Né en 1949, dans un village d’Espagne (près de Ciudad Real, au sud de la Castille) et issu d’une famille modeste, Pedro Almodóvar est devenu un cinéaste incontournable, de renommée internationale. C’est à l’âge de dix-huit ans, en 1967, qu’il débarque à Madrid pour faire des études de cinéma1. Comme l’école où il rêvait d’entrer vient de fermer, le jeune homme commence à vivre de petits boulots puis trouve un emploi modeste dans l’entreprise nationale des Télécommunications où il restera pendant douze ans. Toute sa jeunesse aura donc été marquée par la dictature franquiste (1939-1975), non seulement politiquement répressive (les dernières exécutions d’opposants eurent lieu en 1975) – bien que Jorge Semprún estime que la répression franquiste n’est pas comparable aux répressions staliniennes2 – mais aussi particulièrement puritaine et pointilleuse en matière de mœurs et exerçant un contrôle rigoureux sur la politique et la société espagnoles. Le « Nacionalcatolicismo » (« National-catholicisme ») est l’un des marqueurs identitaires de l’idéologie franquiste3. La censure est particulièrement active dans le domaine culturel et le régime s’empare aussitôt du 7e art comme medium idéal de la propagande par les rêves, confirmant implicitement l’analyse de Walter Benjamin sur le cinéma, en 1939, dans son essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique : « La conséquence logique du fascisme est une esthétisation de la vie politique. À cette violence faite aux masses, que le fascisme oblige à mettre genou à terre dans le culte d’un chef, correspond la violence subie par un appareillage mis au service de la production de valeurs cultuelles. […] Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art4. » Malgré l’émergence, dans les années 1950 et 1960, d’un courant néoréaliste espagnol de qualité, où des réalisateurs aussi talentueux que Juan Antonio Bardem, Marco Ferreri, Luis García Berlanga – ou encore, sur un registre un peu différent, Fernando Fernán Gómez – parviennent plus ou moins à contourner la censure5 – assouplie en 1966 – et à diffuser une sorte de critique subliminale du franquisme, c’est essentiellement un cinéma de divertissement – toujours conformiste, pudibond et lénifiant – que le régime promeut. Le cinéma franquiste « idéal » esthétise la dictature et la société espagnole (dont la réalité économique, jusqu’aux années 1950, est synonyme de misère et de famine puis, pendant encore de nombreuses années, de pauvreté et de privations, pour la grande majorité de la population) en développant particulièrement le film historique (plus exactement historiographique) – où l’histoire est revisitée sur un mode épique et lyrique – et la comédie, généralement sentimentale, parfois légèrement grivoise, très souvent folklorique et musicale. Quel que soit le genre ou sous-genre exploité et la qualité de chaque réalisation (certains films, bien qu’idéologiquement discutables voire inacceptables, sont malgré tout de vraies réussites), le cinéma franquiste reste toujours un vecteur de transmission des normes idéologiques et sociales du régime. En 1955, plusieurs personnalités du cinéma espagnol, dont la plupart des cinéastes néoréalistes, se réunissent à Salamanque pour dresser un état des lieux de la production depuis la fin de la Guerre civile. Le bilan sans concessions des « Conversaciones de Salamanca », sera résumé ainsi par les principaux participants :
Le cinéma espagnol vit dans l’isolement ; isolé non seulement du monde, mais aussi de notre propre réalité. Alors que le cinéma de tous les autres pays concentre son intérêt sur les problèmes de la réalité quotidienne, remplissant ainsi une mission essentielle de témoignage, le cinéma espagnol continue à cultiver les clichés habituels […]. Le problème du cinéma espagnol est qu’[…] il n’est pas le témoin que notre époque exige de toute création humaine. […] Le cinéma espagnol est : politiquement inefficace. Socialement faux. Intellectuellement insignifiant. Esthétiquement nul. Industriellement rachitique6.
Malgré l’émergence ou la confirmation de quelques réalisateurs extrêmement talentueux (comme Carlos Saura, Víctor Erice, Vicente Aranda ou Manuel Gutiérrez Aragón), la fin du franquisme (ou « Tardofranquisme7 », 1969-1975) voit surtout fleurir le « landismo », des comédies faciles à l’érotisme pudibond et toujours hétéronormatif alignant sans complexes les clichés les plus éculés sur « l’hispanité ». Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, la mort de Franco – en 1975 – et la « Transition démocratique » (de 1975 à 1977, 1979 ou 1981 selon les historiens) ne vont pas immédiatement redorer le blason du cinéma espagnol et le naufrage va même se confirmer avec le « cine de destape » (cinéma dénudé), des comédies érotiques extrêmement médiocres qui, en 1976, occupent cinquante pour cent des affiches.
Paradoxalement, malgré cette invasion des écrans par la pornographie soft, la société postfranquiste reste majoritairement conformiste et normative car le carcan moral imposé pendant trente-six ans est encore difficile à démanteler. C’est alors que se développe, face à cette subculture populaire hyper commerciale, faussement émancipée et normative, la Movida madrilène8 (« la Movida madrileña »), mouvement contre-culturel underground et subversif, apparu à Madrid puis dans plusieurs villes d’Espagne, peu après la mort de Franco, pendant les premières années de la « Transition démocratique » et jusqu’au milieu des années 1980. Selon Tomás Cuesta, la Movida n’avait pas de normes établies9 ni même de revendications politiques. Le mouvement va se développer dans des domaines aussi variés que la musique, la BD, les fanzines, la littérature, la peinture, le street art, la mode, la télévision et, évidemment, le cinéma.
À partir de 1978, Almodóvar devient l’une des figures de la Movida, avant de s’en détacher peu à peu, construisant son propre style et acquérant une envergure internationale. Lauréat de trente-six prix cinématographiques, dont deux au Festival de Venise, deux à Cannes, quatre Césars (dont celui du « Meilleur film étranger » pour Tacones lejanos / Talons aiguilles10, en 1992), dix Goya et deux Oscars, sans compter quelques quatre-vingt nominations par une douzaine d’académies et de festivals, Pedro Almodóvar est devenu, depuis sa « high comedy11 » postmoderne, kitsch et glamour, Mujeres al borde de un ataque de nervios / Femmes au bord de la crise de nerfs, en 1988, le plus célèbre des réalisateurs espagnols après Luis Buñuel. Ses films ont généré plus de quatre-vingt millions d’euros et, en 2000, la revue de l’industrie cinématographique The Hollywood Reporter l’a classé soixante-quatrième des cent réalisateurs les plus puissants du monde12. De son premier long-métrage, en 1980, à la reconnaissance nationale et internationale de 1988, Almodóvar a pourtant été perçu comme un cinéaste des minorités et de la marginalité – donc supposément « mineur » –, imprégné de subculture, superficiel, amoral, provocateur, voire « anormal » et abject… Il faut dire que ses premiers films sont incroyablement iconoclastes et c’est cette première période de sa carrière que nous évoquerons ici, après avoir retracé les grandes étapes de la représentation du genre (masculinité, homosexualité et transsexualité) dans le cinéma franquiste et postfranquiste. Le premier film d’Almodóvar est un court-métrage tourné en 1978 et intitulé Salomé. En 1980, après presque trois ans de tournage, il sort son premier long-métrage, Pepi, Luci, Bom y otras chicas del montón / Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier. Viendront ensuite Laberinto de pasiones / Labyrinthe de passions (1982), Entre tinieblas / Dans les ténèbres (1983), ¿Qué he hecho yo para merecer esto ? / Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (1984), Matador (1986), La ley del deseo / La loi du désir (1987) et Mujeres al borde de un ataque de nervios / Femmes au bord de la crise de nerfs (1988), son premier grand succès commercial et international, qui lui rapportera quatorze millions de dollars, soit dix fois plus que le film précédent. La Loi du désir est, à mon sens, l’œuvre la plus intéressante de cette première période.
L’effet bus : les enjeux politiques du genre
« Les garçons ont un pénis. Les filles ont une vulve. Qu’on ne te trompe pas. Si tu nais homme, tu es un homme. Si tu es une femme, tu le resteras13. » C’est en 2017 que ce slogan transphobe, financé par l’association espagnole ultra-catholique et ultra-conservatrice Hazte Oír14 (en français : « Fais-toi entendre »), a été affiché sur un bus qui a circulé pendant deux jours à Madrid, d’école en école, avant d’être immobilisé par la police municipale. En février 2019, la même association – qui se présente comme victime de l’establishment et de la « théorie du genre » – a affrété un bus affichant le visage d’Hitler maquillé de rouge à lèvres et associé à des slogans antiféministes15. Soixante-dix ans après Le Deuxième Sexe (1949), les milieux les plus conservateurs contestent donc encore de façon extrêmement virulente la célèbre formule de Simone de Beauvoir : « on ne naît pas femme, on le devient16 ». Dans la droite ligne de Nicole-Claude Mathieu, la philosophe Olivia Gazalé affirme à son tour que « l’homme ne naît pas viril mais le devient17 ». En 2005, dans son essai Masculinities18, la sociologue australienne Raewyn Connell :
[…] développe le concept de masculinité hégémonique (autrement dit une masculinité en position dominante dans un contexte précis) à partir duquel sont analysés les processus de hiérarchisation, de normalisation et de marginalisation d’autres formes de masculinité et de féminité. Le genre n’est donc plus seulement envisagé comme un rapport de pouvoir entre deux groupes sociaux (les hommes et les femmes), mais permet d’envisager les rapports de pouvoir et de subordination au sein même du groupe des hommes19.
Selon Haude Rivoal, « le concept de masculinité hégémonique a pour fonction de renvoyer au-delà des incarnations plurielles de la masculinité et de la virilité, à l’idée de normes qui s’imposent à tous sous la forme d’injonctions comportementales et morales20 ». Le franquisme comme (probablement) tous les régimes totalitaires était profondément misogyne et exaltait la virilité comme valeur absolue. L’homosexuel était donc non seulement méprisable mais aussi potentiellement dangereux pour l’équilibre de la société et la salubrité publique. Comme le rappelle Alejandro Melero21, le cinéma franquiste s’est évertué à « invisibiliser » l’homosexualité ou à n’y faire que de très brèves allusions la montrant comme le symptôme d’une supposée déchéance morale, allant même jusqu’à insinuer qu’elle n’avait existé qu’à l’époque de la Seconde République (1931-1939) et avait ensuite disparu « grâce » au franquisme. Alberto Gil cite ce commentaire de la censure franquiste sur un film français : « Il est inadmissible de présenter l’homosexualité masculine sous la couleur de l’amusement, sans aucun jugement de valeur sur le drame qu’elle représente. Ce film est à rejeter pour tous les publics22. » On comprend évidemment que le terme « drame » ne relève pas de la compassion mais du jugement moral et de la condamnation. Contrairement au 7e art nord-américain, le cinéma espagnol des années 1970 restera assez imperméable à la crise de la masculinité23 et s’évertuera à diffuser l’image d’une masculinité hégémonique et hétéronormative. Melero montre que, même pendant le « tardofranquisme » (1969-1975), les censeurs faisaient en sorte de limiter au maximum toute forme de « female gaze » ou, pire encore, de « gay gaze » susceptible d’érotiser le corps masculin à l’écran. María del Carmen Hurtado Martínez24 rappelle que les préjugés machistes et puritains de l’Espagne franquiste ne sont tombés que très progressivement, au cours de la transition démocratique25 (1975-1981).
Le cinéma sous le franquisme : imposer les normes idéologiques et morales par le rêve
Dès le début de la Guerre civile, en 1936, les Franquistes et les Républicains tentent d’utiliser le cinéma comme instrument de propagande. À la victoire de Franco, en 1939, de nombreux professionnels du cinéma prennent le chemin de l’exil. Réalisé par José Luis Sáenz de Heredia à partir d’une intrigue de Jaime de Andrade, pseudonyme de Franco lui-même, Raza (1941) est probablement l’un des exemples les plus frappants du cinéma franquiste26. Racontant les vicissitudes d’une fratrie pendant la Guerre Civile, le scénario synthétise l’idéologie du « bon Espagnol », du point de vue du régime27 : Isabel, José et Jaime incarnent les valeurs « traditionnelles » de l’hispanité et de la « vocation impériale » d’une Espagne chevaleresque, catholique et réactionnaire, tandis que leur frère Pedro, député républicain, est cupide et menteur… En 1950, ce film fut ressorti dans une version légèrement édulcorée où l’on avait notamment supprimé les scènes où apparaissait le salut fasciste, bras tendu. Selon l’historien Juan Pablo Fusi, l’objectif global de la culture de masse franquiste était d’obtenir « via le divertissement et l’évasion, l’intégration sociale et la démobilisation du pays28 ». C’est cette stratégie qui va s’imposer, déclinée notamment dans le genre historique : Locura de amor29 (Poignard et trahison, 1948) de Juan de Orduña est un drame romantique (et dangereusement kitsch) racontant la jalousie maladive de Juana la Loca (Aurora Bautista), fille des monarques catholiques, Ferdinand d’Aragon et Isabel de Castille, et épouse du prince Philippe le Beau (Fernando Rey) dont la mort prématurée la plongera dans le désespoir. Comme l’explique Santiago Juan-Navarro, derrière une intrigue apparemment sentimentale, ce film reflète les conflits d’un régime qui tente de redorer son image internationale tout en « proposant », à l’intérieur du pays, un retour à une monarchie autoritaire sécurisée par l’armée :
Comme dans le reste des films historiques de CIFESA, la diégèse cinématographique recourt aux techniques du flashback comme cadre et à la structure circulaire, qui confèrent à la narration un caractère solipsiste et antidialectique en résonance avec la téléologie réactionnaire de l’autarcie franquiste30.
Luis Mariano González González considère, quant à lui, que l’importance accordée par le régime et par Franco lui-même à des personnages typiquement espagnols – historiques ou fictifs – connus pour avoir sombré dans la folie (Jeanne la Folle ou Don Quichotte), ainsi qu’au caractère irrationnel de l’histoire nationale, est une façon de « normaliser » la Guerre civile « […] que les putschistes présentèrent comme une croisade de libération nationale aux accents messianiques et rédempteurs31 ». Sana M’selmi estime que, dans ce cinéma, le corps comme objet de désir est refoulé, pratiquement invisibilisé :
Le corps du désir sous Franco est donc à chercher entre les lignes ou dans les arrière-plans, arrière-fonds des images floutées sciemment, dans le but de fuir une censure drastique et malveillante. Le corps du désir se retrouvant entre l’enclume du dogme catholique et le marteau de l’austérité phalangiste, s’est fait évanescent, presque inexistant, remplacé par un corps chargé d’une symbolique catholique et guerrière, héritée de l’Espagne des Conquistadores32.
Emmanuel Le Vagueresse, en revanche, est beaucoup plus audacieux dans ses analyses. Dans un article consacré à ¡Harka33 ! (1941) de Carlos Arévalo et ¡A mí la legión ! (1942) de Juan de Orduña, il montre que le virilisme du cinéma épique de la propagande franquiste du début des années 1940 n’empêche pas une certaine forme d’homoérotisme : « […] ces deux longs métrages “dégenrent”, chacun à sa façon, le canon du film de guerre, via l’histoire de ses protagonistes, militaires héroïques proches du modèle grec formant couple, en même temps, d’un nouveau “genre”, mais aussi via une esthétique homoérotique qui fait de ces hommes des objets de désir pour le spectateur34. »
Dans les années 1950, deux importants festivals de cinéma35 sont créés en Espagne : le « Festival du film de Saint-Sébastien » et la « Semaine internationale du cinéma de Valladolid » (Seminci). La comédie, surtout musicale, est l’autre genre privilégié par le franquisme et c’est par ce biais que l’écran va s’érotiser, au service d’un « male gaze36 » clairement hétéronormatif. Elle surexploite les clichés de la subculture populaire et du folklore. Citons, parmi bien d’autres, El último cuplé37 (1957) de Juan de Orduña où triomphent la beauté sensuelle et la voix grave de la chanteuse et actrice Sara Montiel (ses succès espagnols lui vaudront d’ailleurs de tourner dans quelques films hollywoodiens, dont Vera Cruz, 1957, de Robert Aldrich, aux côtés de Gary Cooper et Burt Lancaster). Almodóvar voue un véritable culte à Montiel mais n’hésite pas à lui rendre hommage, de façon espiègle et même iconoclaste, en passant par des détournements typiquement camp38. En 2004, dans La mala educación (La mauvaise éducation), deux petits garçons – Enrique et Ignacio – apparaissent de dos, dans une salle de cinéma, en train de regarder Sara Montiel dans une scène d’anthologie du film historique et musical Esa mujer (1969) de Mario Camus. Devenu adulte, l’un des deux enfants (Gael García Bernal) réalisera des performances, travesti en Montiel39. Les années 1950 sont aussi l’époque où fleurissent les films à succès interprétés par des enfants prodiges (Joselito, Marisol, Rocío Dúrcal ou les jumelles Pili et Mili).
Une comédie musicale « différente »
En 1961, Luis María Delgado réalise Diferente40, un long métrage musical dramatique, tourné en Eastmancolor, avec en vedette le danseur argentin Alfredo Alaria (également co-auteur du scénario et chorégraphe). Cette œuvre – d’inspiration autobiographique – constitue une exception dans l’histoire du cinéma de l’Espagne franquiste puisqu’Alfredo, le personnage principal, fils de grands bourgeois et clairement homosexuel, renonce aux privilèges de son milieu d’origine pour devenir danseur. À propos de ce film, Juan Carlos Alfeo Álvarez affirme :
Sa principale valeur réside, à mon avis, dans la mise en scène d’une représentation parfaite de ce qui pouvait constituer l’imaginaire homosexuel de l’époque dans un pays comme le nôtre ; un imaginaire habité – voire gouverné – par le sentiment de culpabilité et l’idée de péché41.
C’est parce que l’amour du protagoniste pour un autre homme n’est pas réciproque et que le scénario semble démontrer que l’homosexualité débouche obligatoirement sur la solitude que la censure en a accepté la diffusion. La qualité artistique du film et, notamment, la modernité des numéros de danse42 – plus proches de l’univers de Vincente Minnelli ou même de West Side Story (Jerome Robbins et Robert Wise, 1961) que des comédies musicales de Juan de Orduña – fut un autre argument de poids pour convaincre la censure. Selon Gerard Dapena :
[C’]est un portrait de la jeunesse espagnole qui semble exister dans un univers purement cinématographique, dynamique et coloré, mais éloigné de la vie quotidienne. De plus, Diferente n’offre aucune critique ouverte des conditions dans lesquelles la plupart des Espagnols, ou en l’occurrence les homosexuels espagnols, vivaient sous la dictature de Franco43.
Cependant, selon Alfeo Álvarez, les concessions faites à la morale, aux préjugés et au goût du grand public sont largement compensées par l’évocation – certes un peu kitsch ou camp mais réaliste et émouvante – du désir homosexuel et d’un univers culturel que l’on qualifierait aujourd’hui de queer, offrant ainsi une double lecture aux spectateurs. Certaines séquences ont des connotations homosexuelles claires. Le générique44 est un travelling de la chambre d’Alfredo, sur fond de musique jazz : la décoration est à la fois luxueuse et très moderne, la caméra montre des œuvres d’art contemporain et, notamment, la bibliothèque où les ouvrages de Federico García Lorca, de Freud, d’Oscar Wilde et de Proust sont mis en évidence par la caméra et par de puissants accents de trompette qui en dramatisent la portée. On remarque aussi le portrait d’une femme mûre, la mère du protagoniste. Un certain désordre et plusieurs détails, comme une collection de masques, des sculptures de crânes, la question « ¿Por qué ? » (Pourquoi ?) griffonnée sur un bloc-notes, un oiseau en cage, dessinent un rapide portrait du personnage et suggèrent d’emblée une forme de tension ou de trouble psychologique. La caméra montre ensuite Alfredo dans la rue, vêtu d’un blouson de cuir noir, cigarette à la bouche, dont les gestes et la démarche assurée correspondent à certains clichés virilistes. Quelques minutes après, le premier ballet45 est un malambo, danse folklorique des virils gauchos argentins, qu’Alaria interprète en la queerisant de façon très audacieuse pour l’époque. Le spectateur comprend ensuite que cette scène était le fruit de l’imagination du personnage. Du début à la fin, le film se risque à entrouvrir ce que Didier Roth-Bettoni appelle des « fenêtres gentiment homoérotiques46 ». Dans l’une des scènes les plus emblématiques47, Alfredo, dans un gros plan qui se rapproche progressivement de son visage, admire (en contre-champ et dans un mouvement de zoom) les bras musclés d’un ouvrier du bâtiment qui, à l’aide d’un marteau piqueur, perce un morceau de béton (la caméra montre alternativement le corps musclé et la pointe de l’outil en action). On ne peut qu’être d’accord avec Alfeo Álvarez quand il affirme que la métaphore freudienne est un peu grossière mais qu’elle a aussi le mérite de montrer la puissance irrépressible du désir. Il existe peu de témoignages de la réception de ce film parmi les homosexuels espagnols des années 1960 mais le romancier et réalisateur Vicente Molina Foix48 en a parlé comme d’une révélation alors qu’il était adolescent. Diferente est évidemment un film culte pour Almodóvar49 et la scène de Douleur et Gloire (Dolor y gloria, 2019) où le jeune maçon analphabète (César Vicente) est surpris nu50, pendant sa toilette, semble être l’aboutissement non censuré – cinquante-huit ans plus tard – de l’image phantasmatique de Diferente et la concrétisation d’un « gay gaze » espagnol. Dans les deux œuvres c’est bel et bien la vision de l’objet du désir – donc le regard – qui provoque la prise de conscience identitaire du protagoniste… et peut-être aussi celle de certains spectateurs. Il y a pourtant une différence fondamentale entre les deux scènes. Malgré son audace pour l’époque, la première reste accrochée à certains clichés hétéronormatifs et binaires puisque l’objet des phantasmes correspond totalement au stéréotype d’une virilité sans failles. Almodóvar, en revanche, choisit un acteur physiquement conforme à cette image de virilité mais la détourne : l’Apollon est ici présenté entouré de fleurs, comme purifié par une eau laiteuse et presque virginale, dans une attitude rappelant plus une Vénus sortant du bain que le stéréotype viriliste de l’ouvrier fort, actif et transpirant.
Le néoréalisme espagnol
Cependant, dans les années 1950 et 1960, l’influence radicalement différente du néoréalisme se fait aussi sentir chez de nouveaux réalisateurs comme Antonio del Amo, José Antonio Nieves Conde (Surcos, 1951), Juan Antonio Bardem avec son chef-d’œuvre Muerte de un ciclista (Mort d’un cycliste, 1955) et Calle Mayor (1956), Marco Ferreri avec Los chicos (1958), El pisito (1959) et El cochecito (1960), Luis García Berlanga avec Bienvenido, Mister Marshall (1952) et, surtout, Plácido (1961) et El verdugo (Le Bourreau, 1963). Rafael Azcona, l’un des scénaristes les plus importants de l’histoire du cinéma espagnol, a participé à un grand nombre de ces films. En 1962, José María García Escudero s’installe à la Direction Générale du Cinéma, développant les aides publiques et l’École Officielle de Cinéma51, d’où sortiront la plupart des nouveaux réalisateurs, généralement de gauche (bien que le Mouvement National ou Phalange soit le seul parti autorisé) et opposés à la dictature franquiste. Parmi eux, Víctor Erice, Mario Camus (Young Sánchez, 1964), Miguel Picazo (La tía Tula, 1964), Francisco Regueiro (El buen amor, 1963), Manuel Summers (Del rosa al amarillo, 1963) et, surtout, Carlos Saura (La caza, 1965). C’est ce que les critiques appelleront le « Nouveau cinéma espagnol ».
En dehors de ce groupe, on remarque aussi le travail de Fernando Fernán Gómez, notamment El extraño viaje52 (qu’on pourrait traduire par L’étrange voyage), réalisé en 1964 et primé en 1970. Almodóvar considère ce film – dont le noir et blanc contraste avec le technicolor des comédies de l’époque – comme parfaitement représentatif de « […] ce néoréalisme espagnol particulier, moins sentimental que la version italienne, qui met en avant un de nos signes d’identité : un humour noir grotesque et parfois surréaliste53 ». Le critique Jesús García de Dueñas54 souligne, quant à lui, que ce film est une tentative de représentation de la société espagnole par le biais de l’« esperpento55 », déformation grotesque de la réalité, comme dans un miroir convexe ou concave. Cette notion (un néologisme impossible à traduire en français) fut inventée et utilisée par le dramaturge espagnol Ramón del Valle-Inclán (1866-1936), dans son théâtre (c’est le sous-titre de sa pièce Luces de Bohemia / Lumières de Bohême, 1920), afin de critiquer implicitement la société de son époque. Il s’agit d’une modalité consistant à chercher la dimension comique dans le tragique de la vie.
Le film raconte l’histoire de la famille Vidal : Paquita (Rafaela Aparicio), Venancio (Jesús Franco) et Ignacia (Tota Alba), trois frère et sœurs célibataires qui vivent dans leur maison d’enfance. Ignacia dirige la fratrie d’une main de fer et entame une relation secrète avec un musicien du village. Une nuit, Paquita et Venancio entrent dans la chambre d’Ignacia pour l’espionner et celle-ci les découvre. Venancio, pris de panique, la tue et ils jettent le corps dans une citerne puis quittent le village. Torturés par la culpabilité, ils sont régulièrement saisis par des hallucinations (le spectre de leur sœur est incarné par un homme habillé en femme). Ils finiront par être eux-mêmes assassinés par l’amant de leur sœur, lequel échouera en prison… L’une des scènes les plus frappantes est le moment où, juste après l’assassinat d’Ignacia, Paquita et Venancio prennent possession de sa chambre et fouillent dans ses affaires. Ils exhibent ses sous-vêtements, retrouvent un baigneur avec lequel ils jouaient lorsqu’ils étaient enfants et, dans un geste particulièrement régressif, le bercent comme s’il s’agissait d’un vrai bébé. La métaphore semble claire : les Espagnols sont un peuple fratricide, stérile et infantilisé par la dictature franquiste.
Une vingtaine d’années plus tard, dans Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (1984), en racontant les aventures tragi-comiques et néo-picaresques d’une femme de ménage56, Almodóvar propose une version postmoderne – à la fois « kitsch », « queer » et « trash » – de ce néoréalisme espagnol influencé par l’« esperpento » et dresse un portrait au vitriol de l’Espagne de la fin de la Transition. Les dialogues caustiques entre Gloria et Miguel, son jeune fils homosexuel, sont représentatifs de l’humour grinçant et terriblement subversif d’Almodóvar :
Miguel (Miguel Ángel Herranz) : – Salut maman.
Gloria (Carmen Maura) : – Tu crois que c’est des heures ?
Miguel : – J’ai fait mes devoirs avec Raúl.
Gloria : – Tu as couché avec son père, comme tous les jours.
Miguel : – Et toi qu’est-ce que ça peut te faire ? Mon corps m’appartient. Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
Gloria : – Rien. Qu’est-ce que tu veux qu’on mange à cette heure-ci et en fin de mois ? Si ton corps t’appartient, commence par apprendre à le nourrir toi-même57.
« Landismo » et « destape » : « male gaze », pudibonderie et homophobie
Le « landismo » est un genre cinématographique espagnol apparu dans les années 1970 – nommé ainsi en référence à l’acteur Alfredo Landa (son interprète le plus représentatif et le plus en vue) – et combinant la comédie facile avec un certain érotisme de faible intensité suscité par le « male gaze » hétéronormatif mais limité par la pudibonderie franquiste. Alfredo Landa (1933-2013) a joué dans ces films pendant une période de sa carrière, de 1969 à 1978. Ces comédies légères – classées « S » par la censure – et hyper commerciales étaient inspirées par les revues de l’époque. L’un des exemples les plus représentatifs est No desearás al vecino del quinto58 (titre qu’on pourrait traduire par « Tu ne désireras point le voisin du cinquième »), un film à gros succès réalisé par Tito Fernández (pseudonyme de Ramón Fernández Álvarez) en 1970. Ce type de films prétendait refléter, sur un ton comique, les problèmes, les préoccupations et les différentes atmosphères de la société espagnole des dernières années du régime franquiste et des premières années de la transition vers la démocratie : le manque de sexe et d’argent et le conflit de l’Espagnol moyen, écartelé entre le provincialisme et la modernité. Les réalisateurs Mariano Ozores, Pedro Lazaga, Luis María Delgado et Fernando Merino furent prolifiques à cette époque et des acteurs tels que José Luis López Vázquez et José Sacristán étaient présents dans nombre de leurs productions. Malgré le succès il s’agit d’un cinéma médiocre, à petit budget et tourné à la va-vite, pauvre dans tous les sens du terme et lié à la décomposition morale de la société espagnole qu’il filme avec complaisance. Mettant en scène les frustrations sexuelles du « macho ibérique », ces films accumulent les clichés et exploitent notamment les facilités comiques59 de la caricature homophobe. Après avoir été invisibilisée, l’homosexualité est maintenant tournée en ridicule.
Dans la plupart de ces films, l’homosexualité est continuellement liée à l’idée de « maladie » et à la sphère de « l’anormal », d’où l’exagération des comportements. Le scénario de No desearás al vecino del quinto est plutôt invraisemblable : Pedro Andreu (Jean Sorel), un beau gynécologue qui n’a pas de clientèle car tous les hommes de la ville le considèrent comme un dangereux rival, se lie d’amitié avec Antón Gutiérrez (Alfredo Landa), propriétaire d’une boutique de vêtements féminins. Aucun mari ne se méfie de ce dernier car il est extrêmement efféminé et, donc, réputé homosexuel. Mais, en réalité, Antón est un hétérosexuel compulsif qui a imaginé ce stratagème pour ne pas éveiller les soupçons de ses rivaux. Antón entraîne donc Pedro dans ses aventures, ce qui lui vaudra d’être pris pour l’amant de la fausse « folle ». Le film présente donc une caricature hystérique de l’homosexualité mais sans mettre en scène aucun personnage réellement homosexuel.
Ce ressort scénaristique avait déjà été utilisé, l’exemple le plus célèbre étant celui du film hollywoodien Pillow Talk (Confidences sur l’oreiller, 1959) de Michael Gordon, où Brad Allen (Rock Hudson) séduit Jan Morrow (Doris Day) en se faisant passer pour homosexuel. Tamar Jeffers McDonald60 souligne que le nom de Jan Morrow évoque inévitablement Jeanne Moreau et l’émancipation sexuelle des Européens opposée à la pudibonderie de la société nord-américaine de l’époque. Vito Russo61 a montré que le cinéma hollywoodien, bien que longtemps hétéronormatif et sous le contrôle du code de censure Hays, avait pourtant développé très tôt un sous-texte homosexuel qui minait – discrètement mais sûrement – le discours normatif. Comme l’explique Armistead Maupin dans The Celluloid Closet, le documentaire d’Epstein et Friedman62, ce qui est très drôle dans Pillow Talk c’est que le personnage de l’hétérosexuel imitant un homosexuel est incarné par Rock Hudson qui était lui-même homosexuel ! La scène est donc beaucoup plus subtile et plus ironique qu’elle n’en a l’air. Le jeu d’Hudson n’a rien d’outrancier – il se contente de boire avec le petit doigt en l’air – et, implicitement, ce sont finalement les clichés hétéronormatifs sur l’homosexualité qui sont ridiculisés.
La dernière étape permettant de comprendre le contexte dans lequel Almodóvar a réalisé ses premiers films est celle du « cine de destape ». Ce terme (signifiant « cinéma dénudé ») désigne le genre cinématographique apparu progressivement, en Espagne, après la suppression officielle de la censure franquiste suite à la mort du dictateur, en novembre 1975. Il s’agissait de films à fort contenu érotique – de faible qualité et à petit budget –, dans lesquels une nudité constante (souvent gratuite), essentiellement féminine, était montrée sans retenue. Rien qu’en 1976, près de cinquante pour cent des films produits appartenaient à ce genre et certains d’entre eux ont connu un succès commercial sans précédent à l’époque. La trastienda (1976), de Jorge Grau, est considéré comme le premier film espagnol montrant un nu intégral frontal (évidemment féminin). On peut cependant retenir quelques exceptions plus intéressantes comme El amor del capitán Brando (1974) de Jaime Armiñán, conforme aux approches de la « troisième voie » du cinéma espagnol, « […] où les fantômes de la guerre civile et de l’exil sont associés à un certain érotisme, au thème de l’initiation sexuelle, aux amours d’un adolescent et d’une enseignante ou au conflit générationnel63 ».
La « femme » à barbe ou le déni du réel comme miroir du franquisme
En 1971, en plein « landismo » et un an à peine après No desearás al vecino del quinto, le film Mi querida señorita (que nous pourrions traduire par « Ma chère demoiselle »), réalisé par Jaime Armiñán et coécrit avec José Luis Borau, est une sorte d’ovni du cinéma de la fin du franquisme. L’action se déroule au début des années 1970, dans une bourgade de province : Adela Castro (personnage féminin interprété par l’acteur José Luis López Vázquez, vedette du « landismo »), une célibataire de la petite bourgeoisie aisée et très conventionnelle, éduquée dans l’Espagne franquiste puritaine et bigote, parfaitement intégrée à la société et respectée, craint de ne pas être une femme « normale » car, chaque matin, elle doit se raser… Un jour, elle se met en colère après avoir vu sa domestique, Isabelita, avec un jeune homme. Choquée par la réaction de sa patronne, pour qui elle a beaucoup d’affection, Isabelita décide de partir s’installer à Madrid. La domestique est interprétée par Julieta Serrano (qui deviendra l’une des actrices fétiches d’Almodóvar dans des seconds rôles remarqués et applaudis par la critique et incarnant de façon très émouvante, à quatre-vingt-six ans, la mère du protagoniste dans Douleur et Gloire puis le petit rôle de Brígida dans Madres paralelas, en 2021). Bouleversée, Adela décide – sur les conseils de son confesseur – de consulter un médecin et découvre, à quarante-trois ans, que sa féminité repose sur une erreur d’identité sexuelle et qu’elle est, en fait, un homme. Adela se précipite alors à Madrid pour vivre en conformité avec son sexe biologique, sous le nom de Juan. « Elle », devenu·e « il », s’installe dans une pension de famille bon marché et se débat pour survivre sans argent et avec une carte d’identité de femme. Au hasard d’une rue, il retrouve Isabelita qui – apparemment – ne le reconnaît pas. Ils entament alors une relation sentimentale platonique. Après plusieurs rebondissements, Juan parvient à régulariser sa situation et à assumer pleinement son identité masculine. Alors qu’il vient de faire l’amour pour la première fois de sa vie, avec Isabelita, il déclare qu’il doit lui révéler un secret et celle-ci lui répond « Lequel Mademoiselle ? », rappelant implicitement le « Well… nobody’s perfect64 ! » (« Eh bien… personne n’est parfait ! »), réplique finale du film culte Some Like It Hot / Certains l’aiment chaud (1959) de Billy Wilder.
Malgré les effets comiques du rôle travesti de José Luis López Vázquez65, dans la première partie du film, et le clin d’œil humoristique de la réplique finale, Mi querida señorita n’est pas une comédie et a même été classé comme « drame ». Ce film connut à la fois un grand succès commercial et critique qui lui valut même d’être nominé aux Oscars. Ana Hontanilla estime qu’en choisissant comme thème l’indéfinition ou l’anomalie sexuelle du personnage principal Adela/Juan, Armiñán et Borau présentent implicitement les conséquences de la répression sexuelle du régime franquiste comme une monstruosité et une absurdité culturelle touchant aussi bien les femmes que les hommes. Toujours selon la critique, Mi querida señorita montrerait le changement culturel progressif qui s’est produit en Espagne à la fin du franquisme, estimant même que la sortie de ce film, et surtout son approbation par la censure, constituaient un événement « révolutionnaire » pour l’époque :
Son importance réside dans le fait qu’il permet de remettre en question la pertinence de jugements et de valeurs jusqu’alors fermement établis sur le sexe et le genre, tant à la lumière de “l’ordre naturel des choses” que dans le contexte des exigences modernes. Dans sa critique du régime, Armiñán se permet de dépeindre les conséquences paradoxales de la politique sexuelle de Franco comme une anomalie monstrueuse et contre nature66.
Hontanilla nuance cependant les choses en précisant : « Il est vrai que les paramètres scientifiques à partir desquels Jaime Armiñán juge et résout l’éducation sexuelle de l’Espagne d’après-guerre peuvent sembler limités par rapport aux propositions radicales sur l’identité de Pedro Almodóvar dans les années 80 et 9067. » En effet ! Nous pourrions même ajouter que ce film fonctionne essentiellement comme une parabole, certes politique (apparemment illisible pour les censeurs), mais encore bien éloignée du discours féministe, du militantisme homosexuel ou des revendications liées à la dysphorie de genre. Ici, le scénario est fermement corseté dans l’hétéronormativité. Bien plus qu’une réflexion sur la différence, Mi querida señorita fonctionne avant tout et presque exclusivement comme une métaphore de la dictature et de la lobotomisation de la société espagnole, soumise, ramollie, châtrée, féminisée par le franquisme (en cela, la parabole est même misogyne puisque cette féminisation est négative). Adela/Juan ne se perçoit jamais et n’est jamais perçu·e par ceux qui l’entourent comme travesti ni « déviant·e », situation qui n’est pas à prendre comme une preuve de tolérance mais comme la démonstration d’un aveuglement général : Adela/Juan c’est le roi nu ! À chaque étape de sa vie, Adela/Juan accepte scrupuleusement le genre qui lui est assigné par ses parents, par la société puis par la médecine : jusqu’au diagnostic traumatique « iel » se pense femme et, bien qu’« iel » ne se sente pas attiré·e par les hommes, « iel » vit dans le déni complet de son désir, incapable de comprendre qu’« iel » est amoureux·se et sexuellement attiré·e par Isabelita. À partir du moment où la médecine l’identifie clairement – l’assigne – comme biologiquement masculin, Adela/Juan décide de vivre comme tel et l’accomplissement de cette résolution est lié à la confirmation finale – mécanique – de son hétérosexualité. Tout rentre donc dans l’ordre normatif.
Désenchantement et émancipation
Entre 1957 et 1970, « L’école de Barcelone » – où se retrouvent les membres de la « gauche divine » – prend ses distances avec le néoréalisme de Madrid et s’inspire de la Nouvelle Vague française, proposant un cinéma plus expérimental, à la fois périphérique (ils rejettent le centralisme madrilène) et cosmopolite. L’un de ses représentants les plus célèbres et les plus iconoclastes est Vicente Aranda68. Bibi Ándersen (qui jouera le rôle de la mère d’Ada dans La loi du désir), première femme transgenre célèbre en Espagne, commence sa carrière d’actrice (de seconds rôles) aux côtés de Victoria Abril, en 1977, dans un film d’Aranda intitulé Cambio de sexo (Changement de sexe) où elle incarne pratiquement son propre personnage.
Eloy de la Iglesia (1944-2006), commence sa carrière de réalisateur et scénariste au milieu des années 1960. Membre du parti communiste espagnol (clandestin) pendant la dictature franquiste, il a de nombreux démêlés avec la censure en raison de son homosexualité assumée. Ses œuvres naturalistes tendent à montrer la réalité sociale et abordent des thèmes jugés « gênants ». En 1972, il réalise La semana del asesino (The Cannibal Man) où il mêle homosexualité et film d’horreur. En 1977, Los placeres ocultos (« les plaisirs cachés ») raconte la passion d’un homosexuel aisé pour un jeune hétérosexuel de milieu modeste. L’un de ses films les plus connus, El diputado69 (1978) est un drame, interdit aux moins de dix-huit ans à sa sortie. Son intrigue mêle la question de l’homosexualité aux problèmes de la transition vers la démocratie : Roberto Orbea (incarné par José Sacristán, l’une des grandes vedettes du cinéma espagnol), un militant de gauche, a vécu son homosexualité dès l’âge de 15 ans, de manière furtive et réprimée. Il a épousé Carmen (María Luisa San José), une camarade du parti qui connaît sa bisexualité. Il est arrêté pour son activisme politique et emprisonné dans la dernière période de la dictature. C’est là qu’il rencontre Nes, un gigolo avec lequel il a des relations sexuelles et qui lui présentera d’autres jeunes prostitués. Peu après, Nes est recruté par un groupe terroriste franquiste qui veut piéger Roberto, devenu député, en lui présentant Juanito (José Luis Alonso), un jeune homosexuel à peine sorti de l’adolescence. Roberto, Carmen et Juanito forment un heureux ménage à trois mais l’issue est tragique : les terroristes assassinent Juanito et laissent le corps dans l’appartement de Roberto Orbea afin de le compromettre. Les critiques ont souvent comparé Eloy de la Iglesia à Pasolini, Fassbinder ou Almodóvar (mais sans le côté solaire de ce dernier). On pourrait aussi penser au pessimisme et à l’extrême noirceur de L’Homme blessé (1983) de Patrice Chéreau.
Jaime Chávarri70 (né en 1943) est un cinéaste charnière dont la filmographie mêle films d’auteur et films commerciaux de commande, parmi lesquels plusieurs comédies. En 1976, il commence à filmer ce qui devait être un reportage sur le poète franquiste Leopoldo Panero (1909-1962) et qui deviendra le film El desencanto (« Le désenchantement »). L’histoire de cet écrivain officiel du régime est évoquée par sa veuve et ses trois fils, dont les deux premiers devinrent eux-mêmes poètes. Le documentaire – une œuvre culte acclamée par la critique – tient autant de la psychanalyse familiale que de la critique socio-politique du franquisme. Il s’agit également du dernier film victime de la censure : les passages où l’antifranquiste Leopoldo María Panero – cadet de la famille – évoquait la découverte de son homosexualité en prison, furent supprimés. En 1977, Chávarri codirige, avec Elías Querejeta, A un dios desconocido (titre que l’on pourrait traduire par « À un dieu inconnu »). Le film raconte l’histoire de José, un homosexuel d’une cinquantaine d’années, qui travaille comme magicien dans une boîte de nuit. De nombreux flashback évoquent son enfance à Grenade, au début de la guerre civile, et l’assassinat par les franquistes de Federico García Lorca et du père de José, jardinier du poète homosexuel. L’un des aspects les plus transgressifs du film consiste probablement à montrer des homosexuels non efféminés, acteurs de relations non binaires (l’un des deux partenaires n’étant pas censé « jouer le rôle de la femme »), battant ainsi en brèche tous les clichés de l’époque. L’étreinte entre Héctor Alterio (José) et Xabier Elorriaga (Miguel) montre le premier baiser homosexuel du cinéma espagnol, un an avant le triple baiser bisexuel de El diputado.
Sorti en 1980, le film Arrebato71 (que l’on pourrait traduire par « Ravissement ») d’Iván Zulueta (1943-2009) (qui était un ami de Chávarri et d’Almodóvar72) – avec Eusebio Poncela et Cecilia Roth qui deviendront deux des acteurs fétiches d’Almodóvar – est l’un des exemples les plus significatifs du cinéma expérimental et psychédélique de la transition démocratique et de la Movida73. Comme Almodóvar, Zulueta est fasciné par la culture underground new-yorkaise, par le Pop’Art et la factory d’Andy Warhol dont les codes esthétiques sont omniprésents dans Arrebato. On sent aussi l’influence des films de science-fiction expérimentale tels que La Jetée (Chris Marker, 1962), Alphaville (Godard, 1965) ou Invasión (de l’Argentin Hugo Santiago Muchnik, sur un scénario de Borges et Bioy Casares, 1969). Les trois personnages principaux d’Arrebato sont héroïnomanes (comme Zulueta lui-même74) et les deux hommes bisexuels. José Sirgado (Poncela), réalisateur de Séries B d’horreur, vit une crise créative et personnelle car il est incapable de tourner la page après sa rupture avec Ana (Roth). Il reçoit alors un courrier de Pedro (Will More), un garçon avec lequel il avait couché auparavant. Celui-ci est un accro du Super 8, obsédé par l’idée de découvrir l’essence du cinéma pour atteindre l’extase en filmant tout ce qui l’entoure. Grâce à un déclencheur automatique, José et Pedro se font filmer pendant leur sommeil et découvrent que des photogrammes rouges apparaissent inexplicablement sur la pellicule, juste après un moment de semi-conscience. Ces photogrammes prennent de plus en plus de place tandis que les personnages s’affaiblissent. Dans la scène finale, le cliquetis de la caméra se transforme en coups de mitrailleuse tandis que José – comme Pedro avant lui – disparaît, complètement assimilé par le film… L’actrice Helena Fernán-Gómez – fille de Fernando Fernán-Gómez – y est doublée par Almodóvar car Zulueta voulait que Gloria – le personnage qu’elle interprète – ait l’air d’être un travesti ou un transsexuel. Selon Alberto Mira :
Almodóvar a été célébré comme étant la success story de la Movida et, dans cette même perspective, Zulueta appartient désormais aux marges du courant dominant de la Movida, il est devenu l’incarnation du metteur en scène maudit et représente, plus généralement, tout ce qui dans cette période était impossible à assimiler ; son œuvre parle de frustration, d’obsession, de l’impuissance face aux réalités quotidiennes75.
La Muerte de Mikel76 (littéralement « La mort de Mikel » mais diffusé en France sous le titre Le Sexe du diable) est un film dramatique espagnol réalisé par Imanol Uribe (né en 1950), sorti en 1984 (quatre ans après Pepi, Luci, Bom et trois ans avant La Loi du désir). Le scénario est inspiré d’un fait réel77 et le film connut un énorme succès critique et commercial78. Mikel, le personnage principal (interprété par Imanol Arias qui avait déjà joué dans Labyrinthe de passions et retrouvera Almodóvar dans La fleur de mon secret), est pharmacien dans un village du Pays Basque espagnol. Bien qu’issu d’une famille bourgeoise conservatrice, il est membre de la gauche nationaliste. Son mariage va de mal en pis en raison de ses penchants homosexuels, dont les tentatives de répression le conduisent au bord de la dépression nerveuse et du suicide. Après avoir provoqué sa séparation conjugale en agressant sa femme, il rencontre Fama79 (Fernando Telletxea) dans un cabaret, un travesti avec lequel il entame une relation sexuelle et sentimentale. Lorsque la rumeur de son orientation sexuelle se répand, il ne reçoit aucun soutien de son cercle d’amis, de sa famille, ni de ses collègues du parti qui le retirent immédiatement des listes électorales80. Il décide alors de partir vivre à Bilbao mais, avant son départ, il est torturé par la police puis mystérieusement retrouvé mort… en fait, tué par sa propre mère par peur du scandale. Ses anciens camarades de lutte décident alors de déguiser le crime et de récupérer sa mort à des fins politiques. Cette manipulation historiographique n’est évidemment pas sans rappeler la nouvelle de l’Argentin Jorge Luis Borges81, « Tema del traidor y del héroe » / « Thème du traître et du héros », publiée en 1944, et adaptée à l’écran par Bernardo Bertolucci sous le titre La stratégie de l’araignée (Strategia del ragno, 1970). Le scénario du film britannique The Crying Game (1992) de Neil Jordan, récompensé d’un Oscar, présente aussi de nombreuses similitudes avec La muerte de Mikel.
Almodóvar : du punk iconoclaste au monstre sacré
C’est donc dans un contexte extrêmement normatif, où l’homosexualité reste un tabou très fort, que se développe la contreculture de la Movida et qu’Almodóvar va commencer à réaliser ses films. Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (1980), film foutraque, bricolé sans moyens et techniquement pauvre mais réalisé en collaboration avec plusieurs artistes madrilènes underground comme Ceesepe et le duo Costus, a surtout le mérite d’être un témoignage exceptionnel de la scène punk libertaire postfranquiste. Almodóvar y raconte les aventures néo-picaresques et psychédéliques de trois femmes en quête d’émancipation qui rejettent et foulent aux pieds toutes les normes de la société franquiste : Pepi (Carmen Maura) cultive du cannabis et souhaite vendre sa virginité au plus offrant, Bom (Alaska) est une chanteuse punk, lesbienne aux tendances sadiques, tandis que Luci (Eva Siva), femme réservée et soumise, mariée à un policier corrompu et violeur (Félix Rotaeta), découvre avec jubilation sa propre homosexualité et ses tendances masochistes et urophiles.
Autant dire que ce « film de femmes » parodique met à mal les deux modèles performatifs de la femme que proposait le régime franquiste : l’épouse et mère de famille « respectable » de la vie quotidienne, et l’icône glamour du cinéma populaire dont Sara Montiel était l’incarnation la plus spectaculaire. Pour se venger du policier qui l’a violée, Pepi le fait tabasser par un groupe déguisé en chanteurs de zarzuela. Ce genre théâtral lyrique espagnol, né au xviie siècle, s’apparente à l’opéra-comique français. Le franquisme a abondamment utilisé et détourné les éléments les plus pittoresques du folklore – comme la zarzuela82 et le flamenco – afin d’instiller son idéologie dans les milieux populaires et de construire une image séduisante de l’Espagne, notamment susceptible d’attirer les touristes et leur manne financière. Métaphoriquement, ce sont donc tous les symboles et les valeurs traditionnelles et réactionnaires du franquisme qui sont compissés par Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier. Comme le souligne María Dolores Arroyo Fernández83, malgré son caractère extrêmement iconoclaste et transgressif, ce film explore aussi les sentiments amoureux et amicaux.
Lorsque la notoriété d’Almodóvar commence à dépasser les frontières, les plus conservateurs vont même jusqu’à lui reprocher de donner une mauvaise image internationale de l’Espagne, celle d’un pays où il n’y aurait que des toxicomanes, des homosexuels, des travestis et des transsexuels. En introduction à son ouvrage sur Almodóvar, Antonio Holguín souligne qu’un tel rejet n’était pas surprenant et que les critiques sur la forme cinématographique (on lui reprochait une technique proche de la bande dessinée et du vidéoclip, des intrigues absurdes et incohérentes) cachaient souvent un désaccord idéologique sur le fond :
Dans un pays qui vient de sortir d’une dictature de droite, avec une presse fasciste et dépassée qui n’a pas encore perdu sa peur d’appeler les choses par leur nom, voir sur un écran des situations et des êtres marginaux suppose le rejet par une presse ancrée dans le passé [...] De plus, le fait de traiter un sujet considéré comme « amoral » fait que la critique désapprouve le film, le qualifiant de scandaleux, de vulgaire, de grossier et de terrible fléau qu’il faut exterminer84.
Mais, très vite, les critiques remarquent aussi la grande originalité d’Almodóvar et le comparent à des réalisateurs tels que Fassbinder (pour Entre tinieblas / Dans les ténèbres), Oshima (Matador) ou Howard Hawks et Douglas Sirk (Femmes au bord de la crise de nerfs). Nuria Vidal85 raconte que, lors de son premier séjour à Hollywood, pour la 46e cérémonie des Golden Globes, en janvier 1989, Almodóvar fut adoubé par celui qu’il considérait comme son plus grand maître, l’immense Billy Wilder – réalisateur, entre autres chefs-d’œuvre, de Sunset Boulevard, 1950 ; Certains l’aiment chaud, 1959 ; Fedora, 1978 –. Wilder, après avoir vu Femmes au bord de la crise de nerfs, déclara avoir enfin trouvé son héritier et tint à le rencontrer. Dans une étude historico-psycho-sociale de la réception de l’œuvre d’Almodóvar, Alves de Souza et Beldarráin86 montrent que ce n’est qu’à partir de 1988 que les critiques espagnols, attentifs aux réactions du public, ont commencé à juger les films du réalisateur de façon positive. Cette évolution serait due, selon eux, à deux phénomènes : une meilleure acceptation de l’univers almodovarien liée à la présence d’éléments populaires dans ses films ainsi que le désir, chez le public, de consommer des produits culturels moins proches de la norme conservatrice dominante. Ajoutons que l’absence de tout personnage homosexuel ou transgenre dans Femmes au bord de la crise de nerfs n’est probablement pas étrangère au succès public et à la reconnaissance institutionnelle du film. Le cinéma d’Almodóvar semblait être devenu plus « convenable ». Alors, l’enfant terrible du cinéma espagnol aurait-il vendu son âme au diable pour trouver le succès ? C’est ce qu’affirme par exemple Ubaldo Cerqueiro87, en 1992, dans un bref article où il fait l’éloge de La loi du désir, qu’il compare à La femme d’à côté de Truffaut, critiquant très sévèrement Talons aiguilles et affirmant qu’Almodóvar es devenu une simple marque. Le réalisateur répond à ce type de critique88 en soulignant qu’il était indispensable que son cinéma évolue techniquement mais que l’esprit est resté le même qu’à l’époque où il tournait en Super 8.
On constate, d’abord, qu’une fois la célébrité acquise, Almodóvar a aussitôt réintroduit des personnages ambigus et marginaux dans ses films, ce qu’il fait clairement dans Tacones lejanos (Talons aiguilles), en 1991, avec Suzanna – la lesbienne interprétée par l’actrice transgenre Bibi Ándersen – et surtout Letal, le (faux ?) transformiste et faux homosexuel joué par Miguel Bosé (acteur lui-même homosexuel assumé). On peut dire que la récurrence de personnages homosexuels et transsexuels est une marque de fabrique du cinéma almodovarien et constitue même l’un des aspects les plus clairement transgressifs de son œuvre. En octobre 1982, le PSOE (Parti Socialiste Espagnol) remporte les élections générales et le chef du gouvernement, Felipe González, nomme la réalisatrice Pilar Miró directrice générale du cinéma espagnol. La loi Miró, tout en subventionnant un cinéma plus culturel et avant-gardiste, précipitera l’agonie du cinéma commercial espagnol, éliminant les innombrables « navets » du « landismo » et du « destape » qui occupaient les écrans, mais parfois aussi au détriment d’un certain caractère populaire. Dès 1985, Almodóvar s’était donné les moyens d’assurer son indépendance économique – et, donc, sa liberté de création – en fondant sa propre société de production El Deseo S.A. avec son frère Agustín, alors que ni l’un ni l’autre n’avait de ressources économiques. Cette forme d’autonomie lui a aussi permis de préserver un ton relativement « populaire », évident dans les accents néoréalistes de ¿Qué he hecho yo para merecer esto ? / Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (1984), puis alimenté dans le reste de sa production, notamment par la citation d’éléments kitsch ou camp et subculturels. On constate donc qu’il conjugue le discours militant sur la dysphorie de genre avec une réflexion sur les niveaux de pratique culturelle et un décloisonnement – tout à fait performatif – entre les genres cinématographiques. En cela il fera école comme le démontrent aujourd’hui des réalisateurs tels que François Ozon ou Xavier Dolan.
L’autofiction (évidente dans La loi du désir ou dans Dolor y gloria / Douleur et Gloire, 2019) prouvent que l’œuvre d’Almodóvar n’aurait probablement pas été ce qu’elle est s’il n’avait pas été lui-même homosexuel. La dysphorie de genre n’a, dans son cinéma, rien d’anecdotique et va évidemment bien au-delà d’une simple volonté d’« épater le bourgeois ». Elle est militante et même, plus largement, politique. Elle est aussi constitutive de l’œuvre, non seulement d’un point de vue thématique mais aussi formel, tant dans le choix d’une esthétique kitsch ou camp que dans l’élaboration d’un « gay gaze » comme le montrent – au sens le plus strict et le plus radical du terme – les premières scènes de La ley del deseo (La loi du désir, 1987) construites comme une mise en abyme du film : semblant obéir aux injonctions de deux hommes en voix off (peut-être pour le tournage d’un film érotique), un jeune homme en slip blanc (Juan A. Granja) frotte son sexe contre un miroir et embrasse son reflet… À la fin de la séance de projection – puisqu’il s’agit d’un film dans le film – Antonio (Antonio Banderas) – un jeune homme qui ne correspond en rien à la caricature de la « folle » qui apparaissait parfois dans les comédies franquistes – se précipite dans les toilettes du cinéma et se masturbe en répétant « ¡Fóllame, fóllame ! » (« Baise-moi, baise-moi ! »). Rien de plus efficace pour contre-performer le stéréotype de la masculinité virile ! Peu après, Antonio – qui prétend ne pas être homosexuel – aborde Pablo et le suit chez lui, où ils couchent immédiatement ensemble. Ici aussi Almodóvar conçoit une scène extrêmement iconoclaste qui brise tous les stéréotypes en montrant – en suggérant, plus exactement, de façon somme toute assez pudique – une pénétration anale, tabou absolu dans les pratiques (homo)sexuelles. La transgression est d’autant plus forte que les partenaires sont face-à-face et que c’est le personnage prétendument hétérosexuel qui est pénétré, de plein gré, par l’homosexuel revendiqué.
La loi du désir est sans aucune concession pour les spectateurs les plus timorés. Rejetant tout accommodement avec le « bon ton » et la décence, le réalisateur semble revendiquer les stéréotypes homophobes les plus rebattus (passivité et narcissisme) pour ensuite les déconstruire méthodiquement dans le reste du film. Contrairement à ce que faisait un cinéma franquiste au service du « male gaze », Almodóvar n’hésite pas à déshabiller les hommes et à offrir leur plastique au regard des spectatrices et spectateurs, mais Sarah Gilligan et Jacky Collins ont montré qu’il utilisait aussi les tenues vestimentaires de ses personnages pour exprimer l’évolution des représentations de genre :
[I]l devient évident qu’en représentant les contrastes, les intersections et les tensions entre l’ancienne et la nouvelle Espagne, les paires de modèles binaires, entre les hommes en costume visiblement hétéronormés et les représentations sous-culturelles plus fluides d’autres formes de masculinité, sont utilisées pour souligner la dynamique des relations de genre dans les contextes changeants de la culture espagnole postfranquiste89.
En effet, Pablo, homosexuel revendiqué, arbore des chemises fluides et chamarrées, la plus emblématique – qui jouera un rôle important dans l’intrigue – étant en satin turquoise, ornée de motifs chatoyants typiques des créations de Versace. Antonio, en revanche, porte l’uniforme représentatif du « pijo », le BCBG espagnol : polo Lacoste uni, pantalon à pinces et cheveux gominés. Son hexis corporelle correspond à tous les stéréotypes virilistes et son discours – souvent essentialiste – aligne les clichés machistes : « L’hexis corporelle est la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par là, de sentir et de penser90. » Mais, peu à peu, Antonio va s’identifier à Pablo, allant jusqu’à porter la même chemise turquoise.
La loi du désir : un scénario rocambolesque et transgressif
Pablo Quintero (Eusebio Poncela, âgé de quarante ans à la sortie du film) est un réalisateur de cinéma et de théâtre gay à succès qui vient de sortir son dernier film underground, El paradigma del mejillón (« Le paradigme de la moule »). Le soir de la première, il discute avec son jeune amant, Juan (Miguel Molina, 24 ans en 1987), de leur programme estival. Pablo resterait à Madrid pour travailler sur un nouveau projet, tandis que Juan irait dans sa ville natale d’Andalousie pour travailler dans un bar et passer du temps avec sa famille. Pablo est amoureux de Juan mais constate que son amour ne lui est pas rendu avec l’intensité qu’il désire. Pablo est très proche de sa sœur transsexuelle (M to F), Tina (Carmen Maura, 42 ans en 1987), une actrice en difficulté. Tina, qui est bisexuelle, a récemment été abandonnée par son amante lesbienne, un mannequin, qui lui a laissé la charge de sa fille de dix ans, Ada. La mère d’Ada est interprétée par l’actrice et chanteuse transsexuelle (M to F) Bibi Ándersen (Bibiana Fernández, qui partageait l’affiche avec Victoria Abril, dans Changement de sexe d’Aranda, en 1977). Frustrée dans sa relation avec les hommes, Tina consacre son temps à Ada. La précoce petite fille ne regrette pas sa froide mère. Elle est plus heureuse de vivre avec Tina et de passer du temps avec son « oncle » Pablo, dont elle est amoureuse comme peut l’être une enfant de son âge. Tina, Ada et Pablo forment donc une famille hors normes. Pablo prend soin d’elles.
Pour son prochain projet, Pablo écrit une adaptation de La voix humaine91, qui sera interprétée par Tina dans une version expérimentale et trash. Le monologue de Cocteau fonctionne donc comme hypotexte de l’œuvre de Pablo et du film d’Almodóvar, dans une double mise en abyme de la relation intermédiale. Le soir de la première du Paradigme de la moule, Pablo rencontre Antonio (Antonio Banderas, 27 ans à l’époque), un jeune homme de milieu bourgeois et conservateur, obsédé par le réalisateur depuis qu’il a vu le film. À la fin de la soirée, alors qu’Antonio vient d’affirmer qu’il est hétérosexuel, ils rentrent ensemble et font l’amour. Pour Antonio, c’est sa première expérience homosexuelle, alors que Pablo, toujours amoureux de Juan, n’y voit qu’une simple interaction sexuelle. Antonio se méprend sur les intentions de Pablo et interprète leur rencontre comme le début d’une relation sérieuse. Il se montre très rapidement possessif. Antonio tombe alors sur une lettre d’amour adressée à Pablo, signée par Juan, mais qui en réalité a été écrite par Pablo lui-même. Ce courrier rend Antonio fou de jalousie, mais il doit retourner dans son Andalousie natale, où il vit avec sa mère (Helga Liné), une bourgeoise conservatrice, particulièrement autoritaire et castratrice. Le bref portrait qu’Antonio en fait constitue une réplique culte : « Ma mère est allemande et elle aime espionner92 ». Le père, un politicien fortuné, est constamment absent et n’apparaît jamais dans le film. Comme promis, Pablo envoie à Antonio une lettre signée Laura P., le nom d’un personnage inspiré de sa sœur dans le scénario qu’il est en train d’écrire. C’est Antonio qui a demandé à Pablo de signer d’un prénom féminin afin de déjouer l’inquisition maternelle. Dans son courrier, Pablo dit à Antonio qu’il aime Juan et qu’il a l’intention de le rejoindre. Antonio, qui est jaloux et veut se débarrasser de Juan, arrive le premier au rendez-vous. Les deux jeunes hommes sympathisent et s’enivrent ensemble. Antonio veut posséder tout ce qui appartient à Pablo et tente alors d’avoir une relation sexuelle avec Juan. Lorsque celui-ci repousse ses avances, Antonio le jette du haut de la falaise. Après avoir tué son rival, il rentre chez sa mère. La police soupçonne Pablo car elle a retrouvé, sur la plage du crime, un morceau de sa chemise turquoise, facilement reconnaissable. En fait, Antonio en portait une réplique exacte quand il a tué Juan. Pablo décide d’aller voir Juan et découvre, à son arrivée, qu’il est mort. Il soupçonne Antonio et se rend chez lui pour l’interroger. Ils se disputent et Pablo part, poursuivi par la police. Aveuglé par les larmes, il a un accident de voiture. Ayant subi un traumatisme crânien, il se réveille à l’hôpital, amnésique. La mère d’Antonio montre à la police les lettres que son fils a reçues et qui sont signées par Laura P. La mystérieuse épistolière devient le principal suspect, mais la police est évidemment incapable de la retrouver. Antonio retourne à Madrid et, pour se rapprocher de Pablo, qui est toujours hospitalisé, il séduit Tina, qui ne l’a jamais rencontré et croit avoir enfin trouvé le grand amour de sa vie. Pour aider son frère à retrouver la mémoire, Tina lui montre les rares photos d’enfance qu’elle a conservées et lui parle de leur passé. Alors qu’elle était encore un petit garçon, elle avait entamé une liaison avec leur père (on sait, qu’à la même époque, elle avait également eu des relations sexuelles avec un prêtre de son école). Tina ne présente d’ailleurs pas cette relation incestueuse comme un abus de la part du père mais comme une histoire d’amour réciproque. Elle explique s’être enfuie avec lui – abandonnant Pablo et leur mère – et avoir subi une opération de changement de sexe pour lui plaire, avant qu’il ne la quitte pour une autre femme. Contrairement à Erwin/Elvira93, le personnage tragique de L’année des treize lunes (In einem Jahr mit 13 Monden, 1978) de Fassbinder, Tina n’a ni remords ni regrets et assume pleinement son changement de sexe, comme tous les autres choix qu’elle a faits dans sa vie. On pourrait même dire que Tina est aussi solaire qu’Elvira est crépusculaire. Lorsque la relation incestueuse avec son père prend fin, Tina retourne à Madrid et retrouve Pablo, juste après la mort de leur mère qui avait sombré dans le désespoir. Tina est reconnaissante envers Pablo de ne jamais l’avoir jugée et ils s’avouent leur amour fraternel. Tina lui dit aussi qu’elle vient de rencontrer l’homme de ses rêves. Pablo commence peu à peu à se rétablir ; il finit par comprendre que le nouvel amant de Tina est Antonio et qu’elle est en danger. Il se rend, avec la police, à l’appartement où Antonio retient Tina et Ada en otages. Antonio menace de faire un bain de sang si on ne le laisse pas passer une heure, seul, avec Pablo. Ce dernier accepte et le rejoint tandis que Tina et Ada sont libérées. Pablo et Antonio font l’amour puis le jeune homme se suicide.
On constate donc qu’Almodóvar n’hésite pas à recourir à un scénario plutôt rocambolesque, ce qui sera d’ailleurs une constante de son cinéma. Les situations sont souvent improbables, les coïncidences et rebondissement s’enchaînent et, pourtant, l’ensemble fonctionne et emporte généralement l’adhésion des spectateurs. Comme je l’ai déjà rappelé dans un article sur Talons aiguilles94, à partir de 1930, l’industrie du cinéma subit le contrecoup de la grande Dépression et doit s’adapter au parlant : ces facteurs, associés à quelques autres, vont amener un véritable embourgeoisement de l’imaginaire cinématographique se traduisant par le psychologisme, l’omniprésence de l’amour, l’humour, la trivialité, le happy end (il faut faciliter l’identification et remonter le moral des masses en faisant des comédies optimistes) et, donc, une progressive « déstarification » de la star (jusqu’à sa disparition presque totale dans le cinéma néoréaliste). On l’aura compris, cette évolution vers une nouvelle forme d’identification où le héros, descendu de son piédestal, combine désormais l’exceptionnel et l’ordinaire, passe par des points d’appui de plus en plus réalistes et un ancrage dans la banalité du quotidien. Comme l’explique Edgar Morin :
L’imaginaire bourgeois se rapproche du réel en multipliant les signes de vraisemblance et de crédibilité. Il atténue ou sape les structures mélodramatiques pour les remplacer par des intrigues qui s’efforcent d’être plausibles95.
Nous pouvons donc en déduire que le fond mélodramatique, les personnages hauts en couleur, les accumulations de coïncidences et de coups de théâtre qui poussent les intrigues des films d’Almodóvar aux limites de la vraisemblance correspondent probablement à la volonté de faire un cinéma résolument anti-normatif et anti-bourgeois.
La loi du désir est encore clairement ancré dans l’atmosphère anticonformiste de la Movida. Pablo réalise des films underground qui ne sont pas sans évoquer ceux de Paul Morrissey et Andy Warhol – dont Almodóvar est un fervent admirateur –, notamment la trilogie Flesh96 (1968), Trash (1970) et Heat (1972). Plusieurs scènes se déroulent la nuit, dans les bars et les discothèques de Madrid où la consommation de drogues semble une pratique banale, y compris pour Pablo et Tina. Mais les personnages, par leur identité et leur sexualité, sont encore plus transgressifs que les situations. On peut dire qu’Almodóvar « défait le genre », il se livre à un brouillage constant des rôles et des genres, n’hésitant pas à croiser réalité et fiction puisque l’actrice cisgenre Carmen Maura incarne le transsexuel Tina et que l’actrice transgenre Bibi Ándersen interprète une femme cisgenre. Comme le souligne Denise Kolta en résumant notamment les théories de Pierre Bourdieu et, surtout, de Judith Butler :
[…] une certaine performativité est réalisée à travers la ritualisation des normes instituées par l’habitus. Dans la construction des identités de genre, la ritualisation performative des normes participe à l’hétérosexualisation des corps, processus qui se développe par l’ensemble des discours et des pratiques qui conditionnent le comportement des humains de manière à concrétiser le sexe biologique et la différence sexuelle. La matérialité du sexe se conçoit donc à travers la performance des sujets, soit l’hexis corporelle. Les individus « incorporent » en eux des actes et des mots qui font partie des mécanismes que la société instaure ici à travers le genre. La société utilise ce dernier pour créer et mettre en scène les rapports entre les sexes. De ce fait, les corps socio sexués sont des performatifs dans la perpétuation d’une identité fabriquée97.
Conclusion : une esthétique de la trans-parence pour une éthique de la visibilité
Les scénarii d’Almodóvar, conçus comme des rébus ou des puzzles, sont parfois d’une telle complexité – comme dans Tout sur ma mère (Todo sobre mi madre, 1999), Parle avec elle (Hable con ella, 2002) ou même Madres paralelas (2021) – qu’ils confinent à l’opacité jusqu’à ce que, soudain, tous les fils narratifs se rejoignent pour constituer un dénouement parfaitement limpide. Le réalisateur explique son parti pris : « [...] comme ce qui m’intéressait c’était la fiction et la possibilité de raconter des fables, j’ai senti dès le premier instant que le scénario était l’élément principal pour démarrer une histoire98. » Paradoxalement, alors que ses intrigues sont généralement labyrinthiques et rythmées par des coups de théâtre à la limite de la vraisemblance, ce réalisateur qui a toujours eu un grand sens de l’esthétique élabore, dans La loi du désir, une véritable grammaire visuelle de la transparence, traduisant cinématographiquement la notion de visibilité, centrale dans les revendications d’une communauté LGBTQIA+ longtemps invisibilisée par l’hétéronormativité et, tout particulièrement, par le « male gaze » du cinéma franquiste. Emmanuel Alloa et Sara Guindani rappellent que « De tous les idéaux dont nous avons hérité des Lumières, la transparence est peut-être le seul à ne pas avoir été profondément remis en cause à l’époque contemporaine. Tout au contraire99 […] ». Comme le note Antonio Somaini à propos du cinéma de Sergueï Eisenstein :
La surimpression comme « mélange d’images » dans lequel plusieurs images sont entremêlées et visibles simultanément, et comme procédé de montage capable de produire un espace et un temps nouveaux, inédits, complexes, stratifiés. La surimpression, aussi, comme moment dans lequel se manifeste de façon évidente l’intervention du dispositif, son artificialité, avec le but de restituer en image une dimension qui n’est plus celle du simple enregistrement visuel d’un état de choses100.
Somaini cite le théoricien hongrois du cinéma Béla Balázs dans son essai Der Geist des Films (1930) :
[L]e fondu [Blenden] fait apercevoir le travail de la caméra, ce n’est plus la représentation naïvement objective du sujet. La caméra projette de son propre chef, par son propre mécanisme, quelque chose dans l’image qui n’a rien à voir avec l’apparence naturelle, effective, des choses. Le fondu est une expression purement subjective, donc purement intellectuelle, de la caméra […] elle ne fait pas l’effet de quelque chose de vu, mais de quelque chose de pensé101 […]
Dans la première scène d’Arabesque (1966), le réalisateur hollywoodien Stanley Donen – notamment connu pour Singin’ in the Rain / Chantons sous la pluie, 1952 – propose une version nettement plus ludique et plus pop de la superposition et de la transparence des images, sans surimpression ni fondu, en projetant simplement des diapositives sur le personnage filmé. La caméra montre donc encore ce qui est vu par l’un des personnages de la scène. Quelques années plus tôt, dans Vertigo / Sueurs froides102 (1958), Hitchcock avait pleinement joué avec les techniques de surimpression, de fondu, de projection de couleurs et d’ombres chinoises afin de créer ce que Deleuze appelle des « images mentales103 ». Par un effet de fondu et de projection de lumières vertes puis rouges, Madeleine (Kim Novak) semble traverser une porte et revenir d’entre les morts. Cette scène d’anthologie, extrêmement lyrique, constitue le climax de Vertigo.
Almodóvar, qui a toujours essayé de conjuguer avant-garde et cinéma classique hollywoodien, trouve probablement chez Hitchcock un modèle d’équilibre et c’est dans La Loi du désir que cette dualité s’épanouit, conjuguant message politique, lyrisme et esthétisme.
Dans une intéressante comparaison entre la représentation des identités queer dans les films de la Movida madrilène et du « Printemps arabe » tunisien, Sana M’selmi souligne très justement :
Ce film [La loi du désir] n’est pas un pamphlet à la gloire de l’homosexualité, le cinéaste refuse cette allégation de la part des critiques et des militants LGBTQ, il refuse par la même occasion la répartition identitaire et la division hétéro/homo, il préfère défendre et conceptualiser la différence et l’altérité. Quand dans le film, Pablo Quintero retrouve la mémoire, aucune interrogation et aucun doute n’entoure sa sexualité : il ne se pose pas de question sur ses désirs, il n’a pas oublié ses penchants en perdant la mémoire et donc il ne s’est pas transformé en hétérosexuel. On en conclut que le cinéaste voulait répondre, en quelque sorte, aux gens qui alléguaient que l’homosexualité est une pathologie, qu’il est possible de traiter ou de punir104.
Les personnages de La loi du désir sont radicalement hors normes, ils ne sont pas assignables ni réductibles à une pathologisation de l’(homo/trans)sexualité, ils ne peuvent être récupérés par aucune forme d’homonormativité car ils font n sexes, offrant n possibilités :
Faire l’amour n’est pas ne faire qu’un, ni même deux, mais faire cent mille. C’est cela, les machines désirantes ou le sexe non humain : non pas un ni même deux sexes, mais n… sexes dans un sujet, par-delà la représentation anthropomorphique que la société lui impose et qu’il se donne lui-même de sa propre sexualité. La formule schizo-analytique de la révolution désirante sera d’abord : à chacun ses sexes.105
La loi du désir est un film sur la puissance trans- de l’homosexualité : trans-port amoureux, trans-formation de la réalité, trans-figuration des personnages, trans-identité, trans-parence des images, déterritorialisation. Pour Almodóvar, après trente-six ans d’hétéronormativité franquiste et de clichés virilistes, l’homosexualité est forcément révolutionnaire, c’est-à-dire qu’elle met tout en mouvement. Dans Mille plateaux, Deleuze et Guattari expliquent la différence entre « anormal » et « anomal » : « […] “an-omalie”, substantif grec qui a perdu son adjectif, désigne l’inégal, le rugueux, l’aspérité, la pointe de déterritorialisation. L’anormal ne peut se définir qu’en fonction de caractères, spécifiques ou génériques ; mais l’anomal est une position ou un ensemble de positions par rapport à une multiplicité. […] C’est un phénomène, mais un phénomène de bordure106. » Les personnages d’Almodóvar sont donc des borderline – au sens socio-politique et non pathologique du terme – : perçus comme « anormaux » par les moralistes, ils sont en fait au-delà de toute forme de normativité, comme l’affirme Almodóvar lui-même « La transgression est un mot moral, or mon intention n’est pas d’enfreindre une quelconque norme mais seulement d’imposer mes personnages et leur comportement107. »
La dernière image en plan rapproché de Pablo nous est offerte par la caméra subjective (également très utilisée dans Tout sur ma mère) associée à Antonio regardant son amant à travers un voilage dont il recouvre son corps, juste avant de se donner la mort. Nous sommes donc invités à contempler Pablo par le biais du désir d’Antonio. Le regard du jeune homme est voilé et l’objet de son désir déjà se dérobe, comme derrière un écran, déjà inaccessible puisque la mort va les séparer à jamais. Cependant, l’image nous dit aussi la transparence du désir imposant sa « loi » au-delà de toute norme.