anormalité identitaire de son héroïne et l’anormalité esthétique de son œuvre.

Un roman genre-fluid : débinariser la narration

Il revient sans doute à Elizabeth Stephens d’avoir perçu et analysé avec le plus d’acuité le lien qu’entretient le bouleversement de l’art narratif et des règles grammaticales avec la perception non-binaire du genre. De fait, dans Queer Writing, la critique met en évidence la déconstruction des oppositions binaires dans le cadre du récit et son lien avec la déconstruction romanesque, comme si la débinarisation des identités sexuelles entraînait fatalement une refonte du moule narratif :

Une des caractéristiques d’une telle écriture est stylistique : le langage de l’écriture féminine est celui qui bouleverse les règles grammaticales, crée des sens ambigus, multiples et déstabilise le processus signifiant. En effet, la prose de Genet fait constamment appel à des processus poétiques – rythme, allitération, assonance, dissonance – et sa syntaxe finement travaillée produit des ambiguïtés sémantiques. Ce processus de défamiliarisation s’opère non seulement au niveau de la phrase mais aussi sur un cadre structurel plus large : l’échelle de temps non linéaire de Notre-Dame-des-Fleurs vient immédiatement à l’esprit (le récit replonge inopinément dans l’enfance de Louis/Divine, tisse son chemin à l’intérieur et à l’extérieur de la cellule de prison du narrateur, à l’intérieur et à l’extérieur de la fantaisie) et il en va de même des changements inopinés de la voix narrative dans Pompes Funèbres. Un tel style – souple, travaillé, complexe – participe à une fonction vitale de l’écriture féminine : le dénouement des oppositions binaires. Et, en effet, les textes de Genet sont imprégnés de tels déconstructions, comme il le reconnaît lui-même dans les premières pages du Journal d’un voleur : l’un de ses objectifs est de « nier les oppositions fondamentales ». Cela se produit linguistiquement, à travers le processus de défamiliarisation dont j’ai parlé plus haut, et, structurellement, à travers la fusion du passé et du présent, de la réalité et du fantasme66.

On voit bien qu’Elizabeth Stephens fait ici se rejoindre écriture queer et écriture féminine en ceci qu’elles reposent toutes deux sur « le dénouement des oppositions binaires », soit sur leur opposition à des normes sociales, esthétiques et romanesques. L’écrivain·e queer – comme l’écrivain·e féminin·e – « bouleverse les règles grammaticales », s’imprègne d’une « déconstruction » des organisations linguistiques et narratives. N’oublions pas que le roman paraît en 1943, bien avant les bouleversements que les auteurs – notamment celles et ceux du Nouveau Roman – feront subir au genre. Or, Notre-Dame-des-Fleurs est sans doute le plus décousu, le plus innovant – structurellement parlant – des récits de Jean Genet, en bref, son roman le plus tordu, le plus queerisé. À bien des égards, Genet malmène l’art romanesque comme il malmène la représentation des genres, des sexes et de la sexualité. La topique sexuelle genetienne semble fragiliser l’ensemble de la structure. La première innovation réside dans le séquençage narratif du roman. Loin de se contenter d’un récit respectueux de l’ordre chronologique des événements, Genet tord la structure, procède régulièrement à des analepses (sur la jeunesse de Culafroy), à des prolepses, à des ellipses, à des répétitions, multiplie les interventions narratoriales, les dérives oniriques de ses personnages, donnant l’impression d’un temps romanesque qui se distend comme une robe mal ajustée. Cette distorsion de la structure a fortement à voir avec la pratique cinématographique de l’auteur. On sait depuis longtemps à quel point l’art cinématographique a accaparé Genet67, mais le plus intéressant est sans doute la façon dont le cinéma a influé sur ses pratiques d’écriture. C’est par exemple un topos stylistique genetien que de se servir de la ponctuation comme d’une coupe de montage au détriment des normes syntaxiques : « Le reposoir ondulait sur une infâme boue dans laquelle il sombra : l’assassin68. » La ponctuation fait ici office de cut et annonce de façon dramatique et cinématographique l’arrivée de Notre-Dame. Quant à la poésie, il serait vain de dénombrer ses interventions dans un texte qui tient autant du chant que du récit. Toujours est-il qu’il n’est pas rare de trouver au fil du texte des passages entiers qui décrochent de la ligne narrative pour déployer un chant métaphorique. On a vu que la dimension poétique de la langue était largement prise en charge par Divine et ses sœurs travesties. Dans un article, Agnès Fontvieille et Philippe Wahl montrent comment les registres lyrique et épique s’inscrivent dans une stratégie argumentative de réhabilitation des personnages et des sentiments abjectés. Le registre épidictique est le centre rhétorique d’un chant qui tourne à l’épopée travestie :

Le poète choisit la voie épidictique. Le chant devient le maître mot d’une prose tendue entre l’épique et le lyrique, entre la geste des amants, la fabrication légendaire du moi et le « chant d’amour ». Aux figures du raisonnement fait ainsi place l’amplification qui trouve dans le registre épique un lieu où s’accorder à la narration : le coefficient poétique de la prose augmente par l’affichage exacerbé d’ornements rythmiques ou tropiques, œuvrant tant au blason du corps des amants qu’à la gloire du je69.

C’est le recours au chant qui offre au poète la voix de la réhabilitation des anormaux. La poésie n’est pas seulement la langue des travestis, elle est aussi celle de l’écrivain narrateur. Ainsi, dans ce labyrinthe narratif que constitue Notre-Dame-des-Fleurs, c’est le lyrisme affiché de Genet qui confère au roman son unité, et au lecteur son fil d’Ariane. Par ailleurs, l’auteur du Condamné à mort sait qu’il trouve dans ces personnages de travestis, de prostituées et de voyous, des pairs – et des pères (mères ?) – en poésie :

Ils y vivaient comme nous avons vu que vivaient Divine et Mignon, c’est-à-dire d’une vie magnifique et légère, qu’un souffle peut crever, – pensent les bourgeois, qui sentent bien la poésie des vies de créateurs de poésie : danseurs nègres, boxeurs, prostituées, soldats, mais qui ne voient pas que ces vies ont une attache terrestre, puisqu’elles sont grosses d’épouvantes70.

C’est parce qu’il a pris comme sujet le visible et l’invisible, qu’il traite de la rupture – celle du travesti avec l’ordre des choses, avec la société, avec la norme – que le romancier compose un poème, un chant, aussi trivial et subversif soit-il : « Il ne vous en paraît rien, pourtant ce poème m’a soulagé. Je l’ai chié71. »

Un livre entier pourrait être consacré au rapport que Jean Genet entretient avec les notions d’anomalie et d’anormalité. Exhibant dès ses débuts un éthos de l’anormal autant que de l’anomal, le poète et romancier ne fait que réfléchir à la façon dont les individus se construisent une identité, une subjectivité, une langue, en dehors de toute norme. De sorte que l’art romanesque lui-même en vient à s’anormaliser, à se déconstruire. C’est qu’il fallait aux anormaux qui peuplent les récits genetiens un chant à leur hauteur qui, sans jamais nier l’anomalie dont il découle, ne cesse de les réhabiliter, d’en faire les héros, ou plutôt les héroïnes, d’un monde contraint à des normes indéniablement excluantes et mortifères. En cela, l’œuvre de Genet constitue une utopie qui ne cesse de s’adresser à celleux que la norme exclue.

Notas

1 Florence Richter, « Jean Genet, poète et voyou », in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, Bruxelles, Université Saint-Louis, vol. 61, no 2, 2008, p. 79. Voltar ao texto

2 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, Paris, Folio, 1976 [1943], p. 9. Voltar ao texto

3 Jean Genet, L’ennemi déclaré, Paris, Éditions Gallimard, 1991, p. 18. Voltar ao texto

4 Benjamin Fondane, Rimbaud, le voyou, Paris, Non-Lieu Édition, 2011 [1933]. Voltar ao texto

5 Voir Francis Carco, Jésus-la-Caille, Paris, Éditions Albin-Michel, 2008 [1914] ; Charles-Étienne, Le bal des folles, Paris, Éditions Curio, 1930. Voltar ao texto

6 À cela s’ajoute la dimension d’orphelin qui fait dire à Genet : « J’étais un bâtard, je n’avais pas droit à l’ordre social. » Cf. Jean Genet, L’ennemi déclaré, op. cit., p. 20. Voltar ao texto

7 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 18. Voltar ao texto

8 Ibid., p. 120. Voltar ao texto

9 Ibid, p. 305. Voltar ao texto

10 Jean Genet, L’ennemi déclaré, op. cit., p. 24. Voltar ao texto

11 Jean Genet, L’ennemi déclaré, op. cit., pp. 67-68. Voltar ao texto

12 Jean Cocteau, Journaux 1942-1945 [éd. Jean Touzot], Paris, Gallimard, 1989, p. 271. Voltar ao texto

13 Farid Chenoune, « Leur bal : Notes sur des photos de Magic-City, bal des tantes de l’entre-deux guerres », in Modes Pratiques, revue d’histoire du vêtement et de la mode, no 1, novembre 2015, pp. 250. Voltar ao texto

14 Ibidem. Voltar ao texto

15 Elizabeth Stephens, Queer Writing: Homoeroticism in Jean Genet’s Fiction, New York, Palgrave Mc Millan, 2009, p. 1. « He is the author of ground-breakingly explicit homoerotic texts written during the German Occupation of Paris, when identified homosexuals risked deportation to the concentration camps… » (C’est moi qui traduis.) Voltar ao texto

16 Jean Le Bitoux, Les oubliés de la mémoire, Paris, Hachette, 2002, p. 128. Voltar ao texto

17 Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, Collection Tel, 1994 [1976], p. 20. Voltar ao texto

18 Paul B. Preciado, Testo Junki : Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Bernard Grasset, 2008, p. 205. Voltar ao texto

19 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., pp. 20-21. Voltar ao texto

20 Ibid., p. 97. Voltar ao texto

21 Ibid., pp. 87-88. Voltar ao texto

22 Ibid., p. 161. Voltar ao texto

23 Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [trad. G. Chamayou], Paris, GF Flammarion, 2007 [1852], p. 129. Voltar ao texto

24 Friedrich Engels, Karl Marx, Le manifeste du parti communiste [trad. F. Brière], Paris, Éditions 10/18, 2004 [1848], p. 33. Voltar ao texto

25 Karl Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850) [trad. G. Cornillet], Paris, Éditions sociales, 1967 [1850], p. 58. Voltar ao texto

26 Judith Butler, Ces corps qui comptent : De la matérialité et des limites discursives du « sexe », [trad. C. Nordmann], Paris, Éditions Amsterdam, 2009 [1993], p. 17. Voltar ao texto

27 Ibidem. Voltar ao texto

28 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 40. Voltar ao texto

29 Didier Eribon, Une morale du minoritaire : Variations sur un thème de Jean Genet, Paris, Flammarion, coll. Champs Essais, 2015, p. 72. Voltar ao texto

30 Ibidem. Voltar ao texto

31 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 41. Voltar ao texto

32 Ibid., p. 102. Voltar ao texto

33 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 125. Voltar ao texto

34 Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2013 [1992], p. 49. Voltar ao texto

35 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 95. Voltar ao texto

36 Ibid., p. 97. Voltar ao texto

37 Ibidem. Voltar ao texto

38 Ibidem. Voltar ao texto

39 Ibid., p. 152. Voltar ao texto

40 Ibid., pp. 192-193. Voltar ao texto

41 Ibid., p. 374. Voltar ao texto

42 Jacques Derrida, Glas, Paris, Éditions Galilée, 1974, p. 351. Voltar ao texto

43 Jean Genet, Romans et poèmes, Paris, Éditions Gallimard, La Pléiade, 2021, p. 8. Voltar ao texto

44 Ibid., p. 44. Voltar ao texto

45 Kate Millet, La Politique du mâle [trad. É. Gille], Paris, Éditions Stock, 1971 [1970], p. 376. Voltar ao texto

46 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 56. Voltar ao texto

47 Ibid., p. 377. Voltar ao texto

48 Ibid., p. 22. Voltar ao texto

49 Ibid., pp. 52-53. Voltar ao texto

50 Ibid., p. 175. Voltar ao texto

51 Ibid., p. 155. Voltar ao texto

52 Ibid., p. 96. Voltar ao texto

53 Ibidem. Voltar ao texto

54 Ibid., p. 54. Voltar ao texto

55 Ibid., p. 86. Voltar ao texto

56 Ibid., p. 155. Voltar ao texto

57 Ibid., p. 95. Voltar ao texto

58 Ibid., pp. 92-93. Voltar ao texto

59 Ibid., p. 52. Voltar ao texto

60 Jean Genet, L’ennemi déclaré, op. cit., p. 68. Voltar ao texto

61 Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité [trad. C. Krauss], Paris, Éditions La Découverte, 2006 [1990], p. 94. Voltar ao texto

62 Ibidem. Voltar ao texto

63 Ibid., p. 95. Voltar ao texto

64 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 177. Voltar ao texto

65 Ibid., p. 204. Voltar ao texto

66 Elizabeth Stephens, Queer Writing: Homoeroticism in Jean Genet’s Fiction, op. cit., p. 14. « One characteristic of such a writing is stylistic: the language of écriture feminine is one that disrupts grammatical rules, creating ambiguous, multiple meanings and destabilizing the signifying process. It is indeed the case that Genet’s prose constantly draws on poetic processes – rhythm, alliteration, assonance, dissonance – and its finely wrought syntax produces semantic ambiguities. This process of defamiliarization operates not only on the level of the sentence but on a larger structural framework as well: the nonlinear time scale of Our Lady of the Flowers immediately comes to mind (the narrative plunges unexpectedly back into Louis/Divine’s childhood, weaves its way in and out of the narrator’s prison cell, in and out fantasy) and so do unannounced changes of narrative voice in Funeral Rites. Such a style – pliant, wrought, complex – participates in a vital function of écriture feminine: the undoing of binary oppositions. And, indeed, Genet’s texts are pervaded by such undoings, as he himself acknowledges in the opening pages of A Thief’s Journal: one of his goals is “to negate fundamental oppositions”. This occurs linguistically, through the process of defamiliarization I mentioned above, and, structurally, through the merging of past and present, reality and fantasy. » (C’est moi qui traduis.) Voltar ao texto

67 Voir notamment : Marguerite Vappereau, Jean Genet, la tentation du cinéma, Thèse de doctorat, Histoire de l’art, Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, 2013 ; Albert Dichy, Les valises de Jean Genet, Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, IMEC, 2020 ; Stephen Barber, Jean Genet, London, Reaktion Books, 2004. Voltar ao texto

68 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 118. Voltar ao texto

69 Agnès Fontvieille, Philippe Wahl, « Une esthétique du simulacre : Genet romancier », in D. Denis, M. Huchon & A. Jaubert (dir.), Au corps du texte : Hommage à Georges Molinié, Paris, Champion, 2010, p. 438. Voltar ao texto

70 Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, op. cit., p. 185. Voltar ao texto

71 Ibid., p. 210. Voltar ao texto

Para citar este artigo

Referência Eletrônica

Romain Frezzato, « Jean Genet : une anomalie littéraire », Motifs [Online], 5 | 2022, Online desde 01 novembre 2022, Acessado em 27 novembre 2024. URL : https://lodelpreprod.univ-rennes2.fr/blank/index.php?id=682

Autor

Romain Frezzato

Université Paris VIII

Direito autoral

Licence Creative Commons – Attribution 4.0 International – CC BY 4.0