Interprétation de dialogue : approches et expériences didactiques

Éditorial n° 2

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Ce n’est sans doute pas un hasard si les cinq contributions qui composent ce numéro 2 de la revue À tradire, que nous consacrons à la didactique de l’interprétation et à ses développements, ont pour objet, toutes autant qu’elles sont, l’interprétation de dialogue.

Depuis la fin des années 90, grâce à la publication de l’ouvrage de Cecilia Wadensjö, Interpreting as Interaction (1998), l’interprétation de dialogue s’est peu à peu imposée en tant que domaine de recherche au sein des études sur l’interprétation. La présence de l’entrée « Dialogue Interpreting » dans l’édition de 2009 de la Routledge Encyclopedia of Translation Studies (Mason, 2009), ainsi que dans la première édition de la Routledge Encyclopedia of Interpreting Studies (Merlini, 2015), témoigne de l’autonomie de cette forme d’interprétation qui trouve son origine dans les changements socio-politiques ayant marqué le continent européen depuis les années 80 du xxe siècle1.

Dès le début, les nombreuses recherches sur l’interprétation de dialogue n’ont pu ignorer le côté professionnel de cette forme d’interprétation en vue de la mise en place de programmes de formation spécifiques pour répondre aux exigences croissantes d’une société de plus en plus multilingue et multiculturelle.

On en voit les traces dans les colloques qui y ont été consacrés, qu’il s’agisse par exemple des rencontres organisées dans le cadre du Critical Link2 ou des conférences InDialog3. Le volume énorme des publications concernant l’interprétation de dialogue – notamment sur les domaines où elle est pratiquée, sur ses traits fondamentaux, sur les spécificités liées à un contexte donné, sur les aspects déontologiques ainsi que sur les défis d’une formation de base ou professionnelle – montre le dynamisme de cette forme d’interprétation qui, de par ses caractéristiques, appelle à une approche interdisciplinaire et à une méthodologie d’analyse éclectique capable d’en saisir la complexité.

Cela est vrai sur le plan de la recherche, mais cela est vrai aussi pour ce qui est de son enseignement. Les cinq articles réunis ici donnent un aperçu assez intéressant des différents niveaux et des objectifs à partir desquels peut s’articuler la didactique de l’interprétation de dialogue.

Les contributions d’Emanuele Brambilla et de Vincenzo Lambertini sont axées sur un enseignement adressé à des étudiant·es4 en licence, respectivement de troisième et de première année, et visent donc à une formation de base et non professionnelle.

L’article d’Emanuele Brambilla, intitulé « At a Crossroads between Interpreting and the Law, or an Illustration of the “Introduction to English/Italian Dialogue Interpreting” Course at the University of Trieste », se penche sur l’enseignement de l’interprétation de dialogue à des étudiant·es qui suivront des parcours de formation très différents, à savoir le droit ou l’interprétation ou la traduction. Si, pour les futur·es juristes, suivre des cours d’interprétation de dialogue signifie être sensibilisé·es aux enjeux de l’interaction médiée par l’interprète, pour celles et ceux qui poursuivront leur formation en interprétation ou en traduction, il s’agira d’acquérir une formation de base qui leur permettra d’intégrer des masters professionnalisants. À partir d’entretiens simulés entre des migrants demandeurs d’asile et la Commission Territoriale italienne chargée d’évaluer leurs demandes, au cours desquels les demandeurs d’asiles sont interrogés en la présence d’un·e interprète, l’auteur analyse un certain nombre de problèmes d’ordres linguistique, interactionnel et anthropologico-culturel que rencontrent les étudiant·es-interprètes en situation didactique. Un des objectifs prioritaires du cours reste, quoi qu’il en soit, le renforcement de la compétence orale dans les deux langues en présence, à savoir l’anglais et l’italien.

Les connaissances insuffisantes en langue étrangère et le besoin de les renforcer sont le point de départ de la réflexion de Vincenzo Lambertini qui, dans « L’interprétation de dialogue entre le français et l’italien enseignée à des apprenants italophones en voie d’apprentissage du FLE », se demande si l’interprétation de dialogue peut être enseignée à des apprenant·es débutant·es ou faux-débutant·es en français et si, en retour, un enseignement précoce de ce type d’interprétation peut favoriser l’apprentissage du français auprès de ce même public. L’auteur montre qu’à travers un parcours didactique graduel initialement structuré en trois étapes – analyse de matériaux oraux authentiques ; traduction à vue ; jeu de rôle –, la didactique de l’interprétation de dialogue permet de mettre en valeur les capacités linguistiques, de gestion et de coordination de l’interaction de la part de l’apprenant·e.

Les études de Béatrice Costa, Natacha Niemants et Anne Delizée se concentrent quant à elles sur la didactique de l’interprétation de dialogue dans des cours de master.

Dans « Performative language in Bertolt Brecht’s Life of Galileo. Didactic reflections on dialogue and interpretation », Béatrice Costa décrit une expérience didactique qui renonce à l’utilisation du jeu de rôle. Elle propose, en revanche, une « mise en scène didactique », structurée en deux phases d’apprentissage, fondée non pas sur une technique théâtrale, comme pourrait l’être justement un jeu de rôle, mais sur l’analyse d’un texte dramatique : La vie de Galilée de Bertolt Brecht. Se situant dans une perspective transculturelle, cette expérience, qui tient compte de toutes les composantes de l’acte théâtral, permet de réfléchir à la dimension performative du langage et aux enjeux de l’interprétation et de l’interaction.

Le jeu de rôle n’intervient, pour Natacha Niemants, que dans la troisième phase d’une approche didactique qu’elle présente dans sa contribution intitulée « L’émergence de la compétence d’interprétation en dialogue : l’entrée dans les services de santé comme cas emblématique d’un cours co-construit ». L’autrice décrit sa démarche pédagogique qui repose sur trois étapes fondamentales : la méthode CARM (Conversation Analytic Role-play Method), conçue pour faire « entrer » les étudiantes-interprètes dans des conversations prestataires/bénéficiaires authentiques dans le domaine de la santé ; la lecture de textes visant à approfondir certains contenus ayant émergé lors de la première étape ; les jeux de rôle pour classes multilingues permettant de rejouer des situations professionnelles analysées lors des étapes précédentes.

L’article d’Anne Delizée, « La co-construction de l’alliance thérapeutique, un enjeu de la formation des interprètes en santé mentale », nous insère dans un autre domaine médical : la santé mentale. L’autrice se sert, elle aussi, du jeu de rôle, mais non scripté, pour faire ressortir ce que les étudiantes ont pu observer et apprendre lors des deux premières phases de son approche didactique, à savoir l’approfondissement théorique des aspects qui caractérisent l’alliance thérapeutique dans les soins en santé mentale et l’analyse d’interactions thérapeute-patiente en français et en russe médiées par l’interprète. Anne Delizée focalise son étude sur les principaux rouages procéduraux de la co-construction de l’alliance thérapeutique en thérapie bilingue interprétée et sur les facteurs structurels, situationnels, personnels, verbaux, paraverbaux et non verbaux qui l’influencent.

La lecture de ces contributions permettra d’apprécier combien les approches didactiques présentées sont ancrées dans la recherche sur l’interprétation de dialogue et sur son enseignement, et combien elles sont le fruit d’une réflexion personnelle et innovante. Les auteur et autrices nous montrent, en effet, comment une même forme d’interprétation se décline en fonction des destinataires, des exigences pédagogiques et des objectifs didactiques. Par exemple, l’interprétation de dialogue, tournée surtout vers la formation professionnelle, fait ici l’objet d’un changement de perspective, en ce sens qu’elle devient un outil d’enseignement de la « langue-étrangère-en-interaction ». L’expérience personnelle de chacun·e des auteur et autrices devient ainsi matière à réflexion et enrichissement de l’activité didactique.

Dans presque tous les articles, cette dernière inclut le jeu de rôle qui s’avère être, en licence comme en master, l’exercice privilégié permettant de reproduire, au plus près, la réalité de l’interaction institutionnelle. Néanmoins, parfaitement conscient·es des limites de cet outil, les auteur et autrices l’inscrivent dans des modules plus articulés pouvant comprendre un approfondissement des sujets traités et de la terminologie, et/ou un ancrage théorique associé à une analyse d’interactions authentiques en présence d’un·e interprète. Ce qui leur permet de mettre au jour, d’une part, les aspects interactionnels et linguistico-culturels qui sont en jeu dans le processus de communication et, d’autre part, l’importance qu’ils acquièrent dans la construction des relations entre les interlocuteurs et interlocutrices primaires et l’interprète.

Enfin, il ressort de ces travaux une redéfinition de la relation pédagogique. En jouant le rôle d’interlocuteur ou interlocutrice primaire, l’enseignant·e abandonne sa position de surplomb et, agissant au sein de l’interaction simulée, il ou elle peut aider les apprenant·es à conscientiser les aspects linguistiques, culturels, interactionnels qui facilitent ou entravent le processus de communication. Ce qui se vérifie aussi dès lors qu’il ou elle pousse les apprenant·es à structurer par eux·elles-mêmes un jeu de rôle ou à commenter des textes et/ou des interactions authentiques.

Les réflexions proposées dans ce numéro sont la preuve que la didactique de l’interprétation de dialogue est vivante et florissante.

1 Mentionnons également le numéro spécial de la revue The Translator, paru en 1999, consacré à l’interprétation de dialogueet dirigé par Ian Mason.

2 C’est dans le cadre de ces conférences que l’on peut trouver la réflexion sur la dénomination de cette forme d’interprétation et sur le rapport

3 InDialog - ENPSIT, consulté le 14/02/2024.

4 Nous optons pour l’écriture inclusive que nous n’avons pas imposée aux auteurs et autrices du numéro.

Bibliografia

Brunette, Louise, Bastin Georges, Hemlin Isabelle et Clarke, Heather (dir.), 2003, The Critical Link 3. Interpreters in the Community, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins.

Carr Silvana E., Roberts Roda P., Dufour Aideen et Steyn Dini (dir.), 1997, The Critical Link : Interpreters in the Community, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins.

Hale Sandra, Ozolins Uldis, et Ster Ludmila (dir.), 2009, The Critical Link 5. Quality in Interpreting – a Shared Responsibility, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins.

Mason Ian (dir.), 1999, Dialogue Interpreting, Special Issue of The Translator, 5.

Mason Ian, 2009, « Dialogue interpreting », dans Mona Baker et Gabriela Saldanha (dir.), Routledge Encyclopedia of Translation Studies, Londres/New York, Routledge.

Merlini Rafaela, 2015, « Dialogue interpreting », dans Franz Pöchhacker (dir.), Routledge Encyclopedia of Interpreting Studies, Londres/New York, Routledge.

Roberts Roda P., Carr Silvana E., Abraham Diana et Dufour Aideen (dir.), 2000, The Critical Link 2 : Interpreters in the Community, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins.

Schäffner Christina, Kredens Krzysztof et Fowler Yvonne (dir.), 2013, Interpreting in a Changing Landscape, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins.

Wadensjö Cecilia, Englund Dimitrova B. et Nilsson Anna-Lena (dir.), 2007, The Critical Link 4. Professionalisation of Interpreting in the Community, Amsterdam/Philadelphie, John Benjamins.

Note

1 Mentionnons également le numéro spécial de la revue The Translator, paru en 1999, consacré à l’interprétation de dialogue et dirigé par Ian Mason.

2 C’est dans le cadre de ces conférences que l’on peut trouver la réflexion sur la dénomination de cette forme d’interprétation et sur le rapport entre « community interpreting » ou « public service interpreting » et les domaines qui en font partie. Cf. Carr et al. (1997) ; Roberts et al. (2000) ; Brunette et al. (2003) ; Wadensjö et al. (2007) ; Hale et al. (2009) ; Schäffner et al. (2013).

3 InDialog - ENPSIT, consulté le 14/02/2024.

4 Nous optons pour l’écriture inclusive que nous n’avons pas imposée aux auteurs et autrices du numéro.

Per citare questo articolo

Referenza elettronica

Caterina Falbo e Pascale Janot, « Interprétation de dialogue : approches et expériences didactiques », À tradire. Didactique de la traduction pragmatique et de la communication technique [On line], 2 | 2023, On line dal 21 décembre 2023, ultima consultazione: 27 novembre 2024. URL : https://lodelpreprod.univ-rennes2.fr/poediles/index.php?id=302

Autori

Caterina Falbo

Professeure de français au Département de Sciences Juridiques, du Langage, de l’Interprétation et de la Traduction (IUSLIT) de l’Université de Trieste (Italie), Caterina Falbo enseigne l’interprétation de conférence et de dialogue entre le français et l’italien. Depuis quelques années ses recherches sont axées sur l’interprétation de dialogue dans les services publics et notamment dans le domaine juridico-judiciaire, sanitaire et pour les médias. Elle a également approfondi certains aspects de la didactique de l’interprétation de conférence et de dialogue. Elle a participé à des projets de recherche européens tels que Avidicus III, TransLaw – Exploring Legal Interpreting Service Paths and Transcultural Law Clinics for persons suspected or accused of crime et TRAMIG – Training newly arrived migrants for community interpreting and intercultural mediation.

Pascale Janot

Pascale Janot est enseignante-chercheuse au Département de Sciences Juridiques, du Langage, de l’Interprétation et de la Traduction (IUSLIT) de l’Université de Trieste (Italie). Titulaire d’un cours d’introduction à l’interprétation de dialogue, elle analyse les interactions avec interprète en situation didactique. Ses recherches portent également sur l’analyse du discours et, plus précisément, sur l’analyse du discours de vulgarisation scientifique et de vulgarisation économique. Dans ce cadre, elle analyse les dispositifs de reformulation (escorte métalinguistique) autour de la terminologie. Par ce biais, elle s’intéresse également à l’analyse de discours littéraires (roman policier) des domaines français et italien, et à leurs traductions. Elle est aussi traductrice et éditrice de poésie.

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